The Project Gutenberg EBook of Contes de la Montagne, by Erckmann-Chatrian

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Title: Contes de la Montagne

Author: Erckmann-Chatrian

Release Date: May, 2005 [EBook #8173]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on June 25, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA MONTAGNE ***




Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe
and the Online Distributed Proofreading Team





CONTES

DE

LA MONTAGNE

PAR

ERCKMANN-CHATRIAN




UNE NUIT DANS LES BOIS

I

Mon digne oncle Bernard Hertzog, le chroniqueur, coiffe de son grand
chapeau a claque et de sa perruque grise, le baton de montagnard a
pointe de fer au poing, descendait un soir le sentier de Luppersberg,
saluant chaque paysage d'une exclamation enthousiaste.

L'age n'avait pu refroidir en lui l'amour de la science; il
poursuivait encore a soixante ans son _Histoire des antiquites
d'Alsace_, et ne se permettait la description d'une ruine, d'une
pierre, d'un debris quelconque du vieux temps, qu'apres l'avoir visite
cent fois et contemple sous toutes ses faces.

"Quand on a eu le bonheur, disait-il, de naitre dans les Vosges, entre
le Haut-Bar, le Nideck et le Geierstein, on ne devrait jamais songer
aux voyages. Ou trouver de plus belles forets, des hetres et des
sapins plus vieux, des vallees plus riantes, des rochers plus
sauvages, un pays plus pittoresque et plus riche en souvenirs
memorables? C'est ici que combattirent jadis les hauts et puissants
seigneurs de Lutzelstein, du Dagsberg, de Leiningen, de Fenetrange,
ces geants bardes de fer! C'est ici que se sont donnes les grands
coups d'epee du moyen age, entre les fils aines de l'Eglise et le
Saint-Empire.... Qu'est-ce que nos guerres, aupres de ces terribles
batailles ou l'on s'attaquait corps a corps, ou l'on se martelait avec
des haches d'armes, ou l'on s'introduisait le poignard par les yeux
du casque? Voila du courage, voila des faits heroiques dignes d'etre
transmis a la posterite! Mais nos jeunes gens veulent du nouveau, ils
ne se contentent plus de leur pays; ils font des tours d'Allemagne,
des tours de France.... Que sais-je? Ils abandonnent les etudes
serieuses pour le commerce, les arts, l'industrie.... Comme s'il n'y
avait pas eu jadis du commerce, de l'industrie et des arts ... et bien
plus curieux, bien plus instructifs que de nos jours: voyez la ligue
anseatique ... voyez les marines de Venise, de Genes et du Levant ...
voyez les manufactures des Flandres, les arts de Florence, de Rome,
d'Anvers!... Mais non, tout est mis a l'ecart.... On se glorifie de
son ignorance, et l'on neglige surtout l'etude de notre bonne vieille
Alsace.... Franchement, Theodore, franchement, tous ces touristes
ressemblent aux maris jeunes et volages, qui delaissent une bonne et
honnete femme pour courir apres des laiderons!"

Et Bernard Hertzog hochait la tete, ses gros yeux devenaient tout
ronds, comme s'il eut contemple les ruines de Babylone.

Son attachement aux us et coutumes d'autrefois lui faisait conserver,
depuis quarante ans, l'habit de peluche a grandes basques, les
culottes de velours, les bas de soie noirs et les souliers a boucles
d'argent. Il se serait cru deshonore d'adopter le pantalon a la mode,
il aurait cru commettre une profanation s'il eut coupe sa venerable
queue de rat.

Le digne chroniqueur allait donc a Haslach, le 3 juillet 1845,
examiner de ses propres yeux un petit Mercure gaulois deterre
recemment dans le vieux cloitre des Augustins.

Il marchait d'un pas assez leste, par une chaleur accablante; les
montagnes succedaient aux montagnes, les vallees s'engrenaient dans
les vallees, le sentier montait, descendait, tournait a droite, puis a
gauche, et maitre Hertzog s'etonnait, depuis une heure, de ne pas voir
apparaitre le clocher du village.

Le fait est qu'il avait appuye sur la droite en partant de Saverne,
et qu'il s'enfoncait dans les bois du Dagsberg avec une ardeur toute
juvenile... Il devait, de ce train, aboutir en cinq ou six heures a
Phramond, a huit lieues de la... Mais la nuit commencait a se faire et
le sentier n'offrait deja plus, sous les grands arbres, qu'une trace
imperceptible.

C'est un spectacle melancolique que la venue du soir dans les
montagnes: les ombres s'allongent au fond des vallees, le soleil
retire un a un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de
seconde en seconde.... On regarde derriere soi: les massifs prennent a
vos yeux des proportions colossales.... Une grive, a la cime du plus
haut sapin, salue le jour qui va disparaitre ... puis tout se tait....
Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au
loin, bien loin ... une chute d'eau qui remplit la vallee silencieuse
de son bourdonnement monotone.

Bernard Hertzog etait haletant, la sueur coulait de son echine, ses
jambes commencaient a se roidir.

"Que le diable soit du Mercure gaulois! se disait-il; je devrais etre,
a cette heure, tranquillement assis dans mon fauteuil.... La vieille
Berbel me servirait une tasse de cafe bien chaud, selon sa louable
habitude, et je terminerais mon chapitre des armes de Waldeck.... Au
lieu de cela, je m'enfonce dans les ornieres, je trebuche, je me perds
et je finirai par me casser le cou.... Bon! ne l'ai-je pas dit?...
Voila que je me cogne contre un arbre! Que les cinq cent mille diables
emportent, ce Mercure ... et l'architecte Haas qui m'ecrit de venir
le voir ... et ceux qui l'ont deterre...--Vous verrez que ce fameux
Mercure ne sera qu'une vieille pierre fruste, dont personne ne
decouvre le nez ni les jambes ... quelque chose d'informe, comme ce
petit Hesus de l'annee derniere a Marienthal.... Oh! les architectes
... les architectes!... ils voient des antiquites partout....
Heureusement je n'avais pas mes lunettes, elles seraient aplaties
... mais je vais etre force de dormir dans les broussailles.... Quel
chemin! des trous de tous les cotes ... des fondrieres ... des
rochers!"

Dans un de ces moments ou le brave homme, epuise de fatigue, faisait
halte pour reprendre haleine, il crut entendre le grincement d'une
scierie au fond de la vallee. On ne saurait se peindre sa joie
lorsqu'il ne conserva plus de doute sur la realite du fait.

"Que le ciel soit loue! s'ecria-t-il en se remettant a descendre
clopin-clopant.... Oh! ceci me servira de lecon.... La Providence a eu
pitie de mon rhumatisme.... Vieux fou! m'exposer a coucher dans
les bois a mon age.... C'etait pour me ruiner la sante ... pour
m'exterminer le temperament.... Ah! je m'en souviendrai ... je m'en
souviendrai longtemps!"

Au bout d'un quart heure, le bruit de l'eau qui tombait de l'ecluse
devint plus distinct ... puis une lumiere perca le feuillage.

Maitre Bernard se trouvait alors sur la lisiere du bois; il decouvrit,
au-dessus des bruyeres, un etang qui suivait la vallee tortueuse a
perte de vue, et tout en face de lui, l'echafaudage de l'usine, avec
ses longues poutres noires allant et venant dans l'ombre comme une
araignee gigantesque.

Il traversa le pont de bois en dos d'ane au-dessus de l'ecluse
mugissante, et regarda par la petite fenetre dans la hutte du
_segare_.

Imaginez un reduit obscur adosse contre une roche en demi-voute....
Au fond de cette cavite naturelle, la sciure de bois brulait a petit
feu.... Sur le devant, la toiture en planches, chargee de lourdes
pierres, descendait obliquement a trois pieds du sol.... Dans un coin
a gauche, se trouvait une caisse remplie de bruyeres.... Quelques
blocs de chene, une hache, un banc massif et d'autres ustensiles se
perdaient dans l'ombre. L'odeur resineuse du sapin en combustion
impregnait l'air aux alentours, et la fumee rougeatre suivait une
fissure du rocher.

Tandis que le bonhomme contemplait ces choses, le _segare_ sortant de
la scierie l'apercut et lui cria:

"He! qui est la?

--Pardon ... pardon ... dit mon digne oncle tout surpris ... un
voyageur egare....

--He! interrompit l'autre, Dieu me pardonne ... c'est maitre Bernard
de Saverne.... Soyez le bienvenu, maitre Bernard!.... Vous ne me
reconnaissez donc pas?

--Mon Dieu non ... au milieu de cette nuit profonde....

--Parbleu, c'est juste ... je suis Christian.... Vous savez, Christian
... qui vous apporte votre provision de tabac de contrebande tous les
quinze jours!.... Mais, entrez ... entrez ... nous allons faire de la
lumiere."

Ils passerent alors, en se courbant, sous la petite porte basse, et
le _segare_ ayant allume une branche de pin, la ficha dans un piquet
fendu servant de candelabre.... Une lumiere blanche comme le reflet
de la lune aux froides nuits d'hiver eclaira la hutte, fouillant ses
recoins jusqu'a la cime du toit.

Ce Christian, en manches de chemise, la poitrine nue, le pantalon de
toile grise serre autour des reins, avait l'air assez bonhomme; sa
barbe jaune lui descendait en pointe jusqu'a la ceinture; sa tete
large et musculeuse etait couronnee d'une chevelure rousse herissee;
ses yeux gris exprimaient la franchise.

"Asseyez-vous, maitre, dit-il en roulant un bloc de chene devant la
cheminee.... Avez-vous faim?

--He! mon garcon, tu sais que le grand air creuse l'estomac.

--Bon, vous tombez bien ... tant mieux ... j'ai des pommes de terre a
votre service ... elles sont magnifiques."

A ce mot de pommes de terre, l'oncle Bernard ne put reprimer une
grimace: il se rappelait les bons soupers de Berbel, et faisait un
triste retour sur les choses de ce bas monde.

Christian n'eut pas l'air de s'en apercevoir; il tira cinq ou six
pommes de terre d'un sac et les jeta dans la cendre, ayant grand
soin de les couvrir, puis s'asseyant au bord de l'atre, les jambes
etendues, il alluma sa pipe.

"Mais dites donc, maitre, reprit-il, comment etes-vous ce soir a six
lieues de Saverne ... dans la gorge du Nideck?

--Dans la gorge du Nideck! s'ecria le brave homme en bondissant.

--Sans doute, vous pouvez voir les ruines d'ici ... a deux bonnes
portees de carabine ..."

Maitre Bernard ayant regarde, reconnut effectivement les ruines du
Nideck, telles qu'il les avait decrites au chapitre XXIVe de son
_Histoire des antiquites d'Alsace_, avec leurs hautes tours eventrees
a la base et dominant l'abime de la cascade.

"Et moi qui croyais etre tout pres de Haslach!" fit-il d'un air
stupefait.

Le _segare_ partit d'un immense eclat de rire:

"Aux environs d'Haslach? vous en etes a plus de deux lieues.... Je
vois ce que c'est ... vous avez mal pris a l'embranchement du vieux
chene ... au lieu d'aller a gauche, vous avez tourne a droite.... Il
faut ouvrir l'oeil au milieu des bois.... Quand on se trompe d'une
ligne au depart ... ca fait des lieues a la fin.... He! he! he!"

Bernard Hertzog, a cette revelation, parut consterne. "Six lieues de
Saverne, murmurait-il ... six lieues de montagnes.... Et dire qu'il
faudra encore en faire deux autres demain ... ca fera huit....

--Bah! je vous servirai de guide jusqu'a la route ... dans la
vallee.... Vous arriverez a Haslach de bonne heure.... Et puis, songez
que vous avez encore de la chance.

--De la chance.... Tu veux rire, Christian?

--Eh oui, de la chance.... Vous auriez fort bien pu passer la nuit
dans les bois.... Si l'orage, qui s'avance du cote du Schneeberg,
vous avait surpris en route ... c'est alors que vous auriez pu vous
plaindre.... La pluie sur le dos et le tonnerre tapant a droite, a
gauche, comme un aveugle.... Tandis que vous allez avoir un bon lit,
fit-il en indiquant la caisse; vous dormirez la comme une souche,
et demain, a la fraicheur, nous partirons ... vos jambes seront
degourdies.... Vous arriverez tranquillement.

--Tu es un bon enfant, Christian, repondit Bernard les larmes aux
yeux.... Tiens, passe-moi une de tes pommes de terre ... que je me
couche ensuite.... C'est la fatigue qui me pese le plus.... Je n'ai
pas faim, une seule pomme de terre bien chaude me suffira.

--En voici deux ... farineuses comme des chataignes.... Goutez-moi
ca, maitre, prenez un petit verre de kirsch-wasser et puis
etendez-vous.... Moi, je vais me remettre a l'ouvrage.... il faut que
je fasse encore quinze planches ce soir."

Christian se leva, posa la bouteille de kirsch-wasser au rebord de
la fenetre et sortit. Le mouvement de la scie, un instant suspendu,
reprit aussitot sa marche au bruit tumultueux des flots.

Quant a maitre Hertzog, tout etonne de se voir dans cette solitude
lointaine, entre les ruines du Nideck, du Dagsberg et du Krappenfels,
il reva longtemps a la route qu'il lui faudrait faire encore pour
regagner ses penates.... Puis, suivant le cours de ses meditations
habituelles, il se prit a repasser les chroniques, les legendes, les
histoires plus ou moins fabuleuses, heroiques ou barbares des anciens
maitres du pays.... Il remonta jusqu'aux Triboques.... se rappelant
Clovis, Ghilperic, Theodoric, Dagobert, la lutte furieuse de Brunehaut
et de Fredegonde, etc., etc.... Il vit passer tous ces etres feroces
devant ses yeux.... Le vague murmure des arbres, l'aspect sombre
des rochers, favorisaient cette singuliere evocation.... Tous les
personnages de la chronique se trouvaient la sur leur theatre: entre
l'ours, le sanglier et le loup.

Enfin, n'en pouvant plus, le bonhomme suspendit son feutre a l'un
des crocs de la muraille et s'etendit sur les bruyeres. Le grillon
chantait dans sa couche odorante, quelques etincelles couraient sur la
cendre tiede ... insensiblement ses paupieres s'appesantirent ... il
s'endormit profondement.


II

Maitre Bernard Hertzog dormait depuis deux bonnes heures, et le
bouillonnement de l'eau, tombant de la digue, interrompait seul ses
ronflements sonores, quand tout a coup une voix gutturale, s'elevant
au milieu du silence, s'ecria:

"Droctufle! Droctufle! as-tu donc tout oublie?"

L'accent de cette voix etait si poignant, que maitre Bernard, reveille
en sursaut, sentit ses cheveux se dresser d'horreur. Il s'appuya sur
les coudes et regarda, les yeux ecarquilles. La hutte etait noire
comme un four.... Il ecouta: plus un souffle ... plus un soupir ...
seulement au loin, bien loin... par dela les ruines... un tintement
sonore se faisait entendre dans la montagne.

Bernard, le cou tendu, exhala un profond soupir, puis au bout d'une
minute il se prit a begayer:

"Qui est la?... Que me voulez-vous?"

Personne ne repondit.

"C'est un reve, se dit-il en se laissant retomber dans la caisse...
Je me serai couche sur le coeur... Les reves, les cauchemars ne
signifient rien... absolument rien!"

Mais il terminait a peine ces reflexions judicieuses, que la meme
voix, s'elevant de nouveau, s'ecria:

"Droctufle!... Droctufle!... souviens-toi!"

Pour le coup, maitre Hertzog sentit la peur grimper le long de son
echine: il essaya de se lever pour fuir, mais l'epouvante le fit
retomber dans la caisse, et, tandis que son esprit trouble ne voyait
plus autour de lui que fantomes, apparitions surnaturelles, un coup de
vent furieux, s'engouffrant tout a coup dans la cheminee, remplit la
hutte de mille sifflements lugubres.

Puis, le silence s'etant retabli, le cri:

"Droctufle!... Droctufle!..." retentit pour la troisieme fois.

Et comme maitre Bernard, ne se possedant plus, cherchait a fuir, le
nez contre la muraille, et ne pouvait sortir de sa caisse, la voix
poursuivit, en psalmodiant, avec des repos et des accents bizarres:

--"La reine Faileube, epouse de notre seigneur Chilperic ... la reine
Faileube, ayant su que Septimanie ... que Septimanie, la gouvernante
des jeunes princes, avait conspire la mort du roi ...--la reine
Faileube dit a son seigneur: "Seigneur, la vipere attend votre
sommeil pour vous mordre au coeur.... Elle a conspire votre mort avec
Sinnegisile et Gallomagus.... Elle a empoisonne son mari, votre fidele
Jovius, pour vivre avec Droctufle... Que votre colere soit sur elle
comme la foudre, et votre vengeance comme une epee sanglante!" Et
Chilperic, ayant assemble son conseil au chateau du Nideck, dit: "Nous
avons rechauffe la vipere ... elle a conspire notre mort ... qu'elle
soit coupee en trois morceaux!... Que Droctufle, Sinnegisile et
Gallomagus perissent avec elle!...que les corbeaux se rejouissent!..."
Et les leudes dirent: "Ainsi soit-il.... La colere de Chilperic est
un abime ou tombent ses ennemis! Alors Septimanie etant amenee pour
l'aveu, un cercle de fer comprima ses tempes, et les yeux jaillirent
de sa tete, et sa bouche sanglante murmura: "Seigneur, j'ai peche
contre vous... Droctufle, Gallomagus et Sinnegisile ont aussi peche!"
Et, la nuit suivante, une guirlande de morts se balancait aux tours du
Nideck... Les oiseaux des tenebres se rejouissaient!...--Droctufle!...
que n'ai-je pas fait pour toi?... Je te voulais roi... roi
d'Austrasie... et tu m'as oubliee!..."

La voix gutturale se tut, et mon oncle Bernard, plus mort que vif,
exhalant un soupir plein de terreur, murmura:

"Seigneur Dieu!... ayez pitie d'un pauvre chroniqueur qui n'a jamais
fait de mal... ne le laissez pas mourir sans absolution... loin des
secours de notre sainte Eglise!"

La grande caisse de bruyeres, a chacun de ses efforts pour s'echapper,
semblait s'approfondir... Le pauvre homme s'imaginait descendre dans
un gouffre, quand, fort heureusement, Christian reparut en s'ecriant:

"Eh bien, maitre Bernard, que vous avais-je dit? Voici l'orage."

En meme temps, la hutte se remplit d'une vive lumiere, et mon digne
oncle, qui se trouvait en face de la porte, vit toute la vallee
illuminee, avec ses innombrables sapins presses sur les pentes de la
gorge comme l'herbe des champs, ses rochers entasses pele-mele dans
l'abime, le torrent roulant a perte de vue ses flots bleus sur les
cailloux du ravin, et les tours du Nideck debout a quinze cents pieds
dans les airs.

Puis les tenebres grandirent.... C'etait le premier eclair.

Dans cet instant rapide, il vit aussi une figure repliee sur elle-meme
au fond de la hutte, mais sans pouvoir se rendre compte de ce que
c'etait.

De larges gouttes commencaient a tomber sur le toit. Christian alluma
une etelle, et voyant maitre Bernard les doigts cramponnes au bord de
sa caisse, la face pale et toute baignee de sueur:

"Maitre Bernard, s'ecria-t-il, qu'avez-vous?"

Mais, lui, sans repondre, indiqua du doigt la figure accroupie dans
l'ombre: c'etait une vieille ... mais si vieille ... si jaune ... le
nez si crochu... les joues si ratatinees... les doigts si maigres, les
jambes si greles... qu'on eut dit une vieille chouette deplumee. Elle
n'avait plus qu'une meche de cheveux gris sur la nuque... le reste de
sa tete etait chauve comme un oeuf... Sa robe de toile filandreuse
recouvrait un petit squelette concasse... Elle etait aveugle, et
l'expression de son front indiquait la reverie eternelle.

Christian, au geste de mon oncle, ayant tourne la tete, dit
simplement:

"C'est la vieille Irmengarde, l'ancienne diseuse de legendes... Elle
attend pour mourir que la grande tour s'ecroule dans la cascade..."

L'oncle Bernard, stupefait, regarda le _segare_: il n'avait pas l'air
de plaisanter... au contraire, il paraissait fort grave.

"Voyons, fit le brave homme, tu veux rire, Christian?

--Rire! Dieu m'en garde! Telle que vous la voyez, cette vieille sait
tout... l'ame des ruines est en elle!... Du temps des anciens maitres
de ces chateaux, elle vivait deja!"

Pour le coup, l'oncle Bernard faillit tomber a la renverse.

"Mais tu n'y songes pas, s'ecria-t-il, le chateau du Nideck est demoli
depuis mille ans!...

--Eh bien ... quand il y aurait deux mille ans, fit le _segare_ en se
signant devant un nouvel eclair, qu'est-ce que ca prouve?... Puisque
l'ame des ruines est en elle!... Il y a cent huit ans qu'Irmengarde
vit avec cette ame ... qui etait avant chez la vieille Edith
d'Haslach.... Avant Edith, elle etait chez une autre....

--Et tu crois cela?

--Si je le crois! C'est aussi sur, maitre Bernard, que le soleil
reviendra dans trois heures.... La mort, c'est la nuit.... La vie,
c'est le jour.... Apres la nuit, vient le jour ... apres le jour, la
nuit ... ainsi de suite. Et le soleil, c'est l'ame du ciel ... la
grande ame ... et les ames des saints sont comme des etoiles qui
brillent dans la nuit et qui reviennent toujours."

Bernard Hertzog ne dit plus rien; mais, s'etant leve, il se prit
a considerer avec defiance la vieille, assise au fond d'une niche
taillee dans le roc. Il apercut, au-dessus de cette niche, de
grossieres sculptures representant trois arbres entrelaces, ce qui
formait une sorte de couronne; et, plus bas, trois crapauds sculptes
dans le granit.

Trois arbres sont les armes des Triboques _(drayen buechen)_; trois
crapauds, les armes franques merovingiennes.

Qu'on juge de la surprise du vieux chroniqueur; a l'epouvante
succedait, dans son esprit, la convoitise.

"Voici le plus antique monument de la race franque dans les Gaules,
pensait-il, et cette vieille ressemble a quelque reine dechue, oubliee
la par les siecles.... Mais comment emporter la niche?"

Il devint tout reveur.

On entendait alors, au fond des bois, le galop rapide d'un troupeau de
gros betail, de sourds mugissements. La pluie redoublait; les eclairs,
comme une volee d'oiseaux effarouches dans les tenebres, se touchaient
du bout de l'aile ... l'un n'attendait pas l'autre, et les roulements
du tonnerre se succedaient avec une fureur epouvantable.

Bientot l'orage plana sur la gorge du Nideck, et les detonations,
repercutees par les echos des rochers, prirent alors des proportions
vraiment grandioses: on aurait dit que les montagnes s'ecroulaient les
unes sur les autres.

A chaque nouveau coup, l'oncle Bernard baissait instinctivement la
tete, croyant avoir recu la foudre sur la nuque.

"Le premier Triboque qui se batit une butte n'etait pas un sot,
pensait-il; ce devait etre un homme de grand sens ... il prevoyait les
variations de la temperature! Que deviendrions-nous a cette heure, et
par un temps semblable, sous le ciel? Nous serions bien a plaindre!
L'invention de ce Triboque vaut bien celle des machines a vapeur....
On aurait du conserver son nom."

Le digne homme terminait a peine ces reflexions, lorsqu'une jeune
fille de quinze ans au plus, coiffee d'un immense chapeau de paille en
parapluie, la jupe de laine blanche toute ruisselante et ses petits
pieds nus couverts de sable, s'avanca sur le seuil et dit en se
signant:

"Que le Seigneur vous benisse!

--_Amen_!" repondit Christian d'un accent solennel.

Cette jeune fille offrait le type Scandinave le plus pur: des couleurs
roses sur un visage plus pale que la neige, de longues tresses
flottantes si fines et si blanches, que la nuance paille la plus
affaiblie en donnerait a peine l'idee. Elle etait haute et svelte, et
son regard d'azur avait un charme inexprimable.

Maitre Bernard resta quelques instants en extase, et le _segare_,
s'approchant de la jeune fille, lui dit avec douceur:

"Soyez la bienvenue, Fuldrade.... Irmengarde dort toujours.... Quel
temps!... l'orage ne va-t-il pas se dissiper?

--Oui, le vent l'emporte vers la plaine.... La pluie finira avant le
jour...."

Puis, sans regarder maitre Bernard, elle alla s'asseoir pres de la
vieille, qui parut se ranimer.

"Fuldrade, dit-elle, la grande tour est encore debout?

--Oui!"

La vieille courba la tete ... et ses levres s'agiterent.

Apres les derniers coups de foudre, une pluie battante s'etait mise
a tomber.... On n'entendait plus dans la vallee tenebreuse que ce
clapotement immense, continu, de l'averse; le roulement des flots
debordes dans le ravin.... Puis d'instants en instants, quand la
pluie semblait se ralentir, de nouvelles ondees, plus rapides, plus
impetueuses.

Au fond de la hutte, personne ne disait mot ... on ecoutait ... on se
sentait heureux d'avoir un abri.

Dans l'intervalle de deux averses, le tintement sonore que l'oncle
Bernard avait entendu dans la montagne, au moment de son reveil, passa
lentement sous la petite fenetre de la hutte, et presque aussitot une
grosse tete cornue, plaquee de taches noires et blanches ... la tete
d'une superbe genisse, s'avanca sous la porte.

"He! c'est Waldine, s'ecria Christian en riant.... Elle vous cherche,
Fuldrade!"

La bonne bete, calme et paisible, apres avoir regarde quelques
secondes, s'avanca jusqu'au milieu de l'atre et vint flairer la
vieille Irmengarde.

"Va-t'en, disait Fuldrade, va-t'en avec les autres."

Et la genisse, obeissante, retourna jusque sur le seuil de la
scierie.... Mais l'eau qui tombait par torrent parut la faire
reflechir.... Elle resta la, spectatrice du deluge, balancant la queue
et mugissant d'un air melancolique.

Au bout de vingt minutes, le temps s'eclaircit ... le jour commencait
a poindre, et Waldine se decidant enfin, sortit gravement comme elle
etait venue.

L'air frais penetrait alors dans la hutte avec les mille parfums du
lierre, de la mousse, du chevrefeuille, ranimes par la pluie. Les
oiseaux des bois, le rouge-gorge, la grive, le merle s'egosillaient
sous le feuillage humide.... C'etaient des frissons d'amour ... des
fremissements d'ailes a vous epanouir le coeur.

Alors maitre Bernard, sortant de sa reverie, fit quatre pas au dehors,
leva les yeux et vit quelques nuages blancs voguer en caravanes
vaporeuses dans le ciel desert.... Il vit aussi sur la cote opposee,
tout le troupeau de boeufs, de vaches et de genisses abrites sous la
roche creuse.... Les uns, majestueusement etendus, les genoux ployes,
l'oeil endormi ... les autres, le cou tendu, mugissant d'une voix
solennelle.... Quelques jeunes betes contemplaient les festons de
chevrefeuille pendus au granit, et semblaient en aspirer les parfums
avec bonheur.

Toutes ces formes diverses, toutes ces attitudes se detachaient
vigoureusement sur le fond rougeatre de la pierre, et la voute immense
de la caverne, toute chargee de sapins et de chenes aux larges serres
incrustees dans le roc, donnait a ce tableau un air de grandeur
magistrale.

"Eh bien! maitre Bernard, s'ecria Christian, voici le jour ... voici
le moment du depart...."

Puis s'adressant a Fuldrade toute reveuse:

"Fuldrade, dit-il a demi-voix, ce bon vieillard de la ville n'aime
pas le kirsch-wasser.... Je ne puis cependant lui offrir de l'eau....
N'auriez-vous pas autre chose?"

Fuldrade prenant alors un petit baquet de chene dans lequel le
_segare_ mettait son eau, regarda maitre Bernard avec douceur et
sortit.

"Attendez, fit-elle, je reviens tout de suite."

Elle traversa rapidement la prairie humide; l'eau des grandes herbes
tombait sur ses petits pieds en gouttelettes cristallines. A son
approche de la grotte, les plus belles vaches se leverent comme pour
la saluer.... Elles les caressa toutes, l'une apres l'autre, et
s'etant assise, elle se mit a traire l'une d'elles ... une grande
vache blanche, qui se tenait immobile, les paupieres demi-closes et
semblait bienheureuse de sa preference.

Quand le cuveau fut plein, Fuldrade s'empressa de revenir, et le
presentant a maitre Bernard:

"Buvez a meme, fit-elle en souriant, le lait chaud se prend ainsi dans
la montagne."

Ce que fit le bonhomme, en la remerciant mille fois et vantant la
qualite superieure de ce lait ecumeux, aromatique, forme des plantes
sauvages du Schneeberg.

Fuldrade paraissait contente de ses eloges, et Christian, qui venait
de mettre sa blouse, debout derriere eux, le baton a la main, attendit
la fin de ses compliments pour s'ecrier:

"En route, maitre, en route!... Nous avons de l'eau maintenant.... La
roue de la scie va tourner six semaines sans s'arreter.... Il faut que
je sois de retour pour neuf heures."

Et ils partirent, suivant le sentier sablonneux qui longe la cote.

"Adieu, dit maitre Bernard a la jeune fille, en se retournant tout
emu, que le ciel vous rende heureuse!"

Elle inclina doucement la tete sans repondre, et, les ayant suivis du
regard jusqu'au detour de la vallee, elle rentra dans la hutte et fut
s'asseoir a cote de la vieille.

Le lendemain, vers six heures du matin, Bernard Hertzog, de retour a
Saverne, etait assis devant son bureau, et consignait au chapitre des
antiquites du Dagsberg sa decouverte des armes merovingiennes dans la
hutte du _segare_ du Nideck.

Plus tard, il demontra que les mots Triboci, Tribocci, Tribunci,
Tribochi et Triboques, se rapportent tous au meme peuple et derivent
des mots germains _drayen buechen_, qui signifient trois hetres. Il en
cita comme preuve evidente les trois arbres et les trois crapauds du
Nideck dont nos rois ont fait dans la suite _les trois fleurs de lis_.

Tous les antiquaires d'Alsace lui envierent cette magnifique
decouverte; son nom ne fut plus invoque sur les deux rives du Rhin
que precede des titres: _doctus, doctissimus, eruditus Bernardus_ ...
chose qui le gonflait d'aise et lui faisait prendre une physionomie
presque solennelle.

Maintenant, mes chers amis, si vous etes curieux de savoir ce qu'est
devenue la vieille Irmengarde, ouvrez le tome II des _Annales
archeologiques_ de Bernard Hertzog, et vous trouverez a la date du 16
juillet 1849 la note suivante:

"La vieille diseuse de legendes Irmengarde, surnommee l'_Ame des
ruines_, est morte la nuit derniere, dans la hutte du _segare_
Christian.

"Chose etonnante, a la meme heure, et, pour ainsi dire, a la meme
minute, la grande tour du Nideck s'est ecroulee dans la cascade....

"Ainsi disparait le plus antique monument de l'architecture
merovingienne, dont l'historien Schlosser a dit: etc., etc., etc."




LE TISSERAND DE LA STEINBACH


"Vous parlez de la montagne, me dit un jour le vieux tisserand
Heinrich, en souriant d'un air melancolique, mais si vous voulez voir
la haute montagne, ce n'est pas ici, pres de Saverne, qu'il faut
rester; prenez la route du Dagsberg, descendez au Nideck, a Haslach,
montez a Saint-Die, a Gerardmer, a Retournemer; c'est la que vous
verrez la montagne, des bois, toujours des bois, des rochers, des lacs
et des precipices.

On dit qu'une, belle route passe maintenant sur le Honeck; je veux le
croire, mais c'est bien difficile. Le Honeck a passe cinq mille pieds
de hauteur, la neige y sejourne jusqu'au mois de juillet, et ses
flancs descendent a pic dans le defile du Muenster, par d'immenses
rochers noirs, fendilles et herisses de sapins, qui, d'en bas,
ressemblent a des fougeres.--D'en haut, vous decouvrez la vallee
d'Alsace, le Rhin, les Alpes bernoises, du cote de l'Allemagne;--vers
la France, les lacs de Retournemer, de Longemer, et puis des montagnes
... des montagnes a n'en plus finir!

Combien j'ai chasse dans ce beau pays!... Combien j'ai tue de lievres,
de chevreuils, de sangliers, le long de ces cotes boisees; de
belettes, de martres et de chats sauvages dans ces bruyeres; combien
j'ai peche de truites dans ces lacs!--On me connaissait partout, de la
Houpe a Schirmeck, de Muenster a Gerardmer: "Voici Heinrich qui vient
avec ses chapelets de grives et de mesanges", disait-on. Et l'on me
faisait place a table; on me coupait une large tranche de ce bon pain
de menage qui semble toujours sortir du four; on poussait devant moi
la planchette au fromage; on remplissait mon gobelet de petit vin
blanc d'Alsace.--Les jolies filles venaient s'accouder sur mes
epaules, le nez retrousse, les joues roses, les levres humides; les
vieux me serraient la main en disant: "Aurons-nous beau temps pour la
fauchee, Heinrich?... Faut-il conduire les porcs a la glandee?... les
boeufs a la pature?" Et les vieilles deposaient bien vite leur balai
derriere la porte, pour venir me demander des nouvelles.

Quelquefois alors, en sortant, je pendais dans la cuisine un vieux
lievre aux longues dents jaunes, au poil roux comme de la mousse
dessechee;--ou bien, en hiver, un vieux renard qu'il fallait exposer
trois jours a la gelee avant d'y mordre....--Et cela suffisait,
j'etais toujours l'ami de la maison, j'avais toujours mon coin a
table.... Oh! le bon temps ... les bonnes gens ... le bon pays des
Vosges!...

--Mais pourquoi donc, maitre Heinrich, avez-vous quitte ce beau pays,
puisque vous l'aimiez tant?

--Que voulez-vous, maitre Christian, l'homme n'est jamais heureux; ma
vue devenait trouble, ma main commencait a trembler: plus d'un lievre
m'avait echappe.... Et puis il arrivait chaque jour de nouveaux
gardes.... On batissait de nouvelles maisons forestieres.... Il y
avait plus de proces-verbaux dresses contre moi, qu'un ane ne peut
en porter a l'audience.... Les gendarmes s'en melaient.... On me
cherchait partout ... ma foi, j'ai quitte la partie, j'ai repris le
fil et la navette, et j'ai bien fait, je ne m'en repens pas, non, je
ne m'en repens pas!"

Le front du vieillard devint sombre, il se leva et se prit a marcher
lentement dans la petite chambre, les mains croisees sur le dos, les
joues pales et les yeux fixes devant lui.--Il me semblait voir un
vieux loup edente, la griffe usee, revant a la chasse en mangeant de
la bouillie. De temps en temps, un tressaillement nerveux agitait ses
levres, et les derniers rayons du jour, eparpilles sur le metier du
tisserand, et la muraille decrepite, enluminee de vieilles gravures
de Montbeliard, donnaient a cette scene je ne sais quelle physionomie
mysterieuse.

Tout a coup il s'arreta et me regardant en face:

"Eh bien! oui, fit-il brusquement, oui, j'aurais mieux aime perir au
milieu des bois, sous la rosee du ciel, que de reprendre le metier;
mais il y avait encore autre chose."

Il s'assit au bord de la petite fenetre a vitraux de plomb, et
regardant le soleil de ses yeux ternes:

"Un jour d'automne, en 1827, j'etais parti de Gerardmer, la carabine
sur l'epaule, vers onze heures du soir, pour me rendre au Schlouck:
c'est un lieu sauvage entre le Honeck et la montagne des Genisses.--On
y voit tourbillonner tous les matins des couvees d'oiseaux de proie:
des eperviers, des buses et quelquefois des aigles egares dans les
brouillards des Alpes ... mais comme les aigles repartent generalement
au petit jour, il faut y etre de grand-matin pour pouvoir les
tirer.--On y trouve aussi des martres, des chats sauvages, des
fouines, des belettes qui se nourrissent d'oeufs et se plaisent au
fond des cavernes.

A deux heures du matin, j'etais dans le defile et je suivais un petit
sentier qu'il faut bien connaitre, car il longe les precipices; des
masses de fougeres humides croissent au bord du roc, et, a trois cents
pieds au-dessous, s'elevent a peine les cimes des plus hauts sapins.

Mais a cette heure on ne voyait rien: la nuit etait noire comme un
four, quelques etoiles seulement brillaient au-dessus de l'abime.

J'entendais pres de moi les cris aigus des martres: ces animaux se
poursuivent la nuit comme les rats; par un beau clair de lune, on en
voit quelquefois deux, trois, et plus, a la suite les uns des autres,
monter les rochers aussi vite que s'ils couraient a terre.

En attendant le jour, je m'assis au pied d'un chene pour fumer une
pipe. Le temps etait si calme que pas une feuille ne remuait, on
aurait dit que tout etait mort.

Comme je me reposais la, depuis environ un quart d'heure, revant a
toutes sortes de choses, il me sembla voir tout a coup, au fond du
gouffre, un eclair ramper sur le roc, "Que diable cela peut-il etre?"
me dis-je.

Une minute apres, l'eclair devint plus vif, une flamme embrassa de sa
lumiere pourpre plusieurs sapins, dont les ombres vacillerent sur le
torrent de la Tonkelbach.--Quelques figures noires se dessinerent
autour de la flamme, allant et venant comme des fourmis.--Des
bohemiens campaient sur la roche plate, ils venaient d'allumer du feu
pour preparer leur repas avant de se mettre en route.

Vous ne sauriez croire, maitre Christian, combien cette halte au fond
du precipice etait belle! Les vieux arbres desseches, les brindilles
de lierre, les ronces et le chevrefeuille pendus au rocher se
decoupaient a jour dans les airs; mille etincelles volaient sur
l'ecume du torrent a perte de vue, et des lueurs etranges dansaient
sous le dome des grands chenes, comme la ronde des feux follets sur le
Blokesberg.

De la hauteur ou j'etais, il me semblait voir une peinture grande
comme la main ... une peinture de feu et d'or, sur le fond noir des
tenebres.

Longtemps je restai la tout pensif, me disant que les hommes ne sont
au milieu des bois et des montagnes que de pauvres insectes perdus
dans la mousse; mille autres idees semblables me venaient a l'esprit.

A la fin, je me laissai glisser entre deux rochers, en m'accrochant
aux broussailles, et je descendis sur la pente du Krappenfels, pour
voir ces gens de plus pres.... Mais, comme la pente devenait toujours
plus rapide, je m'arretai de nouveau pres d'un arbre, a mille pieds
environ au-dessus des bohemiens.

Je reconnus alors une vieille, assise pres d'une chaudiere.... La
flamme l'eclairait de profil; elle tenait ses genoux pointus entre ses
grands bras maigres, et regardait dans la marmite.... Trois ou quatre
petits enfants a peu pres nus se trainaient autour d'elle comme des
grenouilles. Plus loin, des femmes et des hommes, accroupis dans
l'ombre, faisaient leurs preparatifs de depart; ils se levaient,
couraient, traversaient le cercle de lumiere, pour jeter des brassees
de feuilles dans le feu, qui s'elevait de plus en plus, tordant des
masses de fumee sombre au-dessus du vallon.

Tandis que je regardais cela tranquillement, une idee du diable me
passa par la tete ... une idee qui d'abord me fit rire en moi-meme.

"He! me dis-je, si tout a coup une grosse pierre tombait du ciel au
milieu de ce tas de monde ... quelle mine ferait la vieille avec son
nez crochu! et les autres, comme ils ouvriraient les yeux!--He! he!
he! ce serait drole."

Mais ensuite je pensais naturellement qu'il faudrait etre un scelerat,
pour detacher une pierre et la rouler sur ces bohemiens, qui ne
m'avaient jamais fait de mal.

"Oui ... oui ... me dis-je en moi-meme, ce serait abominable ... je ne
me pardonnerais jamais de ma vie!"

Malheureusement une grosse pierre se trouvait au bout de mon pied, et
je la balancais doucement ... comme pour rire...."

Ici Heinrich fit une pause ... il etait tres-pale.... Au bout de
quelques secondes, il reprit:

"Voyez-vous, maitre Christian, on a beau dire le contraire, la chasse
est une passion diabolique ... elle developpe les instincts de
destruction qui se trouvent au fond de notre nature, et finit par nous
jouer de mauvais tours.--Si je n'avais pas ete habitue a verser le
sang depuis plus de trente ans, il est positif que l'idee seule que je
pouvais ecraser un de ces malheureux zigeiners m'aurait fait dresser
les cheveux sur la tete.--J'aurais quitte la place sur-le-champ, pour
ne pas succomber a la tentation ... mais l'habitude de tuer rend
cruel.... Et puis, il faut bien le dire, une curiosite diabolique me
retenait.

Je me representais les bohemiens, consternes ... la bouche beante ...
courant a droite et a gauche ... levant les mains ... poussant des
cris ... et grimpant a quatre pattes au milieu des rochers ... avec
des figures si droles ... des contorsions si bizarres ... que, malgre
moi, mon pied s'avancait tout doucement ... tout doucement ... et
poussait l'enorme pierre sur la pente.

Elle partit!

D'abord elle fit un tour ... lentement.... J'aurais pu la retenir....
Je me levai meme pour m'elancer dessus, mais la pente etait si roide
en cet endroit, qu'au deuxieme tour elle avait deja saute trois pieds
... puis six ... puis douze!... Alors, moi, debout, je sentis que
je devenais pale et que mes joues tremblaient. Le rocher montait,
descendait, juste en face de la flamme.... Je le voyais en l'air ...
puis retomber dans la nuit ... et je l'entendais bondir comme un
sanglier.... C'etait terrible!

Je jetai un cri ... un cri a reveiller la montagne.... Les bohemiens
leverent la tete ... il etait trop tard! Au meme instant, le rocher
parut en l'air pour la derniere fois ... et la flamme s'eteignit...."

Heinrich se tut, me fixant d'un oeil hagard.... La sueur perlait sur
son front.--Moi, je ne disais rien ... j'avais baisse la tete.... Je
n'osais pas le regarder!

Apres quelques instants de silence, le vieux braconnier reprit:

"Voila ce que j'ai fait, maitre Christian, et vous etes le premier
a qui j'en parle depuis ma confession au vieux cure Gottlieb, de
Schirmeck ... deux jours apres le malheur.--Ce cure me dit: "Heinrich,
l'amour du sang vous a perdu ... vous avez tue une pauvre vieille
femme, pour une _envie de rire_.... C'est un crime epouvantable....
Laissez la votre fusil, travaillez au lieu de tuer, et peut-etre le
Seigneur vous pardonnera-t-il un jour!... Quant a moi, je ne puis vous
donner l'absolution..." Je compris que ce brave homme avait raison,
que la chasse m'avait perdu. Je donnai mon chien au sabotier du
Chevrehof.... J'accrochai mon fusil au mur.... Je repris la navette
... et me voila!"

Heinrich se tut.

Nous restames longtemps assis en face l'un de l'autre, sans echanger
une parole. La nuit etait venue ... un silence de mort planait sur le
hameau de la Steinbach ... et tout au loin ... bien loin ... sur la
route de Saverne, une lourde voiture, lancee au galop, passait avec un
cliquetis de ferrailles.

Vers neuf heures, la lune, commencant a paraitre derriere le
Schneeberg, je me levai pour sortir.--Le vieux braconnier m'accompagna
jusqu'au seuil de sa cassine.

"Pensez-vous que le Seigneur me pardonnera, maitre Christian?" dit-il
en me tendant la main.

Sa voix tremblait.

"Si vous avez beaucoup souffert ... Heinrich!... Souffrir, c'est
expier."

Il me regarda quelques instants sans repondre....

"Si j'ai beaucoup souffert? fit-il enfin avec amertume.... Si j'ai
beaucoup souffert?--Ah! maitre Christian, pouvez-vous me demander
cela!--Est-ce qu'un epervier peut jamais etre heureux dans une cage?
Non, n'est-ce pas.... On a beau lui donner les meilleurs morceaux, ca
ne l'empeche pas d'etre triste.... Il regarde le ciel a travers
les barreaux de sa cage ... ses ailes tremblent ... il finit par
mourir.--Eh bien! depuis dix ans, je suis comme cet epervier!"

Il se tut quelques secondes ... puis, tout a coup, comme entraine
malgre lui:

"Oh! s'ecria-t-il, les hautes montagnes!... les grandes forets!... la
solitude!... la vie des bois!..."

Il etendait les bras vers les pics lointains des Vosges, dont les masses
noires se dessinaient a l'horizon, et de grosses larmes roulaient dans
ses yeux.

"Pauvre vieux! me dis-je en le quittant, pauvre vieux!"

Et je remontai tout pensif le petit sentier qui longe la cote, au
milieu des bruyeres.




LE VIOLON DU PENDU

CONTE FANTASTIQUE


Karl Hafitz avait passe six ans sur la methode du contre-point; il
avait etudie Haydn, Gluck, Mozard, Beethoven, Rossini; il jouissait
d'une sante florissante et d'une fortune honnete qui lui permettait de
suivre sa vocation artistique; en un mot, il possedait tout ce qu'il
faut pour composer de grande et belle musique ... excepte la petite
chose indispensable: l'inspiration.

Chaque jour, plein d'une noble ardeur, il portait a son digne maitre
Albertus Kilian de longues partitions tres-fortes d'harmonie ... mais
dont chaque phrase revenait a Pierre, a Jacques, a Christophe.

Maitre Albertus, assis dans son grand fauteuil, les pieds sur les
chenets, le coude au coin de la table, tout en fumant sa pipe, se
mettait a biffer l'une apres l'autre les singulieres decouvertes de
son eleve. Karl en pleurait de rage, il se fachait, il contestait ...
mais le vieux maitre ouvrait tranquillement un de ses innombrables
cahiers et le doigt sur le passage disait:

"Regarde, garcon!"

Alors Karl baissait la tete et desesperait de l'avenir.

Mais un beau matin qu'il avait presente sous son nom, a maitre
Albertus, une fantaisie de Baccherini variee de Viotti, le bonhomme
jusqu'alors impassible se facha:

"Karl, s'ecria-t-il, est-ce que tu me prends pour un ane? Crois-tu que
je ne m'apercoive pas de tes indignes larcins?... Ceci est vraiment
trop fort!"

Et le voyant consterne de son apostrophe:

"Ecoute, lui dit-il, je veux bien admettre que tu sois dupe de ta
memoire, et que tu prennes tes souvenirs pour des inventions ... mais
decidement tu deviens trop gras ... tu bois du vin trop genereux, et
surtout une quantite de chopes trop indeterminee.... Voila ce qui
ferme les avenues de ton intelligence. Il faut maigrir!

--Maigrir!

--Oui!... ou renoncer a la musique. La science ne te manque pas ...
mais les idees ... et c'est tout simple.... Si tu passais ta vie a
enduire les cordes de ton violon d'une couche de graisse, comment
pourraient-elles vibrer?"

Ces paroles de maitre Albertus furent un trait de lumiere pour Hafitz:

"Quand je devrais me rendre etique, s'ecriat-il, je ne reculerai
devant aucun sacrifice. Puisque la matiere opprime mon ame, je
maigrirai!"

Sa physionomie exprimait en ce moment tant d'heroisme, que maitre
Albertus en fut vraiment touche; il embrassa son cher eleve et lui
souhaita bonne chance.

Des le jour suivant, Karl Hafitz, le sac au dos et le baton a la
main, quittait l'hotel des _Trois Pigeons_ et la brasserie du _Roi
Gambrinus_ pour entreprendre un long voyage.

Il se dirigea vers la Suisse.

Malheureusement, au bout de six semaines son embonpoint etait
considerablement reduit, et l'inspiration ne venait pas davantage.

"Est-il possible d'etre plus malheureux que moi? se disait-il. Ni le
jeune, ni la bonne chere, ni l'eau, ni le vin, ni la biere, ne peuvent
monter mon esprit au diapason du sublime.... Qu'ai-je donc fait pour
meriter un si triste sort? Tandis qu'une foule d'ignorants produisent
des oeuvres remarquables, moi, avec toute ma science, tout mon
travail, tout mon courage, je n'arrive a rien.... Ah! le ciel n'est
pas juste ... non, il n'est pas juste!"

Tout en raisonnant de la sorte, il suivait la route de Bruck a
Fribourg; la nuit approchait, il trainait la semelle et se sentait
tomber de fatigue.

En ce moment il apercut, au clair de lune, une vieille masure
embusquee au revers du chemin, la toiture rampante, la porte
disjointe, les petites vitres effondrees, la cheminee en ruine. De
hautes orties et des ronces croissaient autour, et la lucarne du
pignon dominait a peine les bruyeres du plateau ou soufflait un vent a
decorner les boeufs.

Karl apercut en meme temps, a travers la brume, la branche de sapin
flottant au-dessus de la porte.

"Allons, se dit-il, l'auberge n'est pas belle, elle est meme un peu
sinistre, mais il ne faut pas juger des choses sur l'apparence."

Et, sans hesiter, il frappa la porte de son baton.

"Qui est la?... que voulez-vous? fit une voix rude de l'interieur.

--Un abri et du pain.

--Ah! ah! bon ... bon!..."

La porte s'ouvrit brusquement, et Karl se vit en presence d'un homme
robuste, la face carree, les yeux gris, les epaules couvertes d'une
houppelande percee au coude, une hachette a la main.

Derriere ce personnage brillait la flamme de l'atre, eclairant
l'entree d'une soupente, les marches d'un escalier de bois, les
murailles decrepites, et, sous l'aile de la flamme, une jeune fille
pale, frele, vetue d'une pauvre robe de cotonnade brune a petits
points blancs. Elle regardait vers la porte avec une sorte d'effroi;
ses yeux noirs avaient une expression de tristesse et d'egarement
indefinissable.

Karl vit tout cela d'un coup d'oeil, et serra instinctivement son
baton.

"Eh bien!... entrez donc, dit l'homme, il ne fait pas un temps a tenir
les gens dehors."

Alors lui, songeant qu'il serait maladroit d'avoir l'air effraye,
s'avanca jusqu'au milieu de la baraque et s'assit sur un escabeau
devant l'atre.

"Donnez-moi votre baton et votre sac", dit l'homme.

Pour le coup, l'eleve de maitre Albertus tressaillit jusqu'a la moelle
des os ... mais le sac etait deboucle, le baton pose dans un coin, et
l'hote assis tranquillement pres du foyer, avant qu'il fut revenu de
sa surprise.

Cette circonstance lui rendit un peu de calme.

"_Herr wirth_ [note: Monsieur l'aubergiste.], dit-il en souriant, je
ne serais pas fache de souper.

--Que desire monsieur a souper? fit l'autre, gravement.

--Une omelette au lard, une cruche de vin, du fromage.

--He! he! he! Monsieur est pourvu d'un excellent appetit ... mais nos
provisions sont epuisees.

--Epuisees?

--Oui.

--Toutes?

--Toutes.

--Vous n'avez pas de fromage?

--Non.

--Pas de beurre?

--Non.

--Pas de pain ... pas de lait?

--Non.

--Mais, grand Dieu! qu'avez-vous donc?

--Des pommes de terre cuites sous la cendre."

Au meme instant Karl apercut dans l'ombre, sur les marches de
l'escalier, tout un regiment de poules: blanches, noires, rousses,
endormies, les unes la tete sous l'aile, les autres le cou dans les
epaules; il y en avait meme une grande, seche, maigre, hagarde, qui se
peignait et se plumait avec nonchalance,

"Mais, dit Hafitz, la main etendue, vous devez avoir des oeufs?

--Nous les avons portes ce matin au marche de Bruck.--Oh! mais alors,
coute que coute, mettez une poule a la broche!"

A peine eut-il prononce ces mots, que la fille pale, les cheveux
epars, s'elanca devant l'escalier, s'ecriant:

"Qu'on ne touche pas a mes poules ... qu'on ne touche pas a mes
poules.... Ho! ho! ho! qu'on laisse vivre les etres du bon Dieu!"

L'aspect de cette malheureuse creature avait quelque chose de si
terrible; que Hafitz s'empressa de repondre:

"Non, non, qu'on ne tue pas les poules.... Voyons les pommes de
terre.... Je me voue aux pommes de terre.... Je ne vous quitte plus!
A cette heure, ma vocation se dessine clairement.... C'est ici que je
reste, trois mois ... six mois.... Enfin le temps necessaire pour
devenir maigre comme un fakir!"

Il s'exprimait ainsi avec une animation singuliere, et l'hote criait a
la jeune fille pale:

"Genoveva!... Genoveva ... regarde ... _l'Esprit_ le possede ... c'est
comme l'autre!...

La bise redoublait dehors; le feu tourbillonnait sur l'atre et tordait
au plafond des masses de fumee grisatre. Les poules, au reflet de la
flamme, semblaient danser sur les planchettes de l'escalier, tandis
que la folle chantait d'une voix percante un vieil air bizarre, et que
la buche de bois vert, pleurant au milieu de la flamme, l'accompagnait
de ses soupirs plaintifs.

Hafitz comprit qu'il etait tombe dans le repaire du sorcier Hecker; il
devora deux pommes de terre, leva la grande cruche rouge pleine
d'eau, et but a longs traits. Alors le calme rentra dans son ame; il
s'apercut que la fille etait partie, et que l'homme seul restait en
face de l'atre.

"_Herr wirth_, reprit-il, menez-moi dormir."

L'aubergiste, allumant alors une lampe, monta lentement l'escalier
vermoulu; il souleva une lourde trappe de sa tete grise et conduisit
Karl au grenier, sous le chaume.

"Voila votre lit, dit-il en deposant la lampe a terre, dormez-bien et
surtout prenez garde au feu!"

Puis il descendit, et Hafitz resta seul, les reins courbes, devant une
grande paillasse recouverte d'un large sac de plumes.

Il revait depuis quelques secondes, et se demandait s'il serait
prudent de dormir, car la physionomie du vieux lui paraissait bien
sinistre lorsque, songeant a ces yeux gris clair, a cette bouche
bleuatre entouree de grosses rides, a ce front large, osseux, a ce
teint jaune, tout a coup il se rappela que sur la Golgenberg se
trouvaient trois pendus, et que l'un d'eux ressemblait singulierement
a son hote.... Qu'il avait aussi les yeux caves, les coudes perces, et
que le gros orteil de son pied gauche sortait du soulier crevasse par
la pluie.

Il se rappela de plus que ce miserable, appele Melchior, avait fait
jadis de la musique, et qu'on l'avait pendu pour avoir assomme avec sa
cruche l'aubergiste du _Mouton d'Or_, qui lui reclamait un petit ecu
de convention.

La musique de ce pauvre diable l'avait autrefois profondement emu....
Elle etait fantasque ... et l'eleve de maitre Albertus enviait le
boheme; mais en ce moment, revoyant la figure du gibet, ses haillons
agites par le vent des nuits, et les corbeaux volant tout autour avec
de grandes clameurs ... il se sentit frissonner, et sa peur augmenta
beaucoup, lorsqu'il decouvrit, au fond de la soupente, contre la
muraille, un violon surmonte de deux palmes fletries.

Alors il aurait voulu fuir, mais dans le meme instant la voix rude de
l'hote frappa son oreille:

"Eteignez donc la lumiere! criait-il.... Couchez-vous, je vous ai dit
de prendre garde au feu!"

Ces paroles glacerent Karl d'epouvante, il s'etendit sur la grande
paillasse et souffla la lumiere.

Tout devint silencieux.

Or, malgre sa resolution de ne pas fermer l'oeil, a force d'entendre
le vent gemir, les oiseaux de nuit s'appeler dans les tenebres, les
souris trotter sur le plancher vermoulu, vers une heure du matin,
Hafitz dormait profondement, quand un sanglot amer, poignant,
douloureux, l'eveilla en sursaut.... Une sueur froide couvrit sa face.

Il regarda et vit dans l'angle du toit un homme accroupi: c'etait
Melchior le pendu! Ses cheveux noirs tombaient sur ses reins
decharnes, sa poitrine et son cou etaient nus.... On aurait dit, tant
il etait maigre, le squelette d'une immense sauterelle: un beau rayon
de lune, entrant par la petite lucarne, l'eclairait doucement d'une
lueur bleuatre, et tout autour pendaient de longues toiles d'araignee.

Hafitz silencieux, les yeux tout grands ouverts, la bouche beante,
regardait cet etre bizarre, comme on regarde la mort debout derriere
les rideaux de son lit, quand la grande heure est proche.

Tout a coup le squelette etendit sa longue main seche et saisit le
violon a la muraille; il l'appuya contre son epaule, puis, apres un
instant de silence, il se prit a jouer.

Il y avait dans sa musique ... il y avait des notes funebres comme
le bruit de la terre croulant sur le cercueil d'un etre bien aime
...--solennelles comme la foudre des cascades trainee par les echos de
la montagne ...--majestueuses comme les grands coups de vent d'automne
au milieu des forets sonores ...--et parfois tristes ... tristes comme
l'incurable desespoir.--Puis, au milieu de ces sanglots, se jouait
un chant leger, suave, argentin, comme celui d'une bande de gais
chardonnerets voltigeant sur les buissons fleuris ...--Ces trilles
gracieux tourbillonnaient avec un ineffable fremissement d'insouciance
et de bonheur, pour s'envoler tout a coup, effarouches par la valse
... folle ... palpipante, eperdue;--amour ... joie ... desespoir ...
tout chantait ... tout pleurait ... ruisselait pele mele sous l'archet
vibrant....

Et Karl, malgre sa terreur inexprimable, etendit les bras et criait:

"O grand ... grand ... grand artiste!... O genie sublime.... Oh! que
je plains votre triste sort ... Etre pendu!... pour avoir tue cette
brute d'aubergiste, qui ne connaissait pas une note de musique....
Errer dans les bois au clair de lune.... N'avoir plus de corps et un
si beau talent.... Oh! Dieu!..."

Mais comme il s'exclamait de la sorte, la voix rude de l'hote
l'interrompit:

"He! la-haut ... vous tairez-vous, a la fin? Etes-vous malade ... ou
le feu est-il a la maison?"

Et des pas lourds firent crier l'escalier de bois, une vive lumiere
eclaira les fentes de la porte, qui s'ouvrit d'un coup d'epaule,
laissant apparaitre l'aubergiste.

"Ah! _herr wirth_, cria Hafitz, _herr wirth_, que se passe-t-il donc
ici? D'abord une musique celeste m'eveille et me ravit dans les
spheres invisibles ... puis voila que tout s'evanouit comme un reve."

La face de l'hote prit aussitot une expression meditative.

"Oui, oui, murmura-t-il tout reveur.... J'aurais du m'en douter....
Melchior est encore venu troubler notre sommeil ... il reviendra donc
toujours!... Maintenant notre repos est perdu; il ne faut plus songer
a dormir.... Allons, camarade, levez-vous.... Venez fumer une pipe
avec moi."

Karl ne se fit pas prier; il avait hate d'aller ailleurs. Mais quand
il fut en bas, voyant que la nuit etait encore profonde, la tete entre
les mains, les coudes sur les genoux, longtemps, longtemps, il resta
plonge dans un abime de meditations douloureuses.

L'hote, lui, venait de rallumer le feu; il avait repris sa place sur
la chaise effondree au coin de l'atre, et fumait en silence.

Enfin, le jour grisatre parut.... Il regarda par les petites fenetres
ternes, puis le coq chanta ... les poules sauterent de marche en
marche.

"Combien vous dois-je? demanda Karl en bouclant son sac sur ses
epaules et prenant son baton.

--Vous nous devez une priere a la chapelle de l'abbaye Saint-Blaise,
dit l'homme d'un accent etrange ... une priere pour l'ame de mon fils
Melchior, le pendu ... et une autre pour sa fiancee ... Genoveva la
folle!

--C'est tout?

--C'est tout.

--Alors, adieu; je ne l'oublierai pas."

En effet, la premiere chose que fit Karl en arrivant a Fribourg, ce
fut d'aller prier Dieu pour le pauvre boheme et pour celle qu'il avait
aimee....--Puis il entra chez maitre Kilian, l'aubergiste de _la
Grappe_, deploya son papier de musique sur la table, et s'etant fait
apporter une bouteille de _rikevir_, il ecrivit en tete de la premiere
page: _Le Violon du Pendu!_" et composa, seance tenante, sa premiere
partition vraiment originale.




L'HERITAGE DE MON ONCLE CHRISTIAN

CONTE FANTASTIQUE


A la mort de mon digne oncle Christian Haas, bourgmestre de
Lauterbach, j'etais deja maitre de chapelle du grand-duc Yeri-Peter et
j'avais quinze cents florins de fixe, ce qui ne m'empechait pas, comme
on dit, de tirer le diable par la queue.

L'oncle Christian, qui savait tres-bien ma position, ne m'avait jamais
envoye un kreutzer; aussi ne pus-je m'empecher de repandre des larmes
en apprenant sa generosite posthume: j'heritais de lui, helas!... deux
cent cinquante arpents de bonnes terres, des vignes, des vergers, un
coin de foret et sa grande maison de Lauterbach.

"Cher oncle, m'ecriai-je avec attendrissement, c'est maintenant que je
vois toute la profondeur de votre sagesse, et que je vous glorifie
de m'avoir serre les cordons de votre bourse.... L'argent que vous
m'auriez envoye ... ou serait-il?.... Il serait au pouvoir des
Philistins et des Moabites.... La petite Katel Fresserine pourrait
seule en donner des nouvelles, tandis que, par votre prudence, vous
avez sauve la patrie, comme Fabius Cunctator.... Honneur a vous, cher
oncle Christian ... honneur a vous!...."

Ayant dit ces choses bien senties, et beaucoup d'autres non moins
touchantes, je partis a cheval pour Lauterbach.

Chose bizarre! le demon de l'avarice, avec lequel je n'avais jamais
rien eu a demeler, faillit alors se rendre maitre de mon ame:

"Kasper, me dit-il a l'oreille, te voila riche!... Jusqu'a present, tu
n'as poursuivi que de vains fantomes.... L'amour, les plaisirs et les
arts ne sont que de la fumee.... Il faut etre bien fou pour s'attacher
a la gloire.... Il n'y a de solide que les terres, les maisons et les
ecus places sur premiere hypotheque.... Renonce a tes illusions....
Recule tes fosses, arrondis tes champs, entasse tes ecus, et tu seras
honore, respecte ... tu deviendras bourgmestre comme ton oncle, et les
paysans, en te voyant passer, te tireront le chapeau d'une demi-lieue,
disant: "Voila monsieur Kasper Haas ... l'homme riche ... le plus gros
_herr_ du pays!"

Ces idees allaient et venaient dans ma tete, comme les personnages
d'une lanterne magique, et je leur trouvais un air grave, raisonnable,
qui me seduisait.

C'etait en plein juillet; l'alouette devidait dans le ciel son ariette
interminable, les moissons ondulaient dans la plaine, les tiedes
bouffees de la brise m'apportaient le cri voluptueux de la caille et
de la perdrix dans les bles; le feuillage miroitait au soleil, la
Lauter murmurait a l'ombre des grands saules vermoulus ... et je ne
voyais, je n'entendais rien de tout cela: je voulais etre bourgmestre,
j'arrondissais mon ventre, je soufflais dans mes joues et je murmurais
en moi-meme: "Voici monsieur Kasper Haas qui passe ... l'homme riche
... le plus gros _herr_ du pays! Hue! Bletz ... hue!...."

Et ma petite jument galopait.

J'etais curieux d'essayer le tricorne et le grand gilet ecarlate de
maitre Christian.

"S'ils me vont, me disais-je, a quoi bon en acheter d'autres?"

Vers quatre heures de l'apres-midi, le petit village de Lauterbach
m'apparut au fond de la vallee, et ce n'est pas sans attendrissement
que j'arretai les yeux sur la grande et belle maison de Christian
Haas, ma future residence, le centre de mes exploitations et de mes
proprietes. J'en admirai la situation pittoresque sur la grande route
poudreuse, l'immense toiture de bardeaux grisatres, les hangars
couvrant de leurs vastes ailes les charrettes, les charrues et les
recoltes ... et, derriere, la bassecour ... puis le petit jardin, le
verger, les vignes a mi-cote ... les prairies dans le lointain.

Je tressaillis d'aise a ce spectacle.

Et comme je descendais la grande rue du village, voila que les
vieilles femmes, le menton en casse-noisette; les enfants, la tete
nue, ebouriffee; les hommes coiffes du gros bonnet de loutre, la pipe
a chainette d'argent aux levres ... voila que toutes ces bonnes gens
me contemplent et me saluent:

"Bonjour, monsieur Kasper! bonjour, monsieur Haas!"

Et toutes les petites fenetres se garnissent de figures
emerveillees.... Je suis deja chez moi.... Il me semble toujours avoir
ete proprietaire ... notable de Lauterbach.... Ma vie de maitre de
chapelle n'est plus qu'un reve ... mon enthousiasme pour la musique,
une folie de jeunesse:--comme les ecus vous modifient les idees d'un
homme!

Cependant je fais halte devant la maison de M. le tabellion Becker....
C'est lui qui detient mes titres de propriete et qui doit me les
remettre. J'attache mon cheval a l'anneau de la porte, je saute sur
le perron, et le vieux scribe, sa tete chauve decouverte, sa maigre
echine revetue d'une longue robe de chambre verte a grands ramages,
s'avance sur le seuil pour me recevoir.

"Monsieur Kasper Haas, j'ai bien l'honneurde vous saluer.

--Maitre Becker, je suis votre serviteur.

--Donnez-vous la peine d'entrer, monsieur Haas.

--Apres vous, maitre Becker ... apres vous."

Nous traversons le vestibule, et je decouvre, au fond d'une petite
salle propre et bien aeree, une table confortablement servie, et,
pres de la table, une jeune personne fraiche, gracieuse, les joues
enluminees du vermillon de la pudeur.

"Monsieur Kasper Haas!" dit le venerable tabellion.

Je m'incline.

"Ma fille Lothe!" ajoute le brave homme.

Et tandis que je sens se reveiller en moi mes vieilles inclinations
d'artiste, que j'admire le petit nez rose, les levres purpurines, les
grands yeux bleus de mademoiselle Lothe, sa taille legere, ses petites
mains potelees, maitre Becker m'invite a prendre place, disant qu'il
m'attendait, que mon arrivee etait prevue, et qu'avant d'entamer les
affaires serieuses, il etait bon de se refaire un peu de la route ...
de se rafraichir d'un verre de bordeaux, etc.; toutes choses dont
j'appreciai la justesse et que j'acceptai de grand coeur.

Nous prenons donc place. Nous causons de la belle nature. Je fais mes
reflexions sur le vieux papa.... Je suppute ce qu'un tabellion peut
gagner a Lauterbach.

"Mademoiselle, me ferez-vous la grace d'accepter une aile de poulet?

--Monsieur, vous etes bien bon.... Avec plaisir."

Lothe baisse les yeux.... Je remplis son verre ... elle y trempe ses
levres roses ... le papa est joyeux.... Il cause de chasse ... de
peche:

"Monsieur Haas va sans doute se mettre aux habitudes du pays;
nous avons des garennes bien peuplees, des rivieres abondantes en
truites.... On loue les chasses de l'administration forestiere.... On
passe ses soirees a la brasserie.... Monsieur l'inspecteur des eaux et
forets est un charmant jeune homme.... Monsieur le juge de paix joue
superieurement au whist, etc."

J'ecoute.... Je trouve delicieuse cette vie calme et paisible.
Mademoiselle Lothe me parait fort bien.... Elle cause peu, mais son
sourire est si bon, si naif, qu'elle doit etre aimante!

Enfin arrive le cafe ... le kirsch-wasser.... Mademoiselle Lothe se
retire et le vieux scribe passe insensiblement de la fantaisie aux
affaires serieuses. Il me parle des proprietes de mon oncle, et je
prete une oreille attentive: pas de testament, pas un legs, pas
d'hypotheque.... Tout est clair, net, regulier. "Heureux Kasper! me
dis-je, heureux Kasper!"

Alors nous entrons dans le cabinet du tabellion pour la remise des
titres. Cet air renferme de bureau, ces grandes lignes de cartons,
ces dossiers, tout cela dissipe les vaines reveries de la fantaisie
amoureuse. Je m'assieds dans un grand fauteuil, et maitre Becker,
l'air pensif, chausse ses lunettes de corne sur son long nez aquilin.

"Voici le titre de vos prairies de l'Eichmatt: vous avez la, monsieur
Haas, cent arpents de bonnes terres ... les meilleures, les mieux
irriguees de la commune ... on y fait deux et meme trois fauchees par
an ... c'est un revenu de quatre mille francs. Voici le titre de votre
vignoble de Sonnethal: trente-cinq arpents de vigne ... vous faites
la, bon an mal an, deux cents hectolitres de petit vin, qui se vend
sur place de douze a quinze francs l'hectolitre.... Les bonnes annees
compensent les mauvaises. Ceci, monsieur Haas, est le titre de votre
foret du Romelstein: elle contient de cinquante a soixante hectares de
bois taillis en plein rapport.... Ceci vous represente vos biens de
Haematt ... ceci vos paturages de Thiefenthal.... Voici le titre de
propriete de la ferme de Gruenerwald, et voila celui de votre maison de
Lauterbourg ... cette maison, la plus grande du village, date du XVIe
siecle.

--Diable! maitre Becker, cela ne prouve pas en sa faveur.

--Au contraire ... au contraire: Jean Burckart, comte de Barth,
avait etabli la sa residence de chasse.... Il est vrai que bien des
generations s'y sont succede depuis, mais on n'a pas neglige les
reparations d'entretien; elle est en parfait etat de conservation."

Je remerciai maitre Becker de ses explications, et, ayant serre mes
titres dans un volumineux portefeuille, que le digne homme voulut
bien me preter, je pris conge de lui, plus convaincu que jamais de ma
nouvelle importance.

J'arrive en face de ma maison; j'introduis la clef dans la serrure,
et, frappant du pied la premiere marche:

"Ceci est a moi!" m'ecriai-je avec enthousiasme.

J'entre dans la salle: "Ceci est a moi!" J'ouvre les armoires, et,
voyant le linge amoncele jusqu'au plafond: "Ceci est a moi!...." Je
monte au premier etage et je repete toujours comme un insense:
"Ceci est a moi! ... ceci est a moi! ... Oui ... oui ... je suis
proprietaire!" Toutes mes inquietudes pour l'avenir, toutes mes
apprehensions du lendemain sont dissipees; je figure dans le monde,
non plus par mon faible merite de convention, par un caprice de la
mode, mais par la detention reelle, effective, des biens que la foule
convoite....

O poetes! ... O artistes! ... qu'etes-vous aupres de ce gros
proprietaire qui possede tout, et dont les miettes de la table
nourrissent votre inspiration? Vous n'etes que l'ornement de son
banquet ... la distraction de ses ennuis ... la fauvette qui chante
dans son buisson ... la statue qui decore son jardin.... Vous
n'existez que par lui et pour lui! Pourquoi vous envierait-il les
fumees de l'orgueil, de la vanite ... lui qui possede les seules
realites de ce monde!

En ce moment, si le pauvre maitre de chapelle Haas m'etait apparu ...
je l'aurais regarde par-dessus l'epaule.... Je me serais demande:

"Quel est ce fou?... qu'a-t-il de commun avec moi?"

J'ouvris une fenetre... la nuit approchait... le soleil couchant
dorait mes vergers et mes vignes a perte de vue... Au sommet de la
cote, quelques pierres blanches indiquaient le cimetiere.

Je me retournai: une vaste salle gothique, le plafond orne de grosses
moulures, s'offrit a mes regards; j'etais dans le pavillon de chasse
du seigneur Buckart.

Une antique epinette occupait l'intervalle de deux fenetres...
j'y passai les doigts avec distraction; les cordes detendues
s'entre-choquerent et nasillerent de l'accent etrange, ironique, des
vieilles femmes edentees fredonnant des airs de leur jeunesse.

Au fond de la haute salle se trouvait l'alcove en demi-voute, avec ses
grands rideaux rouges et son lit a baldaquin... Cette vue me rappela
que j'avais couru six heures a cheval, et me deshabillant avec un
sourire de satisfaction indicible: "C'est pourtant la premiere fois,
me dis-je, que je vais dormir dans mon propre lit." Et m'etant couche,
les yeux tendus sur la plaine immense deja noyee d'ombres, je sentis
mes paupieres s'appesantir voluptueusement. Pas une feuille ne
murmurait; au loin, les bruits du village s'eteignaient un a un, le
soleil avait disparu... quelques reflets d'or indiquaient sa trace a
l'infini... Je m'endormis bientot.

Or, il etait nuit et la lune brillait de tout son eclat, lorsque
je m'eveillai sans cause apparente. Les vagues parfums de l'ete
arrivaient jusqu'a moi... La douce odeur du foin nouvellement fauche
impregnait l'air. Je regardai tout surpris, puis je voulus me lever
pour fermer la fenetre; mais, chose inconcevable! ma tete etait
parfaitement libre, tandis que mon corps dormait d'un sommeil de
plomb. A mes efforts pour me lever, pas un muscle ne repondit; je
sentais mes bras etendus pres de moi, completement inertes... mes
jambes allongees, immobiles; ma tete s'agitait en vain!

En ce moment meme, la respiration profonde, cadencee du corps,
m'effraya... ma tete retomba sur l'oreiller, epuisee par ses elans:
"Suis-je donc paralyse des membres!" me dit-je avec effroi.

Mes yeux se refermerent. Je reflechissais, dans l'epouvante, a
ce singulier phenomene, et mes oreilles suivaient les pulsations
anxieuses de mon coeur... le murmure precipite du sang sur lequel
l'esprit n'avait aucun pouvoir.

"Comment... comment... repris-je au bout de quelques secondes... mon
corps, mon propre corps refuse de m'obeir!... Kasper Haas, le maitre
de tant de vignes et de gras paturages, ne peut pas meme remuer cette
miserable motte de terre qui cependant est bien a lui... O Dieu!...
qu'est-ce que cela veut dire?"

Et comme je revais de la sorte, un faible bruit attira mon attention;
la porte de mon alcove venait de s'ouvrir: un homme... un homme vetu
d'etoffes roides, semblables a du feutre, comme les moines de la
chapelle Saint-Gualber, a Mayence, le large feutre gris a plume de
faucon releve sur l'oreille... les mains enfoncees jusqu'aux coudes
dans des gants de buffleterie... venait d'entrer dans la salle. Les
bottes evasees de ce personnage remontaient jusqu'au-dessus des
genoux; une lourde chaine d'or, chargee de decorations, tombait sur
sa poitrine... Son visage brun, osseux, aux yeux caves, avait une
expression de tristesse poignante et des teintes verdatres horribles.

Il traversa la salle d'un pas sec, comme le tic-tac d'une horloge, et,
le poing sur la garde d'une immense rapiere, frappant le parquet du
talon, il s'ecria: "Ceci est a moi!... a moi... Hans Buckart... comte
de Barth."

On eut dit une vieille machine rouillee grincant des mots
cabalistiques... J'en avais la chair de poule.

Mais au meme instant la porte en face s'ouvrit, et le comte de Barth
disparut dans la piece voisine, ou j'entendis son pas automatique
descendre un escalier qui n'en finissait plus; le bruit de ses talons
sur chaque marche allait en s'affaiblissant par la distance, comme
s'il fut descendu dans les entrailles de la terre.

Et comme j'ecoutais encore, n'entendant plus rien, voila que tout a
coup la vaste salle se peuple d'une societe nombreuse... l'epinette
retentit... on chante... on celebre l'amour, le plaisir, le bon vin.

Je regarde, et je vois, sur le fond bleuatre de la lune, des jeunes
femmes inclinees nonchalamment autour de l'epinette; de precieux
cavaliers, vetus, comme au temps jadis, de colifichets sans nombre, de
dentelles fabuleuses, assis, les jambes croisees, sur des tabourets a
crepines d'or, se penchant, hochant la tete, se dandinant, faisant les
jolis coeurs... le tout si gentiment, d'une facon si coquette,
qu'on aurait dit une de ces vieilles estampes a l'eau-forte de la
tres-gracieuse Ecole de Lorraine au XVIe siecle.

Et les petits doigts secs d'une respectable douairiere a nez de
perroquet claquetaient sur les touches de l'epinette; les eclats de
rire aigus lancaient leurs fusees stridentes a droite, a gauche, et se
terminaient par un bruit de crecelle detraquee, a vous faire herisser
les cheveux sur la nuque.

Tout ce monde de folie, de savoir-vivre quintessencie et d'elegance
surannee exhalait la ses eaux de rose et de reseda tournees au
vinaigre.

Je fis de nouveaux efforts vraiment surhumains pour me debarrasser
de ce cauchemar... Impossible! mais au meme instant, une des jeunes
elegantes s'ecria:

"Messeigneurs, vous etes ici chez vous... ce domaine..."

Elle n'eut pas le temps de finir... un silence de mort suivit ces
paroles.--Je regardai... la fantasmagorie avait disparu!


Alors un son de trompe frappa mes oreilles... Des chevaux piaffaient
au dehors... des chiens aboyaient... et la lune calme, meditative,
regardait toujours au fond de mon alcove.

La porte s'ouvrit comme par l'effet d'un coup de vent, et cinquante
chasseurs, suivis de jeunes dames, vieilles de deux siecles, a longues
robes trainantes, defilerent majestueusement d'une salle a l'autre.
Quatre vilains passerent aussi, soutenant de leurs robustes epaules un
brancard a feuilles de chene, ou gisait tout sanglant, l'oeil terne et
la defense ecumeuse, un enorme sanglier.

J'entendis les fanfares redoubler au dehors... puis s'eteindre comme
un soupir dans les bois... puis... rien!

Et comme je revais a cette vision etrange, regardant par hasard dans
l'ombre silencieuse, je vis avec stupeur la scene occupee par une de
ces vieilles familles protestantes d'autrefois... calmes, dignes et
solennelles dans leurs moeurs.

La se trouvaient le patriarche a tete blanche, lisant la grande Bible;
la vieille mere, haute et pale, filant le chanvre du menage, droite
comme un fuseau, le collet monte jusqu'aux oreilles, la taille serree
de bandelettes de ratine noire, puis les enfants joufflus, l'oeil
reveur, accoudes sur la table dans le plus profond silence, le vieux
chien de berger attentif a la lecture, la vieille horloge dans son
etui de noyer, comptant les secondes ... et plus loin, dans l'ombre,
quelques figures de jeunes filles, quelques bruns visages de jeunes
gens a feutre noir et camisole de bure, discutant sur l'histoire de
Jacob et de Rachel, en forme de declaration d'amour.

Et cette honnete famille semblait convaincue des verites saintes; le
vieillard, de sa voix cassee, poursuivait l'histoire edifiante avec
attendrissement:

"Ceci est votre terre promise... la terre d'Abraham... d'Isaac et de
Jacob... laquelle je vous ai destinee depuis l'origine des siecles...
afin que vous y croissiez et multipliez comme les etoiles du
ciel...--Et nul ne pourra vous la ravir, car vous etes mon peuple
bien-aime... en qui j'ai mis ma confiance..."

La lune, voilee depuis quelques instants, venait de se decouvrir;
n'entendant plus rien, je tournai la tete... ses rayons calmes et
froids eclairaient le vide de la salle: plus une figure, plus une
ombre... la lumiere ruisselait sur le parquet, et, dans le lointain,
quelques arbres decoupaient leur feuillage sur la cote lumineuse.

Mais, subitement, les hautes murailles se tapisserent de livres...
l'antique epinette fit place au bureau de quelque savant, dont l'ample
perruque m'apparut au-dessus d'un fauteuil a dossier de cuir roux.
J'entendis la plume d'oie courir sur le papier. L'homme, perdu dans
les profondeurs de sa pensee, ne bougeait pas: ce silence m'accablait.

Mais jugez de ma stupeur lorsque, s'etant retourne, l'erudit me
fit face, et que je reconnus en lui le portrait du jurisconsulte
Gregorius, consigne sous le n deg. 253 de la galerie de Hesse-Darmstadt.

Grand Dieu! comment ce personnage s'etait-il detache de son cadre?

Voila ce que je me demandais, quand d'une voix creuse il s'ecria:

"_Dominium, ex jure Quiritio, est jus utendi et abutendi quatenus
naturalis ratio patitur._"

A mesure que cette formule s'echappait de ses levres, sa figure
palissait... palissait... Au dernier mot, elle n'existait plus!

Que vous dirai-je encore, mes chers amis? Durant les heures suivantes
je vis vingt autres generations se succeder dans l'antique castel
de Hans Burckart: des chretiens et des juifs, des nobles et des
roturiers, des ignorants et des savants, des artistes et des etres
prosaiques... Et tous proclamaient leur legitime propriete, tous se
croyaient maitres souverains et definitifs de la baraque!--Helas! un
souffle de la mort les mettait a la porte.

J'avais fini par m'habituer a cette etrange fantasmagorie. Chaque fois
que l'un de ces braves gens s'ecriait: "Ceci est a moi!" je me prenais
a rire et je murmurais: "Attends, camarade, attends, tu vas t'evanouir
comme les autres!"

Enfin, j'etais las, quand au loin, bien loin, le coq chanta: le chant
du coq annonce lejour; sa voix percante reveille lesetres endormis.

Les feuilles s'agiterent, un frisson parcourut mon corps; je sentis
mes membres se detacher de ma couche, et me relevant sur le coude, mes
regards s'etendirent avec ravissement sur la campagne silencieuse...
mais ce que je vis n'etait guere propre a me rejouir.

En effet, le long du petit sentier qui mene au cimetiere, montait
toute la procession des fantomes que j'avais vus pendant la nuit. Elle
s'avancait pas a pas vers la porte vermoulue de l'enceinte, et cette
marche silencieuse, sous les teintes vagues, indecises du crepuscule
naissant, avait quelque chose d'epouvantable.

Et comme je restais la, plus mort que vif, labouche beante, le front
baigne de sueur froide, la tete du cortege sembla se fondre dans les
vieux saules pleureurs.

Il ne restait plus qu'un petit nombre de spectres, et je commencais
a reprendre haleine, quand mon oncle Christian, qui se trouvait le
dernier, me parut se retourner sous la vieille porte moussue et me
faire signe de venir... Une voix lointaine... ironique, me criait:

"Kasper ... Kasper ... viens ... cette terre est a nous!..."

Puis tout disparut.

Une bande de pourpre etendue a l'horizon annoncait le jour.

Il est inutile de vous dire que je ne profitai pas de l'invitation de
maitre Christian Haas...

Il faudra qu'un autre personnage me fasse signe a plusieurs reprises
de venir, pour me forcer de prendre ce chemin. Toutefois, je dois vous
avouer que le souvenir de mon sejour au castel de Burckart a modifie
singulierement la bonne opinion que j'avais concue de ma nouvelle
importance ... car la vision de cette nuit singuliere me parait
signifier que si la terre, les vergers, les prairies ne passent pas,
les proprietaires passent!... chose qui fait dresser les cheveux sur
la tete, lorsqu'on y reflechit serieusement.

Aussi, loin de m'endormir dans les delices de Capoue, je me suis remis
a la musique, et je compte faire jouer l'annee prochaine, sur le grand
theatre de Berlin, un opera dont vous me donnerez des nouvelles.

En definitive, la gloire, que les gens positifs traitent de chimere,
est encore la plus solide de toutes les proprietes.... Elle ne finit
pas avec la vie ... au contraire ... la mort la confirme et lui donne
un nouveau lustre!

Supposons, par exemple, qu'Homere revienne en ce monde: personne
ne songerait certainement a lui contester le merite d'avoir fait
l'_Iliade,_ et chacun de nous s'efforcerait de rendre a ce grand homme
les honneurs qui lui sont dus.... Mais si, par hasard, le plus riche
proprietaire de ce temps-la venait reclamer les champs ... les forets
... les paturages qui faisaient son orgueil ... il y a dix a parier
contre un qu'il serait recu comme un voleur, et qu'il perirait
miserablement sous le baton....




A MON AMI JOSEPH-FELIX HALY

HUGUES-LE-LOUP


I

Vers les fetes de Noel de l'annee 18.., un matin que je dormais
profondement a l'hotel du _Cygne_, a Tubingue, le vieux Gedeon Sperver
entra dans ma chambre en s'ecriant:

"Fritz... rejouis-toi!... je t'emmene au chateau de Nideck, a
dix lieues d'ici... Tu connais Nideck... la plus belle residence
seigneuriale du pays: un antique monument de la gloire de nos peres!"

Notez bien que je n'avais pas vu Sperver, mon respectable pere
nourricier, depuis seize ans; qu'il avait laisse pousser toute sa
barbe, qu'un immense bonnet de peau de renard lui couvrait la nuque,
et qu'il me tenait sa lanterne sous le nez.

"D'abord, m'ecriai-je, procedons methodiquement; qui etes-vous?

--Qui je suis!... Comment, tu ne reconnais pas Gedeon Sperver, le
braconnier du Schwartz-Wald?... Oh! ingrat.... Moi qui t'ai nourri,
eleve ... moi qui t'ai appris a tendre une trappe, a guetter le renard
au coin d'un bois, a lancer les chiens sur la piste du chevreuil!...
Ingrat ... il ne me reconnait pas! Regarde donc mon oreille gauche qui
est gelee.

--A la bonne heure!... Je reconnais ton oreille gauche.... Maintenant,
embrassons-nous."

Nous nous embrassames tendrement, et Sperver, s'essuyant les yeux du
revers de la main, reprit:

"Tu connais Nideck?

--Sans doute ... de reputation.... Que fais-tu la?

--Je suis premier piqueur du comte.

--Et tu viens de la part de qui?

--De la jeune comtesse Odile.

--Bon ... quand partons-nous?

--A l'instant meme. Il s'agit d'une affaire urgente; le vieux comte
est malade, et sa fille m'a recommande de ne pas perdre une minute.
Les chevaux sont prets....

--Mais, mon cher Gedeon, vois donc le temps qu'il fait: depuis trois
jours, il ne cesse pas de neiger.

--Bah! bah! Suppose qu'il s'agisse d'une partie de chasse au sanglier,
mets ta rhingrave, attache tes eperons, et en route! Je vais faire
preparer un morceau."

Il sortit.

"Ah! reprit le brave homme en revenant, n'oublie pas de jeter ta
pelisse par la-dessus."

Puis il descendit.

Je n'ai jamais su resister au vieux Gedeon; des mon enfance, il
obtenait tout de moi avec un hochement de tete, un mouvement
d'epaule.... Je m'habillai donc et ne tardai pas a le suivre dans la
grande salle.

"He! je savais bien que tu ne me laisserais pas partir seul,
s'ecria-t-il tout joyeux. Depeche-moi cette tranche de jambon sur
le pouce et buvons le coup de l'etrier, car les chevaux
s'impatientent.... A propos, j'ai fait mettre ta valise en croupe.

--Comment, ma valise?

--Oui, tu n'y perdras rien; il faut que tu restes quelques jours au
Nideck, c'est indispensable, je t'expliquerai ca tout a l'heure."

Nous descendimes dans la cour de l'hotel.

En ce moment, deux cavaliers arrivaient; ils semblaient harasses de
fatigue; leurs chevaux etaient blancs d'ecume. Sperver, grand amateur
de la race chevaline, fit une exclamation de surprise:

"Les belles betes! ... des valaques ... quelle finesse! de vrais
cerfs.... Allons, Niclause ... allons donc, depeche-toi de leur jeter
une housse sur les reins ... le froid pourrait les saisir."

Les voyageurs, enveloppes de fourrures blanches d'Astrakan, passerent
pres de nous comme nous mettions le pied a l'etrier; je decouvris
seulement la longue moustache brune de l'un deux, et ses yeux noirs
d'une vivacite singuliere.

Ils entrerent dans l'hotel.

Le palefrenier tenait nos chevaux en main; il nous souhaita un bon
voyage, et lacha les renes,

Nous voila partis.

Sperver montait un mecklembourg pur sang, moi un petit cheval des
Ardennes plein d'ardeur; nous volions sur la neige.... En dix minutes
nous eumes depasse les dernieres maisons de Tubingue.

Le temps commencait a s'eclaircir. Aussi loin que pouvaient s'etendre
nos regards, nous ne voyions plus trace de route, de chemin, ni de
sentier. Nos seules compagnons de voyage etaient les corbeaux
du Schwartz-Wald, deployant leurs grandes ailes creuses sur les
monticules de neige, voltigeant de place en place et criant d'une voix
rauque: Misere! ... misere! ... misere!....

Gedeon, avec sa grande figure couleur de vieux buis, sa pelisse de
chat sauvage, et son bonnet de fourrure a longues oreilles pendantes,
galopait devant moi, sifflant je ne sais quel motif du _Freyschutz_;
parfois il se retournait, et je voyais alors une goutte d'eau limpide
scintiller, en tremblotant, au bout de son long nez crochu.

"He! he! Fritz, me disait-il, voila ce qui s'appelle une jolie matinee
d'hiver.

--Sans doute, mais un peu rude.

--J'aime le temps sec, moi ... ca vous rafraichit le sang.... Si le
vieux pasteur Tobie avait le courage de se mettre en route par un
temps pareil, il ne sentirait plus ses rhumatismes."

Je souriais du bout des levres.

Apres une heure de course furibonde, Sperver ralentit sa marche, et
vint se placer cote a cote avec moi.

"Fritz, me dit-il d'un accent plus serieux, il est pourtant necessaire
que tu connaisses le motif de notre voyage.

--J'y pensais.

--D'autant plus qu'un grand nombre de medecins ont deja visite le
comte.

--Ah!

--Oui ... il nous en est venu de Berlin, en grande perruque, qui
ne voulaient voir que la langue du malade ... de la Suisse, qui ne
regardaient que ses urines ... et de Paris, qui se mettaient un petit
morceau de verre dans l'oeil pour observer sa physionomie.... Mais
tous y ont perdu leur latin et se sont fait payer grassement leur
ignorance.

--Diable! comme tu nous traites!

--Je ne dis pas ca pour toi, au contraire, je te respecte, et s'il
m'arrivait de me casser une jambe, j'aimerais mieux me confier a
toi qu'a n'importe quel autre medecin; mais, pour ce qui est de
l'interieur du corps, vous n'avez pas encore decouvert de lunette pour
voir ce qui s'y passe.

--Qu'en sais-tu?

A cette reponse, le brave homme me regarda de travers.

"Serait-ce un charlatan comme les autres?" pensait-il....

Pourtant il reprit:

"Ma foi, Fritz, si tu possedes une telle lunette, elle viendra fort a
propos, car la maladie du comte est precisement a l'interieur: c'est
une maladie terrible, quelque chose dans le genre de la rage. Tu sais
que la rage se declare au bout de neuf heures, de neuf jours ou de
neuf semaines?

--On le dit, mais, ne l'ayant pas observe par moi-meme, j'en doute.

--Tu n'ignores pas, au moins, qu'il y a des fievres de marais qui
reviennent tous les trois, six ou neuf ans. Notre machine a de
singuliers engrenages. Quand cette maudite horloge est remontee
d'une certaine facon, la fievre, la colique ou le mal de dents vous
reviennent a minute fixe.

--Eh! mon pauvre Gedeon, a qui le dis-tu?... ces maladies periodiques
font mon desespoir...--Tant pis... la maladie du comte est
periodique... elle revient tous les ans, le meme jour, a la meme
heure; sa bouche se remplit d'ecume, ses yeux deviennent blancs comme
des billes d'ivoire; il tremble des pieds a la tete et ses dents
grincent les unes contre les autres.

--Cet homme a sans doute eprouve de grands chagrins?

--Non! Si sa fille voulait se marier, ce serait l'homme le plus
heureux du monde. Il est puissant, riche, comble d'honneurs. Il a tout
ce que les autres desirent. Malheureusement, sa fille refuse tous les
partis qui se presentent. Elle veut se consacrer a Dieu, et ca le
chagrine de penser que l'antique race des Nideck va s'eteindre.

--Comment sa maladie s'est-elle declaree?

--Tout a coup, il y a douze ans." En ce moment le brave homme parut
se recueillir; il sortit de sa veste un troncon de pipe et le bourra
lentement, puis l'ayant allume:

"Un soir, dit-il, j'etais seul avec le comte dans la salle d'armes du
chateau. C'etait vers les fetes de Noel. Nous avions couru le sanglier
toute la journee dans les gorges du Rhethal, et nous etions rentres,
a la nuit close, rapportant avec nous deux pauvres chiens, eventres
depuis la queue jusqu'a la tete. Il faisait juste un temps comme
celui-ci: froid et neigneux. Le comte se promenait de long en large
dans la salle, la tete penchee sur la poitrine et les mains derriere
le dos, comme un homme qui reflechit profondement. De temps en temps
il s'arretait pour regarder les hautes fenetres ou s'accumulait la
neige; moi, je me chauffais sous le manteau de la cheminee en pensant
a mes chiens, et je maudissais interieurement tous les sangliers du
Schwartz-Wald. Il y avait bien deux heures que tout le monde dormait
au Nideck, et l'on n'entendait plus rien que le bruit des grandes
bottes eperonnees du comte sur les dalles. Je me rappelle parfaitement
qu'un corbeau, sans doute chasse par un coup de vent, vint battre les
vitres de l'aile, en jetant un cri lugubre, et que tout un pan de
neige se detacha... De blanches qu'elles etaient, les fenetres
devinrent toutes noires de ce cote.--Ces details ont-ils du rapport
avec la maladie de ton maitre?

--Laisse-moi finir ... tu verras. A ce cri, le comte s'etait arrete,
les yeux fixes, les joues pales et la tete penchee en avant, comme un
chasseur qui entend venir la bete. Moi, je me chauffais toujours, et
je pensais: "Est-ce qu'il n'ira pas se coucher bientot?" Car, pour
dire la verite, je tombais de fatigue. Tout cela, Fritz, je le vois
... j'y suis!... A peine le corbeau avait-il jete son cri dans
l'abime, que la vieille horloge sonnait onze heures.--Au meme instant,
le comte tourne sur ses talons; il ecoute ... ses levres remuent; je
vois qu'il chancelle comme un homme ivre. Il etend les mains ... les
machoires serrees ... les yeux blancs. Moi, je lui crie: "Monseigneur,
qu'avez-vous?" Mais il se met a rire comme un fou, trebuche et tombe
sur les dalles, la face contre terre... Aussitot, j'appelle au
secours; les domestiques arrivent. Sebalt prend le comte par les
jambes, moi par les epaules, nous le transportons sur le lit qui se
trouve pres de la fenetre; et comme j'etais en train de couper sa
cravate avec mon couteau de chasse, car je croyais a une attaque
d'aploplexie, voila que la comtesse entre et se jette sur le corps du
comte, en poussant des cris si dechirants, que je frissonne encore
rien que d'y penser!"

Ici, Gedeon ota sa pipe, il la vida lentement sur le pommeau de sa
selle, et poursuivit d'un air melancolique:

"Depuis ce jour-la, Fritz, le diable s'est loge dans les murs de
Nideck, et parait ne plus vouloir en sortir. Tous les ans, a la meme
epoque, a la meme heure, les frissons prennent le comte. Son mal dure
de huit a quinze jours, pendant lesquels il jette des cris a vous
faire dresser les cheveux sur la tete! Puis il se remet lentement,
lentement. Il est faible, pale, il se traine de chaise en chaise, et,
si l'on fait le moindre bruit, si l'on remue, il se retourne.... Il a
peur de son ombre. La jeune comtesse, la plus douce des creatures qui
soit au monde, ne le quitte pas, mais lui ne peut la voir: "Va-t'en!
Va-t'en! crie-t-il les mains etendues. Oh! laisse-moi! laisse-moi!
n'ai-je pas assez souffert?". C'est horrible de l'entendre, et moi,
moi, qui l'accompagne de pres a la chasse ... qui sonne du cor
lorsqu'il frappe la bete ... moi, qui suis le premier de ses
serviteurs ... moi, qui me ferais casser la tete pour son service ...
eh bien, dans ces moments-la, je voudrais l'etrangler, tant c'est
abominable de voir comme il traite sa propre fille!"

Sperver, dont la rude physionomie avait pris une expression sinistre,
piqua des deux, et nous fimes un temps de galop.

J'etais devenu tout pensif. La cure d'une telle maladie me paraissait
fort douteuse, presque impossible.... C'etait evidemment une maladie
morale; pour la combattre, il aurait fallu remonter a sa cause
premiere, et cette cause se perdait sans doute dans le lointain de
l'existence.

Toutes ces pensees m'agitaient. Le recit du vieux piqueur, bien loin
de m'inspirer de la confiance, m'avait abattu: triste disposition
pour obtenir un succes! Il etait environ trois heures, lorsque nous
decouvrimes l'antique castel du Nideck, tout au bout de l'horizon.
Malgre la distance prodigieuse, on distinguait de hautes tourelles,
suspendues en forme de hotte aux angles de l'edifice. Ce n'etait
encore qu'un vague profil, se detachant a peine sur l'azur du ciel;
mais, insensiblement, les teintes rouges du granit des Vosges
apparurent.

En ce moment Sperver ralentit sa marche et s'ecria:

"Fritz, il faut arriver avant la nuit close... En avant!..."

Mais il eut beau eperonner, son cheval restait immobile, arc-boutant
ses jambes de devant avec horreur, herissant sa criniere, et lancant
de ses naseaux dilates deux jets de vapeur bleuatre.

"Qu'est-ce que cela? s'ecria Gedeon tout surpris... Ne vois-tu rien,
Fritz?... est-ce que..."

Il ne termina point sa phrase, et m'indiquant, a cinquante pas, au
revers de la cote, un etre accroupi dans la neige:

"La Peste-Noire!" fit-il d'un accent si trouble que j'en fus moi-meme
tout saisi.

Et suivant du regard la direction de son geste, j'apercus avec stupeur
une vieille femme, les jambes recoquillees entre les bras, et si
miserable, que ses coudes, couleur de brique, sortaient a travers ses
manches. Quelques meches de cheveux gris pendaient autour de son cou,
long, rouge et nu, comme celui d'un vautour.

Chose bizarre, un paquet de hardes reposait sur ses genoux, et ses
yeux hagards s'etendaient au loin sur la plaine neigeuse.

Sperver avait repris sa course a gauche, tracant un immense circuit
autour de la vieille. J'eus peine a le rejoindre.

"Ah ca, lui criai-je, que diable fais-tu? C'est une plaisanterie?

--Une plaisanterie! Non! non! Dieu me garde de plaisanter sur un
pareil sujet.... Je ne suis pas superstitieux ... mais cette rencontre
me fait peur."

Alors, tournant la tete, et voyant que la vieille ne bougeait pas,
et que son regard suivait toujours la meme direction, il parut se
rassurer un peu.

"Fritz, me dit-il d'un air solennel, tu es un savant, tu as etudie
bien des choses dont je ne connais pas la premiere lettre ... eh bien,
apprends de moi qu'on a toujours tort de rire de ce qu'on ne comprend
pas.... Ce n'est pas sans raison que j'appelle cette femme: la
Peste-Noire.... Dans tout le Schwartz-Wald elle n'a pas d'autre nom;
mais c'est ici, au Nideck, qu'elle le merite surtout!"

Et le brave homme poursuivit son chemin sans ajouter un mot.

"Voyons, Sperver, explique-toi plus clairement, lui dis-je, car je n'y
comprends rien.--Oui, c'est notre perte a tous, cette sorciere que tu
vois la-bas, c'est d'elle que vient tout le mal ... c'est elle qui tue
le comte!

--Comment est-ce possible? comment peut-elle exercer une semblable
influence?

--Que sais-je, moi? Ce qu'il y a de positif, c'est qu'au premier jour
du mal ... au moment ou le comte est saisi de son attaque ... vous
n'avez qu'a monter sur la tour des signaux, qu'a promener vos regards
sur la plaine, et vous decouvrez la Peste-Noire, comme une tache,
entre la foret de Tubingue et le Nideck. Elle est la, seule,
accroupie. Chaque jour elle se rapproche un peu, et les attaques du
comte deviennent plus terribles; on dirait qu'il l'entend venir!
Quelquefois, le premier jour, aux premiers frissons, il me dit:
"Gedeon ... elle vient!" Moi, je lui tiens le bras pour l'empecher
de trembler; mais il repete toujours en begayant ... les yeux
ecarquilles: "Elle vient! ho! ho! elle vient!..." Alors, je monte dans
la tour de Hugues; je regarde longtemps.... Tu sais, Fritz, que j'ai
de bons yeux. A la fin, dans les brumes lointaines, entre ciel et
terre, j'apercois un point noir. Le lendemain, le point noir est
plus gros: le comte de Nideck se couche en claquant des dents. Le
lendemain, on decouvre clairement la vieille, a deux portees de
carabine, dans la plaine: les attaques commencent, le comte crie!...
Le lendemain, la sorciere est au pied de la montagne ... alors le
comte a les machoires serrees comme un etau ... il ecume ... ses yeux
tournent.... Oh! la miserable!... Et dire que je l'ai eue vingt fois
au bout de ma carabine et que ce pauvre comte m'a empeche de lui
envoyer une balle, Il criait: "Non, Sperver, non, pas de sang!..."
Pauvre homme, menager celle qui le tue ... car elle le tue, Fritz....
Il n'a deja plus que la peau et les os!"

Mon brave ami Gedeon etait trop prevenu contre la vieille pour qu'il
me fut possible de le ramener au sens commun. D'ailleurs, quel homme
oserait tracer les limites du possible? chaque jour ne voit-il pas
etendre le champ de la realite! Ces influences occultes, ces rapports
mysterieux, ces affinites invisibles, tout ce monde magnetique que
les uns proclament avec toute l'ardeur de la foi, que les autres
contestent d'un air ironique, qui nous repond que demain il ne fera
pas explosion au milieu de nous? Il est si facile de faire du bon sens
avec l'ignorance universelle!

Je me bornai donc a prier Sperver de moderer sa colere et surtout de
bien se garder de faire feu sur la Peste-Noire, le prevenant que cela
lui porterait malheur.

"Bah! je m'en moque, dit-il, le pis qui puisse m'arriver, c'est d'etre
pendu.

--C'est deja beaucoup trop, pour un honnete homme.

--He! c'est une mort comme une autre. On suffoque, voila tout. J'aime
autant ca que de recevoir un coup de marteau sur la tete, comme dans
l'apoplexie, ou de ne pouvoir plus dormir, fumer, avaler, digerer,
eternuer, comme dans les autres maladies.

--Pauvre Gedeon, tu raisonnes bien mal pour une barbe grise.

--Barbe grise tant que tu voudras ... c'est ma maniere de voir....
J'ai toujours un canon de mon fusil charge a balle au service de la
sorciere; de temps en temps j'en renouvelle l'amorce, et si l'occasion
se presente..."

Il termina sa pensee par un geste expressif.

"Tu auras tort, Sperver, tu auras tort.... Je suis de l'avis du comte
de Nideck: "Pas de "sang!" Un grand poete a dit:--"Tous les "flots de
l'Ocean ne peuvent laver une goutte "de sang humain!"--Reflechis a
cela, camarade, et decharge ton fusil contre un sanglier a la premiere
occasion."

Ces paroles parurent faire impression sur l'esprit du vieux
braconnier, il baissa la tete et sa figure prit une expression
pensive.

Nous gravissions alors les pentes boisees qui separent le miserable
hameau de Tiefenbach du chateau du Nideck.

La nuit etait venue. Comme il arrive presque toujours apres une claire
et froide journee d'hiver, la neige recommencait a tomber, de larges
flocons venaient se fondre sur la criniere de nos chevaux qui
hennissaient doucement et doublaient le pas, excites sans doute par
l'approche du gite.

De temps en temps, Sperver regardait en arriere, avec une inquietude
visible, et moi-meme je n'etais pas exempt d'une certaine apprehension
indefinissable, en songeant a l'etrange description que le piqueur
m'avait faite de la maladie de son maitre.

D'ailleurs, l'esprit de l'homme s'harmonise avec la nature qui
l'entoure, et, pour mon compte, je ne sais rien de triste comme une
foret chargee de givre et secouee par la bise: les arbres ont un air
morne et petrifie qui fait mal a voir.

A mesure que nous avancions, les chenes devenaient plus rares,
quelques bouleaux, droits et blancs comme des colonnes de marbre,
apparaissaient de loin en loin, tranchant sur le verre sombre des
melezes, lorsque tout a coup, au sortir d'un fourre, le vieux burg
dressa brusquement devant nous sa haute niasse noire piquee de points
lumineux.

Sperver s'etait arrete en face d'une porte creusee en entonnoir entre
deux tours, et fermee par un grillage de fer.

"Nous y sommes!" s'ecria-t-il en se penchant sur le cou de son cheval.

Il saisit le pied de cerf, et le son clair d'une cloche retentit au
loin.

Apres quelques minutes d'attente, une lanterne apparut dans les
profondeurs de la voute, etoilant les tenebres, et nous montrant, dans
son aureole, un petit homme bossu, a barbe jaune, large des epaules,
et fourre comme un chat.

Vous eussiez dit, au milieu des grandes ombres, quelque gnome
traversant un reve des _Niebelungen._

Il s'avanca lentement et vint appliquer sa large figure plate contre
le grillage, ecarquillant les yeux et s'efforcant de nous voir dans la
nuit.

"Est-ce toi, Sperver? fit-il d'une voix enrouee.

--Ouvriras-tu, Knapwurst, s'ecria le piqueur.... Ne sens-tu pas qu'il
fait un froid de loup?

--Ah! je te reconnais, dit le petit homme. Oui ... oui ... c'est bien
toi.... Quand tu parles, on dirait que tu vas avaler les gens!"

La porte s'ouvrit, et le gnome, elevant vers moi sa lanterne avec
une grimace bizarre, me salua d'un: "_Wilkom, herr docter_ (soyez le
bien-venu, monsieur le docteur)", qui semblait vouloir dire: "Encore
un qui s'en ira comme les autres!" Puis il referma tranquillement
la grille, pendant que nous mettions pied a terre, et vint ensuite
prendre la bride de nos chevaux.


II

En suivant Sperver, qui montait l'escalier d'un pas rapide, je pus me
convaincre que le chateau du Nideck meritait sa reputation. C'etait
une veritable forteresse taillee dans le roc, ce qu'on appelait
chateau d'embuscade autrefois. Ses voutes, hautes et profondes,
repetaient au loin le bruit de nos pas, et l'air du dehors, penetrant
par les meurtrieres, faisait vaciller la flamme des torches engagees
de distance en distance dans les anneaux de la muraille.

Sperver connaissait tous les recoins de cette vaste demeure; il
tournait tantot a droite, tantot a gauche. Je le suivais hors
d'haleine. Enfin il s'arreta sur un large palier et me dit:

"Fritz, je vais te laisser un instant avec les gens du chateau, pour
aller prevenir la jeune comtesse Odile de ton arrivee.

--Bon! fais ce que tu jugeras necessaire.

--Tu trouveras la notre majordome, Tobie

Offenloch, un vieux soldat du regiment de Nideck; il a fait jadis la
campagne de France sous le comte.

--Tres-bien!

--Tu verras aussi sa femme, une Francaise, nommee Marie Lagoutte, qui
se pretend de bonne famille.

--Pourquoi pas?

--Oui; mais, entre nous, c'est tout bonnement une ancienne cantiniere
de la grande-armee. Elle nous a ramene Tobie Offenloch sur sa
charrette, avec une jambe de moins, et le pauvre homme l'a epousee par
reconnaissance ... tu comprends....

--Cela suffit.... Ouvre toujours.... Je gele..."

Et je voulus passer outre; mais Sperver, entete comme tout bon
Allemand, tenait a m'edifier sur le compte des personnages avec
lesquels j'allais me trouver en relation. Il poursuivit donc en me
retenant par les brandebourgs de ma rhingrave:

"De plus, tu trouveras Sebalt Kraft, le grand veneur, un garcon
triste, mais qui n'a pas son pareil pour sonner du cor; Karl Trumpf;
le sommelier, Christian Becker; enfin, tout notre monde, a moins
qu'ils ne soient deja couches!"

La-dessus, Sperver poussa la porte, et je restai tout ebahi sur le
seuil d'une salle haute et sombre: la salle des anciens gardes du
Nideck.

Au premier abord, je remarquai trois fenetres au fond, dominant le
precipice. A droite, une sorte de buffet en vieux chene bruni par le
temps; sur le buffet un tonneau, des verres, des bouteilles. A
gauche, une cheminee gothique a large manteau, empourpree par un feu
splendide, et decoree, sur chaque face, de sculptures representant les
differents episodes d'une chasse au sanglier au moyen age; enfin, au
milieu de la salle, une longue table, et sur la table une lanterne
gigantesque, eclairant une douzaine de canettes a couvercle d'etain.

Je vis tout cela d'un coup d'oeil, mais ce qui me frappa le plus, ce
furent les personnages.

Je reconnus d'abord le majordome a sa jambe de bois: un petit homme,
gros, court, replet, le teint colore, le ventre tombant sur les
cuisses, le nez rouge et mamelonne comme une framboise mure; il
portait une enorme perruque couleur de chanvre, formant bourrelet sur
la nuque, un habit de peluche vert-pomme, a boutons d'acier larges
comme des ecus de six livres; la culotte de velours, les bas de soie,
et les souliers a boucles d'argent. Il etait en train de tourner le
robinet du tonneau; un air de jubilation inexprimable epanouissait sa
face rubiconde, et ses yeux, a fleur de tete, brillaient de profil
comme des verres de montre.

Sa femme, la digne Marie Lagoutte, vetue d'une robe de stoff a grands
ramages, la figure longue et jaune comme un vieux cuir de Cordoue,
jouait aux cartes avec deux serviteurs, gravement assis dans des
fauteuils a dossier droit. De petites chevilles fendues pincaient
l'organe olfactif de la vieille et celui d'un autre joueur, tandis que
le troisieme clignait de l'oeil d'un air malin et paraissait jouir de
les voir courbes sous cette espece de fourches caudines.

"Combien de cartes? demandait-il.

--Deux, repondait la vieille.

--Et toi, Christian?

--Deux....

--Ha! ha!... Je vous tiens!... Coupez le roi! coupez l'as!... Et
celle-ci, et celle-la.... Ha! ha! ha! Encore une cheville, la mere! Ca
vous apprendra, une fois de plus, a nous vanter les jeux de France!

--Monsieur Christian, vous n'avez pas d'egards pour le beau sexe.

--Au jeu de cartes, on ne doit d'egards a personne.

--Mais vous voyez bien qu'il n'y a plus de place!

--Bah! bah! avec un nez comme le votre, il y a toujours de la
ressource."

En ce moment Sperver s'ecria: "Camarades, me voici!

--He! Gedeon... Deja de retour?"

Marie Lagoutte secoua bien vite ses nombreuses chevilles. Le gros
majordome vida son verre.... Tout le monde se tourna de notre cote.

"Et Monseigneur va-t-il mieux?

--Heu! fit le majordome en allongeant la levre inferieure, heu!

--C'est toujours la meme chose?

--A peu pres, dit Marie Lagoutte, qui ne me quittait pas de l'oeil."

Sperver s'en apercut.

"Je vous presente mon fils: le docteur Fritz, du Schwartz-Wald, dit-il
fierement. Ah! tout va changer ici, maitre Tobie. Maintenant que
Fritz est arrive, il faut que cette maudite migraine s'en aille.
Si l'on m'avait ecoute plus tot.... Enfin, il vaut mieux tard que
jamais."

Marie Lagoutte m'observait toujours. Cet examen parut la satisfaire,
car, s'adressant au majordome:

"Allons donc, monsieur Offenloch ...; allons donc, s'ecria-t-elle,
remuez-vous.... Presentez un siege a monsieur le docteur... Vous
restez la, bouche beante comme une carpe.... Ah! monsieur ... ces
Allemands...."

Et la bonne femme, se levant comme un ressort, accourut me debarrasser
de mon manteau.

"Permettez, monsieur....

--Vous etes trop bonne, ma chere dame.

--Donnez, donnez toujours.... Il fait un temps... Ah! monsieur, quel
pays!...

--Ainsi, Monseigneur ne va ni mieux ni plus mal, reprit Sperver en
secouant son bonnet couvert de neige ... nous arrivons a temps... He!
Kasper! Kasper!..."

Un petit homme, plus haut d'une epaule que de l'autre, et la figure
saupoudree d'un milliard de taches de rousseur, sortit de la cheminee:

"Me voici!

--Bon! tu vas faire preparer pour monsieur le docteur la chambre qui
se trouve au bout de la grande galerie, la chambre de Hugues ... tu
sais?

--Oui, Sperver, tout de suite.

--Un instant. Tu prendras, en passant, la valise du docteur ...
Knapwurst te la remettra. Quant au souper....

--Soyez tranquille, je m'en charge.

--Tres-bien, je compte sur toi."

Le petit homme sortit, et Gedeon, apres s'etre debarrasse de sa
pelisse, nous quitta pour aller prevenir la jeune comtesse de mon
arrivee.

J'etais vraiment confus de l'empressement de Marie Lagoutte.

"Otez-vous donc de la, Sebalt, disait-elle au grand veneur, vous vous
etes assez roti, j'espere, depuis ce matin. Asseyez-vous pres du feu,
monsieur le docteur, vous devez avoir froid aux pieds. Allongez vos
jambes.... C'est cela."

Puis, me presentant sa tabatiere:

"En usez-vous?

--Non, ma chere dame, merci.

--Vous avez tort, dit-elle en se bourrant le nez de tabac, vous avez
tort: c'est le charme de l'existence."

Elle remit sa tabatiere dans la poche de son tablier, et reprit apres
quelques instants:

"Vous arrivez a propos: Monseigneur a eu hier sa deuxieme attaque, une
attaque furieuse, n'est-ce pas, monsieur Offenloch?

--Furieuse est le mot, fit gravement le majordome.

--Ce n'est pas etonnant, reprit-elle, quand un homme ne se nourrit
pas; car il ne se nourrit pas, monsieur. Figurez-vous que je l'ai vu
passer deux jours sans prendre un bouillon.

--Et sans boire un verre de vin," ajouta le majordome, en croisant ses
petites mains repletes sur sa bedaine.

Je crus devoir hocher la tete pour temoigner ma surprise.

Aussitot, maitre Tobie Offenloch vint s'asseoir a ma droite et me dit:

"Monsieur le docteur, croyez-moi, ordonnez-lui une bouteille de
markobruenner par jour.

--Et une aile de volaille a chaque repas, interrompit Marie Lagoutte.
Le pauvre homme est maigre a faire peur.

--Nous avons du markobruenner de soixante ans, reprit le majordome, et
du johannisberg de l'an XI, car les Francais ne l'ont pas tout bu,
comme le pretend Madame Offenloch. Vous pourriez aussi lui ordonner
de boire de temps en temps un bon coup de johannisberg: il n'y a rien
comme ce vin-la, pour remettre un homme sur pied.

--Dans le temps, dit le grand veneur d'un air melancolique, dans le
temps, Monseigneur faisait deux grandes chasses par semaine: il se
portait bien; depuis qu'il n'en fait plus, il est malade.

--C'est tout simple, observa Marie Lagoutte, le grand air ouvre
l'appetit. Monsieur le docteur devrait lui ordonner trois grandes
chasses par semaine, pour rattraper le temps perdu.

--Deux suffiraient, reprit gravement le veneur, deux suffiraient. Il
faut aussi que les chiens se reposent; les chiens sont des creatures
du bon Dieu comme les hommes."

Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels j'entendis le
vent fouetter les vitres et s'engouffrer dans les meurtrieres avec des
sifflements lugubres.

Sebalt avait mis sa jambe droite sur sa jambe gauche, et, le coude sur
le genou, le menton dans la main, il regardait le feu avec un air de
tristesse inexprimable. Marie Lagoutte, apres avoir pris une
nouvelle prise, arrangeait son tabac dans sa tabatiere, et moi, je
reflechissais a l'etrange infirmite qui nous porte a nous poursuivre
reciproquement de nos conseils.

En ce moment, le majordome se leva.

"Monsieur le docteur boira bien un verre de vin? dit-il en s'appuyant
au dos de mon fauteuil.

--Je vous remercie, je ne bois jamais avant d'aller voir un malade.

--Quoi! pas meme un petit verre de vin?

--Pas meme un petit verre de vin."

Il ouvrit de grands yeux et regarda sa femme d'un air tout surpris.

"Monsieur le docteur a raison, dit-elle, je suis comme lui ... j'aime
mieux boire en mangeant ... et prendre un verre de cognac apres ...
dans mon pays, les dames prennent leur cognac.... C'est plus distingue
que le kirsch!"

Marie Lagoutte terminait a peine ces explications, lorsque Sperver
entr'ouvrit la porte et me fit signe de le suivre.

Je saluai l'honorable compagnie, et, comme j'entrais dans le couloir,
j'entendis la femme du majordome dire a son mari:

"Il est tres-bien, ce jeune homme, ca ferait un beau carabinier!"

Sperver paraissait inquiet; il ne disait rien; j'etais moi-meme tout
pensif.

Quelques pas sous les voutes tenebreuses du Nideck effacerent
completement de mon esprit les figures grotesques de maitre Tobie et
de Marie Lagoulte: pauvres petits etres inoffensifs, vivant, comme
l'ornithomyse, sous l'aile puissante du vautour.

Bientot, Gedeon m'ouvrit une piece somptueuse, tendue de velours
violet pavillonne d'or. Une lampe de bronze, posee sur le coin de
la cheminee et recouverte d'un globe de cristal depoli, l'eclairait
vaguement. D'epaisses fourrures amortissaient le bruit de nos pas: on
eut dit l'asile du silence et de la meditation.

En entrant, Sperver souleva un flot de sourdes draperies qui voilaient
une fenetre en ogive. Je le vis plonger son regard dans l'abime et je
compris sa pensee: il regardait si la sorciere etait toujours la-bas,
accroupie dans la neige, au milieu de la plaine; mais il ne vit rien,
car la nuit etait profonde.

Moi, j'avais fait quelques pas, et je distinguais, au pale rayonnement
de la lampe, une blanche et frele creature, assise dans un fauteuil de
forme gothique, non loin du malade: c'etait Odile de Nideck. Sa longue
robe de soie noire, son attitude reveuse et resignee, la distinction
ideale de ses traits, rappelaient ces creations mystiques du moyen
age, que l'art moderne abandonne sans reussir a les faire oublier.

Que se passa-t-il dans mon ame a la vue de cette blanche statue? Je
l'ignore. Il y eut quelque chose de religieux dans mon emotion. Une
musique interieure me rappela les vieilles ballades de ma premiere
enfance, ces chants pieux que les bonnes nourrices du Schwartz-Wald
fredonnent pour endormir nos premieres tristesses.

A mon approche, Odile s'etait levee.

"Soyez le bienvenu, Monsieur le docteur, me dit-elle avec une
simplicite touchante; puis m'indiquant du geste l'alcove ou reposait
le comte: Mon pere est la."

Je m'inclinai profondement, et sans repondre, tant j'etais emu, je
m'approchai de la couche du malade.

Sperver, debout a la tete du lit, elevait d'une main la lampe, tenant
de l'autre son large bonnet de fourrure. Odile etait a ma gauche. La
lumiere, tamisee par le verre depoli, tombait doucement sur la figure
du comte.

Des le premier instant, je fus saisi de l'etrange physionomie du
seigneur du Nideck, et, malgre toute l'admiration respectueuse que
venait de m'inspirer sa fille, je ne pus m'empecher de me dire: "C'est
un vieux loup!"

En effet, cette tete grise a cheveux ras, renflee derriere les
oreilles d'une facon prodigieuse, et singulierement allongee par
la face; l'etroitesse du front au sommet, sa largeur a la base; la
disposition des paupieres, terminees en pointe a la racine du nez,
bordees de noir et couvrant imparfaitement le globe de l'oeil, terne
et froid; la barbe courte et drue s'epanouissant autour des machoires
osseuses: tout dans cet homme me fit fremir, et des idees bizarres sur
les affinites animales me traverserent l'esprit.

Je dominai mon emotion et je pris le bras du malade.... Il etait sec,
nerveux; la main petite et ferme.

Au point de vue medical, je constatai un pouls dur, frequent, febrile,
une exasperation touchant au tetanos.

Que faire?

Je reflechissais; d'un cote, la jeune comtesse anxieuse; de l'autre,
Sperver, cherchant a lire dans mes yeux ce que je pensais, attentif,
epiant mes moindres gestes ... m'imposaient une contrainte penible.
Cependant je reconnus qu'il n'y avait rien de serieux a entreprendre.

Je laissai le bras, j'ecoutai la respiration. De temps en temps une
espece de sanglot soulevait la poitrine du malade, puis le mouvement
reprenait son cours ... s'accelerait ... et devenait haletant.... Le
cauchemar oppressait evidemment cet homme.... Epilepsie ou tetanos,
qu'importe?... Mais la cause ... la cause ... voila ce qu'il m'aurait
fallu connaitre et ce qui m'echappait.

Je me retournai tout pensif.

"Que faut-il esperer, Monsieur? me demanda la jeune fille.

--La crise d'hier touche a sa fin, Madame ... il s'agirait de prevenir
une nouvelle attaque.

--Est-ce possible, Monsieur le docteur?"

J'allais repondre par quelque generalite scientifique, n'osant me
prononcer d'une maniere positive, quand les sons lointains de la
cloche du Nideck frapperent nos oreilles.

"Des etrangers!" dit Sperver,

Il y eut un instant de silence.

"Allez voir! dit Odile, dont le front s'etait legerement assombri....
Mon Dieu! comment exercer les devoirs de l'hospitalite dans de telles
circonstances?... C'est impossible!"

Presque aussitot la porte s'ouvrit; une tete blonde et rose parut dans
l'ombre et dit a voix basse:

"Monsieur le baron de Zimmer-Blouderic, accompagne d'un ecuyer,
demande asile au Nideck.... Il s'est egare dans la montagne....

--C'est bien, Gretchen, repondit la jeune comtesse avec douceur. Allez
prevenir le majordome de recevoir Monsieur le baron de Zimmer....
Qu'il lui dise bien que le comte est malade, et que cela seul
l'empeche de faire lui-meme les honneurs de sa maison. Qu'on eveille
nos gens pour le service, et que tout soit fait comme il convient."

Rien ne saurait exprimer la noble simplicite de la jeune chatelaine
en donnant ces ordres. Si la distinction semble hereditaire dans
certaines familles, c'est que l'accomplissement des devoirs de
l'opulence eleve l'ame.

Tout en admirant la grace, la douceur du regard, la distinction
d'Odile du Nideck, son profil d'un fini de details, d'une purete de
lignes qu'on ne rencontre que dans les spheres aristocratiques....
ces idees me passaient par l'esprit, et je cherchais en vain rien de
comparable dans mes souvenirs.

"Allez, Gretchen, dit la jeune comtesse, depechez-vous.

--Oui, Madame."

La suivante s'eloigna, et je restai quelques secondes encore sous le
charme de mes impressions.

Odile s'etait retournee.

"Vous le voyez, Monsieur, dit-elle avec un melancolique sourire, on
ne peut rester a sa douleur; il faut sans cesse se partager entre ses
affections et le monde.

--C'est vrai, Madame, repondis-je, les ames d'elite appartiennent a
toutes les infortunes: le voyageur egare, le malade, le pauvre sans
pain, chacun a le droit d'en reclamer sa part, car Dieu les a faites
comme ses etoiles, pour le bonheur de tous!"

Odile baissa ses longues paupieres, et Sperver me serra doucement la
main.

Au bout d'un instant, elle reprit: "Ah! Monsieur, si vous sauvez mon
pere!...

--Ainsi que j'ai eu l'honneur devons le dire, Madame, la crise est
finie. Il faut en empecher le retour.

--L'esperez-vous?

--Avec l'aide de Dieu, sans doute, Madame, ce n'est pas impossible. Je
vais y reflechir."

Odile, tout emue, m'accompagna jusqu'a la porte. Sperver et moi
nous traversames l'antichambre, ou quelques serviteurs veillaient,
attendant les ordres de leur maitresse. Nous venions d'entrer dans le
corridor, lorsque Gedeon, qui marchait le premier, se retourna tout a
coup, et me placant ses deux mains sur les epaules:

"Voyons, Fritz, dit-il en me regardant dans le blanc des yeux, je suis
un homme, moi, tu peux tout me dire: qu'en penses-tu?

--Il n'y a rien a craindre pour cette nuit.

--Bon, je sais cela, tu l'as dit a la comtesse; mais, demain?

--Demain?

--Oui, ne tourne pas la tete. A supposer que tu ne puisses pas
empecher l'attaque de revenir, la, franchement, Fritz, penses-tu qu'il
en meure?

--C'est possible, mais je ne le crois pas,

--Eh! s'ecria le brave homme en sautant de joie, si tu ne le crois
pas, c'est que tu en es sur!"

Et me prenant bras dessus, bras dessous, il m'entraina dans
la galerie. Nous y mettions a peine le pied, que le baron de
Zimmer-Blouderic et son ecuyer nous apparurent, precedes de Sebalt
portant une torche allumee. Ils se rendaient a leur appartement, et
ces deux personnages, le manteau jete sur l'epaule, les bottes molles
a la hongroise montant jusqu'aux genoux, la taille serree dans de
longues tuniques vert-pistache a brandebourgs et torsades soie et or,
le kolbac d'ourson enfonce sur la tete, le couteau de chasse a la
ceinture, avaient quelque chose d'etrangement pittoresque a la lueur
blanche de la resine.

"Tiens, dit Sperver, si je ne me trompe, ce sont nos gens de Tubingue.
Ils nous ont suivis de pres.

--Tu ne te trompes pas: ce sont bien eux. Je reconnais le plus jeune a
sa taille elancee; il a le profil d'aigle et porte les moustaches a la
Wallenstein."

Ils disparurent dans une travee laterale.

Gedeon prit une torche a la muraille et me guida dans un dedale de
corridors, de couloirs, de voutes hautes, basses, en ogive, en plein
cintre, que sais-je? cela n'en finissait plus.

"Voici la salle des margraves, disait-il, voici la salle des portraits
... la chapelle, ou l'on ne dit plus la messe depuis que Ludwig le
Chauve s'est fait protestant.... Voici la salle d'armes...."

Toutes choses qui m'interessaient mediocrement.

Apres etre arrives tout en haut, il nous fallut redescendre une
enfilade de marches. Enfin, grace au ciel, nous arrivames devant une
petite porte massive. Sperver sortit une enorme clef de sa poche, et,
me remettant la torche:

"Prends-garde a la lumiere, dit-il. Attention!"

En meme temps il poussa la porte, et l'air froid du dehors entra dans
le couloir. La flamme se prit a tourbillonner, envoyant des etincelles
en tous sens. Je me crus devant un gouffre et je reculai avec effroi.

"Ah! ah! ah! s'ecria le piqueur, ouvrant sa grande bouche jusqu'aux
oreilles, on dirait que tu as peur, Fritz!... Avance donc.... Ne
crains rien.... Nous sommes sur la courtine qui va du chateau a la
vieille tour."

Et le brave homme sortit pour me donner l'exemple.

La neige encombrait cette plate-forme a balustrade de granit; le vent
la balayait avec des sifflements immenses. Qui eut vu de la plaine
notre torche echevelee eut pu se dire: "Que font-ils donc la-haut ...
dans les nuages!... Pourquoi se promenent-ils a cette heure?"

"La vieille sorciere nous regarde peut-etre," pensai-je en moi-meme,
et cette idee me donna le frisson. Je serrai les plis de ma rhingrave,
et la main sur mon feutre, je me mis a courir derriere Sperver. Il
elevait la lumiere pour m'indiquer la route et marchait a grands pas.

Nous entrames precipitamment dans la tour, puis dans la chambre de
Hugues. Une flamme vive nous salua de ses petillements joyeux: quel
bonheur de se retrouver a l'abri d'epaisses murailles!

J'avais fait halte, tandis que Sperver refermait la porte, et,
contemplant cette antique demeure, je m'ecriai:

"Dieu soit loue! Nous allons donc pouvoir nous reposer.

--Devant une bonne table, ajouta Gedeon. Contemple-moi ca, plutot que
de rester le nez en l'air: un cuisseau de chevreuil, deux gelinottes,
un brochet, le dos bleu, la machoire garnie de persil. Viandes froides
et vins chauds ... j'aime ca. Je suis content de Kasper; il a bien
compris mes ordres."

Il disait vrai, ce brave Gedeon: "Viandes froides et vins chauds,"
car, devant la flamme, une magnifique rangee de bouteilles subissaient
l'influence delicieuse de la chaleur.

A cet aspect, je sentis s'eveiller en moi une veritable faim canine;
mais Sperver, qui se connaissait en confortable, me dit:

"Fritz, ne nous pressons pas, nous avons le temps; mettons-nous a
l'aise; les gelinottes ne veulent pas s'envoler. D'abord, tes bottes
doivent te faire mal; quand on a galope huit heures consecutivement,
il est bon de changer de chaussure.... C'est mon principe.... Voyons,
assieds-toi, mets ta botte entre mes jambes.... Bien ... je
la tiens...--En voila une!...--Passons a l'autre.... C'est
cela!...--Fourre tes pieds dans ces sabots, ote ta rhingrave,
jette-moi cette houppelande sur ton dos.... A la bonne heure!"

Il en fit autant, puis d'une voix de stentor: "Maintenant, Fritz,
s'ecria-t-il, a table! Travaille de ton cote, moi du mien, et surtout
rappelle-toi le vieux proverbe allemand:--"Si "c'est le Diable qui a
fait la soif, a coup sur "c'est le Seigneur Dieu qui a fait le vin!"


III

Nous mangions avec ce bienheureux entrain que procurent dix heures de
course a travers les neiges du Schwartz-Wald.

Sperver, attaquant tour a tour le gigot de chevreuil, les gelinottes
et le brochet, murmurait la bouche pleine:

"Nous avons des bois! nous avons de hautes bruyeres! nous avons des
etangs!"

Puis il se penchait au dos de son fauteuil, et saisissant au hasard
une bouteille, il ajoutait:

"Nous avons aussi des coteaux ... verts au printemps, et pourpres en
automne!...--A ta sante, Fritz!

--A la tienne, Gedeon!"

C'etait merveille de nous voir.... Nous nous admirions l'un l'autre.

La flamme petillait, les fourchettes cliquetaient, les machoires
galopaient, les bouteilles gloussaient, les verres tintaient, et,
dehors, le vent des nuits d'hiver, le grand vent de la montagne,
chantait son hymne funebre, cet hymne etrange, desole, qu'il chante
lorsque les escadrons de nuages fondent les uns sur les autres, se
chargent, s'engloutissent, et que la lune pale regarde l'eternelle
bataille!

Cependant notre appetit se calmait. Sperver avait rempli le viedercome
d'un vieux vin de Bremberg, la mousse frissonnait sur ses larges bords
... il me le presenta en s'ecriant:

"Au retablissement du seigneur Yeri-Hans de Nideck.... Bois jusqu'a la
derniere goutte, Fritz, afin que Dieu nous entende!"

Ce qui fut fait.

Puis il le remplit de nouveau, et repetant d'une voix retentissante:

"Au retablissement du haut et puissant seigneur Yeri-Hans de Nideck
mon maitre!"

Il le vida gravement a son tour.

Alors, une satisfaction profonde envahit notre etre, et nous fumes
heureux de nous sentir au monde.

Je me renversai dans mon fauteuil, le nez en l'air, les bras pendants,
et me mis a contempler ma residence.

C'etait une voute basse, taillee dans le roc vif, un veritable four
d'une seule piece, atteignant au plus douze pieds au sommet de son
cintre; tout au fond, j'apercus une sorte de grande niche, ou se
trouvait mon lit; un lit a raz de terre, ayant, je crois, une peau
d'ours pour couverture; et au fond de cette grande niche, une autre
plus petite, ornee d'une statuette de la Vierge, taillee dans le meme
bloc de granit et couronnee d'une touffe d'herbes fanees.

"Tu regardes ta chambre, dit Sperver. Parbleu! ce n'est pas grandiose,
ca ne vaut pas les appartements du chateau. Nous sommes ici dans la
tour de Hugues; c'est vieux comme la montagne, Fritz: ca remonte
au temps de Karl le Grand. Dans ce temps-la, vois-tu, les gens ne
savaient pas encore batir des voutes hautes, larges, rondes ou
pointues, ils creusaient dans la pierre.

--C'est egal, tu m'as fourre la dans un singulier trou, Gedeon.

--Il ne faut pas t'y tromper, Fritz: c'est la salle d'honneur. On
loge ici les amis du comte, lorsqu'il en arrive, tu comprends.... La
vieille tour de Hugues, c'est ce qu'il y a de mieux!

--Qui cela, Hugues?

--Eh! Hugues-le-Loup?

--Comment, Hugues-le-Loup?

--Sans doute, le chef de la race des Nideck ... un rude gaillard, je
t'en reponds!--Il est venu s'etablir ici avec une vingtaine de reiters
et de trabans de sa troupe. Ils ont grimpe sur ce rocher, le plus haut
de la montagne.... Tu verras ca demain. Ils ont bati cette tour, et
puis, ma foi! ils ont dit: "Nous sommes les maitres! Malheur a ceux
qui voudront passer sans payer rancon ... nous tombons dessus comme
des loups ... nous leur mangeons la laine sur le dos ... et si le
cuir suit la laine ... tant mieux! D'ici, nous verrons de loin: nous
verrons les defiles du Rheethal, de la Steinbach, de la Roche-Plate,
de toute la ligne du Schwartz-Wald.... Gare aux marchands!" Et ils
l'ont fait, les gaillards, comme ils l'avaient dit. Huges-le-Loup
etait leur chef. C'est Knapwurst qui m'a conte ca, le soir, a la
veillee!

--Knapwurst?

--Le petit bossu ... tu sais bien ... qui nous a ouvert la grille....
Un drole de corps, Fritz ... toujours niche dans la bibliotheque.

--Ah! vous avez un savant au Nideck?

--Oui; le gueux!... au lieu de rester dans sa loge, il est toute la
sainte journee a secouer la poussiere des vieux parchemins de la
famille.... Il va et vient sur les rayons de la bibliotheque.... On
dirait un gros rat.... Ce Knapwurst connait toute notre histoire mieux
que nous-memes.... C'est lui qui t'en debiterait, Fritz.... Il appelle
ca des chroniques!... ha! ha! ha!"

Et Sperver, egaye par le vieux vin, se mit a rire quelques instants
sans trop savoir pourquoi.

"Ainsi, Gedeon, repris-je, cette tour s'appelle la tour de Hugues ...
de Hugues-le-Loup?

--Je te l'ai deja dit, que diable!... ca t'etonne?

--Non!

--Mais si, je le vois dans ta figure, tu reves a quelque chose.... A
quoi reves-tu?

--Mon Dieu ... ce n'est pas le nom de cette tour qui m'etonne; ce qui
me fait reflechir ... c'est que toi, vieux braconnier, toi, qui des
ton enfance n'as vu que la fleche des sapins, les cimes neigneuses du
Wald-Horn ... les gorges du Rheethal ... toi qui n'as fait, durant
toute ta jeunesse, que narguer les gardes du comte de Nideck ...
courir les sentiers du Schwartz-Wald ... battre les broussailles ...
aspirer le grand air ... le plein soleil ... la vie libre des bois
... je te retrouve ici, au bout de seize ans, dans ce boyau de granit
rouge. Voila ce qui m'etonne ... ce que je ne puis comprendre....
Voyons, Sperver, allume ta pipe et raconte-moi comment la chose s'est
faite."

L'ancien braconnier tira de sa veste de cuir un bout de pipe noir; il
le bourra lentement, recueillit dans le creux de sa main un charbon
qu'il placa sur son _brule-gueule;_ puis, le nez en l'air, les yeux
fixes au hasard, il repondit d'un air pensif:

"Les vieux faucons, les vieux gerfauts, et les vieux eperviers, apres
avoir longtemps battu la plaine, finissent par se nicher dans le trou
d'un rocher!--Oui, c'est vrai ... j'ai aime le grand air ... et je
l'aime encore; mais, au lieu de me percher sur une haute branche, le
soir, et d'etre ballotte par le vent ... j'aime a rentrer maintenant
dans ma caverne ... a boire un bon coup ... a dechiqueter
tranquillement un coq de bruyere, et a secher mes plumes devant un bon
feu. Le comte de Nideck ne meprise pas Sperver, le vieux faucon, le
veritable homme des bois. Un soir, il m'a rencontre au clair de lune
et m'a dit: "Camarade qui chasse tout seul, viens chasser avec moi! Tu
as bon bec, bonne griffe. Eh bien! chasse, puisque c'est ta nature;
mais chasse par ma permission, car, moi, je suis l'aigle de la
montagne, je m'appelle Nideck!"

Sperver se tut quelques instants, puis il reprit:

"Ma foi! ca me convenait. Je chasse toujours, comme autrefois, et je
bois tranquillement avec un ami ma bouteille de rudesheim, ou de...."

En ce moment, une secousse ebranla la porte. Sperver s'interrompit et
preta l'oreille.

"C'est un coup de vent, lui dis-je.

--Non, c'est autre chose. N'entends-tu pas la griffe qui racle?...
C'est un chien echappe. Ouvre, Lieverle! ouvre, Blitz!" s'ecria le
brave homme en se levant; mais il n'avait pas fait deux pas, qu'un
danois formidable s'elancait dans la tour, et venait lui poser ses
pattes sur les epaules, lui lechant, de sa grande langue rose, la
barbe et les joues, avec de petits cris de joie attendrissants.

Sperver lui avait passe le bras sur le cou et, se tournant vers moi:

"Fritz, disait-il, quel homme pourrait m'aimer ainsi?... Regarde-moi
cette tete, ces yeux, ces dents."

Il lui retroussait les levres et me faisait admirer des crocs a
dechirer un buffle. Puis le repoussant avec effort, car le chien
redoublait ses caresses:

"Laisse-moi, Lieverle; je sais bien que tu m'aimes. Parbleu! qui
m'aimerait, si tu ne m'aimais, toi?"

Et Gedeon alla fermer la porte,

Je n'avais jamais vu de bete aussi terrible que ce Lieverle; sa taille
atteignait deux pieds et demi. C'etait un formidable chien d'attaque,
au front large, aplati, a la peau fine; un tissu de nerfs et de
muscles entrelaces; l'oeil vif, la patte allongee; mince de taille,
large du corsage, des epaules et des reins ... mais sans odorat.
Donnez le nez du basset a de telles betes, le gibier n'existe plus!

Sperver etant revenu s'asseoir, passait la main sur la tete de son
Lieverle avec orgueil, et m'en enumerait les qualites gravement.

Lieverle semblait le comprendre.

"Vois-tu, Fritz, ce chien-la vous etrangle un loup d'un coup de
machoire. C'est ce qu'on appelle une bete parfaite sous le rapport
du courage et de la force. Il n'a pas cinq ans, il est dans toute sa
vigueur. Je n'ai pas besoin de te dire qu'il est dresse au sanglier.
Chaque fois que nous rencontrons une bande, j'ai peur pour mon
Lieverle: il a l'attaque trop franche, il arrive droit comme une
fleche. Aussi, gare les coups de boutoir ... j'en fremis! Couche-toi
la, Lieverle, cria le piqueur, couche-toi sur le dos."

Le chien obeit, etalant a nos yeux ses flancs couleur de chair.

"Regarde, Fritz, cette raie blanche, sans poil, qui prend sous la
cuisse et qui va jusqu'a la poitrine: c'est un sanglier qui lui a fait
ca! Pauvre bete!... il ne lachait pas l'oreille ... nous suivions la
piste au sang. J'arrive le premier. En voyant mon Lieverle, je jette
un cri, je saute a terre, je l'empoigne a bras le corps ... je le
roule dans mon manteau et j'arrive ici ... J'etais hors de moi:..
Heureusement, les boyaux n'etaient pas attaques. Je lui recouds le
ventre. Ah! diable! il hurlait!... il souffrait!... mais, au bout de
trois jours, il se lechait deja: un chien qui se leche est sauve!
Hein, Lieverle, tu te le rappelles? Aussi, nous nous aimons ... nous
deux!"

J'etais vraiment attendri de l'affection de l'homme pour ce chien, et
du chien pour cet homme; ils se regardaient l'un l'autre jusqu'au fond
de l'ame.... Le chien agitait sa queue, l'homme avait des larmes dans
les yeux,

Sperver reprit:

"Quelle force!... Vois-tu, Fritz, il a casse sa corde pour venir me
voir ... une corde a six brins; il a trouve ma trace! Tiens, Lieverle,
attrape!"

Et il lui lanca le reste du cuisseau de chevreuil. Les machoires
du chien, en le happant, firent un bruit terrible, et Sperver, me
regardant avec un sourire etrange, me dit:

"Fritz, s'il te tenait par le fond des culottes, tu n'irais pas loin!

--Moi comme un autre, parbleu!"

Le chien alla s'etendre sous le manteau de la cheminee, allongeant sa
grande echine maigre, le gigot entre ses pattes de devant.... Il se
mit a le dechirer par lambeaux. Sperver le regardait du coin de l'oeil
avec satisfaction. L'os se broyait sous la dent: Lieverle aimait la
moelle!

"He! fit le vieux braconnier, si l'on te chargeait d'aller lui
reprendre son os, que dirais-tu?

--Diable! ce serait une mission delicate."

Alors nous nous mimes a rire de bon coeur. Et Sperver, etendu dans
son grand fauteuil de cuir roux, le bras gauche tendu par-dessus le
dossier, l'une de ses jambes sur un escabeau, l'autre en face d'une
buche qui pleurait dans lu flamme, lanca de grandes spirales de fumee
bleuatre vers la voute.

Moi, je regardais toujours le chien, quand, me rappelant tout a coup
notre entretien interrompu:

"Ecoute, Sperver, repris-je, tu ne m'as pas tout dit. Si tu as quitte
la montagne pour le chateau, c'est a cause de la mort de Gertrude, ta
brave et digne femme."

Gedeon fronca le sourcil; une larme voila son regard; il se redressa,
et, secouant la cendre de sa pipe sur l'ongle du pouce:

"Eh bien! oui, dit-il, c'est vrai; ma femme est morte!... Voila ce
qui m'a chasse des bois.... Je ne pouvais revoir le vallon de la
Roche-Creuse, sans grincer des dents.... J'ai deploye mon aile de ce
cote; je chasse moins dans les broussailles, mais je vois de plus haut
... et quand, par hasard, la meute tourne la-bas ... je laisse tout
aller au diable ... je rebrousse chemin ... je tache de penser a autre
chose."

Sperver etait devenu sombre. La tete penchee vers les larges dalles,
il restait morne; je me repentais d'avoir reveille en lui de tristes
souvenirs. Puis, songeant a la Peste-Noire accroupie dans la neige, je
me sentais frissonner.

Etrange impression! un mot, un seul, nous avait jete dans une serie
de reflexions melancoliques. Tout un monde de souvenirs se trouvait
evoque par hasard.

Je ne sais depuis combien de temps durait notre silence, quand un
grondement sourd, terrible, comme le bruit lointain d'un orage, nous
fit tressaillir.

Nous regardames le chien. Il tenait toujours son os a demi ronge entre
ses pattes de devant; mais, la tete haute, l'oreille droite, l'oeil
etincelant, il ecoutait ... il ecoutait dans le silence, et le frisson
de la colere courait le long de ses reins.

Sperver et moi, nous nous regardames tout pales ... pas un bruit,
pas un soupir ... au dehors, le vent s'etait calme. Rien, excepte ce
grondement sourd, continu, qui s'echappait de la poitrine du chien.

Tout a coup, il se leva et bondit contre le mur avec un eclat de voix
sec, rauque, epouvantable: les voutes en retentirent comme si la
foudre eut eclate contre les vitres.

Lieverle, la tete basse, semblait regarder a travers le granit, et ses
levres, retroussees jusqu'a leur racine, laissaient voir deux rangees
de dents, blanches comme la neige. Il grondait toujours. Parfois, il
s'arretait brusquement, appliquait son museau contre l'angle inferieur
du mur et soufflait avec force, puis il se relevait avec colere et ses
griffes de devant essayaient d'entamer le granit.

Nous l'observions sans rien comprendre a son irritation.

Un second cri de rage, plus formidable que le premier, nous fit
bondir.

"Lieverle! s'ecria Sperver en s'elancant vers lui, que diable as-tu?
Est-ce que tu es fou?"

Il saisit une buche et se mit a sonder le mur, plein et profond comme
toute l'epaisseur de la roche. Aucun creux ne repondait, et pourtant
le chien restait en arret.

"Decidement, Lieverle, dit le piqueur, tu fais un mauvais reve.
Allons, couche-toi, ne m'agace plus les nerfs."

Au meme instant, un bruit exterieur frappa nos oreilles. La porte
s'ouvrit, et le gros, l'honnete Tobie Offenloch, son falot de ronde
d'une main, sa canne de l'autre, le tricorne sur la nuque, la face
riante, epanouie, apparut sur le seuil.

"Salut! l'honorable compagnie, dit-il, he! que faites-vous donc la?

--C'est cet animal de Lieverle, dit Sperver; il vient de faire un
tapage!... Figurez-vous qu'il s'est herisse contre ce mur.... Je vous
demande pourquoi?

--Parbleu! il aura entendu le tic-tac de ma jambe de bois dans
l'escalier de la tour," fit le brave homme en riant.

Puis deposant son falot sur la table:

"Ca vous apprendra, maitre Gedeon, a faire attacher vos chiens. Vous
etes d'une faiblesse pour vos chiens, d'une faiblesse! Ces maudits
animaux finiront par nous mettre a la porte. Tout a l'heure encore,
dans la grande galerie, je rencontre votre Blitz; il me saute a la
jambe; voyez: ses dents y sont encore marquees! une jambe toute neuve!
Canaille de bete!

--Attacher mes chiens!... la belle affaire! dit le piqueur. Des chiens
attaches ne valent rien; ils deviennent trop sauvages. Et puis, est-ce
qu'il n'etait pas attache, Lieverle? La pauvre bete a encore la corde
au cou.

--He! ce que je vous en dis, ce n'est pas pour moi.... Quand ils
approchent, j'ai toujours la canne haute et la jambe de bois en
avant.... C'est pour la discipline: les chiens doivent etre au chenil,
les chats dans les gouttieres, et les gens au chateau."

Tobie s'assit en prononcant ces dernieres paroles, et, les deux coudes
sur la table, les yeux ecarquilles de bonheur, il nous dit a voix
basse, d'un ton de confidence:

"Vous saurez, Messieurs, que je suis garcon ce soir.

--Ah bah!

--Oui, Marie-Anne veille avec Gertrude dans l'antichambre de
Monseigneur.

--Alors, rien ne vous presse?

--Rien! absolument rien!

--Quel malheur que vous soyez arrive si tard, dit Sperver, toutes les
bouteilles sont vides!"

La figure deconfite du bonhomme m'attendrit. Il aurait tant voulu
profiter de son veuvage! Mais, en depit de mes efforts, un long
baillement ecarta mes machoires.

"Ce sera pour une autre fois, dit-il en se relevant. Ce qui est
differe n'est pas perdu!"

Il prit sa lanterne.

"Bonsoir, Messieurs.

--He! attendez donc, s'ecria Gedeon, je vois que Fritz a sommeil, nous
descendrons ensemble....

--Volontiers, Sperver, volontiers; nous irons dire un mot en passant
a maitre Trump le sommelier, il est en bas avec les autres; Knapwurst
leur raconte des histoires.

--C'est cela.... Bonne nuit, Fritz.

--Bonne huit, Gedeon; n'oublie pas de me faire appeler, si le comte
allait plus mal,

--Sois tranquille....--Lieverle!... pstt!"

Ils sortirent.... Comme ils traversaient la plate-forme, j'entendis
l'horloge du Nideck sonner onze heures.

J'etais rompu de fatigue.


IV

Le jour commencait a bleuir l'unique fenetre du donjon, lorsque je fus
eveille dans ma niche de granit par les sons lointains d'une trompe de
chasse.

Rien de triste, de melancolique, comme les vibrations de cet
instrument au crepuscule, alors que tout se tait, que pas un souffle,
pas un soupir ne vient troubler le silence de la solitude; la derniere
note surtout, cette note prolongee, qui s'etend sur la plaine immense
... eveillant au loin ... bien loin ... les echos de la montagne, a
quelque chose de la grande poesie, qui remue le coeur.

Le coude sur ma peau d'ours, j'ecoutais cette voix plaintive, evoquant
les souvenirs des ages feodaux. La vue de ma chambre, de cette voute,
basse, sombre, ecrassee ... antique repaire du loup de Nideck ... et
plus loin ... cette petite fenetre a vitraux de plomb, en plein cintre
... plus large que haute, et profondement enclavee dans le mur,
ajoutait encore a la severite de mes reflexions.

Je me levai brusquement, et je courus ouvrir la fenetre tout au large.

La m'attendait un de ces spectacles que nulle parole humaine ne
saurait decrire, le spectacle que l'aigle fauve des hautes Alpes
voit chaque matin au lever du rideau pourpre de l'horizon: des
montagnes!--des montagnes!--et puis des montagnes!--flots immobiles
qui s'aplanissent et s'effacent dans les brumes lointaines des Vosges
et du Jura;--des forets immenses, des lacs, des cretes eblouissantes,
tracant leurs lignes escarpees sur le fond bleuatre des vallons
combles de neige.... Au bout de tout cela, l'infini!

Quel enthousiasme serait a la hauteur d'un semblable tableau?

Je restais confondu d'admiration. A chaque regard, se multipliaient
les details: hameaux, fermes, villages, semblaient poindre dans chaque
pli de terrain; il suffisait de regarder pour les voir!

J'etais la depuis un quart d'heure, quand une main se posa lentement
sur mon epaule; je me retournai: la figure calme et le sourire
silencieux de Gedeon me saluerent d'un:

"Gouden tag Fritz!"

Puis il s'accouda pres de moi, sur la pierre, fumant son bout de
pipe.--Il etendait la main dans l'infini et me disait:

"Regarde, Fritz ... regarde ... Tu dois aimer ca, fils du
Schwartz-Wald! Regarde la-bas ... tout la-bas ... la Roche-Creuse....
La vois-tu? Te rappelles-tu Gertrude?... Oh! que toutes ces choses
sont loin!"

Sperver essuyait une larme; que pouvais-je lui repondre?

Nous restames longtemps contemplatifs, emus de tant de grandeur.
Parfois, le vieux braconnier, me voyant fixer les yeux sur un point de
l'horizon, me disait:

"Ceci, c'est le Wald-Horn! ca, le Tienfenthal! Tu vois, Fritz, le
torrent de la Steinbach; il est arrete, il est pendu en franges de
glaces sur l'epaule du Harberg; un froid manteau pour l'hiver!--Et
la-bas, ce sentier, il mene a Tubingue.--Avant quinze jours, nous
aurons de la peine a le retrouver."

Ainsi se passa plus d'une heure.--Je ne pouvais me detacher de ce
spectacle.--Quelques oiseaux de proie, l'aile echancree, la queue en
eventail, planaient autour du donjon; des herons filaient au-dessus,
se derobant a la serre par la hauteur de leur vol.

Du reste, pas un nuage: toute la neige etait a terre. La trompe
saluait une derniere fois la montagne.

"C'est mon ami Sebalt qui pleure la-bas, dit Sperver, un bon
connaisseur en chiens et en chevaux, et, de plus, la premiere trompe
d'Allemagne.... Ecoute-moi ca, Fritz, comme c'est moelleux!...--Pauvre
Sebalt! il se consume depuis la maladie de Monseigneur ... il ne peut
plus chasser comme autrefois. Voici sa seule consolation: tous les
matins, au lever du jour, il monte sur l'Altenberg et sonne les airs
favoris du comte. Il pense que ca pourra le guerir!"

Sperver, avec ce tact de l'homme qui sait admirer, n'avait pas
interrompu ma contemplation; mais quand, ebloui de tant de lumiere, je
regardai dans l'ombre de la tour:

"Fritz, me dit-il, tout va bien; le comte n'a pas eu d'attaque."

Ces paroles me ramenerent au sentiment du reel.

"Ah! tant mieux ... tant mieux!

--C'est toi, Fritz, qui lui vaut ca.

--Comment, moi? Je ne lui ai rien prescrit!

--Eh! qu'importe! tu etais la!

--Tu plaisantes, Gedeon; que fait ici ma presence, du moment que je
n'ordonne rien au malade?

--Ca fait que tu lui portes bonheur."

Je le regardai dans le blanc des yeux, il ne riait pas.

"Oui, reprit-il serieusement, tu es un _porte-bonheur_, Fritz; les
annees precedentes notre seigneur avait une deuxieme attaque le
lendemain de la premiere, puis une troisieme, une quatrieme. Tu
empeches tout cela, tu arretes le mal. C'est clair!

--Pas trop, Sperver; moi je trouve, au contraire, que c'est
tres-obscur.

--On apprend a tout age, reprit le brave homme. Sache, Fritz, qu'il y
a des _porte-bonheur_ dans ce monde, et des _porte-malheur_ aussi. Par
exemple, ce gueux de Knapwurst est mon porte-malheur a moi. Chaque
fois que je le rencontre, en partant pour la chasse, je suis sur qu'il
m'arrivera quelque chose: mon fusil rate ... je me foule le pied ...
un de mes chiens est eventre.... Que sais-je? Aussi, moi, sachant la
chose, j'ai soin de partir au petit jour ... avant que le drole, qui
dort comme un loir, n'ait ouvert l'oeil ... ou bien je file par la
porte de derriere, par une poterne, tu comprends!

--Je comprends tres-bien; mais tes idees me paraissent singulieres,
Gedeon.

--Toi, Fritz, poursuivit-il sans m'ecouter, tu es un brave et digne
garcon; le ciel a place sur ta tete des benedictions innombrables; il
suffit de voir ta bonne figure, ton regard franc, ton sourire plein de
bonhomie, pour etre joyeux ... enfin tu portes bonheur aux gens, c'est
positif ... je l'ai toujours dit, et la preuve ... en veux-tu la
preuve?...

--Oui, parbleu! je ne serais pas fache de reconnaitre tant de vertus
cachees dans mapersonne.

--Eh bien! fit-il en me saississant au poignet ... regarde la-bas!"

Il m'indiquait un monticule a deux portees de carabine du chateau.

"Ce rocher enfonce dans la neige, avec une broussaille a gauche, le
vois-tu?

--Parfaitement.

--Regarde autour, tu ne vois rien?

--Non.

--Eh! parbleu! c'est tout simple, tu as chasse la Peste-Noire. Chaque
annee, a la deuxieme attaque, on la voyait la, les pieds dans les
mains. La nuit elle allumait du feu, elle se chauffait et faisait cuir
des racines. C'etait une malediction! Ce matin, la premiere chose que
je fais, c'est de grimper ici. Je monte sur la tourelle des signaux,
je regarde ... partie! la vieille coquine! J'ai beau me mettre la main
sur les yeux, regarder a droite, a gauche, en haut, en bas, dans la
plaine, sur la montagne ... rien! rien! Elle t'avait senti, c'est
sur."

Et le brave homme, m'embrassant avec enthousiasme, s'ecria d'un accent
emu:

"Oh! Fritz ... Fritz ... quelle chance de t'avoir amene ici! C'est la
vieille qui doit etre vexee ... Ha! ha! ha!"

Je l'avoue, j'etais un peu honteux de me trouver tant de merite, sans
m'en etre jamais apercu jusqu'alors,

"Ainsi, Sperver, repris-je, le comte a bien passe la nuit?

--Tres-bien!

--Alors, tout est pour le mieux, descendons."

Nous traversames de nouveau la courtine, et je pus mieux observer ce
passage, dont les remparts avaient une hauteur prodigieuse; ils se
prolongeaient a pic avec le roc jusqu'au fond de la vallee. C'etait un
escalier de precipices, echelonnes les uns au-dessus des autres.

En y plongeant le regard, je me sentis pris de vertige, et, reculant
epouvante jusqu'au milieu de la plate-forme, j'entrai rapidement dans
le couloir qui mene au chateau.

Sperver et moi, nous avions deja parcouru de vastes corridors,
lorsqu'une grande porte ouverte se rencontra sur notre passage; j'y
jetai les yeux et je vis, tout au haut d'une echelle double, le petit
gnome Knapwurst, dont la physionomie grotesque m'avait frappe la
veille.

La salle elle-meme attira mon attention par son aspect imposant:
c'etait la salle des archives du Nideck, piece haute, sombre,
poudreuse, a grandes fenetres ogivales prenant au sommet de la voute
et descendant en courbe, a trois metres du parquet.

La se trouvaient disposes, sur de vastes rayons, par les soins des
anciens abbes, non-seulement tous les documents, titres, arbres
genealogiques des Nideck, etablissant leurs droits, alliances,
rapports historiques avec les plus illustres familles de l'Allemagne,
mais encore toutes les chroniques du Schwartz-Wald, les recueils des
anciens _Minnesinger_ et les grands ouvrages in-folio sortis des
presses de Gutenberg et de Faust, aussi venerables par leur origine
que par la solidite monumentale de leur reliure.--Les grandes ombres
de la voute, drapant les murailles froides de leurs teintes grises,
rappelaient le souvenir des anciens cloitres du moyen age, et ce
gnome, assis tout au haut de son echelle, un enorme volume a tranche
rouge sur ses genoux cagneux, la tete enfoncee dans un mortier de
fourrure, l'oeil gris, le nez epate, les levres contractees par la
reflexion, les epaules larges, les membres greles et le dos arrondi,
semblait bien l'hote naturel, le _famulus_, le rat, comme l'appelait
Sperver, de ce dernier refuge de la science au Nideck.

Mais ce qui donnait a la salle des archives une importance vraiment
historique, c'etaient les portraits de famille, occupant tout un cote
de l'antique bibliotheque, lis y etaient tous, hommes et femmes,
depuis Hugues-le-Loup jusqu'a Yeri-Hans, le seigneur actuel ... depuis
la grossiere ebauche des temps barbares jusqu'a l'oeuvre parfaite des
plus illustres maitres de notre epoque.

Mes regards se porterent naturellement de ce cote.

Hugues Ier, la tete chauve, semblait me regarder comme vous regarde
un loup au detour d'un bois. Son oeil gris, injecte de sang, sa barbe
rousse et ses larges oreilles poilues, lui donnaient un air de
ferocite qui me fit peur.

Pres de lui, comme l'agneau pres du fauve, une jeune femme,--l'oeil
doux et triste, le front haut, les mains croisees sur la poitrine
supportant un livre d'Heures a fermoir d'acier, la chevelure blonde,
soyeuse, abondante, partagee sur le milieu de la tete, et tombant en
nattes epaisses, de chaque cote de la figure, qu'elles entouraient
d'une aureole d'or,--m'attira par son caractere de ressemblance avec
Odile de Nideck.

Rien de suave et de charmant comme cette vieille peinture sur bois, un
peu roide et seche de contours, mais d'une adorable naivete.

Je la regardais depuis quelques instants, lorsqu'un autre portrait de
femme, suspendu a cote, attira mon attention. Figurez-vous le type
wisigoth dans sa verite primitive: front large et bas, yeux jaunes,
pommettes saillantes, cheveux roux, nez d'aigle.

"Que cette femme devait convenir a Hugues!" me dis-je en moi-meme.

Et je me pris a considerer le costume; il repondait a l'energie de
la tete. La main droite s'appuyait sur un glaive; un corselet de fer
serrait la taille.

Il me serait difficile d'exprimer les reflexions qui m'agiterent en
presence de ces trois physionomies; mon oeil allait de l'une a l'autre
avec une curiosite singuliere. Je ne pouvais m'en detacher.

Sperver, s'arretant sur le seuil de la bibliotheque, avait lance un
coup de sifflet aigu. Knapwurst le regardait de toute la hauteur de
son echelle sans bouger.

"Est-ce moi que tu siffles comme un chien? dit le gnome.

--Oui, mechant rat, c'est pour te faire honneur.

--Ecoute, reprit Knapwurst d'un ton de supreme dedain, tu as beau
faire, Sperver, tu ne peux cracher a la hauteur de mon soulier; je
t'en defie!"

Il lui presentait la semelle. "Et si je monte?

--Je t'aplatis avec ce volume."

Gedeon se mit a rire et reprit:

"Ne te fache pas, bossu, ne te fache pas. Je ne te veux pas de mal; au
contraire, j'estime ton savoir; mais que diable fais-tu la de si bonne
heure aupres de ta lampe? On dirait que tu as passe la nuit.

--C'est vrai; je l'ai passee a lire.

--Les jours ne sont-ils pas assez longs pour toi?

--Non, je suis a la recherche d'une question grave; je ne dormirai
qu'apres l'avoir resolue.

--Diable!... Et cette question?

--C'est de connaitre par quelle circonstance Ludwig du Nideck trouva
mon ancetre, Otto le Nain, dans les forets de la Thuringe. Tu sauras,
Sperver, que mon aieul Otto n'avait pas une coudee de haut: cela fait
environ un pied et demi. Il charmait le monde par sa sagesse, et
figura tres-honorablement au couronnement de l'empereur Rodolphe. Le
comte Ludwig l'avait fait enfermer dans un paon garni de toutes ses
plumes: c'etait l'un des plats les plus estimes de ce temps-la, avec
les petits cochons de lait, mi-partie dores et argentes. Pendant
le festin, Otto deroulait la queue du paon, et tous les seigneurs,
courtisans et grandes dames, s'emerveillaient de cet ingenieux
mecanisme. Enfin Otto sortit, l'epee au poing, et d'une voix
retentissante il cria: "Vive l'empereur Rodolphe de Hapsbourg!" ce
qui fut repete par toute la salle. Bernard Hertzog mentionne ces
circonstances; mais il ne dit pas d'ou venait ce nain ... s'il etait
de haut lignage ... ou de basse extraction ... chose du reste peu
probable ... le vulgaire n'a pas tant d'esprit."

J'etais stupefait de l'orgueil d'un si petit etre; cependant une
curiosite extreme me portait a le menager: lui seul pouvait me fournir
quelques renseignements sur le premier et le deuxieme portraits a la
droite de Hugues.

"Monsieur Knapwurst, lui dis-je d'un ton respectueux, auriez-vous
l'obligeance de m'eclairer sur un doute?"

Le petit bonhomme, flatte de mes paroles, repondit:

"Parlez, Monsieur; s'il s'agit de chroniques, je suis pret a vous
satisfaire. Quant au reste, je ne m'en soucie pas.

--Precisement, ce serait de savoir a quels personnages se rapportent
le deuxieme et le troisieme portraits de votre galerie.

--Ah! ah! fit Knapwurst, dont les traits s'animerent, vous parlez
d'Edwige et de Huldine, les deux femmes de Hugues!"

Et deposant son volume il descendit l'echelle pour converser plus a
l'aise avec moi.... Ses yeux brillaient; on voyait que les plaisirs de
la vanite dominaient le petit homme: il etait glorieux d'etaler son
savoir,

Arrive pres de moi, il me salua gravement. Sperver se tenait derriere
nous, fort satisfait de me faire admirer le nain du Nideck. Malgre
le mauvais sort attache, selon lui, a sa personne, il estimait et
glorifiait ses vastes connaissances. "Monsieur, dit Knapwurst en
etendant sa longue main jaune vers les portraits, Hugues von Nideck,
premier de sa race, epousa, en 832, Edwige de Lutzelbourg, laquelle
lui apporta en dot les comtes de Giromani, du Haut-Barr, les chateaux
du Geroldseck, du Teufels-Horn, et d'autres encore. Hugues-le-Loup
n'eut pas d'enfants de cette premiere femme, qui mourut toute jeune,
en l'an du Seigneur 837. Alors Hugues, seigneur et maitre de la dot,
ne voulut pas la rendre. Il y eut de terribles batailles entre ses
beaux-freres et lui.... Mais cette autre femme, que vous voyez en
corselet de fer, Huldine, l'aida de ses conseils. C'etait une personne
de grand courage.... On ne sait ni d'ou elle venait, ni a quelle
famille elle appartenait; mais cela ne l'a pas empechee de sauver
Hugues, fait prisonnier par Frantz de Lutzelbourg. Il devait etre
pendu le jour meme, et l'on avait deja tendu la barre de fer aux
creneaux, quand Huldine, a la tete des vassaux du comte qu'elle avait
entraines par son courage, s'empara d'une poterne, sauva Hugues et fit
pendre Frantz a sa place. Hugues-le-Loup epousa cette seconde femme en
842; il en eut trois enfants.

--Ainsi, repris-je tout reveur, la premiere de ces femmes s'appelait
Ediwige, et les descendants du Nideck n'ont aucun rapport avec elle?

--Aucun.

--En etes-vous bien sur?

--Je puis vous montrer notre arbre genealogique. Edwige n'a pas eu
d'enfants ... Huldine, la seconde femme, en a eu trois.

--C'est surprenant!

--Pourquoi?

--J'avais cru remarquer quelque ressemblance....

--He! les ressemblances, les ressemblances!... fit Knapwurst, avec un
eclat de rire strident.... Tenez ... voyez-vous cette tabatiere de
vieux buis a cote de ce grand levrier: elle represente Hans-Wurst, mon
bisaieul. Il a le nez en eteignoir et le menton en galoche; j'ai le
nez camard et la bouche agreable: est-ce que ca m'empeche d'etre son
petit-fils?

--Non, sans doute.

--Eh bien! il en est de meme pour les Nideck. Ils peuvent avoir des
traits d'Edwige, je ne dis pas le contraire, mais c'est Huldine qui
est leur souche-mere. Voyez l'arbre genealogique, voyez, Monsieur!"

Nous nous separames, Knapwurst et moi, les meilleurs amis du monde.


V

"C'est egal, me disais-je, la ressemblance existe ... faut-il
l'attribuer au hasard?... Le hasard ... qu'est-ce, apres tout?... un
nonsens ... ce que l'homme ne peut expliquer. Il doit y avoir autre
chose!"

Je suivais tout reveur mon ami Sperver, qui venait de reprendre sa
marche dans le corridor. Le portrait d'Edwige, cette image si simple,
si naive, se confondait dans mon esprit avec celle de la jeune
comtesse.

Tout a coup, Gedeon s'arreta; je levai les yeux; nous etions en face
des appartements du comte.

"Entre, Fritz, me dit-il; moi, je vais donner la patee aux chiens;
quand le maitre n'est pas la, les valets se negligent; je viendrai te
reprendre tout a l'heure."

J'entrai, plus curieux de revoir Mademoiselle Odile que le comte; je
m'en faisais le reproche, mais l'interet ne se commande pas. Quelle
fut ma surprise d'apercevoir dans le demi-jour de l'alcove le seigneur
du Nideck, leve sur le coude, et me regardant avec une attention
profonde! Je m'attendais si peu a ce regard, que j'en fus tout
stupefait.

"Approchez, Monsieur le docteur, me dit-il d'une voix faible, mais
ferme, en me tendant la main. Mon brave Sperver m'a souvent parle de
vous ... j'etais desireux de faire votre connaissance.

--Esperons, Monseigneur, lui repondis-je, qu'elle se poursuivra sous
de meilleurs auspices. Encore un peu de patience, et nous viendrons a
bout de cette attaque.

--Je n'en manque point, fit-il. Je sens que mon heure approche.

--C'est une erreur, Monsieur le comte.

--Non, la nature nous accorde, pour derniere grace, le pressentiment
de notre fin.

--Combien j'ai vu de ces pressentiments se dementir!" dis-je en
souriant.

Il me regardait avec une fixite singuliere, comme il arrive a tous les
malades exprimant un doute sur leur etat. C'est un moment difficile
pour le medecin: de son attitude depend la force morale du malade; le
regard de celui-ci va jusqu'au fond de sa conscience: s'il y decouvre
le soupcon de sa fin prochaine, tout est perdu; rabattement commence,
les ressorts de l'ame se detendent, le mal prend le dessus.

Je tins bon sous cette inspection; le comte parut se rassurer; il me
pressa de nouveau la main, et se laissa doucement aller, plus calme,
plus confiant.

J'apercus seulement alors Mademoiselle Odile et une vieille dame, sa
gouvernante sans doute, assises au fond de l'alcove, de l'autre cote
du lit.

Elles me saluerent d'une inclination de tete.

Le portrait de la bibliotheque me revint subitement a l'esprit. "C'est
elle, me dis-je; elle ... la premiere femme de Hugues.... Voila bien
ce front haut, ces longs cils, ce regard moite de langueur, ce sourire
d'une tristesse indefinissable.--Oh! que de choses dans le sourire de
la femme!--N'y cherchez point la joie, le bonheur. Le sourire de la
femme voile tant de souffrances intimes, tant d'inquietudes, tant
d'anxietes poignantes! Jeune fille, epouse, mere, il faut toujours
sourire, meme lorsque le coeur se comprime, lorsque le sanglot etouffe
... C'est ton role, o femme! dans cette grande et amere comedie qu'on
appelle l'existence humaine!"

Je reflechissais a toutes ces choses, quand le seigneur du Nideck se
prit a dire:

"Si Odile, ma chere enfant, voulait faire ce que je lui demande; si
elle consentait seulement a me donner l'esperance de se rendre a mes
voeux, je crois que mes forces reprendraient."

Je regardai la jeune comtesse; elle baissait les yeux et semblait
prier.

"Oui, reprit le malade, je renaitrais a la vie; la perspective de
me voir entoure d'une nouvelle famille, de serrer sur mon coeur des
petits enfants, la continuation de notre race, me ranimerait."

A l'accent doux et tendre de cet homme, je me sentis emu.

La jeune fille ne repondit pas.

Au bout d'une ou deux minutes, le comte, qui la regardait d'un oeil
suppliant, poursuivit:

"Odile, ne veux-tu pas faire le bonheur de ton pere? Mon Dieu! je ne
le demande qu'une esperance, je ne te fixe pas d'epoque. Je ne veux
pas gener ton choix. Nous irons a la cour; la, cent partis honorables
se presenteront. Qui ne serait heureux d'obtenir la main de mon
enfant? Tu seras libre de te prononcer."

Il se tut.

Rien de penible pour un etranger comme ces discussions de famille;
tant d'interets divers, de sentiments intimes, s'y trouvent engages,
que la simple pudeur semble nous faire un devoir de nous derober a de
telles confidences.... Je souffrais.... J'aurais voulu fuir.... Les
circonstances ne le permettaient pas.

"Mon pere, dit Odile comme pour eluder les instances du malade, vous
guerirez; le ciel ne voudrait pas vous enlever a notre affection....
Si vous saviez avec quelle ferveur je le prie!

--Tu ne me reponds pas, dit le comte d'un ton sec. Que peux-tu donc
objecter a mon dessein? n'est-il pas juste, naturel? Dois-je donc etre
prive des consolations accordees aux plus miserables? ai-je froisse
tes sentiments? ai-je agi de violence ou de ruse?

--Non, mon pere....

--Alors, pourquoi te refuser a mes prieres?...

--Ma resolution est prise ... c'est a Dieu que je me devoue!"

Tant de fermete dans un etre si faible me fit passer un frisson par
tout le corps. Elle etait la, comme la Madone sculptee dans la tour de
Hugues, frele, calme, impassible.

Les yeux du comte prirent un eclat febrile. Je faisais signe a la
jeune comtesse de lui donner au moins une esperance, pour calmer son
agitation croissante: elle ne parut pas m'apercevoir.

"Ainsi, reprit-il d'une voix etranglee par l'emotion, tu verrais perir
ton pere; il te suffirait d'un mot pour lui rendre la vie, et ce mot,
tu ne le prononcerais pas?

--La vie n'appartient pas a l'homme, elle est a Dieu, dit Odile; un
mot de moi n'y peut rien.

--Ce sont de belles maximes pieuses, fit le comte avec amertume, pour
se dispenser de tout devoir. Mais Dieu, dont tu parles sans cesse, ne
dit-il pas: "Honore ton pere et ta mere!"

--Je vous honore, mon pere, reprit-elle avec douceur, mais mon devoir
n'est pas de me marier."

J'entendis grincer les dents du comte. Il resta calme en apparence,
puis il se retourna brusquement.

"Va-t-en, fit-il ... ta vue me fait mal!..."

Et s'adressant a moi, tout pale de cette scene:

"Docteur, s'ecria-t-il avec un sourire sauvage, n'auriez-vous pas un
poison violent?...un de ces poisons qui foudroient comme l'eclair?...
Oh! ce serait bien humain de m'en donner un peu.....Si vous saviez ce
que je souffre!..."

Tout ses traits se decomposerent ... il devint livide.

Odile s'etait levee et s'approchait de la porte.

"Reste! hurla le comte, je veux te maudire!..."

Jusqu'alors je m'etais tenu dans la reserve, n'osant intervenir entre
le pere et la fille; je ne pouvais faire davantage.

"Monseigneur, m'ecriai-je, au nom de votre sante, au nom de la
justice, calmez-vous, votre vie en depend!

--Eh! que m'importe la vie? que m'importe l'avenir? Ah! que n'ai-je un
couteau pour en finir! Donnez-moi la mort!"

Son emotion croissait de minute en minute. Je voyais le moment ou, ne
se possedant plus de colere, il allait s'elancer pour aneantir son
enfant. Celle-ci, calme, pale, se mit a genoux sur le seuil. La porte
etait ouverte, et j'apercus, derriere la jeune fille, Sperver les
joues contractees, l'air egare. Il s'approcha sur la pointe des pieds,
et s'inclinant vers Odile:

"Oh! Mademoiselle, dit-il, Mademoiselle ... le comte est un si brave
homme! Si vous disiez seulement: "Peut-etre ... nous verrons ... plus
tard!..." Elle ne repondit pas et conserva son attitude.

En ce moment, je fis prendre au seigneur du Nideck quelques gouttes
d'opium; il s'affaissa, exhalant un long soupir, et bientot un sommeil
lourd, profond, regla sa respiration haletante.

Odile se leva, et sa vieille gouvernante, qui n'avait pas dit un
mot, sortit avec elle. Sperver et moi nous les regardames s'eloigner
lentement. Une sorte de grandeur calme se trahissait dans la demarche
de la comtesse: on eut dit l'image vivante du devoir accompli....

Lorsqu'elle eut disparu dans les profondeurs du corridor, Gedeon se
tourna vers moi:

"Eh bien! Fritz, me dit-il d'un air grave, que penses-tu de cela?"

Je courbai la tete sans repondre: la fermete de cette jeune fille
m'epouvantait.


VI

Sperver etait indigne.

"Voila ce qu'on appelle le bonheur des grands! s'ecria-t-il en sortant
de la chambre du comte. Soyez donc seigneur du Nideck, ayez des
chateaux, des forets, des etangs, les plus beaux domaines du
Schwartz-Wald, pour qu'une jeune fille vienne vous dire de sa petite
voix douce: "Tu veux? Eh bien! moi, je ne veux pas! Tu me pries? Et
moi je reponds: C'est impossible!" Oh! Dieu!... quelle misere!... Ne
vaudrait-il pas cent fois mieux etre venu au monde fils d'un
bucheron, et vivre tranquillement de son travail? Tiens, Fritz...,
allons-nous-en.... Cela me suffoque. J'ai besoin de respirer le grand
air!"

Et le brave homme, me prenant par le bras, m'entraina dans le
corridor.

Il etait alors environ neuf heures. Le temps, si beau le matin, au
lever du soleil, s'etait couvert de nuages, la bise fouettait la neige
contre les vitres, et je distinguais a peine la cime des montagnes
environnantes.

Nous allions descendre l'escalier qui mene a la cour d'honneur,
lorsqu'au detour du corridor nous nous trouvames nez a nez avec Tobie
Offenloch.

Le digne majordome etait tout essouffle.

"He! fit-il en nous barrant le chemin avec sa canne, ou diable
courez-vous si vite?... et le dejeuner!

--Le dejeuner!... quel dejeuner? demanda Sperver.

--Comment, quel dejeuner? ne sommes-nous pas convenus de dejeuner
ensemble ce matin avec le docteur Fritz?

--Tiens! c'est juste, je n'y pensais plus." Offenloch partit d'un
eclat de rire qui fendit sa grande bouche jusqu'aux oreilles.

"Ha! ha! ha! s'ecria-t-il, la bonne farce! et moi qui craignais
d'arriver le dernier! Allons, allons, depechez-vous! Kasper est en
haut, qui vous attend. Je lui ai dit de mettre le couvert dans votre
chambre; nous serons plus a l'aise. Au revoir, Monsieur le docteur."

Il me tendit la main.

"Vous ne montez pas avec nous? dit Sperver.

--Non, je vais prevenir Madame la comtesse que le baron de
Zimmer-Blouderic sollicite l'honneur de lui presenter ses hommages
avant de quitter le chateau.

--Le baron de Zimmer?

--Oui, cet etranger qui nous est arrive hier au milieu de la nuit.

--Ah! bon, depechez-vous.

--Soyez tranquille ... le temps de deboucher les bouteilles, et je
suis de retour."

Il s'eloigna clopin-clopant.

Le mot "dejeuner" avait change completement la direction des idees de
Sperver.

"Parbleu! dit-il en me faisant rebrousser chemin, le moyen le plus
simple de chasser les idees noires est encore de boire un bon coup. Je
suis content qu'on ait servi dans ma chambre; sous les voutes immenses
de la salle d'armes, autour d'une petite table, on a l'air de souris
qui grignotent une noisette dans le coin d'une eglise. Tiens,
Fritz, nous y sommes; ecoute un peu comme le vent siffle dans les
meurtrieres. Avant une demi-heure, nous aurons un ouragan terrible."

Il poussa la porte, et le petit Kasper, qui tambourinait contre les
vitres, parut tout heureux de nous voir. Ce petit homme avait les
cheveux blond-filasse, la taille grele et le nez retrousse. Sperver
en avait fait son factotum; c'est lui qui demontait et nettoyait ses
armes, qui raccommodait les brides et les sangles de ses chevaux, qui
donnait la patee aux chiens pendant son absence, et qui surveillait
a la cuisine la confection de ses mets favoris. Dans les grandes
circonstances il dirigeait aussi le service du piqueur, absolument
comme Tobie veillait a celui du comte. Il avait la serviette sur le
bras, et debouchait avec gravite les longs flacons de vin du Rhin.

"Kasper, dit Sperver en entrant, je suis content de toi.... Hier, tout
etait bon: le chevreuil, les gelinottes et le brochet.... Je suis
juste.... Quand on fait son devoir, j'aime a le dire tout haut.
Aujourd'hui, c'est la meme chose: cette hure de sanglier au vin blanc
a tout a fait bonne mine, et cette soupe aux ecrevisses repand une
odeur delicieuse.... N'est-ce pas, Fritz?

--Certainement.

--Eh bien! poursuivit Sperver, puisqu'il en est ainsi, tu rempliras
nos verres.... Je veux t'elever de plus en plus, car tu le merites!"

Kasper baissait les yeux d'un air modeste; il rougissait, et
paraissait savourer les compliments de son maitre. Nous primes place,
et j'admirai comment le vieux braconnier, qui jadis se trouvait
heureux de preparer lui-meme sa soupe aux pommes de terre, dans sa
chaumiere, se faisait traiter alors en grand seigneur. Il fut ne comte
de Nideck, qu'il n'eut pu se donner une attitude plus noble et plus
digne a table. Un seul de ses regards suffisait pour avertir Kasper
d'avancer tel plat ou de deboucher telle bouteille.

Nous allions attaquer la hure de sanglier, lorsque maitre Tobie parut;
mais il n'etait pas seul, et nous fumes tout etonnes de voir le baron
de Zimmer-Blouderic et son ecuyer debout derriere lui.

Nous nous levames. Le jeune baron vint a notre rencontre le front
decouvert: c'etait une belle tete, pale et fiere, encadree de longs
cheveux noirs. Il s'arreta devant Sperver.

"Monsieur, dit-il de cet accent pur de la Saxe, que nul autre dialecte
ne saurait imiter, je viens faire appel a votre connaissance du pays.
Madame la comtesse de Nideck m'assure que nul mieux que vous ne
saurait me renseigner sur la montagne.

--Je le crois, Monseigneur, repondit Sperver en s'inclinant, et je
suis a vos ordres.

--Des circonstances imperieuses m'obligent a partir au milieu de la
tourmente, reprit le baron en indiquant les vitres floconneuses. Je
voudrais atteindre le Wald-Horn, a six lieues d'ici.

--Ce sera difficile, Monseigneur, toutes les routes sont encombrees de
neige.

--Je le sais ... mais il le faut!

--Un guide vous serait indispensable: moi, si vous le voulez, ou bien
Sebalt-Kraft, le grand veneur du Nideck ... il connait a fond la
montagne, depuis Unterwald en Suisse jusqu'a Pirmesens, dans le
Hundsruck.

--Je vous remercie de vos offres, Monsieur, et je vous en suis
reconnaissant; mais je ne puis les accepter. Des renseignements me
suffisent."

Sperver s'inclina, puis s'approchant d'une fenetre, il l'ouvrit tout
au large. Un coup de vent impetueux chassa la neige jusque dans le
corridor, et referma la porte avec fracas,

Je restais toujours a ma place, debout, la main au dos de mon
fauteuil; le petit Kasper s'etait efface dans un coin. Le baron et son
ecuyer s'approcherent de la fenetre.

"Messieurs, s'ecria Sperver, la voix haute, pour dominer les
sifflements du vent, et le bras etendu, voici la carte du pays. Si
le temps etait clair, je vous inviterais a monter dans la tour des
signaux ... nous decouvririons le Schwartz-Wald a perte de vue ...
mais a quoi bon? Vous apercevez d'ici la pointe de l'Altenberg, et
plus loin, derriere cette cime blanche, le Wald-Horn ou l'ouragan se
demene! Eh bien! il faut marcher directement sur le Wald-Horn. La, si
la neige vous le permet, du sommet de ce roc en forme de mitre,
qu'on appelle la Roche-Fendue, vous apercevrez trois cretes: la
Behrenkopf, le Geierstein et le Triefels.... C'est sur ce dernier
point, le plus a droite, qu'il faudra vous diriger. Un torrent coupe
la vallee de Reethal, mais il doit etre couvert de glace.... Dans tous
les cas, s'il vous est impossible d'aller plus loin, vous trouverez
a gauche, en remontant la rive, une caverne a mi-cote: la
Roche-Creuse.... Vous y passerez la nuit, et demain, selon toute
probabilite, quand le vent tombera, vous serez en vue du Wald-Horn.

--Je vous remercie, Monsieur.

--Si vous aviez la chance de rencontrer quelque charbonnier, reprit
Sperver, il pourrait vous enseigner le gue du torrent; mais je doute
fort qu'il s'en trouve dans la haute montagne par un temps pareil....
D'ici, ce serait trop difficile.... Seulement ayez soin de contourner
la base du Behrenkopf, car, de l'autre cote, la descente n'est pas
possible: ce sont des rochers a pic."

Pendant ces observations j'observais Sperver, dont la voix claire
et breve accentuait chaque circonstance avec precision, et le jeune
baron, qui l'ecoutait avec une attention singuliere. Aucun obstacle ne
paraissait l'effrayer. Le vieil ecuyer ne semblait pas moins resolu.

Au moment de quitter la fenetre, il y eut une lueur, une eclaircie
dans l'espace, un de ces mouvements rapides ou l'ouragan saisit des
masses de neige et les retourne comme une draperie flottante. L'oeil
alla plus loin: on apercut les trois pics derriere l'Altenberg. Les
details que Sperver venait de donner se dessinerent, puis l'air se
troubla de nouveau.

"C'est bien, dit le baron; j'ai vu le but, et, grace a vos
explications, j'espere l'atteindre."

Sperver s'inclina sans repondre. Le jeune homme et son ecuyer, nous
ayant salues, sortirent lentement.

Gedeon referma la fenetre, et s'adressant a maitre Tobie et a moi:

"Il faut etre possede du diable, dit-il en souriant, pour sortir par
un temps pareil. Je me ferais conscience de mettre un loup a la porte.
Du reste, ca les regarde. La figure du jeune homme me revient tout
a fait; celle du vieux aussi. Ah ca! buvons! Maitre Tobie, a votre
sante!"

Je m'etais approche de la fenetre, et comme le baron de Zimmer et son
ecuyer montaient a cheval, au milieu de la cour d'honneur, malgre la
neige repandue dans l'air, je vis a gauche, dans une tourelle a hautes
fenetres, un rideau s'entr'ouvrir, et Mademoiselle Odile, toute pale,
glisser un long regard vers le jeune homme.

"He! Fritz, que fais-tu donc la? s'ecria Sperver.

--Rien, je regarde les chevaux de ces etrangers.

--Ah! oui, des valaques; je les ai vus ce matin a l'ecurie: de belles
betes!"

Les cavaliers partirent a fond de train.--Le rideau se referma.


VII

Plusieurs jours se passerent sans rien amener de nouveau. Mon
existence au Nideck etait fort monotone; c'etait toujours le matin
l'air melancolique de la trompe de Sebalt, puis une visite au comte,
puis le dejeuner, puis les reflexions a perte de vue de Sperver sur
la Peste-Noire, les bavardages sans fin de Marie Lagoutte, de maitre
Tobie et de toute cette nichee de domestiques, n'ayant d'autres
distractions que boire, jouer, fumer, dormir. Knapwurst seul avait
une existence supportable; il s'enfoncait dans ses chroniques jusque
par-dessus les oreilles, et le nez rouge, grelottant de froid au fond
de la bibliotheque, il ne se lassait pas de curieuses recherches.

On peut se figurer mon ennui. Sperver m'avait fait voir dix fois les
ecuries et le chenil; les chiens commencaient a se familiariser
avec moi. Je savais par coeur toutes les grosses plaisanteries du
majordorme apres boire, et les repliques de Marie Lagoutte.... La
melancolie de Sebalt me gagnait de jour en jour, j'aurais volontiers
souffle dans son cor pour me plaindre aux montagnes et je tournais
sans cesse les yeux vers Tubingue.

Cependant la maladie du seigneur Yeri-Hans poursuivait son cours.
C'etait ma seule occupation serieuse. Tout ce que m'avait dit Sperver
se verifiait: parfois le comte, reveille en sursaut, se levait a demi,
et, le cou tendu, les yeux hagards, il murmurait a voix basse:

"Elle vient! elle vient!"

Alors Gedeon secouait la tete, il montait sur la tour des signaux;
mais il avait beau regarder a droite et a gauche, la Peste-Noire
restait invisible.

A force de reflechir a cette etrange maladie, j'avais fini par me
persuader que le seigneur de Nideck etait fou: l'influence bizarre que
la vieille exercait sur son esprit, ses alternatives d'egarement et de
lucidite, tout me confirmait dans cette opinion.

Les medecins qui se sont occupes de l'alienation mentale savent que
les folies periodiques ne sont pas rares; que les unes se manifestent
plusieurs fois dans l'annee: au printemps, en automne, en hiver ... et
que les autres ne se montrent qu'une seule fois. Je connais a Tubingue
une vieille dame qui pressent elle-meme, depuis trente ans, le
retour de son delire: elle se presente a la maison de sante.... On
l'enferme.... La, cette malheureuse voit chaque nuit se reproduire les
scenes effrayantes dont elle a ete temoin pendant sa jeunesse: elle
tremble sous la main du bourreau ... elle est arrosee du sang des
victimes ... elle gemit a faire pleurer les pierres ... Au bout de
quelques semaines, les acces deviennent moins frequents.... On lui
rend enfin sa liberte ... sur de la voir revenir l'annee suivante.

"Le comte de Nideck se trouve dans une situation analogue, me
disais-je, des liens inconnus de tous l'unissent evidemment a la
Peste-Noire.... Qui sait?--Cette femme a ete jeune ... elle a du
etre belle." Et mon imagination, une fois lancee dans cette voie,
construisait tout un roman. Seulement, j'avais soin de n'en rien dire
a personne, Sperver ne m'aurait jamais pardonne de croire son
maitre capable d'avoir eu des relations avec la vieille, et quant a
Mademoiselle Odile, le seul mot de folie aurait suffi pour lui porter
un coup terrible.

La pauvre jeune fille etait bien malheureuse. Son refus de se marier
avait tellement irrite le comte qu'il supportait difficilement
sa presence; il lui reprochait sa desobeissance avec amertume et
s'etendait sur l'ingratitude des enfants. Parfois meme des crises
violentes suivaient les visites d'Odile. Les choses en vinrent au
point que je me crus force d'intervenir. J'attendis un soir la
comtesse dans l'antichambre, et je la suppliai de renoncer a soigner
le comte; mais ici se presenta, contre mon attente, une resistance
inexplicable. Malgre toutes mes observations, elle voulut continuer a
veiller son pere comme elle l'avait fait jusqu'a ce jour.

"C'est mon devoir, dit-elle d'une voix ferme, et rien au monde ne
saurait m'en dispenser.

--Madame, lui repondis-je en me placant devant la porte du malade,
l'etat de medecin impose aussi des devoirs, et, si cruels qu'ils
puissent etre, un honnete homme doit les remplir: voire presence tue
le comte."

Je me souviendrai toute ma vie de l'alteration subite des traits
d'Odile.

A ces paroles, tout son sang parut refluer vers le coeur; elle devint
blanche comme un marbre, et ses grands yeux bleus, fixes sur les
miens, semblerent vouloir lire au fond de mon ame.

"Est-ce possible?... balbutia-t-elle. Vous m'en repondez sur l'honneur
... n'est-ce pas, Monsieur?...

--Oui, Madame ... sur l'honneur!"

Il y eut un long silence;... puis, d'une voix etouffee:

"C'est bien, dit-elle.... Que la volonte de Dieu s'accomplisse!..."

Et, courbant la tete, elle se retira.

Le lendemain de cette scene, vers huit heures du matin, je me
promenais dans la tour de Hugues, en songeant a la maladie du comte,
dont je ne prevoyais pas l'issue, et a ma clientele de Tubingue, que
je risquais de perdre par une trop longue absence, lorsque trois coups
discrets, frappes contre la porte, vinrent m'arracher a ces tristes
reflexions.

"Entrez!"

La porte s'ouvrit, et Marie Lagoutte parut sur le seuil, en me faisant
une profonde reverence,

L'arrivee de la bonne femme me contrariait beaucoup; j'allais la prier
de me laisser seul; mais l'expression meditative de sa physionomie
me surprit.... Elle avait jete sur ses epaules un grand chale tartan
rouge et vert; elle baissait la tete en se pincant les levres, et
ce qui m'etonna le plus, c'est qu'apres etre entree, elle ouvrit de
nouveau la porte, pour s'assurer que personne ne l'avait suivie.

"Que me veut-elle? pensai-je en moi-meme. Que signifient ces
precautions?"

J'etais intrigue.

"Monsieur le docteur, dit enfin la bonne femme en s'avancant vers moi,
je vous demande pardon de vous deranger de si grand matin, mais j'ai
quelque chose de serieux a vous apprendre.

--Parlez, Madame, de quoi s'agit-il?

--Il s'agit du comte.

--Ah!

--Oui, Monsieur, vous savez sans doute que c'est moi qui l'ai veille
la nuit derniere.

--En effet. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir."

Elle s'assit en face de moi, dans un grand fauteuil de cuir, et je
remarquai avec etonnement le caractere energique de cette tete, qui
m'avait paru grotesque le soir de mon arrivee au chateau.

"Monsieur le docteur, reprit-elle apres un instant de silence, en
fixant sur moi ses grands yeux noirs, il faut d'abord vous dire que je
ne suis pas une femme craintive; j'ai vu tant de choses dans ma vie,
et de si terribles, qu'il n'y a plus rien qui m'etonne: quand on a
passe par Marengo, Austerlitz et Moscou, pour arriver au Nideck, on a
laisse la peur en route.

--Je vous crois, Madame.

--Ce n'est pas pour me vanter que je vous dis ca; c'est pour bien vous
faire comprendre que je ne suis pas une lunatique et qu'on peut se
fier a moi quand je dis: "J'ai vu telle chose."

--Que diable va-t-elle m'apprendre? me demandai-je.

--Eh bien! donc, reprit la bonne femme, hier soir, entre neuf et dix
heures, comme j'allais me coucher, Offenloch entre et me dit: "Marie,
il faut aller veiller le comte." D'abord cela m'etonne. "Comment!
veiller le comte? est-ce que Mademoiselle ne veille pas son pere
elle-meme?--Non, Mademoiselle est malade, il faut que tu la
remplaces.--Malade! pauvre chere enfant! j'etais sure que ca finirait
ainsi." Je le lui ai dit cent fois, Monsieur, mais que voulez-vous?
quand on est jeune, on ne doute de rien, et puis c'est son pere!
Enfin, je prends mon tricot, je dis bonsoir a Tobie, et je me rends
dans la chambre de Monseigneur. Sperver, qui m'attendait, va se
coucher. Bon! me voila seule."

Ici, la bonne femme fit une pause, elle aspira lentement une prise et
parut se recueillir. J'etais devenu fort attentif.

"Il etait environ dix heures et demie, reprit-elle, je travaillais
pres du lit, et je levais de temps en temps le rideau pour voir ce que
faisait le comte: il ne bougeait pas; il avait le sommeil doux comme
celui d'un enfant. Tout alla bien jusqu'a onze heures. Alors je me
sentis fatiguee. Quand on est vieille, Monsieur le docteur, on a beau
faire, on tombe malgre soi, et d'ailleurs, je ne me defiais de rien,
je me disais: "Il va dormir d'un trait jusqu'au jour." Vers minuit, le
vent cesse, les grandes vitres qui grelottaient se taisent. Je me leve
pour voir un peu ce qui se passe dehors. La nuit etait noire comme
une bouteille d'encre; finalement, je reviens me remettre dans mon
fauteuil; je regarde encore une fois le malade ... je vois qu'il n'a
pas change de position ... je reprends mon tricot; mais au bout de
quelques instants, je m'endors ... je m'endors ... la ... ce qui
s'appelle ... bien! Mon fauteuil etait tendre comme un duvet, la
chambre etait chaude ... Que voulez-vous?... Je dormais depuis environ
une heure, quand un coup d'air me reveille en sursaut. J'ouvre les
yeux, et qu'est-ce que je vois? La grande fenetre du milieu ouverte,
les rideaux tires, et le comte en chemise, debout sur cette fenetre!

--Le comte?

--Oui.

--C'est impossible ... il peut a peine remuer.

--Je ne dis pas non ... mais je l'ai vu comme je vous vois; il tenait
une torche a la main ... la nuit etait sombre et l'air si tranquille,
que la flamme de la torche se tenait toute droite."

Je regardai Marie-Anne d'un air stupefait.

--D'abord, reprit-elle apres un instant de silence, de voir cet homme,
les jambes nues, dans une pareille position, ca me produit un effet
... un effet ... je veux crier ... mais aussitot je me dis: "Peut-etre
qu'il est somnambule? si tu cries ... il s'eveille ... il tombe ...
il est perdu!.." Bon! je me tais et je regarde, avec des yeux!.. vous
pensez bien!.. Voila qu'il leve sa torche lentement, puis il l'abaisse
... il la releve et l'abaisse enfin trois fois, comme un homme qui
fait un signal ... puis il la jette dans les remparts ... ferme la
fenetre ... tire les rideaux ... passe devant moi sans me voir ... et
se couche en marmottant Dieu sait quoi!

--Etes-vous bien sure d'avoir vu cela, Madame?

--Si j'en suis sure!...

--C'est etrange!

--Oui, je le sais bien; mais que voulez-vous? c'est comme ca! Ah!
dame! dans le premier moment ca m'a remuee..., puis, quand je l'ai
revu couche dans son lit, les mains sur la poitrine ... comme si de
rien n'etait, alors je me suis dit: "Marie-Anne, tu viens de faire
un mauvais reve.... ca n'est pas possible autrement," et je me suis
approchee de la fenetre; mais la torche brulait encore, elle etait
tombee dans une broussaille, un peu a gauche de la troisieme poterne
... on la voyait briller comme une etincelle.... Il n'y avait pas
moyen de dire non."

Marie Lagoutte me regarda quelques secondes en silence:

"Vous pensez bien, Monsieur, qu'a partir de ce moment-la, je n'ai plus
eu sommeil de toute la nuit. J'etais comme qui dirait sur le qui-vive.
A chaque instant, je croyais entendre quelque chose derriere mon
fauteuil. Ce n'est pas la peur, mais, que voulez-vous? j'etais
inquiete, ca me tracassait! Ce matin au petit jour, j'ai couru
eveiller Offenloch et je l'ai envoye pres du comte. En passant dans le
corridor, j'ai vu que la premiere torche a droite manquait dans son
anneau, je suis descendue, et je l'ai trouvee pres du petit sentier du
Schwartz-Wald; tenez, la voila."

Et la bonne femme sortit de dessous son tablier un bout de torche
qu'elle deposa sur la table.

J'etais terrasse.

Comment cet homme, que j'avais vu la veille si faible, si epuise,
avait-il pu se lever, marcher, ouvrir et refermer une lourde fenetre?
Que signifiait ce signal au milieu de la nuit?

Les yeux tout grands ouverts, il me semblait assister a cette scene
etrange, mysterieuse, et ma pensee se reportait involontairement vers
la Peste-Noire. Je m'eveillai enfin de cette contemplation interieure,
et je vis Marie Lagoutte qui s'etait levee et se disposait a sortir.

"Madame, lui dis-je en la reconduisant, vous avez tres-bien fait de me
prevenir et je vous en remercie.... Vous n'avez rien dit a personne de
cette aventure?

--A personne, Monsieur; ces choses-la ne se disent qu'au pretre et au
medecin.

--Allons, je vois que vous etes une brave personne."

Ces paroles s'echangeaient sur le seuil de la tour. En ce moment
Sperver parut au fond de la galerie, suivi de son ami Sebalt.

"Eh! Fritz! cria-t-il en traversant la courtine, tu vas en apprendre
de belles!

--Allons ... bon! me dis-je, encore du nouveau.... Decidement le
diable se mele de nos affaires!"

Marie Lagoutte avait disparu. Le piqueur et son camarade entrerent
dans la tour.


VIII

La figure de Sperver exprimait une irritation contenue, celle de
Sebalt une ironie amere. Ce digne veneur, qui m'avait frappe le soir
de mon arrivee au Nideck par son attitude melancolique, etait maigre
et sec comme un vieux brocart; il portait la veste de chasse, serree
sur les hanches par le ceinturon,--d'ou pendait le couteau a manche
de corne,--de hautes guetres de cuir montant au-dessus des genoux, la
trompe en bandouliere de droite a gauche, la conque sous le bras. Il
etait coiffe d'un feutre a larges bords, la plume de heron dans la
ganse, et son profil, termine par une petite barbe rousse, rappelait
celui du chevreuil.

"Oui, reprit Sperver, tu vas apprendre de belles choses!"

Il se jeta sur une chaise, en se prenant la tete entre les mains, d'un
air desespere, tandis que Sebalt passait tranquillement sa trompe
par-dessus sa tete, et la deposait sur la table.

"Eh bien! Sebalt, s'ecria Gedeon, parle donc!"

Puis, me regardant, il ajouta:

"La sorciere rode autour du chateau."

Cette nouvelle m'eut ete parfaitement indifferente avant les
confidences de Marie Lagoutte, mais alors elle me frappa. Il y avait
des rapports quelconques entre le seigneur du Nideck et la vieille;
ces rapports, j'en ignorais la nature, il me fallait, a tout prix, les
connaitre.

"Un instant, Messieurs, un instant, dis-je a Sperver et a son ami le
veneur; avant tout, je voudrais savoir d'ou vient la Peste-Noire."

Sperver me regarda tout ebahi.

"Eh! fit-il, Dieu le sait!

--Bon! A quelle epoque precise arrive-t-elle en vue du Nideck?

--Je te l'ai dit: huit jours avant Noel; tous les ans.

--Et elle y reste?

--De quinze jours a trois semaines.

--Avant on ne la voit pas? meme de passage? ni apres?

--Non.

--Alors, il faut s'en saisir absolument, m'ecriai-je; cela n'est pas
naturel! Il faut savoir ce qu'elle veut, ce qu'elle est, d'ou elle
vient.

--S'en saisir! fit le veneur avec un sourire bizarre, s'en saisir!"

Et il secoua la tete d'un air melancolique.

"Mon pauvre Fritz, dit Sperver, sans doute ton conseil est bon ...
mais c'est plus facile a dire qu'a faire.... Si l'on osait lui envoyer
une balle ... a la bonne heure ... on pourrait s'en approcher assez
pres de temps a autre, mais le comte s'y oppose ... et, quant a la
prendre autrement ... va donc attraper un chevreuil par la queue!
Ecoute Sebalt, et tu verras!"

Le veneur, assis au bord de la table, ses longues jambes croisees, me
regarda et dit:

"Ce matin, en descendant de l'Altenberg, je suivais le chemin creux du
Nideck. La neige etait a pic sur les bords. J'allais, ne songeant a
rien, quand une trace attire mes yeux: elle etait profonde, et prenait
le chemin par le travers ... il avait fallu descendre le talus, puis
remonter a gauche. Ce n'etait ni la brosse du lievre qui n'enfonce
pas, ni la fourchette du sanglier, ni le trefle du loup: c'etait un
creux profond, un veritable trou.--Je m'arrete ... je deblaye, pour
voir le fond de la piste, et j'arrive sur la trace de la Peste-Noire!

--En etes-vous bien sur?

--Comment, si j'en suis sur? je connais le pied de la vieille mieux
que sa figure, car moi, Monsieur, j'ai toujours l'oeil a terre ... je
reconnais les gens a leur trace.... Et puis un enfant lui-meme ne s'y
tromperait pas.

--Qu'a donc ce pied qui le distingue si particulierement?

--Il est petit a tenir dans la main, bien fait, le talon un peu long,
le contour net, l'orteil tres-rapproche des autres doigts, qui sont
presses comme dans un brodequin. C'est ce qu'on peut appeler un pied
admirable! Moi, Monsieur, il y a vingt ans, je serais tombe amoureux
de ce pied-la. Chaque fois que je le rencontre, ca me produit une
impression!... Dieu du ciel, est-il possible qu'un si joli pied soit
celui de la Peste-Noire!"

Et le brave garcon, joignant les mains, se prit a regarder les dalles
d'un air melancolique.

"Eh bien! ensuite, Sebalt? dit Sperver avec impatience.

--Ah! c'est juste. Je reconnais donc cette trace, et je me mets
aussitot en route pour la suivre. J'avais l'espoir d'attraper la
vieille au gite; mais vous allez voir le chemin qu'elle m'a fait
faire. Je grimpe sur le talus du sentier, a deux portees de carabine
du Nideck; je descends la cote, gardant toujours la piste a droite:
elle longeait la lisiere du Rheethal. Tout a coup, elle saute le fosse
du bois. Bon, je la tiens toujours; mais voila qu'en regardant par
hasard, un peu a gauche, j'apercois une autre trace, qui avait suivi
celle de la Peste-Noire. Je m'arrete.... Serait-ce Sperver? ou bien
Kasper Trumph?... ou bien un autre? Je m'approche, et figurez-vous mon
etonnement: ca n'etait personne du pays! Je connais tous les pieds du
Schwartz-Wald, de Tubingue au Nideck.... Ce pied-la ne ressemblait pas
aux notres.... Il devait venir de loin.... La botte,--car c'etait une
sorte de botte souple et fine, avec des eperons qui laissaient une
petite raie derriere,--la botte, au lieu d'etre ronde par le bout,
etait carree; la semelle, mince et sans clous, pliait a chaque pas.
La marche, rapide et courte, ne pouvait etre que celle d'un homme de
vingt a vingt-cinq ans. Je remarquai les coutures de la tige d'un coup
d'oeil; je n'en ai jamais vu d'aussi bien faites.

--Qui cela peut-il etre?"

Sebalt haussa les epaules, ecarta les mains et se tut.

"Qui peut avoir interet a suivre la vieille? demandai-je en
m'adressant a Sperver.

--Eh! fit-il d'un air desespere, le diable seul pourrait le dire."

Nous restames quelques instants meditatifs.

"Je reprends la piste, poursuivit enfin Sebalt; elle remonte de
l'autre cote, dans l'escarpement des sapins, puis elle fait un crochet
autour de la Roche-Fendue. Je me disais en moi-meme: "Oh! vieille
peste, s'il y avait beaucoup de gibier de ton espece, le metier de
chasseur ne serait pas tenable; il vaudrait mieux travailler comme
un negre!" Nous arrivons, les deux pistes et moi, tout au haut du
Schneeberg. Dans cet endroit, le vent avait souffle; la neige me
montait jusqu'aux cuisses: c'est egal, il faut que je passe! J'arrive
sur les bords du torrent de la Steinbach. Plus de traces de la Peste!
Je m'arrete, et je vois qu'apres avoir pietine a droite et a gauche,
les bottes du Monsieur ont fini par s'en aller dans la direction de
Tiefenbach: mauvais signe. Je regarde de l'autre cote du torrent:
rien! La vieille coquine avait remonte ou descendu la riviere, en
marchant dans l'eau pour ne pas laisser de piste, Ou aller? A droite
... ou a gauche?--Ma foi! dans l'incertitude, je suis revenu au
Nideck.

--Tu as oublie de parler de son dejeuner, dit Sperver.

--Ah! c'est vrai, Monsieur. Au pied de la Roche-Fendue, je vis qu'elle
avait allume du feu ... la place etait toute noire.... Je posai la
main dessus, pensant qu'elle serait encore chaude, ce qui m'aurait
prouve que la Peste n'avait pas fait beaucoup de chemin ... mais elle
etait froide comme glace.... Je remarquai tout pres de la un collet
tendu dans les broussailles....

--Un collet?...

--Oui; il parait que la vieille sait tendre des pieges.... Un lievre
s'y etait pris; sa place restait encore empreinte dans la neige,
etendue tout au long. La sorciere avait allume du feu pour le faire
cuire: elle s'etait regalee!

--Et dire, s'ecria Sperver furieux en frappant du poing sur la table,
dire que cette vieille scelerate mange de la viande, tandis que, dans
nos villages, tant d'honnetes gens se nourrissent de pommes de terre!
Voila ce qui me revolte, Fritz.... Ah! si je la tenais!..."

Mais il n'eut pas le temps d'exprimer sa pensee; il palit, et, tous
trois, nous restames immobiles, nous regardant l'un l'autre, bouche
beante.

Un cri ... ce cri lugubre du loup par les froides journees d'hiver
... ce cri qu'il faut avoir entendu, pour comprendre tout ce que la
plainte des fauves a de navrant et de sinistre ... ce cri retentissait
pres de nous! Il montait la spirale de notre escalier, comme si la
bete eut ete sur le seuil de la tour!

On a souvent parle du rugissement du lion grondant le soir dans
l'immensite du desert.... Mais si l'Afrique, brulante, calcinee,
rocailleuse, a sa grande voix tremblotante comme le roulement lointain
de la foudre, les vastes plaines neigeuses du Nord ont aussi leur voix
etrange, conforme a ce morne tableau de l'hiver, ou tout sommeille, ou
pas une feuille ne murmure ... et cette voix, c'est le hurlement du
loup!

A peine ce cri lugubre s'etait-il fait entendre, qu'une autre voix
formidable, celle de soixante chiens, y repondait dans les remparts du
Nideck. Toute la meute se dechainait a la fois: les aboiements lourds
des limiers, les glapissements rapides des spitz, les jappements
criards des epagneuls, la voix melancolique des bassets qui pleurent,
tout se confondait avec le cliquetis des chaines, les secousses des
chenils ebranles par la rage, et, par-dessus tout cela, le hurlement
continu, monotone, du loup, dominait toujours: c'etait le chant de ce
concert infernal!

Sperver bondit de sa place, courut sur la plate-forme, et plongeant
son regard au pied de la tour:

"Est-ce qu'un loup serait tombe dans les fosses?" dit-il.

Mais le hurlement partait de l'interieur. Alors, se tournant de notre
cote: "Fritz!... Sebalt!...s'ecria-t-il, arrivez!..." Nous descendimes
les marches quatre a quatre et nous entrames dans la salle d'armes.
La, nous n'entendions plus que le loup pleurant sous les voutes
sonores; les cris lointains de la meute devenaient haletants; les
chiens s'enrouaient de rage; leurs chaines s'entrelacaient; ils
s'etranglaient peut-etre.

Sperver tira son couteau de chasse, Sebalt en fit autant; ils me
precederent dans la galerie.

Les hurlements nous guidaient vers la chambre du malade. Sperver,
alors, ne disait plus rien ... il pressait le pas. Sebalt allongeait
ses longues jambes. Je sentais un frisson me parcourir le corps: un
pressentiment nous annoncait quelque chose d'abominable.

En courant vers les appartements du comte, nous vimes toute la maison
sur pied: les gardes-chasse, les veneurs, les marmitons, allaient au
hasard, se demandant:

"Qu'est-ce qu'il y a? D'ou viennent ces cris?"

Nous penetrames, sans nous arreter, dans le couloir qui precede la
chambre du seigneur du Nideck, et nous rencontrames dans le vestibule
la digne Marie Lagoutte, qui seule avait eu le courage d'y entrer
avant nous. Elle tenait dans ses bras la jeune comtesse evanouie, la
tete renversee, la chevelure pendante, et l'emportait rapidement.

Nous passames pres d'elle si vite, que c'est a peine si nous
entrevimes cette scene pathetique. Depuis elle m'est revenue en
memoire, et la tete pale d'Odile retombant sur l'epaule de la bonne
femme m'apparait comme l'image touchante de l'agneau qui tend la gorge
au couteau sans se plaindre, tue d'avance par l'effroi.

Enfin nous etions devant la chambre du comte.

Le hurlement se faisait entendre derriere la porte.

Nous nous regardames en silence, sans chercher a nous expliquer la
presence d'un tel hote; nous n'en avions pas le temps; les idees
s'entrechoquaient dans notre esprit.

Sperver poussa brusquement la porte, et, le couteau de chasse a la
main, il voulut s'elancer dans la chambre; mais il s'arreta sur le
seuil, immobile comme petrifie.

Je n'ai jamais vu pareille stupeur se peindre sur la face d'un homme:
ses yeux semblaient jaillir de sa tete, et son grand nez maigre se
recourbait en griffe sur sa bouche beante.

Je regardai par-dessus son epaule, et ce que je vis me glaca
d'horreur.

Le comte de Nideck, accroupi sur son lit, les deux bras en avant, la
tete basse, inclinee sous les tentures rouges, les yeux etincelants,
poussait des hurlements lugubres!

Le loup ... c'etait lui!...

Ce front plat ... ce visage allonge en pointe ... cette barbe
roussatre, herissee sur les joues ... cette longue echine maigre ...
ces jambes nerveuses ... la face, le cri, l'attitude, tout ... tout
... revelait la bete fauve cachee sous le masque humain!

Parfois il se taisait une seconde pour ecouter, et faisait vaciller
les hautes tentures comme un feuillage, en hochant la tete ... puis il
reprenait son chant melancolique.

Sperver, Sebalt et moi, nous etions cloues a terre, nous retenions
notre haleine, saisis d'epouvante.

Tout a coup le comte se tut; comme le fauve qui flaire le vent, il
leva la tete et preta l'oreille.

La-bas!... la-bas!... sous les hautes forets de sapins chargees
de neige, un cri se faisait entendre; d'abord faible, il semblait
augmenter en se prolongeant, et bientot nous l'entendimes dominer le
tumulte de la meute: la louve repondait au loup!

Alors Sperver, se tournant vers moi, la face pale et le bras etendu
vers la montagne, me dit a voix basse:

"Ecoute la vieille!"

Et le comte, immobile, la tete haute, le cou allonge, la bouche
ouverte, la prunelle ardente, semblait comprendre ce que lui disait
cette voix lointaine perdue au milieu des gorges desertes du
Schwartz-Wald, et je ne sais quelle joie epouvantable rayonnait sur
toute sa figure.

En ce moment, Sperver, d'une voix pleine de larmes, s'ecria:

"Comte de Nideck, que faites-vous?"

Le comte tomba comme foudroye. Nous nous precipitames dans la chambre
pour le secourir....

La troisieme attaque commencait:--elle fut terrible!


IX

Le comte de Nideck se mourait!

Que peut l'art en presence de ce grand combat de la vie et de la mort?
A cette heure derniere ou les lutteurs invisibles s'etreignent corps a
corps, se pressent haletants, se renversent et se relevent tour a tour
... que peut le medecin?

Regarder, ecouter et fremir!

Parfois la lutte semble suspendue; la vie se retire dans son fort,
elle s'y repose, elle y puise le courage, du desespoir. Mais bientot
son ennemi l'y suit. Alors, s'elancant a sa rencontre, elle l'etreint
de nouveau. Le combat recommence plus ardent, plus pres de l'issue
fatale.

Et le malade, baigne de sueur froide, l'oeil fixe, les bras
inertes, ne peut rien pour lui-meme. Sa respiration, tantot courte,
embarrassee, anxieuse, tantot longue, large et profonde, marque les
differentes phases de cette bataille epouvantable.

Et les assistants se regardent.... Ils pensent: "Un jour, cette meme
lutte aura lieu pour nous.... Et la mort victorieuse nous emportera
dans son antre, comme l'araignee la mouche. Mais la vie ... elle
... l'ame, deployant ses ailes, s'envolera vers d'autres cieux en
s'ecriant: "J'ai fait mon devoir ... j'ai vaillamment combattu!" Et
d'en bas, la mort, la regardant s'elever, ne pourra la suivre: elle
ne tiendra qu'un cadavre!--O consolation supreme!.... certitude de
l'immortalite ... esperance de justice ... quel barbare pourrait vous
arracher du coeur de l'homme?..."

Vers minuit, le comte de Nideck me semblait perdu, l'agonie
commencait: le pouls brusque, irregulier, avait des defaillances ...
des interruptions ... puis des retours soudains....

Il ne me restait plus qu'a voir mourir cet homme ... je tombais de
fatigue; tout ce que l'art permet, je l'avais fait.

Je dis a Sperver de veiller ... de fermer les yeux de son maitre.

Le pauvre garcon etait desole; il se reprochait son exclamation
involontaire: "Comte de Nideck, que faites-vous?" et s'arrachait les
cheveux de desespoir.

Je me rendis seul dans la tour de Hugues, ayant a peine eu le temps de
prendre quelque nourriture; je n'en sentais pas le besoin.

Un bon feu brillait dans la cheminee. Je me jetai tout habille sur mon
lit et le sommeil ne tarda pas a venir; ce sommeil lourd, inquiet, que
l'on s'attend a voir interrompre par des gemissements et des pleurs.

Je dormais ainsi, la face tournee vers le foyer, dont la lumiere
ruisselait sur les dalles.

Au bout d'une heure le feu s'assoupit, et, comme il arrive en pareil
cas, la flamme, se ranimant par instants, battait les murailles de ses
grandes ailes rouges et fatiguait mes paupieres.

Perdu dans une vague somnolence, j'entr'ouvris les yeux, pour voir
d'ou provenaient ces alternatives de lumiere et d'obscurite.

La plus etrange surprise m'attendait:

Sur le fond de l'atre, a peine eclaire par quelques braises encore
ardentes, se detachait un profil noir: la silhouette de la Peste!

Elle etait accroupie sur un escabeau, et se chauffait en silence.

Je crus d'abord a une illusion, suite naturelle de mes pensees depuis
quelques jours ... je me levai sur le coude, regardant, les yeux
arrondis par la crainte.

C'etait bien elle: calme, immobile, les jambes recoquillees entre ses
bras ... telle que je l'avais vue dans la neige ... avec son grand cou
replie, son nez en bec d'aigle, ses levres contractees.

J'eus peur!

Comment la Peste-Noire etait-elle la?--Comment avait-elle pu arriver
dans cette haute tour, dominant les abimes?

Tout ce que m'avait raconte Sperver de sa puissance mysterieuse me
parut justifie!...--La scene de Lieverle grondant contre la muraille
me passa devant les yeux comme un eclair!....--Je me blottis dans
l'alcove, respirant a peine, et regardant cette silhouette immobile,
comme une souris regarderait un chat du fond de son trou.

La vieille ne bougeait pas plus que le montant de la cheminee taille
dans le roc ... ses levres marmotaient je ne sais quoi!

Mon coeur galopait, ma peur redoublait de minute en minute, en raison
du silence et de l'immobilite de cette apparition surnaturelle.

Cela durait bien depuis un quart d'heure, quand, le feu gagnant une
brindille de sapin, il y eut un eclair: la brindille se tordit en
sifflant, et quelques rayons lumineux jaillirent jusqu'au fond de la
salle.

Cet eclair suffit pour me montrer la vieille revetue d'une antique
robe de brocart a fond pourpre tournant au violet et roide comme du
carton; un lourd bracelet a son poignet gauche; une fleche d'or dans
son epaisse chevelure grise tordue sur la nuque.

Ce fut comme une evocation des temps passes.

Cependant, la Peste ne pouvait avoir d'intentions hostiles: elle
aurait profite de mon sommeil pour les executer.

Cette pensee commencait a me rassurer un peu, quand tout a coup elle
se leva ... et, lentement ... lentement ... s'approcha de mon lit,
tenant a la main une torche qu'elle venait d'allumer.

Je m'apercus alors que ses yeux etaient fixes, hagards....

Je fis un effort pour me lever, pour crier: pas un muscle de mon corps
ne tressaillit, pas un souffle ne me vint aux levres!

Et la vieille, penchee sur moi, entre les rideaux, me regardait avec
un sourire etrange... Et j'aurais voulu me defendre, appeler... mais
son regard me paralysait, comme l'oiseau sous l'oeil du serpent.

Pendant cette contemplation muette, chaque seconde avait pour moi la
duree de l'eternite....

Qu'allait-elle entreprendre?

Je m'attendais a tout.

Subitement, elle tourna la tete, preta l'oreille, puis, traversant la
salle a grands pas, elle ouvrit la porte.

Enfin j'avais recouvre une partie de mon courage.... La volonte me mit
debout comme un ressort.... Je m'elancai sur les pas de la vieille,
qui d'une main tenait sa torche haute et de l'autre la porte toute
grande ouverte.

J'allais la saisir par les cheveux, lorsqu'au fond de la galerie, sous
la voute en ogive du chateau donnant sur la plate-forme, j'apercus,
qui?

Le comte de Nideck lui-meme!

Le comte de Nideck,--que je croyais mourant,--revetu d'une enorme peau
de loup, dont la machoire superieure s'avancait en visiere sur son
front, les griffes sur ses epaules, et dont la queue trainait derriere
lui sur les dalles.

Il portait de ces grands souliers formes d'un cuir epais cousu comme
une feuille roulee; une griffe d'argent serrait la peau autour de
son cou, et, dans sa physionomie, sauf le regard terne, d'une fixite
glaciale, tout annoncait l'homme fort, l'homme du commandement:--le
maitre!

En face d'un tel personnage, mes idees se heurterent, se confondirent.
La fuite n'etait pas possible. J'eus encore la presence d'esprit de me
jeter dans l'embrasure de la fenetre.

Le comte entra, regardant la vieille, les traits rigides. Ils se
parlerent a voix basse, si basse qu'il me fut impossible de rien
entendre, mais leurs gestes etaient expressifs: la vieille indiquait
le lit!

Ils s'approcherent de la cheminee sur la pointe des pieds.... La, dans
l'ombre de la travee, la Peste-Noire deroula un grand sac en souriant.

A peine le comte eut-il vu ce sac, qu'en trois bonds il fut pres du
lit, et y appuya le genou ... les rideaux s'agiterent ... son corps
disparaissait sous leurs plis.... Je ne voyais plus qu'une de ses
jambes encore appuyee sur les dalles et la queue de loup ondoyant de
droite a gauche.

Vous eussiez dit une scene de meurtre!

Tout ce que la terreur peut avoir de plus affreux, de plus
epouvantable, ne m'aurait pas tant saisi que la representation muette
d'un tel acte.

La vieille accourut a son tour, deployant le sac.

Les rideaux s'agiterent encore, les ombres battirent les murs. Mais ce
qu'il y a de plus horrible, c'est que je crus voir une flaque de sang
se repandre sur les dalles et couler lentement vers le foyer: c'etait
la neige attachee aux pieds du comte, et qui se fondait a la chaleur.

Je considerais encore cette trainee noire, sentant ma langue se glacer
jusqu'au fond de ma gorge, lorsqu'un grand mouvement se fit.

La vieille et le comte bourraient les draps dans leur sac; ils les
poussaient avec la precipitation du chien qui gratte la terre; puis
le seigneur du Nideck jeta cet objet informe sur son epaule, et se
dirigea vers la porte. Le drap trainait derriere lui; la vieille le
suivait avec sa torche. Ils traverserent la courtine.

Moi, je sentais mes genoux vaciller, s'entrechoquer ... je priais tout
bas!

Deux minutes ne s'etaient pas ecoulees, que je m'elancais sur leurs
traces, entraine par une curiosite subite, irresistible.

Je traversai la courtine en courant, et j'allais penetrer sous l'ogive
de la tour, quand une citerne large et profonde s'ouvrit a mes pieds;
un escalier y plongeait en spirale, et je vis la torche tournoyer ...
tournoyer ... autour du cordon de pierre, comme une luciole... Elle
devenait imperceptible par la distance.

Je descendis a mon tour les premieres marches de l'escalier, me
guidant sur cette lueur lointaine.

Tout a coup elle disparut: la vieille et le comte avaient atteint le
fond du precipice.... Moi, la main contre le pilier, je continuai de
descendre, sur de pouvoir remonter dans la tour, a defaut d'autre
issue.

Bientot les marches cesserent. Je promenai les yeux autour de moi et
je decouvris, a gauche, un rayon de lune trebuchant sous une porte
basse, a travers de grandes orties et des ronces chargees de givre.
J'ecartai ces obstacles, refoulant la neige du pied, et je me vis a la
base du donjon de Hugues.

Qui aurait suppose qu'un trou pareil montait au chateau? Qui l'avait
enseigne a la vieille? Je ne m'arretai point a ces questions.

La plaine immense s'etendait devant moi, eblouissante de lumiere comme
en plein jour.... A ma droite, la ligne noire du Schwartz-Wald, avec
ses rochers a pic, ses gorges et ses ravins, se deroulait a l'infini.

L'air etait froid, calme; je me sentis reveille, comme subtilise par
cette atmosphere glaciale. Mon premier regard fut pour reconnaitre la
direction du comte et de la vieille. Leur haute taille noire s'elevait
lentement sur la colline, a deux cents pas de moi. Elle se decoupait
sur le ciel, pique d'etoiles sans nombre.

Je les atteignis a la descente du ravin.

Le comte marchait lentement, le suaire trainait toujours.... Son
attitude, ses mouvements et ceux de la vieille avaient quelque chose
d'automatique.

Ils allaient, a vingt pas devant moi, suivant le chemin creux de
l'Altenberg, tantot dans l'ombre, tantot en pleine lumiere, car la
lune brillait d'un eclat surprenant. Quelques nuages la suivaient
de loin, et semblaient etendre vers elle leurs grands bras pour la
saisir; mais elle leur echappait toujours, et ses rayons, froids comme
des lames d'acier, me penetraient jusqu'au coeur.

J'aurais voulu retourner: une force invincible me portait a suivre le
funebre cortege.

A cette heure, je vois encore le sentier qui monte entre les
broussailles du Schwartz-Wald, j'entends la neige craquer sous mes
pas, la feuille se trainer au souffle de la bise... Je me vois
suivre ces deux etres silencieux ... et je ne puis comprendre quelle
puissance mysterieuse m'entrainait dans leur courant.

Enfin, nous voici dans les bois, sous de grands hetres, nus,
depouilles... Les ombres noires de leurs hautes branches se brisent
sur les rameaux inferieurs, et traversent le chemin comble de
neige.... Il me semble parfois entendre marcher derriere moi.

Je retourne brusquement la tete et ne vois rien.

Nous venions d'atteindre une ligne de rochers a la crete de
l'Altenberg; derriere ces rochers coule le torrent du Schneeberg ...,
mais en hiver les torrents ne coulent pas ... c'est a peine si un
filet d'eau serpente sous leur couche epaisse de glace ... la solitude
n'a plus ni son murmure, ni ses gazouillements, ni son tonnerre.... Ce
qu'il y a de plus effrayant, c'est le silence!

Le comte de Nideck et la vieille trouverent une breche faite dans
le roc ... ils monterent tout droit ... sans hesiter ... avec une
certitude incroyable; moi, je dus m'accrocher aux broussailles pour
les suivre.

A peine au haut de ce roc, qui formait une pointe sur l'abime, je me
vis a trois pas d'eux, et, de l'autre cote, j'apercus un precipice
sans fond. A notre gauche, tombait le torrent du Schneeberg alors
pris de glace et suspendu dans les airs.--Cette apparence du flot qui
bondit, entrainant dans sa chute les arbres voisins, aspirant les
broussailles, et devidant le lierre, qui suit la vague sans perdre sa
racine ... cette apparence du mouvement dans l'immobilite de la mort,
et ces deux personnages silencieux, procedant a leur oeuvre sinistre
avec l'impassibilite de l'automate ... tout cela renouvela mes
terreurs.

La nature elle-meme semblait partager mon epouvante. Le comte avait
depose son fardeau, la vieille et lui le balancerent un instant au
bord du gouffre... puis le long suaire flotta sur l'abime.... Et les
meurtriers se pencherent....

Ce long drap blanc qui flotte me passe encore devant les yeux... Je le
vois descendre ... descendre ... comme le cygne frappe a la cime des
airs ... l'aile detendue ... la tete renversee ... tourbillonnant dans
la mort.

Il disparut dans les profondeurs du precipice.

En ce moment, le nuage qui depuis longtemps s'approchait de la lune la
voila lentement de ses contours bleuatres; les rayons se retirerent.

La vieille, tenant le comte par la main, et l'entrainant avec une
rapidite vertigineuse, m'apparut une seconde.

Le nuage etait en plein sur le disque. Je ne pouvais faire un pas sans
risquer de me precipiter dans l'abime.

Au bout de quelques minutes, il y eut une crevasse dans le nuage.
Je regardai. J'etais seul a la pointe du roc; la neige me montait
jusqu'aux genoux.

Saisi d'horreur ... je redescendis l'escarpement et me mis a courir
vers le chateau, bouleverse comme si j'eusse commis un crime!....

Quant au seigneur du Nideck et a la vieille, je ne les voyais plus
dans la plaine.


Ou etaient-ils? Comment avaient-ils disparu?


X

J'errais autour du Nideck sans pouvoir retrouver l'issue par laquelle
j'etais sorti.

Tant d'inquietudes et d'emotions successives commencaient a reagir sur
ma tete; je marchais au hasard, me demandant avec terreur si la folie
ne jouait pas un role dans mes idees, ne pouvant me resoudre a croire
a ce que j'avais vu, et cependant effraye de la lucidite de mes
perceptions.

Cet homme qui leve un flambeau dans les tenebres, qui hurle comme un
loup, qui va froidement accomplir un crime imaginaire ... sans en
omettre un geste, une circonstance ... le moindre detail ... qui
s'echappe enfin et confie au torrent le secret de son meurtre: tout
cela me torturait l'esprit ... allait et venait sous mes yeux, et me
produisait l'effet d'un cauchemar.

Je courais, haletant, egare par les neiges, ne sachant de quel cote me
diriger.

Le froid devenait plus vif a l'approche du jour.... Je grelottais....
Je maudissais Sperver d'etre venu me prendre a Tubingue, pour me
lancer dans cette aventure hideuse.

Enfin, extenue, la barbe chargee de glacons, les oreilles a demi
gelees, je finis par decouvrir la grille et je sonnai a tour de bras.

Il etait alors environ quatre heures du matin. Knapwurst se fit
terriblement attendre. Sa petite _cassine_, adossee contre le roc,
pres du grand portail, restait silencieuse; il me semblait que le
bossu n'en finirait pas de s'habiller, car je le supposais couche,
peut-etre endormi.

Je sonnai de nouveau.

A ce coup, sa figure grotesque sortit brusquement, et me cria de la
porte, d'un accent furieux:

"Qui est la!

--Moi ... le docteur Fritz!

--Ah! c'est different.... _Voyons voir._"

Il rentra dans sa loge chercher une lanterne, traversa la cour
exterieure, ayant de la neige jusqu'au ventre, et, me fixant a travers
la grille:

"Pardon... pardon... docteur Fritz, dit-il, je vous croyais couche
la-haut, dans la tour de Hugues... Comment... c'etait vous qui
sonniez? Tiens! tiens! C'est donc ca que Sperver est venu me demander
vers minuit si personne n'etait sorti... J'ai repondu que non.... et,
de fait, je ne vous avais pas vu.

--Mais, au nom du ciel, Monsieur Knapwurst, ouvrez donc! vous
m'expliquerez cela plus tard.

--Allons, allons, un peu de patience."

Et le bossu lentement, lentement, defaisait le cadenas et roulait la
grille, tandis que je claquais des dents et frissonnais des pieds a la
tete.

"Vous avez bien froid, docteur! me dit alors le petit homme, vous ne
pouvez entrer au chateau... Sperver en a ferme la porte interieure ...
je ne sais pourquoi .... cela ne se fait pas d'habitude ... la grille
suffit: venez vous chauffer chez moi. Vous ne trouverez pas ma petite
chambre merveilleuse. Ce n'est a proprement parler qu'un reduit ...
mais, quand on a froid, on n'y regarde pas de si pres."

Sans repondre a son bavardage, je le suivais rapidement.

Nous entrames dans la _cassine_, et, malgre mon etat de congelation
presque totale, je ne pus m'empecher d'admirer le desordre pittoresque
de cette sorte de niche. La toiture d'ardoises appuyee d'un cote
contre le roc, et de l'autre sur un mur de six a sept pieds de haut,
laissait voir ses poutres noircies, s'etayant jusqu'au faite.

L'appartement se composait d'une piece unique, ornee d'un grabat que
le gnome ne se donnait pas la peine de faire tous les jours, et de
deux petites fenetres a carreaux hexagones, ou la lune avait deteint
ses rayons nacres de rose et de violet. Une grande table carree
en occupait le milieu. Comment cette grande table de chene massif
etait-elle entree par cette petite porte?.. Il eut ete difficile de le
dire.

Quelques tablettes ou etageres soutenaient des rouleaux de parchemin,
de vieux bouquins, grands et petits. Sur la table etait ouvert un
immense volume a majuscules peintes, a reliure de peau blanche, a
fermoir et coins d'argent. Cela me parut avoir tout l'air d'un recueil
de chroniques. Enfin deux fauteuils, dont l'un de cuir roux et l'autre
garni d'un coussin de duvet, ou l'echine anguleuse et le coxal
biscornu de Knapwurst avaient laisse leur empreinte, completaient
l'ameublement.

Je passe l'ecritoire, les plumes, le pot a tabac, les cinq ou six
pipes eparses a droite et a gauche, et dans un coin le petit poele
de fonte a porte basse, ouverte, ardente, lancant parfois une gerbe
d'etincelles, avec le sifflement bizarre du chat qui se fache et leve
la patte.

Tout cela etait plonge dans cette belle teinte brune d'ambre enfume
qui repose la vue, et dont les vieux maitres flamands ont emporte le
secret.

"Vous etes donc sorti hier soir, Monsieur le docteur? me dit
Knapwurst, lorsque nous fumes commodement installes, lui devant son
volume, moi les mains contre le tuyau du poele.

--Oui, d'assez bonne heure, lui repondis-je; un bucheron du
Schwartz-Wald avait besoin de mon secours: il s'etait donne de la
hache dans le pied gauche."

Cette explication parut satisfaire le bossu; il alluma sa pipe, une
petite pipe de vieux buis, toute noire, qui lui pendait sur le menton.

"Vous ne fumez pas, docteur?

--Pardon.

--Eh bien! bourrez donc une de mes pipes.... J'etais la, fit-il en
etendant sa longue main jaune sur le volume ouvert, j'etais a lire les
chroniques de Hertzog, lorsque vous avez sonne."

Je compris alors la longue attente qu'il m'avait fait subir.

"Vous aviez un chapitre a finir? lui dis-je en souriant.

--Oui, Monsieur..." fit-il de meme.

Et nous rimes ensemble.

"C'est egal, reprit-il, si j'avais su que c'etait vous, j'aurais
interrompu le chapitre."

Il y eut quelques instants de silence.

Je considerais la physionomie vraiment heteroclite du bossu, ces
grandes rides contournant sa bouche, ces petits yeux plisses, ce nez
tourmente, arrondi par le bout, et surtout ce front volumineux a
double etage. Je trouvais a la figure de Knapwurst quelque chose de
socratique, et, tout en me chauffant, en ecoutant le feu petiller, je
reflechissais au sort etrange de certains hommes:

"Voila ce nain, me disais-je, cet etre difforme, rabougri, exile dans
un coin du Nideck, comme le grillon qui soupire derriere la plaque de
l'atre; voila ce Knapwurst qui, au milieu de l'agitation, des grandes
chasses, des cavalcades allant et venant, des aboiements, des ruades
et des halali ... le voila qui vit seul, enfoui dans ses livres, ne
songeant qu'aux temps ecoules, tandis que tout chante ou pleure autour
de lui ... que le printemps, l'ete, l'hiver, passent et viennent
regarder, tour a tour, a travers ses petites vitres ternes, egayant,
chauffant, engourdissant la naturel.... Pendant que tant d'autres
etres se livrent aux entrainements de l'amour, de l'ambition, de
l'avarice ... esperent ... convoitent ... desirent... lui n'espere
rien, ne convoite, ne desire, rien. Il fume sa pipe, et, les yeux
fixes sur un vieux parchemin, il reve ... il s'enthousiasme pour des
choses qui n'existent plus, ou qui n'ont jamais existe ... ce qui
revient au meme:--Hertzog a dit ceci... un tel suppose autre chose?--
Et il est heureux!.... Sa peau parchemineuse se recoquille, son echine
en trapeze se casse de plus en plus, ses grands coudes aigus creusent
leur trou dans la table, tandis que ses longs doigts s'implantent dans
ses joues, et que ses petits yeux gris se fixent sur des caracteres
latins, etrusques ou grecs. Il s'extasie, il se leche les levres,
comme un chat qui vient de laper un plat friand. Et puis il s'etend
sur un grabat, les jambes croisees, croyant avoir fait sa suffisance.
Oh! Dieu du ciel, est-ce en haut, est-ce en bas de l'echelle, qu'on
trouve l'application severe de tes lois, l'accomplissement du devoir?"

Et cependant la neige fondait autour de mes jambes; la douce haleine
du poele me penetrait. Je me sentais renaitre dans cette atmosphere
enfumee de tabac et de resine odorante.

Knapwurst venait de poser sa pipe sur la table, et appuyant de nouveau
la main sur l'in-folio:

"Voici, docteur Fritz, dit-il d'un ton grave qui semblait sortir
du fond de sa conscience ou, si vous aimez mieux, d'une tonne de
vingt-cinq mesures, voici la loi et les prophetes!

--Comment cela, Monsieur Knapwurst?

--Le parchemin ... le vieux parchemin, dit-il, j'aime ca! Ces vieux
feuillets jaunes, vermoulus, c'est tout ce qui nous reste des temps
ecoules, depuis Kar-le-Grand jusqu'aujourd'hui! Les vieilles familles
s'en vont ... les vieux parchemins restent! Que serait la gloire des
Hohenstaufen, des Leiningen, des Nideck et de tant d'autres races
fameuses?.... Que seraient leurs titres, leurs armoiries, leurs hauts
faits, leurs expeditions lointaines en Terre-Sainte, leurs alliances,
leurs antiques pretentions, leurs conquetes accomplies ... et depuis
longtemps effacees?.... Queserait tout cela ... sans ces parchemins?
Rien! Ces hauts barons, ces ducs, ces princes seraient comme s'ils
n'avaient jamais ete ..., eux et tout ce qui les touchait de pres ou
de loin!.... Leurs grands chateaux, leurs palais, leurs forteresses
tombent et s'effacent.... Ce sont des ruines, de vagues souvenirs!....
De tout cela, une seule chose subsiste: la chronique ... l'histoire
... le chant du barde ou du minnesinger ... le parchemin!"

II y eut un silence. Knapwurst reprit:

"Et dans ces temps lointains,--ou les grands chevaliers allaient
guerroyant, bataillant, se disputant un coin de bois, un titre, et
quelquefois moins!--avec quel dedain ne regardaient-ils pas ce pauvre
petit scribe, cet homme de lettres et de grimoire, habille de ratine,
l'ecritoire a la ceinture pour toute arme, et la barbe de sa plume
pour fanon! Combien ne le meprisaient-ils pas, disant:

"Celui-ci n'est qu'un atome, un puceron; il n'est bon a rien, il ne
fait rien, ne percoit point nos impots et n'administre point nos
domaines, tandis que nous, hardis, bardes de fer, la lance au poing,
nous sommes tout!" Oui, ils disaient cela, voyant le pauvre diable
trainer la semelle, grelotter en hiver, suer en ete, moisir dans sa
vieillesse. Eh bien! ce puceron, cet atome les fait survivre a la
poussiere de leurs chateaux, a la rouille de leurs armures!

--Aussi, moi, j'aime ces vieux parchemins, je les respecte, je les
venere. Comme le lierre, ils couvrent les ruines, ils empechent les
vieilles murailles de s'ecrouler et de disparaitre tout a fait."

En disant cela, Knapwurst semblait grave, recueilli; une pensee
attendrie faisait trembler deux larmes dans ses yeux.

Pauvre bossu, il aimait ceux qui avaient tolere, protege ses ancetres!
Et puis, il disait vrai: ses paroles avaient un sens profond.

J'en fus tout surpris.

"Monsieur Knapwurst, lui dis-je, vous avez donc appris le latin?

--Oui, Monsieur, tout seul, repondit-il non sans quelque vanite, le
latin et le grec; de vieilles grammaires m'ont suffi. C'etaient des
livres du comte, mis au rebut; ils me tomberent dans les mains ...
je les devorai!.... Au bout de quelque temps, le seigneur du Nideck,
m'ayant entendu par hasard faire une citation latine, s'etonna: "Qui
donc t'a appris le latin, Knapwurst?--Moi-meme, Monseigneur." Il me
posa quelques questions. J'y repondis assez bien. "Parbleu! dit-il,
Knapwurst en sait plus que moi; je veux en faire mon archiviste." Et
il me remit la clef des archives. Depuis ce temps, il y a de cela
trente-cinq ans, j'ai tout lu, tout feuillete. Quelquefois, le comte,
me voyant sur mon echelle, s'arrete un instant, et me demande: "Eh!
que fais-tu donc la, Knapwurst?--Je lis les archives de la famille,
Monseigneur.--Ah! et ca te rejouit?

--Beaucoup.--Allons; tant mieux! sans toi, Knapwurst, qui saurait la
gloire des Nideck?" Et il s'en va en riant. Je fais ici ce que je
veux.

--C'est donc un bien bon maitre, monsieur Knapwurst?

--Oh! docteur Fritz, quel coeur! quelle franchise! fit le bossu en
joignant les mains; il n'a qu'un defaut.

--Et lequel?

--De n'etre pas assez ambitieux.

--Comment?

--Oui, il aurait pu pretendre a tout. Un Nideck! l'une des plus
illustres familles d'Allemagne, songez donc! il n'aurait eu qu'a
vouloir ... il serait ministre, ou feld-marechal.... Eh bien! non; des
sa jeunesse, il s'est retire de la politique;--sauf la campagne de
France qu'il a faite a la tete d'un regiment qu'il avait leve a son
compte,--sauf cela, il a toujours vecu loin du bruit, de l'agitation,
simple, presque ignore, ne s'inquietant que de ses chasses."

Ces details m'interessaient au plus haut point. La conversation
prenait d'elle-meme le chemin que j'aurais voulu lui faire suivre. Je
resolus d'en profiter.

"Le comte n'a donc pas eu de grandes passions, monsieur Knapwurst?

--Aucune, docteur Fritz, aucune, et c'est dommage, car les grandes
passions font la gloire des grandes familles. Quand un homme, depourvu
d'ambition, se presente dans une haute lignee, c'est un malheur.
Il laisse dechoir sa race.... Je pourrais vous en citer bien des
exemples! Ce qui ferait le bonheur d'une famille de marchands cause la
perte des noms illustres."

J'etais etonne; toutes mes suppositions sur l'existence passee du
comte croulaient.

"Cependant, monsieur Knapwurst, le seigneur du Nideck a eprouve des
malheurs!....

--Lesquels?

--Il a perdu sa femme....

--Oui, vous avez raison ... sa femme ... un ange ... il l'avait
epousee par amour... C'etait une Zaan ... vieille et bonne noblesse
d'Alsace, mais ruinee par la revolution. La comtesse Odette faisait
le bonheur de Monseigneur. Elle mourut d'une maladie de langueur qui
traina cinq ans. Ah! tout fut epuise pour la sauver; ils firent
ensemble un voyage en Italie; elle en revint beaucoup plus mal, et
succomba quelques semaines apres leur retour. Le comte faillit en
mourir. Pendant deux ans il s'enferma, ne voulant voir personne. Sa
meute, ses chevaux, il laissait tout deperir. Le temps a fini par
calmer sa douleur. Mais il y a toujours quelque chose qui reste
la,--fit le bossu, en appuyant le doigt sur son coeur avec emotion
--vous comprenez ... quelque chose qui saigne! Les vieilles blessures
font mal, aux changements de temps ... et les vieilles douleurs aussi,
vers le printemps, quand l'herbe croit sur les tombes ... et en
automne quand les feuilles des arbres couvrent la terre.... Du reste,
le comte n'a pas voulu se remarier: il a reporte toute son affection
sur sa fille.

--Ainsi ce mariage a toujours ete heureux?

--Heureux! Il etait une benediction pour tout le monde."

Je me tus. Le comte n'avait pas commis, il n'avait pu commettre un
crime. Il fallait me rendre a l'evidence. Mais alors, cette
scene nocturne, ces relations avec la Peste-Noire, ce simulacre
epouvantable, ce remords dans le reve entrainant les coupables a
trahir leur passe, qu'etait-ce donc?

Je m'y perdais!

Knapwurst ralluma sa pipe, et m'en offrit une que j'acceptai.

Alors, le froid glacial qui m'avait saisi etait dissipe; je me sentais
dans cette douce quietude qui suit les grandes fatigues, lorsque
etendu dans un bon fauteuil, au coin du feu, enveloppe d'un nuage de
fumee, on s'abandonne au plaisir du repos, et qu'on ecoute le duo du
grillon et de la buche qui siffle dans la flamme.

Nous restames bien un quart d'heure ainsi.

"Le comte de Nideck s'emporte quelquefois contre sa fille?" me
hasardai-je a dire.

Knapwurst tressaillit, et, me fixant d'un regard louche, presque
hostile:

"Je sais, je sais!"

Je l'observais du coin de l'oeil, pensant apprendre quelque chose de
nouveau, mais il ajouta d'un air ironique:

"Les tours du Nideck sont trop hautes, et la calomnie a le vol trop
bas, pour qu'elle puisse jamais y monter.

--Sans doute, mais le fait est positif.

--Oui, que voulez-vous? c'est une lubie, un effet de son mal.... Une
fois les crises passees, toute son affection pour mademoiselle Odile
reparait.... C'est curieux, Monsieur: un amant de vingt ans ne serait
pas plus enjoue, plus affectueux.... Cette jeune fille fait sa joie,
son orgueil. Figurez-vous que je l'ai vu dix fois monter a cheval pour
lui chercher une parure, des fleurs, que sais-je? Il partait seul et
rapportait ces choses comme en triomphe, sonnant du cor. Il n'aurait
voulu en confier la commission a personne, pas meme a Sperver, qu'il
aime tant! Aussi, mademoiselle Odile n'ose exprimer un desir devant
lui, de peur de ces folies.... Enfin, que puis-je vous dire?.... Le
comte de Nideck est le plus digne homme, le plus tendre pere et
le meilleur maitre qu'on puisse souhaiter.... Les braconniers qui
ravagent ses forets ... l'ancien comte Ludwig les aurait fait
pendre sans misericorde; lui, il les tolere, il en fait meme des
gardes-chasse. Voyez Sperver: eh bien! si le comte Ludwig vivait
encore, les os de Sperver seraient en train de jouer des castagnettes
au bout d'une corde ... tandis qu'il est premier piqueur au chateau!"

Decidement, c'etait a confondre toutes mes suppositions. Je me pris le
front entre les mains et je revai longtemps.

Knapwurst, supposant que je dormais, s'etait remis a sa lecture.

Le jour grisatre penetrait alors dans la _cassine_.... La lampe
palissait.... On entendait de vagues rumeurs dans le chateau.

Tout a coup des pas retentirent au dehors. Je vis passer quelqu'un
devant les fenetres. La porte s'ouvrit brusquement, et Gedeon parut
sur le seuil.


XI

La paleur de Sperver et l'eclat de son regard annoncaient de nouveaux
evenements; cependant il etait calme et ne parut pas etonne de ma
presence chez Knapwurst.

"Fritz, me dit-il d'un ton bref, je viens te chercher."

Je me levai sans repondre et je le suivis.

A peine etions-nous sortis de la _cassine_, qu'il me prit par le bras,
et m'entraina vivement vers le chateau.

"Mademoiselle Odile veut te parler, fit-il en se penchant a mon
oreille.

--Mademoiselle Odile!... serait-elle malade?

--Non, elle est tout a fait remise; mais il se passe quelque chose
d'extraordinaire. Figure-toi que ce matin, vers une heure, voyant le
comte pres de rendre l'ame, je vais pour eveiller la comtesse; au
moment de sonner, le coeur me manque: "Pourquoi l'attrister? me
dis-je, elle n'apprendra le malheur que trop tot; et puis l'eveiller
au milieu de la nuit, si faible et deja toute brisee par tant de
secousses, ca suffirait pour la tuer du coup!" Je reste la dix minutes
a reflechir; enfin, je prends tout sur moi. Je rentre dans la chambre
du comte, je regarde ... personne! Ce n'est pas possible: un homme a
l'agonie! Je cours dans le corridor comme un fou.... Rien! J'entre
dans la grande galerie.... Rien! Alors, je perds la tete, et me voila
de nouveau devant la chambre de mademoiselle Odile. Cette fois, je
sonne; elle parait en criant: "Mon pere est mort?--Non....--Il a
disparu?--Oui, Madame.... J'etais sorti un instant.... Lorsque je
suis rentre....--Et le docteur Fritz ... ou est-il?--Dans la tour de
Hugues.--Dans la tour de Hugues!" Elle s'enveloppe de sa robe de
chambre ... prend la lampe et sort.... Moi, je reste. Un quart d'heure
apres, elle revient, les pieds tout couverts de neige ... et pale
... pale ... enfin ca faisait pitie.... Elle pose sa lampe sur la
cheminee, et me dit, en me regardant: "C'est vous qui avez installe
le docteur dans la tour?--Oui, Madame.--Malheureux!... vous ne saurez
jamais le mal que vous avez fait...." Je voulais repondre. "Cela
suffit ... allez fermer toutes les portes ... et couchez-vous.... Je
veillerai moi-meme.... Demain matin, vous irez prendre le docteur
Fritz, chez Knapwurst, et vous me l'amenerez.... Pas de bruit! vous
n'avez rien vu!... vous ne savez rien!"

--C'est tout, Sperver?"

Il inclina la tete gravement.

"Et le comte?

--Il est rentre.... Il va bien!"

Nous etions arrives dans l'antichambre... Gedeon frappa doucement a la
porte, puis il ouvrit, annoncant:

"Le docteur Fritz!"

Je fis un pas, j'etais en presence d'Odile ... Sperver s'etait retire
en fermant la porte.

Une impression etrange se produisit dans mon esprit a la vue de la
jeune comtesse, pale, debout, la main appuyee sur le dossier d'un
fauteuil, les yeux brillant d'un eclat febrile et vetue d'une longue
robe de velours noir.

Elle etait calme et fiere.

Je me sentis tout emu.

"Monsieur le docteur, dit-elle en m'indiquant un siege, veuillez vous
asseoir, j'ai a vous entretenir d'une chose grave."

J'obeis en silence.

Elle s'assit a son tour et parut se recueillir.

"La fatalite, Monsieur, reprit-elle en fixant sur moi ses grands yeux
bleus, la fatalite ou la Providence, je ne sais pas encore laquelle
des deux, vous a rendu temoin d'un mystere ou se trouve engage
l'honneur de ma famille."

Elle savait tout.

Je restai stupefait.

"Madame, balbutiai-je, croyez bien que le hasard seul....

--C'est inutile, fit-elle, je sais tout.... C'est affreux!"

Puis d'un accent a fendre l'ame:

"Mon pere n'est point coupable!" cria-t-elle.

Je fremis, et les mains etendues:

"Je le sais, Madame, je connais la vie du comte, l'une des plus
belles, des plus noble? qu'il soit possible de rever."

Odile s'etait levee a demi, comme pour protester contre toute pensee
hostile a son pere; en m'entendant le defendre moi-meme, elle
s'affaissa et, se couvrant le visage, elle fondit en larmes.

"Soyez beni, Monsieur, murmurait-elle, soyez beni; je serais morte a
la pensee qu'un soupcon....

--Ah! Madame, qui pourrait prendre pour dos realites les vaines
illusions du somnambulisme?

--C'est vrai, Monsieur, je m'etais dit cela, mais les apparences ...
je craignais ... pardonnez-moi ... J'aurais du me souvenir que le
docteur Fritz est un honnete homme....

--De grace, Madame, calmez-vous.

--Non, fit-elle, laissez-moi pleurer.... Ces larmes me soulagent ...
j'ai tant souffert depuis dix ans!... tant souffert!... Ce secret, si
longtemps enferme dans mon ame ... il me tuait ... j'en serais morte
... comme ma mere!... Dieu m'a prise en pitie ... il vous en a confie
la moitie ... Laissez-moi tout vous dire, Monsieur, laissez-moi..."

Elle ne put continuer; les sanglots l'etouffaient.

Les natures fieres et nerveuses sont ainsi faites. Apres avoir vaincu
la douleur, apres l'avoir emprisonnee, enfouie et comme ecrasee dans
les profondeurs de l'ame, elles passent, sinon heureuses, du moins
indifferentes au milieu de la foule, et l'oeil de l'observateur
lui-meme pourrait s'y tromper; mais vienne un choc subit, un
dechirement inattendu, un coup de tonnerre, alors tout s'ecroule,
tout disparait. L'ennemi vaincu se releve plus terrible qu'avant sa
defaite; il secoue les portes de sa prison avec fureur, et de longs
fremissements agitent le corps, et les sanglots soulevent la poitrine,
et les larmes, trop longtemps contenues, debordent des yeux,
abondantes et pressees comme une pluie d'orage.

Telle etait Odile!

Enfin, elle releva la tete, essuya ses joues baignees de larmes, et,
s'etant accoudee au bras de son fauteuil, la joue dans la main, les
yeux fixes sur un portrait suspendu au mur, elle reprit d'une voix
lente et melancolique:

"Quand je descends dans le passe, Monsieur..., quand je remonte
jusqu'au premier de mes reves, je vois ma mere!--c'etait une femme
grande, pale et silencieuse ... elle etait jeune encore a l'epoque
dont je parle: elle avait trente ans a peine, et pourtant on lui en
eut au moins donne cinquante!--Des cheveux blancs voilaient son front
pensif. Ses joues amaigries, son profil severe, ses levres toujours
contractees par une pression douloureuse, donnaient a ses traits un
de ces caracteres etranges, ou viennent se reflechir la douleur et
l'orgueil. Il n'y avait plus rien de la jeunesse dans cette vieille
femme de trente ans ... rien que sa taille droite et fiere ...
ses yeux brillants ... et sa voix douce et pure comme un reve de
l'enfance. Elle se promenait souvent des heures entieres dans cette
meme salle ... la tete penchee ... Et moi ... je courais ... heureuse
... oui ... heureuse autour d'elle ... ne sachant point ... pauvre
enfant ... que ma mere etait triste ... ne comprenant pas ce qu'il
y avait de profonde melancolie sous ce front couvert de rides!...
J'ignorais le passe... le present pour moi ... c'etait la joie ... et
l'avenir ... oh! l'avenir ... c'etaient les jeux du lendemain!"

Odile sourit avec amertume et reprit: "Quelquefois, il m'arrivait, au
milieu de mes courses bruyantes, de heurter la promenade silencieuse
de ma mere.... Elle s'arretait alors, baissait les yeux, et, me voyant
a ses pieds, elle se penchait lentement, m'embrassait au front avec
un vague sourire, puis elle se levait pour reprendre sa marche et sa
tristesse interrompues. Depuis, Monsieur, quand j'ai voulu chercher
dans mon ame le souvenir des premieres annees ... cette grande femme
pale m'est apparue comme l'image de la douleur. La voila,--fit-elle en
m'indiquant de la main un portrait suspendu au mur--la voila telle que
l'avait faite, non point la maladie, comme le croit mon pere, mais ce
terrible, et fatal secret.... Regardez!"

Je me retournai, et mon regard tombant tout a coup sur le portrait que
m'indiquait la jeune fille, je me sentis fremir.

Imaginez une tete longue, pale, maigre, empreinte de la froide
rigidite de la mort, et par les orbites de cette tete, deux yeux
noirs, fixes, ardents, d'une vitalite terrible, qui vous regardent!

Il y eut un instant de silence.

"Que cette femme a du souffrir! me dis-je, et mon coeur se serra
douloureusement.

--J'ignore comment ma mere avait fait cette epouvantable decouverte,
reprit Odile, mais elle connaissait l'attraction mysterieuse de la
Peste-Noire, les rendez-vous dans la chambre de Hugues.... Tout enfin,
tout!--Elle ne doutait pas de mon pere. Oh non! seulement, elle
mourait lentement, comme je meurs moi-meme."

Je pris mon front dans mes mains ... je pleurais!

"Une nuit, poursuivit-elle, j'avais alors dix ans,--ma mere, que
son energie seule soutenait encore, etait a la derniere
extremite.--C'etait en hiver ... je dormais; tout a coup une main
nerveuse et froide me saisit le poignet; je regarde: en face de moi se
trouvait une femme; d'une main elle portait un flambeau, et de l'autre
elle m'etreignait le bras, que je sentais pris comme dans un etau
de glace. Sa robe etait couverte de neige; un tremblement convulsif
agitait tous ses membres, et ses yeux brillaient d'un feu sombre, a
travers ses longs cheveux blancs deroules sur son visage: c'etait ma
mere! "Odile, mon enfant, me dit-elle, leve-toi, habille-toi, il faut
que tu saches tout!" Je m'habillai, tremblante de peur.

Alors, m'entrainant a la tour de Hugues, elle me montra la citerne
ouverte. "Ton pere va sortir de la, dit-elle, en m'indiquant la tour;
il va sortir avec la Louve. Ne tremble pas, il ne peut te voir." Et
en effet, mon pere, charge de son fardeau funebre, sortit avec la
vieille. Ma mere, me portant dans ses bras, les suivit. Elle me fit
voir la scene de l'Altenberg. "Regarde, enfant, criait-elle, il le
faut; car moi ... je vais mourir. Ce secret, tu le garderas. Tu
veilleras ton pere ... seule ... toute seule ... entends-tu bien?..
Il y va de l'honneur de ta famille!"--Et nous revinmes.--Quinze jours
apres, Monsieur, ma mere mourut, me leguant son oeuvre a continuer,
son exemple a suivre. Cet exemple, je l'ai suivi religieusement.... Au
prix de quels sacrifices! Vous avez pu le voir: il m'a fallu desobeir
a mon pere, lui dechirer le coeur!--Me marier, c'etait introduire
l'etranger au milieu de nous. C'etait trahir le secret de notre race.
J'ai resiste! Tout le monde ignore au Nideck le somnambulisme du
comte, et, sans la crise d'hier, qui a brise mes forces et m'a
empechee de veiller mon pere moi-meme, je serais encore seule
depositaire du terrible secret!... Dieu en a decide autrement: il a
mis entre vos mains l'honneur de notre famille.... Je pourrais exiger
de vous, Monsieur, une promesse solennelle de ne jamais reveler ce que
vous avez vu cette nuit. Ce serait mon droit....

--Madame, m'ecriai-je en me levant, je suis tout pret....

--Non, Monsieur, dit-elle avec dignite, non, je ne vous ferai point
cette injure. Les serments n'engagent pas les coeurs vils, et la
probite suffit aux coeurs honnetes.... Ce secret, vous le garderez,
j'en suis sure.... Vous le garderez, parce que c'est votre devoir!...
Mais j'attends de vous plus que cela, Monsieur, beaucoup plus ... et
voila pourquoi je me suis crue obligee de tout vous dire."

Elle se leva lentement.

"Docteur Fritz, reprit-elle d'une voix qui me fit tressaillir, mes
forces trahissent mon courage; je ploie sous le fardeau. J'ai besoin
d'un aide, d'un conseil, d'un ami: voulez-vous etre cet ami?"

Je me levai tout emu.

"Madame, lui dis-je, j'accepte avec reconnaissance l'offre que vous
me faites, et je ne saurais vous dire combien j'en suis fier, mais
permettez-moi cependant d'y mettre une condition.

--Parlez, Monsieur.

--C'est que ce titre d'ami ... je l'accepterai avec toutes les
obligations qu'il m'impose....

--Que voulez-vous dire?

--Un mystere plane sur votre famille; Madame; ce mystere, il faut
le penetrer a tout prix ... il faut s'emparer de la Peste-Noire ...
savoir qui elle est ... ce qu'elle veut ... d'ou elle vient!...

--Oh! fit-elle, en agitant la tete, c'est impossible!...

--Qui sait, Madame? la Providence avait peut-etre des vues sur moi, en
inspirant a Sperver l'idee de venir me prendre a Tubingue.

--Vous avez raison, Monsieur, repondit-elle gravement; la Providence
ne fait rien d'inutile. Agissez comme votre coeur vous le conseillera.
J'approuve tout d'avance!"

Je portai a mes levres la main qu'elle me tendait, et je sortis plein
d'admiration pour cette jeune femme si frele, et pourtant si forte
contre la douleur.

Rien n'est beau comme le devoir noblement accompli!


XII.

Une heure apres ma conversation avec Odile, Sperver et moi nous
sortions ventre a terre du Nideck.

Le piqueur, courbe sur le cou de son cheval, n'avait qu'un cri:
"Hue!..."

Il allait si vite que son grand mecklembourg, la criniere flottante,
la queue droite et les jarrets tendus, semblait immobile: il fendait
litteralement l'air. Quant a mon petit ardennais, je crois qu'il avait
pris le mors aux dents. Lieverle nous accompagnait, voltigeant a nos
cotes comme une fleche. Le vertige nous emportait sur ses ailes!

Les tours du Nideck etaient loin, et Sperver avait pris l'avance,
comme d'habitude, lorsque je m'ecriai:

"Halte, camarade! halte!... Avant de poursuivre notre route,
deliberons!"

Il fit volte-face.

"Dis-moi seulement, Fritz, s'il faut tourner a droite ou a gauche.

--Non, approche, il est indispensable que tu connaisses le but de
notre voyage. En deux mots, il s'agit de prendre la vieille!"

Un eclair de satisfaction illumina la figure longue et jaune du vieux
braconnier ... ses yeux etincelerent.

"Ah! ah! fit-il, je savais bien que nous serions forces d'en venir
la."

Et d'un mouvement d'epaule, il fit glisser sa carabine dans sa main.

Ce geste significatif me donna l'eveil.

"Un instant, Sperver! il ne s'agit pas de tuer la Peste-Noire, mais de
la prendre vivante.

--Vivante?

--Sans doute ... et pour t'epargner bien des remords, je dois te
prevenir que la destinee de la vieille est liee a celle de ton maitre.
Ainsi, la balle qui la frapperait tuerait le comte du meme coup."

Sperver ouvrit la bouche, tout stupefait. "Est-ce bien vrai, Fritz?

--C'est positif."

Il y eut un long silence; nos deux chevaux,

Fox et Reppel, balancaient la tete l'un en face de l'autre, et se
saluaient, grattant la neige du pied, comme pour se feliciter de
l'expedition. Lieverle baillait d'impatience, allongeant et pliant
sa longue echine maigre, comme une couleuvre, et Sperver restait
immobile, la main sur sa carabine. Tout a coup, il la fit repasser sur
son dos et s'ecria:

"Eh bien! tachons de la prendre vivante, cette Peste... nous mettrons
des gants, s'il le faut; mais ce n'est pas aussi facile que tu le
penses, Fritz."

Et la main etendue vers les montagnes qui se deroulaient en
amphitheatre autour de nous, il ajouta:

"Regarde: voici l'Altenberg, le Birkenwald, le Schneeberg, l'Oxenhorn,
le Rheethal, le Behrenkopf ... et si nous montions un peu, tu verrais
cinquante autres pics a perte de vue, jusque dans les plaines du
Palatinat; il y a la dedans des rochers, des ravins, des defiles, des
torrents et des forets, toujours des forets: ici des sapins, plus loin
des hetres, plus loin des chenes. La vieille se promene au milieu de
tout cela; elle a bon pied, bon oeil; elle vous flaire d'une lieue.
Allez donc la prendre.

--Si c'etait facile, ou serait le merite? Je ne t'aurais pas choisi
tout expres.

--C'est bel et bon, ce que tu me chantes-la, Fritz!... Encore si nous
tenions un bout de sa piste, je ne dis pas qu'avec du courage, de la
patience....

--Quant a sa piste, ne t'en inquiete pas, je m'en charge.

--Toi?

--Moi-meme.

--Tu te connais a trouver une piste?

--Et pourquoi pas?

--Ah! du moment que tu ne doutes de rien ... que tu penses en savoir
plus que moi ... c'est autre chose ... marche en avant, je te suis."

Il etait facile de voir le depit du vieux chasseur, irrite de ce que
j'osais toucher a ses connaissances speciales. Aussi, riant dans
ma barbe, je ne me fis pas repeter l'invitation, et je tournai
brusquement a gauche, sur de couper les traces de la vieille, qui, de
la poterne, apres s'etre enfuie avec le comte, avait du traverser la
plaine pour regagner la montagne.

Sperver marchait derriere moi, sifflant d'un air d'indifference, et je
l'entendais murmurer: "Allez donc chercher en plaine les traces de la
Louve!... un autre se serait imagine qu'elle a du suivre la lisiere
du bois, comme d'habitude.... Mais il parait qu'elle se promene
maintenant a droite et a gauche, les mains dans les poches, comme un
bourgeois de Tubingue."

Je faisais la sourde oreille, quand tout a coup je l'entendis
s'exclamer de surprise; puis me regardant d'un oeil penetrant:

"Fritz, dit-il, tu en sais plus que tu n'en dis!

--Comment cela, Gedeon?

--Oui, cette piste que j'aurais cherchee huit jours ... tu la trouves
du premier coup. Ca n'est pas naturel!

--Ou la vois-tu donc?

--Eh! n'aie pas l'air de regarder a tes pieds!"

Et m'indiquant au loin une trainee blanche a peine perceptible:

"La voila!"

Aussitot il prit le galop; je le suivis, et, deux minutes apres, nous
mettions pied a terre: c'etait bien la trace de la Peste-Noire!

"Je serais curieux de savoir, s'ecria Sperver en se croisant les bras,
d'ou diable cette trace peut venir.

--Que cela ne t'inquiete pas.

--Tu as raison, Fritz, ne fais pas attention a mes paroles ... je
parle quelquefois en l'air. Le principal est de savoir ou la piste
nous menera."

Et cette fois le piqueur mit le genou dans la neige.

J'etais tout oreilles; lui, tout attention.

"La trace est fraiche, dit-il a la premiere inspection; elle est de
cette nuit! C'est etrange, Fritz: pendant la derniere attaque du
comte, la vieille rodait autour du Nideck."

Puis, examinant avec plus de soin:

"Elle est de trois a quatre heures du matin.

--Comment le sais-tu?

--L'empreinte est nette, il y a du gresil tout autour. La nuit
derniere, vers minuit, je suis sorti pour fermer les portes: il
tombait du gresil ... il n'y en a pas sur la trace; donc elle a ete
faite depuis.

--C'est juste, Sperver; mais elle peut avoir ete faite beaucoup plus
tard: a huit ou neuf heures, par exemple.

--Non, regarde, elle est couverte de verglas. Il ne tombe de
brouillard qu'au petit jour.... La vieille est passee depuis le gresil
... avant le verglas ... de trois a quatre heures du matin."

J'etais emerveille de la perspicacite de Sperver.

Il se releva, frappant ses mains l'une contre l'autre, pour en
detacher la neige, et, me regardant d'un air reveur, il ajouta, comme
se parlant a lui-meme:

"Mettons, au plus tard, cinq heures du matin.... Il est bien midi,
n'est-ce pas, Fritz?

--Midi moins un quart.

--Bon! la vieille a sept heures d'avance sur nous. Il nous faudra
suivre, pas a pas, tout le chemin qu'elle a fait... A cheval, nous
pouvons la gagner d'une heure sur deux; et, suppose qu'elle marche
toujours, a sept ou huit heures du soir, nous la tenons... En route,
Fritz, en route!"

Nous repartimes, suivant les traces... Elles nous guidaient droit vers
la montagne.

Tout en galopant, Sperver me disait:

"Si le bonheur voulait que cette maudite Peste fut entree dans un
trou, quelque part, ou qu'elle se fut reposee une heure ou deux, nous
pourrions la tenir avant la fin du jour.

--Esperons-le, Gedeon.

--Oh!! n'y compte pas ... n'y compte pas. La vieille Louve est
toujours en route ... elle est infatigable ... elle balaye tous les
chemins creux du Schwartz-Wald.... Enfin, il ne faut pas se flatter
de chimeres.... Si, par hasard, elle s'est arretee ... tant mieux ...
nous en serons plus contents ... et si elle a marche toujours ... eh
bien! nous ne serons pas decourages!... Allons, un temps de galop ...
hop! hop!... Fox!"

C'est une etrange situation que celle de l'homme a la chasse de son
semblable; car, apres tout, cette malheureuse etait notre semblable;
elle etait douee comme nous d'une ame immortelle; elle sentait,
pensait, reflechissait comme nous; il est vrai que des instincts
pervers la rapprochaient sous quelques rapports de la louve, et qu'un
grand mystere planait sur sa destinee. La vie errante avait sans doute
oblitere chez elle le sens moral, et meme efface le caractere humain;
mais toujours est-il que rien, rien au monde, ne nous donnait le droit
d'exercer sur elle le despotisme de l'homme sur la brute.

Et pourtant, une ardeur sauvage nous entrainait a sa poursuite;
moi-meme, je sentais bouillonner mon sang, j'etais determine a ne
reculer devant aucun moyen, pour m'emparer de cet etre bizarre.
La chasse au loup, au sanglier, ne m'aurait pas inspire la meme
exaltation!

La neige volait derriere nous, et quelquefois des fragments de glace,
enleves par le fer comme a l'emporte-piece, sifflaient a nos oreilles.

Sperver, tantot le nez en l'air, sa grande moustache rousse au vent
... tantot son oeil gris sur la piste, me rappelait ces fameux
Baskirs, que j'avais vus traverser l'Allemagne dans mon enfance, et
son grand cheval, maigre, sec, musculeux, la criniere developpee, le
corsage svelte comme un levrier, completait l'illusion.

Lieverle, dans son enthousiasme, bondissait parfois a la hauteur de
nos chevaux, et je ne pouvais m'empecher de fremir, en songeant a sa
rencontre avec la Peste: il etait capable de la mettre en pieces,
avant qu'elle eut le temps de jeter un cri.

Du reste, la vieille nous donnait terriblement a courir. Sur chaque
colline, elle avait fait un crochet, a chaque monticule nous trouvions
une fausse trace.

"Encore ici, criait Sperver, ce n'est rien ... on voit de loin; mais
dans le bois, ce sera bien autre chose.... C'est la qu'il faudra
ouvrir l'oeil!... Vois-tu, la maudite bete, comme elle sait fausser la
piste!... La voila qui s'est amusee a balayer ses pas ... et puis, sur
cette hauteur exposee au vent, elle s'est glissee jusqu'au ruisseau
... elle l'a suivi dans le cresson pour gagner le coin des
bruyeres.... Sans ces deux pas-ci, elle nous devoyait pour sur!"

Nous venions d'atteindre la lisiere d'un bois de sapins. La neige,
dans ces sortes de forets, ne depasse jamais l'envergure des rameaux.
C'etait un passage difficile. Sperver mit pied a terre pour mieux y
voir, et me fit placer a sa gauche, afin d'eviter mon ombre.

Il y avait la de grandes places couvertes de feuilles mortes, et de
ces brindilles flexibles de sapin, qui ne prennent pas l'empreinte.
Aussi, n'etait-ce que dans les espaces libres, ou la neige etait
tombee, que Sperver retrouvait le fil de la trace.

Il nous fallut une heure pour sortir de ce bouquet d'arbres. Le vieux
braconnier s'en rongeait la moustache, et son grand nez formait un
demi-cercle. Quand je voulais seulement dire un mot, il m'interrompait
brusquement et s'ecriait:

"Ne parle pas, ca me trouble!" Enfin nous redescendimes dans un vallon
a gauche, et Gedeon, m'indiquant les pas de la Louve, au versant des
bruyeres:

"Ceci, vieux, dit-il, n'est pas une fausse sortie, nous pouvons la
suivre en toute confiance.

--Pourquoi?

--Parce que la Peste a l'habitude, dans toutes ses contre-marches, de
faire trois pas de cote, puis de revenir sur ses brisees, d'en
faire cinq ou six de l'autre, et de sauter brusquement dans une
eclaircie.... Mais, quand elle se croit bien couverte, elle debusque
sans s'inquieter des feintes.... Tiens, que t'ai-je dit?... Elle
bourre maintenant sous les broussailles comme un sanglier ... il
ne sera pas difficile de suivre sa voie.... C'est egal, mettons-la
toujours entre nous, et allumons une pipe."

Nous fimes halte, et le brave homme, dont la figure commencait a
s'animer, me regardant avec enthousiasme, s'ecria:

"Fritz, ceci peut etre un des plus beaux jours de ma vie! Si nous
prenons la vieille, je veux la ficeler comme un paquet de guenilles
sur la croupe de Fox. Une seule chose m'ennuie.

--Quoi?

--C'est d'avoir oublie ma trompe.... J'aurais voulu sonner la rentree
en approchant du Nideck. Ha! ha! ha!"

Il alluma son troncon de pipe, et nous repartimes.

Les traces de la Louve gagnaient alors le haut des bois sur une pente
tellement roide, qu'il nous fallut plusieurs fois mettre pied a terre
et conduire nos chevaux par la bride.

"La voila qui tourne a droite, me dit Sperver; de ce cote-la les
montagnes sont a pic; l'un de nous sera peut-etre force de tenir les
chevaux en main, tandis que l'autre grimpera pour rabattre. C'est le
diable! on dirait que le jour baisse!"

Le paysage acquerait alors une ampleur grandiose; d'enormes roches
grises, chargees de glacons, elevaient de loin en loin leurs pointes
anguleuses, comme des ecueils au-dessus d'un ocean de neige.

Rien de melancolique comme le spectacle de l'hiver dans les hautes
montagnes: les cretes, les ravins, les arbres depouilles, les bruyeres
scintillantes de givre, prennent a vos regards un caractere d'abandon
et de tristesse indicible... Et le silence,--si profond que vous
entendez une feuille glisser sur la neige durcie, une brindille se
detacher de l'arbre,--le silence vous pese, il vous donne l'idee
incommensurable du neant!...

Que l'homme est peu de chose! Deux hivers consecutifs ... et la vie
est balayee de la terre.

Par instants l'un de nous eprouvait le besoin d'elever la voix ...
c'etait une parole insignifiante:

"Ah! nous arriverons!... Quel froid de loup!..."

Ou bien:

"He! Lieverle... tu baisses l'oreille."

Tout cela pour s'entendre soi-meme, pour se dire:

"Oh! je me porte bien ... hum! hum!"

Malheureusement, Fox et Reppel commencaient a se fatiguer; ils
enfoncaient jusqu'au poitrail et ne hennissaient plus comme au depart.

Et puis les defiles inextricables du Schwartz-Wald se prolongent
indefiniment. La vieille aimait ces solitudes: ici elle avait fait
le tour d'une hutte de charbonnier abandonnee, plus loin elle avait
arrache des racines qui croissent sur les roches moussues ... ailleurs
elle s'etait assise au pied d'un arbre, et cela recemment, il y avait
tout au plus deux heures, car les traces etaient fraiches; aussi notre
espoir et notre ardeur s'en redoublaient... Mais le jour baissait a
vue d'oeil!

Chose etrange, depuis notre depart du Nideck, nous n'avions rencontre
ni bucherons, ni charbonniers, ni segares.... Dans cette saison, la
solitude du Schwartz-Wald est aussi profonde que celle des steppes de
l'Amerique du Nord.

A cinq heures, la nuit etait venue; Sperver fit halte, et me dit:

"Mon pauvre Fritz, nous sommes partis deux heures trop tard.... La
Louve a trop d'avance sur nous! Avant dix minutes, il va faire noir
sous les arbres comme dans un four.... Ce qu'il y a de plus simple,
c'est de gagner la Roche-Creuse, a vingt minutes d'ici, d'allumer un
bon feu, de manger nos provisions et de vider notre peau de bouc. Des
que la lune se levera, nous reprendrons la piste, et si la vieille
n'est pas le diable en personne, il y a dix a parier contre un, que
nous la trouverons morte de froid, au pied d'un arbre, car il est
impossible qu'une creature humaine puisse supporter de telles
fatigues, par un temps comme celui-ci.... Sebalt lui-meme, qui est le
premier marcheur du Schwartz-Wald, n'y resisterait pas!... Voyons,
Fritz, qu'en penses-tu?

--Je pense qu'il faudrait etre fou pour agir autrement ... et d'abord
je ne me sens plus de faim.

--Eh bien donc, en route!"

Il prit les devants et s'engagea dans une gorge etroite, entre
deux lignes de rochers a pic. Les sapins croisaient leurs branches
au-dessus de nos tetes... Sous nos pieds coulait un torrent presque
a sec, et, de loin en loin, quelque rayon egare dans ces profondeurs
faisait miroiter le flot terne comme du plomb.

L'obscurite devint telle que je dus abandonner la bride de Reppel.
Les pas de nos chevaux sur les cailloux glissants avaient des
retentissements bizarres, comme des eclats de rire de Macaques.... Les
echos des rochers repetaient coup sur coup, et, dans le lointain, un
point bleu semblait grandir a notre approche:--c'etait l'issue de la
gorge.

"Fritz, me dit Sperver, nous sommes ici dans le lit du torrent de la
Tunkelbach. C'est le defile le plus sauvage de tout le Schwartz-Wald;
il se termine par une sorte de cul-de-sac, qu'on appelle _la Marmite
du Grand Gueulard._ Au printemps, a l'epoque de la fonte des neiges,
la Tunkelbach vomit la dedans toutes ses entrailles, d'une hauteur de
deux cents pieds. C'est un tapage epouvantable. Les eaux jaillissent
et retombent en pluie jusque sur les montagnes environnantes. Parfois
meme elles emplissent la grande caverne de la Roche-Creuse ... mais a
cette heure, elle doit etre seche comme une poire a poudre, et nous
pourrons y faire un bon feu."

Tout en ecoutant Gedeon, je considerais ce sombre defile, et je me
disais que l'instinct des fauves, cherchant de tels repaires, loin du
ciel, loin de tout ce qui egaie l'ame ... que cet instinct tient du
remords. En effet, les etres qui vivent en plein soleil: la chevre
debout sur son rocher pointu, le cheval emporte dans la plaine, le
chien qui s'ebat pres de son maitre, l'oiseau qui se baigne en pleine
lumiere ... tous respirent la joie, le bonheur ... ils saluent le jour
de leurs danses et de leurs cris d'enthousiasme.... Et le chevreuil
qui brame a l'ombre des grands arbres, dans ses paquis verdoyants, a
quelque chose de poetique comme l'asile qu'il prefere ... le sanglier,
quelque chose de brusque, de bourru, comme les halliers impenetrables
ou il s'enfonce ... l'aigle, de fier, d'altier comme ses rochers a pic
... le lion, de majestueux comme les voutes grandioses de sa caverne
... mais le loup, le renard, la fouine, recherchent les tenebres ...
la peur les accompagne; cela ressemble au remords!

Je revais encore a ces choses, et je sentais deja l'air vif me frapper
au visage,--car nous approchions de l'issue de la gorge,--quand tout a
coup un reflet rougeatre passa sur la roche a cent pieds au-dessus de
nous, empourprant le vert sombre des sapins, et faisant scintiller les
guirlandes de givre.

"Ha! fit Sperver d'une voix etouffes, nous tenons la vieille!"

Mon coeur bondit; nous etions presses l'un contre l'autre.

Le chien grondait sourdement.

"Est-ce qu'elle ne peut pas s'echapper? demandai-je tout bas.

--Non, elle est prise comme un rat dans une ratiere ... _la Marmite du
Grand Gueulard_ n'a pas d'autre issue que celle-ci, et, tout autour,
les rochers ont deux cents pieds de haut.... Ha! Ha! je te tiens,
vieille scelerate!"

Il mit pied a terre dans l'eau glacee, me donnant la bride de son
cheval a tenir.... Un tremblement me saisit.... J'entendis dans le
silence le tic tac rapide d'une carabine qu'on arme. Ce petit bruit
strident me passa par tous les nerfs.

"Sperver, que vas-tu faire?

--Ne crains rien ... c'est pour l'effrayer.

--A la bonne heure! mais, pas de sang! rappelle-toi ce que je t'ai
dit: "La balle qui frapperait la Peste, tuerait egalement le comte!"

--Sois tranquille."

Il s'eloigna sans m'ecouter davantage. J'entendis le clapotement de
ses pieds dans l'eau, puis je vis sa haute taille debout a l'issue
de la gorge, noire sur le fond bleuatre. Il resta bien cinq minutes
immobile. Moi, penche, attentif, je regardais, m'approchant tout
doucement. Comme il se retournait, je n'etais plus qu'a trois pas.

"Chut! fit-il d'un air mysterieux.... Regarde!"

Au fond de l'anse, taillee a pic comme une carriere dans la montagne,
je vis un beau feu derouler ses spirales d'or a la voute d'une
caverne, et devant le feu un homme accroupi, qu'a son costume je
reconnus pour le baron de Zimmer-Blouderic.

Il etait immobile, le front dans les mains, et semblait reflechir.
Derriere lui, une forme noire gisait etendue sur le sol, et, plus
loin, son cheval a demi perdu dans l'ombre nous regardait l'oeil fixe,
l'oreille droite, les naseaux tout grands ouverts.

Je restai stupefait:

Comment le baron de Zimmer se trouvait-il a cette heure dans cette
solitude?... Qu'y venait-il faire?... s'etait-il egare?...

Les suppositions les plus contradictoires se heurtaient dans mon
esprit, et je ne savais a laquelle m'arreter, quand le cheval du baron
se prit a hennir.

A ce bruit, son maitre releva la tete:

"Qu'as-tu donc, Donner?" dit-il.

Puis, a son tour, il regarda dans notre direction, les yeux
ecarquilles.

Cette tete pale aux aretes saillantes, aux levres minces, aux grands
sourcils noirs contractes, et creusant au milieu du front une longue
ride perpendiculaire, m'aurait frappe d'admiration dans toute autre
circonstance; mais alors un sentiment d'apprehension indefinissable
s'etait empare de mon ame, et j'etais plein d'inquietude.

Tout a coup le jeune homme s'ecria:

"Qui va la?

--Moi, Monseigneur, repondit aussitot Gedeon en s'avancant vers lui,
moi ... Sperver, le piqueur du comte de Nideck!..."

Un eclair traversa le regard du baron, mais pas un muscle de sa figure
ne tressaillit. Il se leva, ramenant d'un geste sa pelisse sur ses
epaules. J'attirai les chevaux et le chien, qui se mit subitement a
hurler d'une facon lamentable.

Qui n'est sujet a des craintes superstitieuses? Aux plaintes de
Lieverle, j'eus peur, un frisson glacial me parcourut tout le corps.

Sperver et le baron se trouvaient a cinquante pas l'un de l'autre: le
premier, immobile au milieu de l'anse, la carabine sur l'epaule; le
second, debout sur la plate-forme exterieure de la caverne, la tete
haute, l'oeil fier et nous dominant du regard.

"Que voulez-vous? dit le jeune homme d'un accent agressif.

--Nous cherchons une femme, repondit le vieux braconnier, une femme
qui vient tous les ans roder autour du Nideck, et nous avons l'ordre
de l'arreter!

--A-t-elle vole?

--Non.

--A-t-elle tue?

--Non, Monseigneur.

--Alors que lui voulez-vous? De quel droit la poursuivez-vous?"

Sperver se redressa et fixant ses yeux gris sur le baron:

"Et vous, de quel droit l'avez-vous prise? fit-il avec un sourire
bizarre, car elle est la ... je la vois au fond de la caverne... De
quel droit mettez-vous la main dans nos affaires?... Ne savez-vous pas
que nous sommes ici sur les terres du Nideck ... et que nous avons
droit de haute et basse justice?"

Le jeune homme palit, et d'un ton rude: "Je n'ai pas de comptes a vous
rendre, dit-il.

--Prenez garde, reprit Sperver, je viens avec des paroles de paix, de
conciliation. J'agis au nom du seigneur Yeri-Hans, je suis dans mon
droit, et vous me repondez mal,

--Votre droit?... fit le jeune homme avec un sourire amer. Ne parlez
pas de votre droit... Vous me forceriez a vous dire le mien!...

--Eh bien! dites-le! s'ecria le vieux braconnier, dont le grand nez se
courbait de colere.

--Non, repondit le baron, je ne vous dirai rien, et vous n'entrerez
pas!

--C'est ce que nous allons voir!" fit Sperver en avancant vers la
caverne.

Le jeune homme tira son couteau de chasse... Alors, moi, voyant cela,
je voulus m'elancer entre eux. Malheureusement, le chien que je tenais
en laisse m'echappa d'une secousse et m'etendit a terre. Je crus le
baron perdu; mais, au meme instant, un cri sauvage partit du fond de
la caverne, et, comme je me relevais, j'apercus la vieille debout
devant la flamme, les vetements en lambeaux, la tete rejetee en
arriere, les cheveux flottants sur les epaules; elle levait au ciel
ses longs bras maigres et poussait des hurlements lugubres, comme la
plainte du loup par les froides nuits d'hiver, quand la faim lui tord
les entrailles.

Je n'ai rien vu de ma vie d'aussi epouvantable ... Sperver, immobile,
l'oeil fixe, la bouche entr'ouverte, semblait petrifie. Le chien
lui-meme, a cette apparition inattendue, s'etait arrete quelques
secondes ... mais courbant tout a coup son echine herissee de colore,
il reprit sa course avec un grondement d'impatience qui me fit fremir.
La plate-forme de la caverne se trouvait a huit ou dix pieds du sol,
sans cela il l'eut atteinte du premier bond. Je l'entends encore
franchir les broussailles couvertes de givre.... Je vois le baron se
jeter devant la vieille, en criant d'une voix dechirante:

"Ma mere!... "

Puis le chien reprendre un dernier elan, et Sperver, rapide comme
l'eclair, le mettre en joue et le foudroyer aux pieds du jeune homme.

Cela s'etait passe dans une seconde. Le gouffre s'etait illumine, et
les echos lointains se renvoyaient l'explosion dans leurs profondeurs
infinies. Le silence parut ensuite grandir, comme les tenebres apres
l'eclair.

Quand la fumee de la poudre se fut dissipee, j'apercus Lieverle gisant
a la base du roc ... et la vieille evanouie dans les bras du jeune
homme. Sperver, pale, regardant le baron d'un oeil sombre, laissait
tomber la crosse de sa carabine a terre, la face contractee et les
yeux a demi fermes d'indignation.

"Seigneur de Blouderic, dit-il, la main etendue vers la caverne, je
viens de tuer mon meilleur ami, pour sauver cette femme ... votre
mere!... Rendez graces au ciel que sa destinee soit liee a celle du
comte.... Emmenez-la!... Emmenez-la!... et qu'elle ne revienne plus
... car je ne repondrais pas du vieux Sperver!..."

Puis, jetant un coup d'oeil sur le chien:

"Mon pauvre Lieverle!... s'ecria-t-il d'une voix dechirante. Ah!
voila donc ce qui m'attendait ici.... Viens, Fritz ... partons ...
sauvons-nous ... Je serais capable de faire un malheur!..."

Et saisissant Fox par la criniere, il voulut se mettre en selle;
mais, tout a coup le coeur lui creva, et laissant tomber sa tete sur
l'epaule de son cheval, il se prit a sangloter comme un enfant.


XIII

Sperver venait de partir, emportant Lieverle dans son manteau. J'avais
refuse de le suivre ... mon devoir, a moi, me retenait pres de la
vieille.... Je ne pouvais abandonner cette malheureuse sans manquer a
ma conscience.

D'ailleurs, il faut bien le dire, j'etais curieux de voir de pres cet
etre bizarre; aussi le piqueur avait a peine disparu dans les tenebres
du defile, que je gravissais deja le sentier de la caverne.

La m'attendait un spectacle etrange.

Sur un grand manteau de fourrure rousse double de vert, etait etendue
la vieille dans sa longue robe pourpre, les mains crispees sur sa
poitrine ... une fleche d'or dans ses cheveux gris.

Je vivrais mille ans que l'image de cette femme ne s'effacerait pas
de mon esprit; cette tete de vautour agitee par les derniers
tressaillements de la vie ... l'oeil fixe et la bouche entr'ouverte
... etait formidable a voir.... Telle devait etre a sa derniere heure
la terrible reine Fredegonde.

Le baron, a genoux pres d'elle, essayait de la ranimer, mais au
premier coup d'oeil, je vis que la malheureuse etait perdue, et ce
n'est pas sans un sentiment de pitie profonde, que je me baissai pour
lui prendre le bras.

--Ne touchez pas a madame! s'ecria le jeune homme d'un accent irrite;
je vous le defends!

--Je suis medecin, Monseigneur."

Il m'observa quelques secondes en silence, puis se relevant:

"Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il a voix basse.... Pardonnez-moi!"

Il etait devenu tout pale ... ses levres tremblaient.

Au bout d'un instant, il reprit:

"Que pensez-vous?

--C'est fini.... Elle est morte!"

Alors, sans repondre un mot, il s'assit sur une large pierre, le front
dans sa main, le coude sur le genou, l'oeil fixe, comme aneanti.

Moi je m'accroupis pres du feu, regardant la flamme grimper a la voute
de la caverne et projeter des lueurs de cuivre rouge sur la face
rigide de la vieille.

Nous etions la depuis une heure, immobiles comme deux statues, quand
relevant tout a coup la tete, le baron me dit:

"Monsieur, tout ceci me confond!... Voici ma mere ... depuis vingt-six
ans je croyais la connaitre... et voila que tout un monde de mysteres
et d'horreur s'ouvre devant mes yeux....--Vous etes medecin ...
avez-vous jamais rien vu d'aussi epouvantable?

--Monseigneur, lui repondis-je, le comte de Nideck est atteint d'une
maladie qui offre un singulier caractere de ressemblance avec celle de
madame votre mere... Si vous avez assez de confiance en moi pour me
communiquer les faits dont vous avez du etre temoin, je vous confierai
volontiers ceux qui sont a ma connaissance, car cet echange pourrait
peut-etre m'offrir un moyen de sauver mon malade.

--Volontiers, Monsieur," fit-il.

Et sans autre transition il me raconta que la baronne de Blouderic,
appartenant a l'une des plus grandes familles de la Saxe, faisait
chaque annee, vers l'automne, un voyage en Italie, accompagnee d'un
vieux serviteur qui possedait seul toute sa confiance.... Que cet
homme, etant sur le point de mourir, avait desire voir en particulier
le fils de son ancien maitre, et qu'a cette heure supreme, tourmente
sans doute par quelques remords, il avait dit au jeune homme que le
voyage de sa mere en Italie n'etait qu'un pretexte pour se livrer a
des excursions dans le Schwartz-Wald, dont lui-meme ne connaissait pas
le but, mais qui devaient avoir quelque chose d'epouvantable ... car
la baronne en revenait extenuee, deguenillee, presque mourante, et
qu'il lui fallait plusieurs semaines de repos, pour se remettre des
fatigues horribles de ces quelques jours.--Voila ce que le vieux
domestique avait raconte simplement au jeune baron, croyant accomplir
en cela son devoir.--Le fils, voulant a tout prix savoir a quoi s'en
tenir, avait verifie l'annee meme ce fait incomprehensible en suivant
sa mere d'abord jusqu'a Baden.--Il l'avait vue ensuite s'enfoncer dans
les gorges du Schwartz-Wald et l'avait suivie pour ainsi dire pas a
pas.... Ces traces que Sebalt avait remarquees dans la montagne ...
c'etaient les siennes.

Quand le baron m'eut fait cette confidence, je ne crus pas devoir lui
cacher l'influence bizarre que l'apparition de la vieille exercait sur
l'etat de sante du comte, ni les autres circonstances de ce drame.

Nous demeurames tous deux confondus de la coincidence de ces faits,
de l'attraction mysterieuse que ces etres exercaient l'un sur l'autre
sans se connaitre, de l'action tragique qu'ils representaient a leur
insu, de la connaissance que la vieille avait du chateau, de ses
issues les plus secretes, sans l'avoir jamais vu precedemment, du
costume qu'elle avait decouvert pour cette representation, et qui ne
pouvait avoir ete pris qu'au fond de quelque retraite mysterieuse,
que la lucidite magnetique seule lui avait revelee.... Enfin, nous
demeurames d'accord que tout est epouvantement dans notre existence,
et que le mystere de la mort est peut-etre le moindre des secrets que
Dieu se reserve, quoiqu'il nous paraisse le plus important.

Cependant, la nuit commencait a palir.... Au loin ... bien loin ...
une chouette sonnait la retraite des tenebres, de cette voix etrange
qui semble sortir d'un goulot de bouteille...--Bientot se fit entendre
un hennissement dans les profondeurs du defile ... puis, aux premieres
lueurs du jour, nous vimes apparaitre un traineau conduit parle
domestique du baron....--Il etait couvert de paille et de
literies....--On y chargea la vieille.

Moi, je remontai sur mon cheval, qui ne paraissait pas fache de se
degourdir les jambes, etant reste la moitie de la nuit les pieds sur
la glace.--J'accompagnai le traineau jusqu'a la sortie du defile, et
nous etant salues gravement, comme cela se pratique entre seigneurs et
bourgeois, ils prirent a gauche vers Hirschland, et moi je me dirigeai
vers les tours du Nideck.

A neuf heures, j'etais en presence de mademoiselle Odile et je
l'instruisais des evenements qui venaient de s'accomplir.

M'etant rendu ensuite pres du comte, je le trouvai dans un etat fort
satisfaisant.--Il eprouvait une grande faiblesse, bien naturelle apres
les crises terribles qu'il venait de traverser, mais il avait repris
possession de lui-meme et la fievre avait completement disparu depuis
la veille au soir.

Tout marchait vers une guerison prochaine.

Quelques jours plus tard, voyant le vieux seigneur en pleine
convalescence, je voulus retourner a Tubingue, mais il me pria si
instamment de fixer mon sejour au Nideck et me fit des conditions
tellement honnetes a tous egards, qu'il me fut impossible de me
refuser a son desir.

Je me souviendrai longtemps de la premiere chasse au sanglier que
j'eus l'honneur de faire avec le comte, et surtout de la magnifique
rentree aux flambeaux, apres avoir battu les neiges du Schwartz-Wald
douze heures de suite sans quitter l'etrier...--Je venais de souper et
je montais a la tour de Hugues brise de fatigue, quand passant devant
la chambre de Sperver, dont la porte se trouvait entr'ouverte, des
cris joyeux frapperent mes oreilles.... Je m'arretai, et le plus
agreable spectacle s'offrit a mes regards:

Autour de la table en chene massif, se pressaient vingt figures
epanouies. Deux lampes de fer, suspendues a la voute, eclairaient
toutes ces faces larges, carrees, bien portantes.

Les verres s'entrechoquaient!...

La, se trouvait Sperver avec son front osseux, ses moustaches humides,
ses yeux etincelants et sa chevelure grise ebouriffee; il avait a
sa droite Marie Lagoutte, a sa gauche Knapwurst ... une teinte rose
colorait ses joues brunies au grand air, il levait l'antique hanap
d'argent cisele, noirci par les siecles, et sur sa poitrine brillait
la plaque du baudrier, car, selon son habitude, il portait le costume
de chasse.

C'etait une belle figure simple et joyeuse.

Les joues de Marie Lagoutte avaient de petites flammes rouges, et son
grand bonnet de tulle semblait prendre la volee; elle riait, tantot
avec l'un, tantot avec l'autre.

Quant a Knapwurst, accroupi dans son fauteuil, la tete a la hauteur
du coude de Sperver, vous eussiez dit une gourde enorme. Puis venait
Tobie Offenloch, comme barbouille de lie de vin, tant il etait rouge;
sa perruque au baton de sa chaise, sa jambe de bois en affut sous la
table. Et, plus loin, la longue figure melancolique de Sebalt, qui
riait tout bas en regardant au fond de son verre.

Il y avait aussi les gens de service, les domestiques et les
servantes; enfin tout ce petit monde qui vit et prospere autour des
grandes familles, comme la mousse, le lierre et le volubilis au pied
du chene.

Les yeux etaient voiles de douces larmes: la vigne du Seigneur
pleurait d'attendrissement!

Sur la table, un enorme jambon, a cercles pourpres concentriques,
attirait d'abord les regards.... Puis venaient les longues bouteilles
de vin du Rhin, eparses au milieu des plats fleuronnes, des pipes
d'Ulm a chainette d'argent et des grands couteaux a lame luisante.

La lumiere de la lampe repandait sur tout cela sa belle teinte couleur
d'ambre, et laissait dans l'ombre les vieilles murailles grises, ou
se roulaient en cercles d'or les trompes, les cors et les cornets de
chasse du piqueur.

Rien de plus original que ce tableau.

La voute chantait.

Sperver, comme je l'ai dit, levait le hanap; il entonnait l'air du
burgrave Hatto-le-Noir:

    "Je suis le roi de ces montagnes!"

tandis que la rosee vermeille du rudesheim tremblotait a chaque poil
de ses moustaches. A mon aspect, il s'interrompit, et me tendant la
main:

"Fritz, dit-il, tu nous manquais.... Il y a longtemps que je ne me
suis senti aussi heureux que ce soir.... Sois le bienvenu!"

Comme je le regardais avec etonnement, car depuis la mort de Lieverle
je ne me rappelais pas l'avoir vu sourire, il ajouta d'un air grave:

"Nous celebrons le retablissement de Monseigneur..., et Knapwurst nous
raconte des histoires!"

Tout le monde s'etait retourne.

Les plus joyeuses acclamations me saluerent.

Je fus entraine par Sebalt, installe pres de Marie Lagoutte, et mis
en possession d'un grand verre de Boheme, avant d'etre revenu de mon
ebahissement.

La vieille salle bourdonnait d'eclats de rire, et Sperver, m'entourant
le cou de son bras gauche, la coupe haute, la figure severe comme tout
brave coeur qui a un peu trop bu, s'ecriait:

"Voila mon fils!... Lui et moi ... moi et lui ... jusqu'a la mort!...
A la sante du docteur Fritz!..."

Knapwurst, debout sur la traverse de son fauteuil, comme une rave
fendue en deux, se penchait vers moi et me tendait son verre.... Marie
Lagoutte faisait voler les grandes ailes de son bavolet ... et Sebalt,
droit devant sa chaise, grand et maigre comme l'ombre du Wildjaeger
debout dans les hautes bruyeres, repetait: "A la sante du docteur
Fritz!" pendant que des flocons de mousse ruisselaient de sa coupe, et
s'eparpillaient sur les dalles.

Il y eut un moment de silence.... Tout le monde buvait.... Puis un
seul choc: tous les verres touchaient la table a la fois. "Bravo!"
s'ecria Sperver.

Puis se tournant vers moi:

"Fritz, dit-il, nous avons deja porte la sante du comte, et celle de
mademoiselle Odile... Tu vas en faire autant!"

Il me fallut par deux fois vider le hanap, sous les yeux de la salle
attentive. Alors, je devins grave a mon tour, et je trouvai tous les
objets lumineux; les figures sortaient de l'ombre pour me regarder de
plus pres: il y en avait de jeunes et de vieilles, de belles et de
laides; mais toutes me parurent bonnes, bienveillantes et tendres. Les
plus jeunes pourtant, mes yeux les attiraient du bout de la salle, et
nous echangions ensemble de longs regards pleins de sympathie.:

Sperver fredonnait et riait toujours. Tout a coup, posant la main sur
la bosse du nain:

"Silence! dit-il, voici Knapwurst, notre archiviste, qui va parler!...
Cette bosse, voyez-vous, c'est l'echo de l'antique manoir du Nideck!"

Le petit bossu, bien loin de se facher d'un tel compliment, regarda le
piqueur avec attendrissement et dit:

"Et toi, Sperver, tu es un de ces vieux reiters dont je vous ai
raconte l'histoire!... Oui, tu as le bras, la moustache et le coeur
d'un vieux reiter! Si celle fenetre s'ouvrait et que l'un d'eux,
allongeant le bras du milieu des ombres, te tendit la main ... que
dirais-tu?

--Je lui serrerais la main et je lui dirais: "Camarade, viens
t'asseoir avec nous. Le vin est aussi bon et les filles aussi jolies
que du temps de Hugues.... Regarde!"

Et Sperver montrait la brillante jeunesse qui riait autour de la
table.

Elles etaient bien jolies, les filles du Nideck: les unes rougissient
de joie, d'autres levaient lentement leurs cils blonds voilant un
regard d'azur, et je m'etonnais de n'avoir pas encore remarque ces
roses blanches, epanouies sur les tourelles du vieux manoir.

"Silence!... s'ecria Sperver pour la seconde fois. Notre ami Knapwurst
va nous repeter la legende qu'il nous racontait tout a l'heure.

--Pourquoi pas une autre? dit le bossu.

--Celle-la me plait!

--J'en sais de plus belles.

--Knapwurst! fit le piqueur, en levant le doigt d'un air grave, j'ai
des raisons pour entendre la meme; fais-la courte si tu veux. Elle dit
bien des choses. Et toi, Fritz, ecoute!"

"Le nain, a moitie gris, posa ses deux coudes sur la table, et les
joues relevees sur les poings, les yeux a fleur de tete, il s'ecria
d'une voix percante:

"Eh bien donc! Bernard Hertzog rapporte que le burgrave Hugues,
surnomme le Loup, etant devenu vieux, se couvrit du chaperon: c'etait
un bonnet de mailles, qui emboitait tout le haume quand le chevalier
combattait. Quand il voulait prendre l'air, il etait son casque, et
se couvrait du bonnet. Alors, les lambrequins retombaient sur ses
epaules."

"Jusqu'a quatre-vingt-deux ans, Hugues n'avait pas quitte son armure,
mais, a cet age, il respirait avec peine.

"Il fit venir Otto de Burlach, son chapelain; Hugues, son fils aine;
son second fils Barthold. et sa fille, _Berthe-la-Rousse, femme d'un
chef saxon nomme Blonderic_, et leur dit:

--"Votre mere la Louve, m'a prete sa griffe... son sang s'est mele au
mien..... Il va renaitre par vous de siecle en siecle, et pleurer dans
les neiges du Schwartz-Wald! Les uns diront: c'est la bise qui pleure!
Les autres: c'est la chouette!... Mais ce sera votre sang, le mien,
le sang de la Louve, qui m'a fait etrangler Edwige, ma premiere femme
devant Dieu et la sainte Eglise.... Oui ... elle est morte par mes
mains ... Que la Louve soit maudite! car il est ecrit: "JE POURSUIVRAI
LE CRIME DU PERE DANS SES DESCENDANTS, JUSQU'A CE QUE JUSTICE SOIT
FAITE!"--

"Et le vieux Hugues mourut.

"Or, depuis ce temps-la, la bise pleure, la chouette crie, et les
voyageurs errant la nuit ne savent pas que c'est le sang de la Louve
qui pleure ... lequel renait, dit Hertzog, et renaitra de siecle
en siecle, jusqu'au jour ou la premiere femme de Hugues,
Edwige-la-Blonde, apparaitra sous la forme d'un ange au Nideck, pour
consoler et pardonner!..."

Sperver, se levant alors, detacha l'une des lampes de la torchere, et
demanda les clefs de la bibliotheque a Knapwurst stupefait.

Il me fit signe de le suivre.

Nous traversames rapidement la grande galerie sombre, puis la halle
d'armes, et bientot la salle des archives apparut au bout de l'immense
corridor.

Tous les bruits avaient cesse: on eut dit unchateau desert.

Parfois, je tournais la tete, et je voyais alors nos deux ombres se
prolongeant a l'infini, glisser comme des fantomes sur les hautes
tentures, et se tordre en contorsions bizarres....

J'etais emu, j'avais peur!

Sperver ouvrit brusquement la vieille porte de chene, et, la torche
haute, les cheveux ebouriffes, la face pale, il entra le premier.
Arrive devant le portrait d'Edwige, dont la ressemblance avec la
jeune comtesse m'avait frappe lors de notre premiere visite a la
bibliotheque, il s'arreta et me dit d'un air solennel:

"Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner!... Eh
bien! elle est revenue!... Dans ce moment, elle est en bas, pres du
vieux.... Regarde, Fritz, la reconnais-tu?... c'est Odile!..."

Puis, se tournant vers le portrait de la seconde femme de Hugues:

"Quant a celle-la, reprit-il, c'est Huldine-la-Louve.... Pendant mille
ans, elle a pleure dans les gorges du Schwartz-Wald ... et c'est elle
qui est cause de la mort de mon pauvre Lieverle ... mais desormais les
comtes du Nideck peuvent dormir tranquilles, _car justice est faite
... et le bon ange de la famille est de retour!_"




POURQUOI HUNEBOURG NE PUT PAS RENDU


I

Le fort de Hunebourg, taille dans le roc a la cime d'un pic escarpe,
domine toute cette branche secondaire des Vosges qui separe la
Meurthe, la Moselle et la Baviere rhenane du bassin d'Alsace.

En 1815, le commandement de Hunebourg appartenait a Jean-Pierre Noel,
ex-sergent-major aux fusiliers de la garde, ampute de la jambe gauche
a Bautzen et decore sur le champ de bataille.

Ce digne commandant etait un homme de cinq pieds deux pouces,
tres-large des epaules et tres-court sur jambes. Il avait une jolie
petite bedaine, de bonnes grosses levres sensuelles, de grands yeux
gris pleins d'energie, de larges sourcils touffus, et le nez le plus
magnifiquement fleuronne de toute la chaine des Vosges. Un chapeau a
claque, l'habit d'ordonnance a longues basques, la culotte bleue, le
gilet ecarlate, les souliers a boucles d'argent, composaient sa tenue
invariable.

Au moral, le commandant Noel aimait a rire. Il aimait aussi le
bourgogne "pelure d'oignon," le filet de chevreuil, le coq de bruyeres
truffe, le jambon de Mayence, les carpes du Rhin, et generalement
toutes les excellentes choses que le Seigneur a faites pour ses
enfants. Quant au Champagne frappe, l'honnete Jean-Pierre n'en parlait
qu'avec le plus grand respect; mais la verite me force a dire que le
bordeaux partageait,--avec les andouilles cuites dans leur jus,--ses
plus cheres sympathies.

Ce digne commandant avait sous ses ordres une compagnie de veterans,
la plupart secs et maigres comme des rables, portant de longues
capotes grises et prisant du tabac de contrebande.

On les voyait errer sur les remparts, regarder dans l'abime, se
dessecher au soleil; l'aspect du ciel bleu, de l'horizon bleu, ainsi
que l'eau claire de la citerne, avaient imprime sur leurs fronts le
sceau d'une incurable melancolie.

Il y avait aussi deux sous-officiers envoyes a Hunebourg pour se
reposer de leurs fatigues; l'un s'appelait Cousin, l'autre Farges;
c'etaient deux jeunes gens de bonne famille.... Une vocation
irresistible les avait entraines vers la carriere des armes, et
la gloire s'etait naturellement fait un plaisir de les couvrir de
lauriers. Malheureusement, elle les avait aussi couverts de blessures,
et c'est a cette particularite qu'ils devaient l'honneur de servir
sous les ordres de Jean-Pierre.

Du reste, ces deux jeunes heros supportaient bravement les injustices
de la fortune: ils jouaient aux cartes, fumaient des pipes, et se
racontaient leurs campagnes en buvant des petits verres.

Telle etait l'existence pleine de variete des habitants de Hunebourg,
lorsque le 26 juin 1815, vers quatre heures de l'apres-midi, le
commandant Jean-Pierre donna tout a coup l'ordre de battre le rappel
et de faire mettre la compagnie sous les armes. Il descendit ensuite
dans la cour de la caserne, son grand chapeau a claque sur l'oreille,
ses longues moustaches retroussees et la main droite dans son gilet.

"Mes enfants, s'ecria-t-il en s'arretant devant le front des troupes,
vous etes dans le chemin de l'honneur et de la gloire. Allez toujours,
et vous arriverez, c'est moi qui vous le predis! Je recois a l'instant
du general Rapp, commandant le cinquieme corps, une depeche qui
m'informe que soixante mille Russes, Autrichiens, Bavarois et
Wurtembergeois, sous les ordres du generalissime prince de
Schwartzemberg, viennent de franchir le Rhin a Oppenheim. Le haut
Palatinat est envahi ... L'ennemi n'est plus qu'a trois journees
de marche ... Il parait meme que les cosaques ont deja pousse des
reconnaissances jusque dans nos montagnes:--Nous allons nous regarder
dans le blanc des yeux!...

"Mes enfants, je compte sur vous, comme vous comptez sur moi ... Nous
ferons sauter la boutique plutot que de nous rendre, cela va sans
dire; mais en attendant il s'agit d'approvisionner la place.... Pas de
rations, pas de soldats... les moyens d'existence avant tout ... c'est
mon principe! Sergent Farges, vous allez vous vendre, avec trente
hommes, dans tous les hameaux et villages des environs, a trois lieues
du fort ... a Hazebrueck, Wechenbach, Rosenheim, etc.... Vous ferez
main basse sur le betail, sur les comestibles, sur toutes les
substances liquides ou solides, capables de soutenir le moral de la
garnison. Vous mettrez en requisition toutes les charrettes pour le
transport des vivres, ainsi que les chevaux, les anes, les boeufs.
Si nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous nourriront!--Des que le
convoi sera forme, vous regagnerez la place, en suivant autant que
possible les hauteurs. Vous chasserez devant vous le betail avec ordre
et discipline, ayant toujours bien soin qu'aucune bete ne s'ecarte ...
ce serait autant de perdu. Si par hasard un tourbillon de cosaques
cherche a vous envelopper, vous ne lacherez pas prise ... au contraire
... une partie de l'escorte leur fera face, et l'autre poussera le
troupeau sous les canons du fort. De cette maniere, ceux d'entre vous
qui seront tues, auront la consolation de penser que les autres se
portent bien, et qu'ils conservent des vivres pour soutenir le siege.

On admirera leur conduite de siecle en siecle, et la posterite dira
d'eux: "Jacques, Andre, Joseph, etaient des braves!..."

Des cris frenetiques de: "Vive l'empereur! vive le commandant!"
accueillirent cette harangue.--Le tambour battit; Farges tira
majestueusement son briquet, fit ranger sa petite troupe en colonne et
commanda le depart.

Les veterans, pleins d'ardeur, partirent du pied gauche, et
Jean-Pierre Noel, les bras croises sur la poitrine et la jambe de
bois en avant, les suivit du regard jusqu'a ce qu'ils eussent disparu
derriere l'esplanade.


II

La petite troupe de Farges s'avancait a travers les immenses forets de
Homberg, le mousquet sur l'epaule, l'oeil au guet, l'oreille au vent,
comme il convient a de braves militaires, qui ne se soucient pas de
laisser leur peau sous le bec crochu des chouettes. Tous etaient
animes du plus vif enthousiasme; d'abord, parce, qu'il est toujours
agreable de faire ses provisions chez les autres, d'ouvrir les
armoires, de decrocher les jambons, de tordre le cou aux volailles,
de mettre les tonneaux en perce, d'explorer la cave, le grenier, la
cuisine. Quel que soit votre temperament, sanguin, nerveux ou meme
lymphatique, ces choses-la font toujours plaisir.... Et puis les
Francais aiment la guerre: rien que l'espoir d'une bataille leur
fouette le sang; ils chantent, ils sifflent, ils se sentent tout
joyeux. Nos gaillards couraient donc comme des lievres, la giberne au
dos, la brelle sur la hanche. C'etait plaisir de les voir s'enfoncer
sous les longues avenues de chenes et de hetres ... se perdre dans les
ombres ... paraitre et disparaitre au fond des ravins ... s'accrocher
aux broussailles ... et gravir les rochers avec une dexterite
merveilleuse.

Farges marchait a l'arriere-garde de sa colonne, en compagnie du
caporal Lombard. Figurez-vous un gaillard de cinquante ans, coiffe
d'un immense chapeau a cornes et vetu d'une grande capote grise. Sa
taille large et carree promettait une vigueur extraordinaire; ses
traits fortement accuses, ses favorisroux, le froncement continuel
de ses sourcils lui donnaient un air dur et farouche. Une longue
cicatrice sillonnait sa joue gauche et fendait sa levre superieure,
laissant a decouvert deux belles dents canines, qui se faisaient jour
a travers d'epaisses moustaches, et ne ressemblaient pas mal aux
defenses d'un vieux sanglier. Pour comble d'agrement, ce personnage
fumait un troncon de pipe, et des bouffees de tabac s'echappaient par
toutes les crevasses de sa joue, depuis l'oreille jusqu'aux levres:
Benoit Lombard avait vingt-neuf ans de service, trente-deux campagnes
et dix-huit blessures.... Aussi, grace a sa bravoure et au concours
heureux des circonstances, il avait obtenu le grade de caporal.

"Eh bien! Lombard, dit tout a coup Farges en allongeant le pas, que
pensez-vous de notre expedition? Croyez-vous qu'elle reussisse?

--Je pense, repondit le caporal avec un sourire qui dechaussa
completement un cote de sa machoire, je pense que si ces gueux de
paysans se doutaient de ce qui leur pend a l'oeil, ils auraient
bientot evacue leur betail.... Alors, bonsoir la compagnie.... Je
connais ca, servent.... En Espagne, il n'y avait qu'un moyen de les
attraper....

--Quel moyen, Lombard?

--Nous les attendions dans leurs villages ... entre quatre murs ...
ils venaient quelquefois la nuit pour faire cuire le pain ... car,
voyez-vous, sergent ... il faut un four pour cuire du pain.... Alors
nous leur mettions la main sur la nuque, et nous les confessions ...
tout doucement ... vous comprenez....

--Oui, caporal, mais nous ne sommes pas en pays ennemi....

--Voila justement pourquoi il faut tomber dessus comme une bombe....
Il faut les surprendre agreablement ... empoigner tout ... sans leur
faire de mal ... mais c'est difficile, sergent, c'est difficile....

--Comment ca, Lombard?

--D'abord, le paysan est malin; il tient a garder ce qu'il a, sans
s'inquieter de l'honneur de la patrie.... Ensuite, depuis 1814, il se
defie de nous....

--Vous croyez? dit Farges d'un air de doute.

--Sergent, prenez garde a ce que je vous dis.... Les paysans ne sont
pas betes! Ils se rappellent que l'annee derniere nous avons fait un
tour dans les villages, pour approvisionner les places, et je suis sur
qu'en apprenant l'invasion, la premiere chose qu'ils vont faire, ce
sera d'aller cacher leurs bestiaux dans les forets."

Tout en causant de la sorte, ils gravissaient les pentes boisees du
Homberg. Il etait alors environ huit heures, le jour baissait a vue
d'oeil, et les hautes grives, perchees sur le bouton des sapins,
s'appelaient l'une l'autre, avant de plonger dans l'epaisseur des
bois.

Lorsque la tete de colonne deboucha sur le plateau du Rothfels, tout
couvert de buissons et de sapinettes impenetrables, la nuit etait
tellement noire, qu'on pouvait a peine distinguer le sentier. Farges
ordonna de faire halte.

"Je ne vois pas d'inconvenient, dit-il, a ce que chacun fume sa pipe
et se livre a ses opinions individuelles ... mais sous les autres
rapports: motus! Il s'agit de nous remettre en voute quand la lune se
levera."

Apres cette improvisation, deux sentinelles furent placees, l'une du
cote de la gorge, l'autre sur le versant de la montagne dominant une
longue file de rochers a pic.

Les veterans, extenues de fatigue, s'etendirent voluptueusement sur la
mousse, au milieu des genets en fleur, tandis que Farges et Lombard,
gravement assis au pied d'un arbre et le fusil entre les jambes,
discutaient leur plan d'attaque.


III

Or, la lune commencait a poindre derriere les sapins de l'Oxenleier,
et Farges songeait a donner le signal du depart, lorsqu'une clameur
confuse monta subitement des profondeurs de la vallee. Le sergent
se leva tout surpris et regarda Lombard; celui-ci, rapide comme la
pensee, mit un genou en terre et colla son oreille contre le pied
d'un arbre. A le voir, immobile au milieu des tenebres, retenant son
haleine pour saisir le moindre murmure, on eut dit un vieux loup a
l'affut.

Cependant nul autre bruit que le vague fremissement du feuillage ne se
faisant entendre, il allait se relever, quand un souffle de la brise
apporta de nouveau du fond de la gorge le tumulte qu'ils avaient percu
d'abord, mais cette fois beaucoup plus distinct. C'etait le roulement
confus que produit la marche d'un troupeau, accompagne des sons
champetres d'une trompe d'ecorce.

Le caporal se releva lentement ... un eclat de rire etouffe fendait sa
bouche jusqu'aux oreilles, et ses yeux scintillaient dans l'ombre:

"Nous les tenons! dit-il ... he! he! he! nous les tenons!

--Qui ca?

--Les paysans, morbleu!... ils arrivent...."

Puis, sans autre commentaire, il se glissa presque a quatre pattes
entre les broussailles. On vit les veterans se dresser un a un, saisir
leurs fusils et disparaitre derriere les sapins. Les sentinelles
imiterent ce mouvement, et rien ne bougea plus dans le fourre.

La petite troupe se tenait cachee depuis un quart d'heure, lorsque
trois montagnards parurent au fond des pales clairieres. Ils
gravissaient le ravin a pas lents. Quand ils eurent atteint la roche
plate, ils s'arreterent pour respirer et reprendre la suite d'une
conversation interrompue.

Lombard put alors les examiner a son aise. Le premier etait grand et
maigre; il avait une capote de ratine noire usee jusqu'a la corde, de
longues jambes seches comme des fuseaux, un immense parapluie sous
le bras gauche, des souliers ronds a boucles de cuivre, un tricorne
pittoresque pose sur l'occiput, et le profil d'un veau qui tette: le
caporal jugea que ce devait etre quelque maire du voisinage.

Le second, egalement coiffe d'un tricorne, faisait face a Lombard,
et la lune eclairait en plein sa figure fine et astucieuse: son nez
pointu, ses yeux petits et vifs, ses levres sarcastiques et tout
l'ensemble de sa personne, annoncaient quelque diplomate de village
que des circonstances malheureuses avaient empeche d'atteindre au
faite de la gloire; il portait un grand habit de peluche verte a
larges manches retroussees jusqu'aux coudes, et taille sur le patron
du dernier siecle; ses cheveux d'un roux ardent tombaient jusque sur
ses epaules, et formaient un gros bourrelet tout autour de sa nuque;
il affectait un air doctoral, mais ses gestes rapides deroutaient a
chaque minute ses pretentions a la gravite.

Le troisieme etait tout bonnement un patre de la montagne, vetu de
la rouliere bleue, du pantalon de toile grise et coiffe du bonnet de
coton lorrain; il tenait d'une main sa trompe d'ecorce, et de l'autre
un enorme baton ferre.

"Monsieur le maire, dit le petit homme roux au grand maigre, vous avez
tort de vous chagriner.... Il vaut mieux tenir que courir.... Nos
bestiaux sont bien a nous, je pense; nous les avons achetes et payes.

--Ca, c'est sur, Daniel, c'est sur ... a beaux deniers comptants ...
mais que veux-tu, mon garcon, c'est si agreable de s'entendre appeler
"monsieur le maire," gros comme le bras ... de se voir tirer le
chapeau jusqu'aux souliers.... Voila tantot six ans que Petrus Schmitt
_reluque_ ma place et....

--Eh bien!... eh bien!... votre place, elle est a vous, il ne l'aura
pas, votre place.

--Ca depend, Daniel, il pourra dire que j'ai emmene les bestiaux du
village pour empecher la garnison d'avoir des vivres ... et pour la
faire perir de famine....

--Ah bah! vous n'y etes pas.... Ecoutez, monsieur le maire.... Si le
roi,--ici le petit homme souleva son chapeau d'un geste respectueux,
--si notre bon roi revient, vous direz: "J'ai sauve les bestiaux du
village, pour que la garnison ne puisse pas les avoir ... et qu'elle
rende la place aux armees de notre bon roi Louis!..." Alors, monsieur
le prefet dira: " Oh! le brave homme ... le brave homme ... qui aime
l'honneur de son vrai maitre!" On vous enverra la croix ... voila ...
c'est sur!

--La croix, Daniel?... la croix avec la pension?

--Je crois bien ... avec la pension...

--Oui ... mais,--balbutia le maire,--si ... si l'autre enfonce notre
bon roi ... notre vrai roi ... notre....

--Halte! halte-la ... monsieur le maire, il sera roi pour de vrai,
s'il est le plus fort ... mais si notre grand empereur enfonce les
ennemis de la patrie.... Eh bien, vous direz: "J'ai sauve les bestiaux
du village, pour que les kaiserlicks... les Cosaques ne puissent
pas les avoir!..." Alors le prefet du grand empereur,--nouveau
salut,--dira: "Oh! le bon maire ... l'honnete citoyen ... il faut lui
envoyer la croix!" Et ca fait que vous aurez toujours la croix, et que
nous garderons nos bestiaux."

Lombard se rongeait les moustaches; il eut grand'peine a ne pas lancer
un coup de baionnette au diplomate, mais la certitude de ne rien
perdre pour attendre lui fit maitriser sa colere.

"Tu as raison, Daniel ... je vois que tu as raison, reprit le grand
maigre d'un air convaincu.... Pourquoi est-ce que je n'attraperais pas
la croix tout comme un autre ... puisque je sauve les bestiaux de la
commune.

--Pardieu, monsieur le maire, il y en a plus d'un qui ne l'a pas
gagnee autant que vous ... et c'est le Schmitt qui sera vexe!....

--He! he! he! il aura un bec comme ca, fit le maire, en appliquant la
pomme de son parapluie au bout de son nez.

--Bien sur, monsieur le maire, bien sur.... Mais reste a savoir ou
nous allons conduire les bestiaux.... Il faudrait un endroit ... un
endroit bien couvert, garni de roches, avec un paturage au fond pour
laisser paitre les betes ... un endroit ou le diable ne pourrait pas
aller sans connaitre le chemin ... Tenez, par comparaison ... le
precipice de la Saliere ... c'est noir ... c'est lointain ... les
grands arbres pendent tout autour; quarante boeufs se promeneraient la
dedans sans se gener ... il n'y a qu'un petit sentier pour descendre,
et l'eau ne manque point.

--Bien trouve, Daniel, bien trouve.... Va pour la Saliere.

--Alors, en route!.... en route!.... s'ecria le petit homme en se
tournant vers le patre. Gotlieb ... appelle les betes.... Hue!....
hue!.... pas de temps a perdre.... Ces vauriens de Hunebourg ont
deja pris la clef des champs ... mais ils trouveront les oiseaux
deniches.... Hue!"

Le patre, s'avancant alors a la pointe de la roche, emboucha sa
trompe.... Ces notes douces et plaintives planerent un instant sur la
vallee silencieuse, et descendirent d'echos en echos.... Une autre
y repondit de l'abime.... Le troupeau se remit en marche, et l'on
entendit de sourds beuglements dans les profondeurs du defile.

Tout a coup, deux boeufs superbes deboucherent sous le dome des grands
chenes; ils marchaient de ce pas grave et solennel qui semble indiquer
le sentiment de la force, fouettant l'air de leur queue et tournant
parfois leur belle tete blanche tachee de roux, comme pour contempler
leur cortege; puis arriva lentement une longue file de genisses, de
vaches, de chevres, mugissant, belant et nasillant a faire pleurer de
tendresse le brave caporal.... Enfin, la moitie du village d'Echbourg,
femmes, vieillards, petits enfants: les uns accroupis sur leurs vieux
chevaux de labour, les autres a la mamelle ou pendus a la robe de
leur mere.... Les pauvres gens avancaient clopin-clopant ... ils
paraissaient bien las ... bien tristes ... mais a la guerre comme a la
guerre ... on ne peut pas avoir toujours ses aises.

La troupe atteignit enfin le plateau ... il ne restait plus qu'un
petit nombre de trainards disperses sur la pente du ravin ... c'etait
le moment de faire main basse. Farges et Lombard echangerent un coup
d'oeil dans l'ombre ... ils allaient donner le signal, lorsqu'un cri
de detresse ... un cri percant vola de bouche en bouche jusqu'au
sommet de la cote, et glaca d'epouvante toute la caravane:

"Les cosaques!... les cosaques!..." Alors ce fut une scene etrange;
Farges s'elanca derriere le rideau de feuillage pour distribuer de
nouveaux ordres.... On entendit le bruit sec et rapide des batteries,
puis de ce cote tout rentra dans le silence.

Quant aux fugitifs, ils n'avaient pas bouge; immobiles, se regardant
l'un l'autre la bouche beante, n'ayant ni la force de fuir, ni le
courage de prendre une resolution, ils offraient l'image de la
terreur. Le diplomate seul ne perdit pas sa presence d'esprit, et
courut se blottir sous une roche creuse, de sorte qu'on ne voyait plus
au dehors que ses souliers et le bas de ses jambes.

Presque aussitot Lombard reconnut aux environs le cri rauque des
cosaques; ils accouraient en tous sens, a travers taillis, halliers,
broussailles.... A les voir bondir au clair de lune sur leurs petits
chevaux bessarabiens, l'oeil en feu, les naseaux fumants, la criniere
herissee, on les eut pris pour une bande de loups affames enveloppant
leur proie.... Les boeufs mugissaient, les femmes sanglotaient, les
pauvres meres pressaient leurs enfants sur leur sein, et les Baskirs
resserraient toujours le cercle de leurs evolutions, pour fondre
sur ce groupe.... Enfin, ils se masserent et partirent en ligne en
poussant des hourras furieux. Tout a coup le sombre feuillage
s'illumina comme d'un reflet de foudre, un feu de peloton etendit sa
nappe rougeatre sur le plateau, et la montagne parut frissonner de
surprise.... Quand la fumee de cette decharge se fut dissipee, on
vit les Cosaques en deroute chercher a fuir dans la direc
du Graufthal, mais la s'etendait une barriere de rochers
infranchissables.

"En avant, morbleu!--Pas de quartier!..." hurla le caporal.

Les veterans, animes par sa voix, se precipiterent a la poursuite des
fuyards.... Le combat fut court.... Accules a la pointe du roc, les
soldats de Platoff firent volte-face et chargerent avec la furie du
desespoir.... Cinquante coups de lance et de baionnette s'echangerent
en une seconde; mais dans cet etroit espace, les Cosaques, ne pouvant
faire manoeuvrer leurs chevaux, furent bientot ecrases.... Un seul
resista jusqu'au bout.... Grand, maigre, a la face terne et cuivree,
veritable figure mephistophelique, il etait recouvert de plusieurs
peaux de mouton.... Lombard en enlevait une a chaque coup de
baionnette.

"Canaille! murmurait-il, je finirai pourtant par t'attaquer le
cuir...."

Il se trompait!... Le cosaque bondit au-dessus de sa tete, en lui
assenant avec la crosse de son pistolet un coup terrible sur la
machoire.... Le caporal cracha deux dents, arma son fusil, ajusta le
Baskir et fit feu.... Mais attendu que l'arme n'etait pas chargee,
l'autre disparut sain et sauf, en ayant encore l'air de se moquer de
lui par un triple hourrah!

C'est ainsi que l'intrepide Lombard, apres vingt-huit ans de service
et trente-deux campagnes, eut la machoire fortement ebranlee par
un sauvage d'Ekaterinoslof, qui ne possedait pas meme les premiers
principes de la guerre.

"Sang de chien, dit-il avec rage, si je te tenais!"

Farges, en raffermissant sa baionnette toute gluante de sang, promena
des regards etonnes autour du plateau; les habitants d'Echbourg
avaient disparu... Leurs boeufs erraient a l'aventure dans les
halliers... Quelques chevres grimpaient le long de la cote ... et sauf
une vingtaine de cadavres etendus dans les bruyeres, tout respirait
le calme et les douceurs de la vie champetre. Les veterans eux-memes
semblaient tout surpris de leur facile triomphe, car excepte Nicolas
Rabeau, ancien tambour-major au 14e de ligne, prevot d'armes, de danse
et de graces francaises, lequel eut la gloire d'etre embroche par un
cosaque et de rendre l'ame sur le champ d'honneur... a cette exception
pres, tous les autres en furent quittes pour des horions.

"Ah ca! camarades, dit Farges, il ne s'agit pas de nous abandonner
a des reflexions plus ou moins quelconques... Ce grand pendard de
cosaque qui vient de s'echapper pourrait gater nos affaires... Nos
provisions sont completes... Ce qu'il y a de plus simple, c'est de
reunir le betail et de gagner le fort, avant que l'ennemi ait eu le
temps de nous barrer le passage."

Tout le monde se mit aussitot a l'oeuvre, et, dix minutes apres, la
petite colonne, poussant devant elle le troupeau, reprenait le chemin
de Hunebourg.

Vers six heures, elle etait sous les canons du fort.

On peut se figurer la satisfaction de Jean-Pierre Noel, lorsque ayant
entendu crier les chaines du pont-levis, et s'etant mis a sa fenetre,
en simples manches de chemise, il vit defiler, d'abord les boeufs...
puis les vaches laitieres suivies de leurs veaux... puis les
genisses... les chevres trottant menu... les porcs... les chevaux...
enfin toute la _razzia_... marchant "avec ordre et discipline" comme
il avait eu soin de le recommander a Farges.

Le caporal Lombard, gravement assis sur une vieille rosse a moitie
grise, son grand chapeau a claque sur l'oreille, et le fusil en
sautoir, formait a lui seul l'arriere-garde de la colonne.

Le brave commandant ne se sentait plus de joie; aussi lorsque trois
jours plus tard l'archiduc Jean d'Autriche, a la tete d'un corps de
six mille hommes, fit sommer la place de se rendre, avec menace de
la bombarder et de la detruire de fond en comble en cas de refus....
Jean-Pierre ne put s'empocher de sourire. Il fit dresser un etat
recapitulatif de ses provisions debouche, et l'adressa sous forme de
reponse au general autrichien, ajoutant:

"Qu'il regrettait de ne pouvoir etre agreable a Son Altesse ... mais
qu'il etait beaucoup trop gourmand pour quitter une place aussi bien
approvisionnee. Il priait _conseqemment_ Son Altesse de vouloir bien
l'excuser... etc., etc.

"Quant a votre menace de bombarder la forteresse et de la detruire de
fond en comble, disait-il en terminant, je m'en soucie comme du roi
Dagobert!"

L'archiduc Jean d'Autriche entendait tres-bien le francais... Il
avait, de plus, un faible pour la cuisine, et comprit les scrupules
de Jean-Pierre. Aussi, des le lendemain, il remonta tranquillement la
vallee de la Zorne... apres avoir fait demi-tour a gauche!...

Et voila pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu.




LE BOUC D'ISRAEL

CONTE


Tout le monde connait, a Tubingue, l'histoire deplorable du seigneur
Kasper Evig et du juif Elias Salomon.--Kasper Evig faisait des visites
frequentes a la petite Eva Stromayer; un soir il trouva chez elle mon
ami Elias, et lui detacha, je ne sais sous quel pretexte, trois ou
quatre soufflets bien appliques.

Elias Salomon, qui venait de commencer sa medecine depuis cinq mois,
fut somme par le conseil des etudiants de provoquer le seigneur Kasper
en duel ... ce qu'il fit avec une extreme repugnance, car un seigneur
est necessairement tres-fort sur les armes.

Cela n'empecha pas Salomon de se fendre a propos, et de passer son
fleuret entre les cotes dudit seigneur ... circonstance qui gena
considerablement la respiration de celui-ci, et l'envoya dans l'autre
monde en moins de dix minutes.

Le _rector_ Diemer, instruit de ces details par les temoins, les
ecouta froidement et leur dit:

"C'est tres-bien, Messieurs ... Il est mort, n'est-ce pas? ... Eh bien
qu'on l'enterre."

Salomon fut porte en triomphe comme un nouveau Matathias, mais bien
loin d'en tirer gloire, il fut atteint d'une melancolie profonde.

Il maigrissait, il gemissait et soupirait; son nez, deja si long,
semblait grandir encore a vue d'oeil, et souvent le soir, lorsqu'il
traversait la rue des _Trois Fontaines_, on l'entendait murmurer:

"Kasper Evig, pardonne-moi ... Je n'en voulais pas a ta
vie!--Malheureuse Eva, qu'as-tu fait? ... Par tes agaceries
inconsiderees, tu as excite deux hommes intrepides l'un contre l'autre
... et voila que l'ombre du seigneur Kasper me poursuit jusque dans
mes reves ... Eva! ... malheureuse Eva, qu'as-tu fait?..."

Ainsi gemissait ce pauvre Salomon, d'autant plus a plaindre que les
fils d'Israel ne sont pas sanguinaires, et que le Dieu fort ... le
Dieu jaloux ... leur a dit:

"Le sang innocent retombera sur vos tetes de generation en
generation!"

Or, une belle matinee de juillet, que je vidais des chopes a la
brasserie du _Faucon_, Elias entra, la mine defaite comme d'habitude,
les joues creuses, les cheveux epars autour des tempes et le regard
abattu.--Il me posa la main sur l'epaule et me dit:

"Cher Christian, veux-tu me faire un plaisir?

--Pourquoi pas, Elias; de quoi s'agit-il?

--Faisons un tour de promenade a la campagne; je desire te consulter
sur mes souffrances ... Toi qui connais les choses divines et
humaines, tu pourras peut-etre m'indiquer un remede a tant de maux ...
J'ai la plus grande confiance en toi, Christian."

Comme j'avais deja pris mes cinq ou six canettes et mes deux ou trois
petits verres de _schnaps_, je ne vis pas d'objection a sa demande.
D'ailleurs, je trouvais tres-beau de sa part d'avoir confiance dans
mes lumieres,

Nous traversames donc la ville, et vingt minutes apres, nous montions
le petit sentier des violettes, qui serpente vers les ruines antiques
de Triefels.

La, seuls, cheminant entre deux haies d'aubepine a perte de vue,
ecoutant l'alouette qui s'egosillait dans les nuages ... la caille qui
jetait son cri guttural au milieu des vignes ... et gravissant a pas
lents vers les hauts sapins du Rothalps, Elias parut respirer plus
librement, il leva les yeux au ciel et s'ecria: "Dans tes nombreuses
lectures theologiques, n'as-tu pas trouve, Christian, quelque moyen
d'expiation propre a soulager la conscience des grands coupables?--Je
sais que tu te livres a des recherches curieuses en ce genre ...
Parle! ... Quoi que tu me conseilles, pour mettre en fuite l'ombre
vengeresse de Kasper Evig ... je le ferai!"

La question de Salomon me rendit tout pensif. Nous marchions cote a
cote, la tete inclinee, dans le plus grand silence; lui m'observait du
coin de l'oeil, tandis que je m'efforcais de recueillir mes souvenirs
sur cette matiere delicate. Enfin je lui repondis:

"Si nous habitions les Indes, Salomon, je te dirais d'aller te baigner
dans le Gange, car les ondes de ce fleuve lavent les souillures du
corps et celles de l'ame; c'est du moins l'opinion des gens du pays,
qui ne craignent ni de tuer, ni d'incendier, ni de voler, a cause des
vertus singulieres de leur fleuve.... C'est une grande consolation
pour les scelerats!... Il est bien a regretter que nous ne jouissions
pas d'un cours d'eau pareil.--Si nous vivions du temps de Jason, je te
dirais de manger des gateaux de sel de la reine Circe, qui avaient la
propriete remarquable de blanchir les consciences noircies, et de vous
sauver du remords....--Enfin si tu avais le bonheur d'appartenir a
notre sainte religion, je t'ordonnerais de dire des prieres ... et
surtout de donner tes biens a l'Eglise.... Mais dans l'etat des temps,
des lieux et des croyances ou tu te trouves, je ne vois qu'un moyen de
te soulager.

--Lequel?" s'ecria Salomon, deja ranime d'esperance.

Nous etions alors arrives sur le Rothalps, dans un lieu solitaire
qu'on appelle Holderloch. C'est une gorge profonde et sombre, autour
de laquelle s'elevent de noirs sapins; une roche plate couronne
l'abime, ou s'elancent en grondant les flots du Muerg.

Le sentier que nous suivions nous avait conduits la. Je m'assis sur
la mousse pour respirer la brume qui s'eleve du gouffre, et, dans ce
moment meme, j'apercus au-dessous de moi un bouc superbe qui cherchait
a saisir quelques touffes de cresson sauvage au bord de la corniche.

Il faut savoir que les rochers du Holderloch montent les uns
par-dessus les autres en forme d'escalier; chaque marche peut bien
avoir dix pieds de hauteur, mais tout au plus un pied et demi
de saillie, et sur ces rebords s'epanouissent mille plantes
aromatiques,--du chevrefeuille, du lierre, de la vigne sauvage,
des volubilis,--sans cesse arrosees par les vapeurs du torrent et
retombant en touffes de la plus belle verdure.

Or, mon bouc, le front large, surmonte de ses hautes cornes noueuses,
les yeux etincelants comme deux boutons d'or, la barbiche roussatre,
l'attitude sournoise sous ces festons de pampre, et le regard hardi
comme un vieux satyre en maraude ... mon bouc s'avancait precisement
vers la plus haute de ces marches etroites, et s'en donnait a coeur
joie de cette verdure embaumee.

"Salomon, m'ecriai-je, l'esprit du Seigneur m'illumine: au moment
meme ou je pense au bouc d'Israel, je le vois ... regarde ... le
voila!--L'esprit eternel n'est-il pas visible dans tout ceci?--Charge
ce bouc de ton remords et qu'il n'en soit plus question."

Salomon me regarda stupefait:

"Je le voudrais bien, Christian, fit-il, mais comment m'y prendre pour
charger ce bouc de mon remords?

--Rien de plus simple.... Comme s'y prenaient les Romains, pour
se debarrasser des traitres tout souilles de crimes.... Ils les
precipitaient de la roche Tarpeienne, n'est-ce pas? Eh bien! apres
avoir lance ton imprecation sur ce bouc, jette-le dans le Holderloch
... et tout sera fini!

--Mais, repondit Salomon....

--Je sais ce que tu vas m'objecter, m'ecriai-je, tu vas me dire qu'il
n'existe aucun rapport entre Kasper Evig, dont l'ombre te poursuit,
et ce bouc.... Mais prends garde!... prends garde!... ce serait un
raisonnement impie...--Quels rapports y avait-il entre les eaux du
Gange, entre les gateaux de sel de la reine Circe, entre le bouc
d'Israel et les crimes qu'il s'agissait d'expier?--Aucun.--Eh bien!
cela n'empechait pas les expiations d'etre bonnes, saintes, sacrees,
efficaces, ordonnees par Brahma, Vichnou, Siva, Osiris, Jehovah....
Donc, charge ce bouc de ton imprecation ... precipite-le!... Je te
l'ordonne ... car l'esprit m'eclaire en ce moment ... et je vois, moi,
des rapports entre le bouc et les peches des mortels, seulement je ne
puis les exprimer ... la lumiere celeste m'eblouit!"

Salomon ne bougeait pas.... Il me sembla meme le voir sourire, ce qui
m'indigna:

"Comment, m'ecriai-je, lorsque je t'indique un moyen infaillible et
facile d'echapper a la juste punition de ton crime ... tu hesites ...
tu doutes ... tu souris!...

--Non, fit-il, mais je n'ai pas l'habitude de marcher sur le bord des
rochers, et je crains de tomber dans le Holderloch avec le bouc!

--Ah! poltron, tu n'as montre de courage qu'une fois dans ta vie ...
pour te dispenser d'en avoir toujours.... Eh bien! puisque tu refuses
d'accomplir le sacrifice que je t'ordonne, je l'accomplirai moi-meme."

Et je me levai.

"Christian!... Christian!... criait mon camarade, defie-toi ... tu
n'as pas le pied sur en ce moment....

--Pas le pied sur!... Oserais-tu dire que je suis ivre ... parce que
j'ai bu dix ou douze chopes et trois verres de _schnaps_ ce matin?...
Arriere! ... arriere! ... fils de Belial."

Et m'avancant a quelques pieds au-dessus du bouc, la tete haute et les
mains etendues:

"Hazazel! m'ecriai-je d'une voix solennelle, bouc de malheur et
d'expiation! ... je charge sur ton echine velue les remords de mon ami
Salomon Elias, et je te devoue a l'ange des tenebres!"

Puis, faisant le tour du plateau, je descendis sur l'assise
inferieure, afin de precipiter le bouc.

Une fureur sacree et presque divine s'etait emparee de moi.... Je ne
voyais pas l'abime.... Je marchais sur la corniche comme un chat.

Le bouc, lui, me voyant approcher, me regarda fixement, puis s'en alla
plus loin.

"He! m'ecriai-je, tu as beau fuir ... tu ne m'echapperas pas, maudit
... je te tiens!

--Christian! Christian! ne cessait de repeter Salomon d'une voix
gemissante, au nom du ciel, ne t'expose pas ainsi!

--Tais-toi, incredule, tais-toi, tu es indigne que je me devoue pour
ton bonheur.... Mais ton ami Christian ne recule jamais, il faut que
Hazazel perisse!"

Un peu plus loin, la corniche se retrecissait et finissait en pointe.

Le bouc, m'ayant regarde pour la deuxieme fois, se retira de nouveau
devant moi, mais non sans hesiter.

" Ah! tu commences a comprendre, lui dis-je. Oui, oui, quand je te
tiendrai la-bas dans le coin, il faudra bien que tu descendes!"

En effet, arrive tout au bout, a l'endroit ou la corniche manque,
Hazazel parut fort embarrasse. Moi, je m'approchais, transporte d'un
saint enthousiasme, et riant d'avance de la belle chute qu'il allait
faire.

Je le voyais a quatre pas, et j'affermissais ma main a la souche d'un
houx incruste dans le roc, pour lancer mon coup de pied.

"Regarde, Salomon, regarde le maudit!" m'ecriai-je.

Mais en ce moment, je recus dans le ventre un coup furieux, un coup de
tete qui m'aurait envoye moi-meme dans le Holderloch, sans la racine
de houx que je tenais. Ce miserable bouc, se voyant accule, commencait
lui-meme l'attaque.

Jugez de ma surprise. Avant que j'eusse eu le temps de revenir a moi,
il etait deja debout pour la seconde fois sur ses jambes de derriere,
et ses cornes me retombaient dans le creux de l'estomac avec un bruit
sourd.

Quelle position!--Non, jamais personne ne fut plus surpris que moi.
C'etait le monde renverse, il me semblait faire un mauvais reve.--Le
precipice, avec ses roches pointues, se mit a danser au-dessous de
moi, les arbres et le ciel au-dessus. En meme temps, j'entendais la
voix percante de Salomon crier: "Au secours! ... au secours!..."
tandis que les cornes de Hazazel me labouraient les cotes.

Alors je perdis toute presence d'esprit; le bouc, avec sa longue barbe
rousse et ses cornes retombant en cadence, tantot sur mon ventre,
tantot sur mon estomac, tantot sur mes cuisses chancelantes, me
produisit l'effet du diable; ma main se detendit, je me laissai aller.
Heureusement quelque chose me retint en equilibre, sans qu'il me fut
possible de savoir ce qui retardait ma chute: c'etait le patre Yeri,
du Holderloch, qui, du haut de la plate-forme, venait de m'accrocher
au collet avec sa houlette.

Grace a ce secours, au lieu de descendre dans le gouffre, je
m'affaissai le long de la corniche, et le terrible bouc me passa sur
le corps pour s'evader.

"Venez ici, tenez ma houlette solidement!--criait le patre;--moi, je
vais le chercher; ne lachez pas!

--Soyez tranquille," repondait Salomon.

J'entendais cela comme dans un cauchemar ... j'avais perdu tout
sentiment.

Quelques minutes apres, j'etais etendu sur la plate-forme. Le patre
Yeri, haut de six pieds et robuste comme un chene, etait venu me
prendre dans ses bras, et m'avait depose sur la mousse.

En rouvrant les yeux, je me vis en face de ce colosse, les yeux gris
enfonces sous d'epais sourcils, la barbe jaune, l'epaule couverte
d'une peau de mouton, et je me crus ressuscite au temps d'Oedipe, ce
qui ne laissa point de m'emerveiller.

"Eh bien! fit le patre d'un accent guttural, ceci vous apprendra a
maudire mon bouc!"

Je vis alors Hazazel qui se vautrait contre la jambe robuste de son
maitre, et me regardait le cou tendu, d'un air ironique; puis Salomon
Elias, debout derriere moi, et se donnant toutes les peines du monde
pour ne pas rire.

Mes idees bouleversees se classerent insensiblement. Je m'assis avec
peine, car les coups de Hazazel m'avaient meurtri.

"C'est vous qui m'avez sauve? dis-je au patre.

--Oui, mon garcon.

--Eh bien, vous etes un brave homme. Je retire la malediction que j'ai
lancee sur votre bouc. Tenez, prenez ceci."

Je lui remis ma bourse, qui renfermait environ seize florins.

"A la bonne heure, fit-il; vous pouvez recommencer si cela vous
fait plaisir. Ici, le combat sera plus egal... mon bouc avait trop
d'avantages.

--Merci, j'en ai bien assez....--Donnez-moi la main, brave homme, je
me souviendrai longtemps de vous. Elias, allons-nous-en."

Mon camarade et moi, nous redescendimes alors la cote, bras dessus,
bras dessous.

Le patre, appuye sur sa houlette, nous regardait de loin, et le bouc
avait repris sa promenade sur les rebords de l'abime.--Le ciel etait
splendide; l'air, charge des mille parfums de la montagne, nous
apportait le chant lointain de la trompe et le bourdonnement sourd du
torrent.

Nous rentrames a Tubingue tout attendris.

Depuis, mon ami Salomon s'est console d'avoir tue le seigneur Kasper,
et cela d'une facon assez originale.

A peine recu docteur en medecine, il a epouse la petite Eva Stromayer,
dans le but louable d'en avoir beaucoup d'enfants, et de reparer le
tort qu'il avait fait a la societe, en la privant d'un de ses membres.

Il y a quatre ans que j'ai assiste a ses noces en qualite de garcon
d'honneur, et deja deux marmots joufflus egayent sa jolie maisonnette
de la rue Crispinus.

C'est un commencement qui promet.

Dieu me garde de pretendre que cette nouvelle maniere d'expier
un meurtre soit preferable a celle que nous impose notre sainte
religion,--laquelle consiste a donner son bien a l'Eglise et a reciter
beaucoup de prieres;--mais je la crois superieure a la methode
hindoue, et meme, puisqu'il faut tout vous dire, a la theorie fameuse
du bouc d'Israel!




LE COMBAT D'OURS


Ce qui desole le plus ma chere tante, dit Kasper, apres mon
enthousiasme pour la taverne de maitre Sebaldus Dick, c'est d'avoir un
peintre dans la famille!

Dame Catherine aurait voulu me voir avocat, juge, procureur ou
conseiller. Ah! si j'etais devenu conseiller comme monsieur Andreus
Van Berghum; si j'avais nasille de majestueuses sentences, en
caressant du bout des ongles un jabot de fines dentelles ... quelle
estime ... quelle veneration la digne femme aurait eue pour monsieur
son neveu! Comme elle aurait parle avec amour de monsieur le
conseiller Kasper! Comme elle aurait cite, a tout propos, l'avis de
monsieur notre neveu le conseiller! C'est alors qu'elle m'aurait servi
ses plus fines confitures; qu'elle m'aurait verse chaque soir avec
componction, au milieu de son cercle de commeres, un doigt de vin
muscat de l'an XI, disant:

"Goutez-moi cela, monsieur le conseiller.... Il n'en reste plus que
dix bouteilles. " Tout eut ete bien, convenable, parfait de la part de
monsieur notre neveu Kasper, le conseiller a la cour de justice.

Helas! le Seigneur n'a pas voulu que la digne femme obtint cette
satisfaction supreme: le neveu s'appelle Kasper tout court, Kasper
Diderich; il n'a point de titre, de canne, ni de perruque ... il
est peintre! ... et dame Catherine se rappelle sans cesse le vieux
proverbe: "Gueux comme un peintre," ce qui la desole.

Moi, dans les premiers temps, j'aurais voulu lui faire comprendre
qu'un veritable artiste est aussi quelque chose de respectable; que
ses oeuvres traversent parfois les siecles et font l'admiration des
generations futures, et qu'a la rigueur, un tel personnage peut bien
valoir un conseiller, y compris sa perruque. Mais j'eus la douleur de
ne pas reussir; elle haussait les epaules, joignait les mains et ne
daignait pas meme me repondre.

J'aurais tout fait pour convertir ma tante Catherine ... tout ... mais
lui sacrifier l'art, la vie d'artiste, la musique, la peinture, la
taverne de Sebaldus ... plutot mourir!

La taverne de maitre Sebaldus est vraiment un lieu de delices. Elle
forme le coin, entre la rue sombre des Hallebardes et la petite place
de la Cigogne. A peine avez-vous depasse sa porte cochere, que vous
decouvrez a l'interieur une grande cour carree entouree de vieilles
galeries vermoulues, ou monte un escalier de bois; tout autour
s'ouvrent de petites fenetres a mailles de plomb, a la mode du dernier
siecle ... des lucarnes ... des soupiraux.

Les piliers du hangar soutiennent le toit affaisse.

La grange, les petites tonnes rangees dans un coin; l'entree de
la cave a gauche, une sorte de pigeonnier qui s'elance en pointe
au-dessus du pignon, puis, au-dessous des galeries, d'autres fenetres
au fond desquelles vous voyez, encadres dans l'ombre, les buveurs avec
leurs tricornes, leurs nez rouges, pourpres, cramoisis; les petites
femmes du Hundsrueck, avec leurs bonnets de velours a grands rubans de
moire tremblotants, graves, rieuses ou grotesques. Le grenier a foin
en l'air sous le toit, les ecuries, les reduits a porcs, tout cela,
pele-mele, attire et confond vos regards.... C'est etrange ...
vraiment etrange!...

Depuis cinquante ans, pas un clou n'a ete pose dans la vieille masure;
vous diriez un antique et respectable nid a rats. Et quand le soleil
d'automne, ce beau soleil rouge comme le feu, tamise sur la taverne sa
poussiere d'or; quand, a la chute du jour, les angles ressortent et
que les ombres se creusent; quand le cabaret chante et nasille; quand
les canettes tintent; quand le gros Sebaldus, son tablier de cuir sur
les genoux, passe et court a la cave un broc au poing; quand sa femme
Gredel leve le chassis de la cuisine, et qu'avec son grand couteau
ebreche elle racle des poissons, ou coupe le cou de ses poulets, de
ses oies, de ses canards, qui gloussent, sanglotent et se debattent
sous une pluie de sang; quand la douce Fridoline, avec sa petite
bouche rose et ses longues tresses blondes, se penche a sa fenetre
pour arranger son chevrefeuille, et qu'au-dessus se promene le gros
chat roux de la voisine, balancant la queue et suivant de ses yeux
verts l'hirondelle qui tourbillonne dans l'azur sombre ... alors je
vous jure qu'il faudrait ne pas avoir une goutte de sang artiste dans
les veines, pour ne point s'arreter en extase, pretant l'oreille a
ces murmures, a ces bruits, a ces chuchotements; regardant ces lueurs
tremblotantes, ces ombres fugitives, et pour ne pas se dire tout bas:
"Que c'est beau!"

Mais c'est un jour de fete, un jour de grande reunion, lorsque tous
les joyeux convives de Bergzabern se pressent dans la vaste salle du
rez-de-chaussee; un jour de combat de coqs, de combat de chiens, ou
de lanterne magique ... c'est un de ces jours-la qu'il faut voir la
taverne de maitre Sebaldus.

L'automne dernier, le samedi de la Saint-Michel, entre une et deux
heures de l'apres-midi, nous etions tous reunis autour de la
grande table de chene: le vieux docteur Melchior, le chaudronnier
Eisenloeffel et sa commere, la vieille Berbel Rasimus, Borves Fritz,
clarinette a la taverne du _Pied-de-Boeuf_, et cinquante autres riant,
chantant, criant, jouant au _youker_ vidant des chopes, mangeant du
boudin et des andouilles.

La mere Gredel allait et venait; les jolies servantes Heinrichen et
Lotche montaient et descendaient l'escalier de la cuisine comme des
ecureuils ... et dehors, sous la grande porte cochere, retentissait un
bruit joyeux de cymbales et de grosse caisse: "Zing ... zing ... boum
... boum!... He! hohe! grande bataille, l'ours des Asturies _Bepo_ et
_Baptiste_ le Savoyard, contre tous les chiens du pays!... Boum! boum!
Entrez, messieurs, mesdames! On verra le buffle de la Calabre et
l'onagre du desert.... Courage, messieurs ... entrez ... entrez!..."

On entrait en foule, et Sebaldus, en travers de la porte avec son gros
ventre, barrait le passage comme Horatius Cocles, criant:

"Vos cinq _kreutzers_, canailles!... vos cinq _kreutzers_! ... ou je
vous etrangle!"

C'etait une bagarre epouvantable; on se grimpait sur le dos pour
arriver plus vite; la petite Brigitte Kera y perdit un bas, et la
vieille Anna Seiler, la moitie de sa jupe. Vers deux heures, le meneur
d'ours, un grand gaillard, roux de barbe et de cheveux, coiffe d'un
immense feutre gris en pain de sucre, entr'ouvrit la porte et nous
cria:

"La bataille va commencer."

Aussitot les tables furent abandonnees; on ne prit pas meme le
temps de vider son verre. Je courus au grenier a foin, j'en grimpai
l'echelle quatre a quatre et je la retirai apres moi. Alors, assis
tout seul sur une botte de paille, j'eus le plus beau coup d'oeil
qu'il soit possible de voir.

Dieu que de monde! Les vieilles galeries en craquaient; les toits
en pliaient.... Il y en avait ... il y en avait ... mon Dieu! cela
faisait fremir.... On aurait dit que tout devait tomber ensemble; que
les gens, entasses les uns sur les autres, devaient se fondre entre
les balustrades, comme les grappes sous le pressoir.

Il y en avait de pendus en forme de hottes a l'angle des piliers, et
plus haut, sur la gouttiere; plus haut, dans le pigeonnier; plus
haut, dans les lucarnes de la mairie; plus haut, sur le clocher de
Saint-Christophe, et tout ce monde se penchait, hurlait et criait:

"Les ours! les ours!"

Et quand j'eus suffisamment admire la foule innombrable, abaissant les
yeux, je vis sur l'aire de la cour un pauvre ane plus maigre, plus
decharne que le coursier fantome de l'Apocalypse, la paupiere
demi-close, les oreilles pendantes. C'est lui qui devait commencer la
bataille.

"Faut-il que les gens soient betes!" me dis-je en moi-meme.

Cependant les minutes se passaient, le tumulte redoublait, on ne se
possedait plus d'impatience, lorsque le grand pendard roux, avec son
immense feutre gris, s'avancant au milieu de la cour, s'ecria d'un ton
solennel, le poing sur la hanche:

"L'onagre du desert defie tous les chiens de la ville."

Il se fit un profond silence, et le boucher Daniel, les yeux a fleur
de tete et la bouche beante, regardant de tous cotes, demanda:

"Ou donc est l'onagre?

--Le voila!

--Ca! mais c'est un ane!

Et tout le monde cria:

"C'est un ane! C'est un ane!--C'est un onagre!

--Eh bien, nous allons voir," dit le boucher en riant.

Il siffla son chien, et, lui montrant l'ane:

"Foux ... attrape!"

Mais, chose bizarre, a peine l'ane eut-il vu le chien accourir, qu'il
se retourna lestement et lui detacha un coup de pied haut la jambe, si
juste qu'il en eut la machoire fracassee.

Des eclats de rire immenses s'eleverent jusqu'au ciel, tandis que le
chien se sauvait poussant des cris lamentables.

"Eh bien, cria le meneur d'ours, direz-vous encore que mon onagre est
un ane?

--Non, fit Daniel tout honteux, je vois bien maintenant que c'est un
onagre.

--A la bonne heure ... a la bonne heure ... Que d'autres viennent
encore combattre cet animal rare, nourri dans les deserts.... Qu'ils
approchent ... l'onagre les attend!"

Mais aucun ne se presentait; le meneur d'ours avait beau crier de sa
voix percante:

" Voyons, Messieurs, Mesdames, est-ce qu'on a peur?... peur de mon
onagre? C'est honteux pour les chiens du pays. Allons, courage ...
courage ... Messieurs, Mesdames!"

Personne ne voulait risquer son chien contre cet ane dangereux. Le
tumulte recommencait:

"Les ours! Les ours! Qu'on fasse venir les ours!"

Au bout d'un quart d'heure, l'homme vit bien qu'on etait las de
son onagre; c'est pourquoi, l'ayant fait entrer dans la grange, il
s'approcha du reduit a porcs, l'ouvrit et tira dehors, par sa chaine,
_Baptiste_ le Savoyard, un vieil ours brun tout rape, triste et
honteux comme un ramoneur qui sort de sa cheminee. Malgre cela, les
applaudissements eclaterent, et les chiens de combat eux-memes,
enfermes sous le porche de la taverne, sentant l'odeur des fauves,
hurlerent a la mort d'une facon vraiment tragique. Le pauvre ours fut
conduit pres d'un solide epieu, contre le mur de la buanderie, et se
laissa tranquillement attacher, promenant sur la foule des regards
melancoliques.

"Pauvre vieux routier, m'ecriai-je en moi-meme, qui t'aurait dit, il
y a dix ans, lorsque tu parcourais seul, grave et terrible, les hauts
glaciers de la Suisse, ou les sombres ravins de l'Underwald, et
que tes hurlements faisaient trembler jusqu'aux vieux chenes de la
montagne ... qui t'aurait dit alors qu'un jour, triste et resigne, la
gueule cerclee de fer, tu serais attache au carcan et devore par de
miserables chiens, pour l'amusement de Bergzabern? Helas! helas! _Sic
transit gloria mundi_!"

Et, comme je revais a ces choses, tout le monde se penchant pour
voir, je fis comme les autres, et je reconnus que l'action allait
s'echauffer.

Les limiers du vieux Heinrich, dresses a la chasse du sanglier,
venaient de s'avancer a l'autre bout de la cour. Retenus par leur
maitre, ces animaux ecumaient de rage. C'etait un grand danois a
la robe blanche tachetee de noir, souple, nerveux, les machoires
dechaussees comme un crocodile ... puis un de ces grands levriers du
Tannevald, dont le jarret n'a pas ete coupe selon l'ordonnance, les
flancs evides, les cotes saillantes, la tete en fleche, les reins
noueux et secs comme un bambou. Ils n'aboyaient pas; ils tiraient a
la longe, et le vieux Heinrich, son feutre gris a feuille de chene
renverse sur la nuque, la moustache rousse herissee, le nez mince
en lame de rasoir recourbe sur les levres, et ses longues jambes a
guetres de cuir arc-boutees contre les dalles, avait peine a les
retenir des deux mains, en leur opposant tout le contre-poids de son
corps.

"Retirez-vous! retirez-vous!" criait-il d'une voix vibrante. Et le
meneur d'ours se depechait de regagner sa niche derriere le bucher.

C'est alors qu'il fallait voir toutes ces figures inclinees sur les
balustrades, pourpres, haletantes, les yeux hors de la tete!

L'ours s'etait accroupi, ses larges pattes en l'air; il frissonnait
dans sa grosse peau rousse, et sa museliere paraissait le gener
considerablement. Tout a coup la corde fut lachee; les chiens ne
firent qu'un bond d'une extremite de la cour a l'autre, et leurs dents
aigues se cramponnerent aux oreilles du pauvre _Baptiste_, dont les
griffes passerent autour du cou des limiers, s'imprimant dans leurs
reins avec une telle force que le sang jaillit aussitot.... Mais
lui-meme saignait, ses oreilles se dechiraient ... les chiens tenaient
ferme ... et ses yeux jaunes lancaient au ciel un regard navrant. Pas
un cri ... pas un soupir ... les trois animaux restaient la, immobiles
comme un groupe de pierre.

Moi, je sentais la sueur me couler le long du dos.

Cela dura plus de cinq minutes. Enfin le levrier parut ceder un peu;
l'ours appuya plus fortement sur lui sa serre pesante ... l'oeil du
vieux routier brilla d'esperance ... puis il y eut encore un
temps d'arret.... On entendit un hoquet terrible ... une sorte de
craquement: l'echine du levrier venait de se casser ... il tomba sur
le flanc, la gueule sanglante.

Alors _Baptiste_ embrassa voluptueusement le danois des deux pattes
... celui-ci tenait toujours, mais ses dents glissaient sur l'oreille
... tout a coup il flechit et fit un bond en arriere; l'ours s'elanca
furieux ... sa chaine le retint. Le chien s'enfuit, rouge de sang,
jusque derriere le veneur qui lui fit bon accueil, regardant de loin
le levrier qui ne revenait pas.

_Baptiste_ avait pose sa griffe sur ce cadavre, et, la tete haute, il
flairait le carnage a pleins poumons: le vieux heros s'etait retrouve!
Des applaudissements frenetiques s'eleverent des galeries jusqu'a la
cime du clocher.... L'ours semblait les comprendre.... Je n'ai jamais
vu d'attitude plus fiere, plus resolue.

Apres ce combat, toutes les bonnes gens reprenaient haleine; le
capucin Johannes, assis sur la balustrade en face, agitait son baton
et souriait dans sa longue barbe fauve. On avait besoin de se remettre
... on s'offrait une prise de tabac, et la voix du docteur Melchior,
developpant les differentes chances de la bataille, s'entendait de
loin. Il n'eut pas le temps de finir son discours, car la porte de la
grange s'ouvrit, et plus de vingt-cinq chiens, grands et petits,
tous les maraudeurs de la ville, offerts en holocauste pour la
circonstance, deboucherent dans la cour, hurlant, jappant, aboyant....
Puis, d'un commun accord, ils se retirerent dans un coin fort eloigne
de l'ours, et de la continuerent a se facher, a s'elancer, a reculer,
a faire de l'opposition.

"Oh! les laches!... Oh! la canaille!... criaient les gens courageux de
la galerie, oh! les miserables!..."

Eux levaient le nez et semblaient repondre en jappant:

"Allez-y donc vous-memes!"

L'ours cependant se tenait sur ses gardes, quand, a la stupeur
generale, Heinrich revint avec son danois.

J'ai su depuis qu'il avait parie cinquante florins contre le
garde-chasse Joseph Kilian, de le faire reprendre. Il s'avanca donc le
caressant de la main, puis lui montrant l'ours:

"Courage, Blitz!" s'ecria-t-il.

Et le noble animal, malgre ses blessures, recommenca l'attaque.

Alors, tous les poltrons, toute la canaille des roquets, des caniches,
des tournebroches accourut a la file, et le pauvre vieux _Baptiste_
en fut couvert; il roulait dessus, hurlant, grognant, ecrasant l'un,
estropiant l'autre, se debattant avec fureur.

Le brave danois se montrait encore le plus intrepide; il avait pris
l'ours a la tignasse et roulait avec lui les pattes en l'air, tandis
que d'autres lui mordaient les jarrets ... d'autres ses pauvres
oreilles saignantes.... Cela n'en finissait plus.

"Assez! assez!" criait-on de toutes parts.

Quelques-uns cependant repetaient avec acharnement:

"Sus! sus!... courage!..."

Heinrich, en ce moment, traversa la cour comme un eclair; il vint
saisir son chien par la queue, et le tirant de toutes ses forces:

"Blitz! Blitz!... lacheras-tu?"

Bah! rien n'y faisait. Le veneur reussit enfin a lui faire lacher
prise par un coup de fouet terrible, et l'entrainant aussitot, il
disparut a l'angle de la porte cochere.

Les roquets n'avaient pas attendu son depart pour battre en retraite
... quatre ou cinq restaient sur le flanc.... Les autres, effares,
ecloppes, courant, boitant, cherchaient a grimper aux murs. Tout a
coup l'un d'eux, le carlin de la vieille Rasimus, apercut la fenetre
de la cuisine, et plein d'un noble enthousiasme, il enfila l'une des
vitres. Tous les autres, frappes de cette idee lumineuse, passerent
par la sans hesiter.... On entendit les soupieres, les casseroles,
toute la vaisselle tomber avec fracas, et la mere Gredel jeter des
cris aigus:

"Au secours!... Au secours!"

Ce fut le plus beau moment du spectacle: on n'en pouvait plus de rire
... on se tordait les cotes....

"Ha! ha! ha! la bonne farce!..."

Et de grosses larmes coulaient sur les joues pourpres des spectateurs
... les ventres galopaient a perdre haleine....

Au bout d'un quart d'heure, le calme s'etait retabli.... On attendait
avec impatience le terrible ours des Asturies.

"L'ours des Asturies! L'ours des Asturies!..."

Le meneur d'ours faisait signe au public de se taire, qu'il avait
quelque chose a dire.... Impossible ... les cris redoublaient:

"L'ours des Asturies!... L'ours des Asturies!..."

Alors cet homme prononca quelques paroles inintelligibles, detacha
l'ours brun et le reconduisit dans sa bauge, puis, avec toute sorte de
precautions, il ouvrit la porte du reduit voisin, et saisit le bout
d'une chaine qui trainait a terre.... Un grondement formidable se fit
entendre a l'interieur.... L'homme passa rapidement la chaine dans un
anneau de la muraille et sortit en criant:

"He! vous autres, lachez les chiens!"

Presque aussitot un petit ours gris, court, trapu, la tete plate, les
oreilles ecartees de la nuque, les yeux rouges et l'air sinistre,
s'elanca de l'ombre, et, se sentant retenu, poussa des hurlements
furieux. Evidemment cet ours avait des opinions philosophiques
deplorables.... Il etait, en outre, surexcite au dernier point par les
aboiements et le bruit du combat qu'il venait d'entendre ... et son
maitre faisait tres-bien de s'en defier.

"Lachez les chiens! criait le meneur en passant le nez par la lucarne
de la grange, lachez les chiens!"

Puis il ajouta:

"Si l'on n'est pas content ... ce ne sera pas de ma faute.... Que les
chiens sortent ... et l'on va voir une belle bataille!"

Au meme instant, le dogue de Ludwig Korb, et les deux chiens--loups du
vannier Fischer de Hirschland, la queue trainante, le poil long, la
machoire allongee et l'oreille droite, s'avancerent ensemble dans la
cour.

Le dogue, calme, la tete pesante, bailla en se detirant les jambes et
flechissant les reins.... Il ne voyait pas encore l'ours, et semblait
s'eveiller.... Mais apres avoir baille longuement ... il se retourna
... vit l'ours ... et resta immobile, comme stupefait. L'ours
regardait aussi, l'oreille tendue, ses deux grosses serres crispees
sur le pave, ses petits yeux etincelants comme a l'affut.

Les deux chiens-loups se rangerent derriere le dogue.

Le silence etait tel alors, qu'on aurait entendu tomber une feuille;
un grondement sourd, grave, profond comme un bruit d'orage, donnait le
frisson a la foule.

Tout a coup le dogue bondit, les deux autres le suivirent, et, durant
quelques secondes, on ne vit plus qu'une masse rouler autour de la
chaine, puis des entrailles vertes et bleues, melees de sang, couler
sur les dalles ... puis, enfin, l'ours se relever, tenant le dogue
sous sa serre tranchante ... balancer sa lourde tete avec un soupir
et bailler a son tour ... car il n'avait plus de museliere ... elle
s'etait detachee dans le combat!

Un vague chuchotement courait autour des galeries.... On
n'applaudissait plus; on avait peur!--Le dogue ralait; les deux autres
chiens en lambeaux ne donnaient plus signe de vie ... dans les ecuries
voisines, de longs mugissements annoncaient la terreur du betail ...
des ruades ebranlaient les murs.... Et pourtant l'ours ne bougeait pas
... il semblait jouir de la terreur generale....

Or, comme on etait ainsi, voila qu'un faible craquement se fit
entendre ... puis un autre: les vieilles galeries vermoulues
commencaient a flechir sous le poids enorme de la foule!...

Et ce bruit, dans le silence de l'attente ... ce faible bruit avait
quelque chose de si terrible, que moi-meme, a l'abri dans mon grenier,
je me sentis froid subitement.... Aussi, promenant les yeux sur les
galeries en face, je vis toutes les figures pales, d'une paleur
etrange.... Quelques-unes, la bouche beante ... les autres, les
cheveux herisses ... ecoutant, retenant leur haleine. Les joues
du capucin Johannes, assis sur la balustrade, avaient des teintes
verdatres, et le gros nez cramoisi du docteur Melchior s'etait
decolore pour la premiere fois depuis vingt-cinq ans.... Les petites
femmes grelottaient sans bouger de leur place, sachant que la moindre
secousse pourrait entrainer la chute generale.

J'aurais voulu fuir; il me semblait voir les vieux piliers de chene
s'enfoncer dans la terre.... Etait-ce une illusion de la peur? Je
l'ignore... mais au meme instant la grosse poutre fit un eclat, et
s'affaissa de trois pouces au moins. Alors, mes chers amis, ce fut
quelque chose d'horrible: autant le silence avait ete grand, autant
le tumulte, les cris, les gemissements devinrent affreux. Cette masse
d'etres amonceles dans les galeries, comme dans une hotte immense, se
prirent a grimper les uns par-dessus les autres, a se cramponner aux
murs, aux piliers, aux balustrades, a se frapper meme avec rage,
a mordre ... pour fuir plus vite.... Et, dans cette epouvantable
bagarre, la voix plaintive de Theresa Becker, prise tout a coup de mal
d'enfant, s'entendait comme la trompette du jugement dernier.

Oh Dieu! rien qu'a ce souvenir, je me sens encore frissonner.... Le
Seigneur me preserve de revoir jamais un pareil spectacle!

Mais ce qu'il y avait de plus terrible, c'est que l'ours se trouvait
precisement attache tout pres de l'escalier de la cour qui monte aux
galeries.

Je me rappellerais mille ans la figure du capucin Johannes, qui
s'etait fait jour avec son grand baton, et mettait le pied sur la
premiere marche, lorsqu'il apercut, au bas de l'escalier, _Beppo_
accroupi sur son derriere, la chaine tendue et l'oeil rejoui ... pret
a le happer au passage!

Ce qu'il fallut alors de force a maitre Johannes pour se cramponner
a la rampe et retenir la foule qui le poussait en avant, nul ne le
sait.... Je vis ses larges mains saisir les montants de l'escalier ...
son dos s'arc-bouter comme celui du geant Atlas, et je crois qu'il
aurait lui-meme, dans ce moment, porte le ciel sur ses epaules.

Au milieu de cette bagarre, et comme rien ne semblait pouvoir conjurer
la catastrophe, la porte de l'etable s'ouvrit brusquement, et le
terrible Horni, le magnifique taureau de maitre Sebaldus, le fanon
flottant comme un tablier, le mufle convert d'ecume, s'elanca dans la
cour.

C'etait une inspiration de notre digne maitre de taverne ... il
sacrifiait son taureau pour sauver le public. En meme temps la
bonne grosse tete rouge du brave homme apparaissait a la lucarne de
l'etable, criant a la foule de ne pas s'effrayer ... qu'il allait
ouvrir l'escalier interieur qui descend dans la vieille synagogue ...
et que tout le monde pourrait sortir par la rue des Juifs.

Ce qui fut fait deux ou trois minutes plus tard, a la satisfaction
generale!

Mais ecoutez la fin de l'histoire.

A peine l'ours avait-il apercu le taureau, qu'il s'etait elance vers
ce nouvel adversaire d'un bond si terrible, que sa chaine s'etait
cassee du coup. Le taureau, lui, a la vue de l'ours, s'accula dans
l'angle de la cour, pres du pigeonnier, et, la tete basse entre ses
jambes trapues, il attendit l'attaque.

L'ours fit plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur, allant
de droite a gauche; mais le taureau, le front contre terre, suivait ce
mouvement avec un calme admirable.

Depuis cinq minutes, les galeries etaient vides; le bruit de la foule,
s'ecoulant par la rue des Juifs, s'eloignait de plus en plus, et
la manoeuvre des deux adversaires semblait devoir se prolonger
indefiniment, lorsque tout a coup le taureau, perdant patience, se rua
sur l'ours de tout le poids de sa masse. Celui-ci, serre de pres, se
refugia dans la niche du bucher... la tete du taureau l'y suivit et
le cloua sans doute contre la muraille, car j'entendis un hurlement
terrible, suivi d'un craquement d'os ... et presque aussitot un
ruisseau de sang serpenta sur le pave.

Je ne voyais que la croupe du taureau et sa queue tourbillonnante....
On eut dit qu'il voulait enfoncer le mur, tant ses pieds de derriere
petrissaient les dalles avec fureur. Cette scene silencieuse au fond
de l'ombre avait quelque chose d'epouvantable. Je n'en attendis pas la
fin.... Je descendis tout doucement l'echelle de mon grenier, et je me
glissai hors de la cour comme un voleur. Une fois dans la rue, je ne
saurais dire avec quel bonheur je respirai le grand air, et traversant
la foule reunie devant la porte autour du meneur d'ours, qui
s'arrachait les cheveux de desespoir, je me pris a courir vers la
demeure de ma tante.

J'allais tourner le coin des arcades, lorsque je fus arrete par mon
vieux maitre de dessin, Conrad Schmidt.

"He! Kasper, me cria-t-il, ou diable cours-tu si vite?

--Je vais dessiner la grande bataille d'ours! lui repondis-je avec
enthousiasme.

--Encore une scene de taverne, sans doute? fit-il en hochant la tete.

--He! pourquoi pas, maitre Conrad? Une belle scene de taverne vaut
bien une scene du forum!"

J'allais le quitter ... mais lui, s'accrochant a mon bras, poursuivit
d'un ton grave:

"Kasper! ... au nom du ciel, ecoute-moi.... Je n'ai plus rien a
t'apprendre: tu dessines mieux que Schwaan, et tu peins comme Van
Berghem.... Ta couleur est grasse, bien fondue, harmonieuse.... Il
faut maintenant voyager.... Remercie le ciel de t'avoir donne 1,500
florins de rente.... Chacun ne possede pas cet avantage.... Il faut
aller voir l'Italie ... le ciel pur de la belle Italie ... au lieu de
perdre ton temps a courir les tavernes! Tu vivras la en societe de
Raphael, de Michel-Ange, de Paul Veronese, du Titien et de maitre
Leonard, le phenix des phenix! Tu nous reviendras grandi de sept
coudees, et tu feras la gloire du vieux Conrad!

--Que diable me chantez-vous la, maitre Schmidt? m'ecriai-je, vraiment
indigne. C'est ma tante Catherine qui vous a souffle cela, pour
m'eloigner de la taverne de Sebaldus Dick; mais il n'en sera rien!
Quand on a eu le bonheur de naitre a Bergzabern, entre les superbes
vignobles du Rhingau et les belles forets du Hundsruck, est-ce qu'il
faut songer aux voyages? Dans quelle partie du monde trouve-t-on
d'aussi beaux jambons qu'aux portes de Mayence ... d'aussi bons
pates que sur les rives de Strasbourg ... de plus nobles vins qu'a
Ruedesheim, Markobruenner, Steinberg ... de plus jolies filles qu'a
Pirmasens, Kaiserslautern, Anweiler, Neustadt?... Ou trouve-t-on des
physionomies plus dignes d'etre transmises a la posterite, que dans
notre bonne petite ville de Bergzabern? Est-ce a Rome ... a Naples ...
a Venise?... Mais tous ces pecheurs, tous ces lazzarones, tous ces
patres se ressemblent.... On les a peints et repeints cent mille
fois.... Ils ont tous le nez droit, le ventre creux et les jambes
maigres. Tenez, maitre Conrad, sans vous flatter, avec votre petit
nez rabougri, votre casquette de cuir et votre souquenille grise
barbouillee de couleur, je vous trouve mille fois plus beau que
l'Apollon du Belvedere....

--Tu veux te moquer de moi! s'ecria le bonhomme stupefait.

--Non, je dis ce que je pense.... Au moins, vous n'avez pas les yeux
dans le front, et les jambes seches comme une chevre.... Et puis,
allez donc trouver dans vos antiques une tete plus remarquable que
celle de notre vieux docteur Melchior Hasenkopf, sa perruque jaune
clair tortillee sur le dos, le tricorne sur la nuque, et la face
empourpree comme une grappe en automne!--Est-ce que votre Hercule
Farnese, avec sa peau de lion et sa massue, vaut notre bon, notre
gros, notre digne maitre de taverne Sebaldus Dick, avec son grand
tablier de cuir deploye sur le ventre, depuis le triple menton
jusqu'aux cuisses, la face epanouie comme une rose, le nez rouge comme
une framboise, les yeux bleus a fleur de tete comme une grenouille, et
la levre humide avancee en goulot de carafe?... Regardez-le de profil,
maitre Conrad, quand il boit.... Quelle ligne magnifique, depuis le
haut du coude, le long des reins, des cuisses et des mollets!...
Quelle cascade de chair! Voila ce que j'appelle un chef-d'oeuvre de la
creation! Maitre Sebaldus ne tue pas des hydres, mais il avale huit
bouteilles de johannisberg et deux aunes de boudin dans une soiree;
il aime mieux tenir un broc que des serpents.... Est-ce une raison
suffisante pour meconnaitre son merite?--Et notre brave capucin
Johannes donc!... avec sa grande barbe fauve, ses pommettes osseuses,
ses yeux gris, ses noirs sourcils joints au milieu du front comme un
bouc.... Quel air de grandeur, de majeste, quand il entonne d'une
voix sonore le chant sublime: _Buvons! buvons! buvons!_ Comme sa main
musculeuse presse le verre, comme son oeil etincelle!... N'est-ce pas
de la couleur, cela, de la vraie couleur, solide et franche, maitre
Conrad?--Et trouvez-moi donc, dans tous vos antiques, deux plus jolies
creatures que cette Roberte Weber et sa soeur Eva, les deux chanteuses
de carrefour, lorsqu'elles vont de taverne en taverne, le soir, l'une
sa guitare sous le bras, l'autre sa harpe pendue a l'epaule, et
qu'elles trainent derriere elles leurs vieilles robes fanees,
avec toute la majeste de Semiramis.... Voila ce que je nomme des
modeles!... de vrais modeles!... Oui, toutes deguenillees qu'elles
sont, avec leurs vieilles robes fletries, Eva et Roberte parlent a
mon ame; leurs yeux noirs, leur teint brun, leur profil severe
m'enthousiasment.... Je les estime plus que toutes les Venus de
l'univers... Au moins elles ne posent pas!--Et quant a tous ces
paysages arides ... ces paysages a grandes lignes qu'on nous envoie
d'Italie ... quant a leurs golfes, a leurs ruines ... le moindre coin
de haie ou bourdonne un hanneton ... le plus petit chemin creux ou
grimpe une rosse etique trainant une charrette ... les roues fangeuses
... le fouet qui s'effile dans l'air ... un rien ... une mate a
canards ... un rayon de soleil dans un grenier ... une tete de
rat dans l'ombre, qui grignote et se peigne la moustache ... me
transportent mille fois plus que vos colonnes tronquees, vos couchers
de soleil et vos effets de nuit! Voyez-vous, maitre Conrad, tout cela
c'est de l'imitation ... les paiens ont accompli leur oeuvre ... Elle
est magnifique ... je le reconnais ... Mais, au lieu de la copier
platement ... il s'agit de faire la notre!... On nous assomme avec le
grand style, le genre grave ... l'ideal grec.... Moi, je ne veux etre
d'aucune academie et je suis Flamand.... J'aime le naturel et les
andouilles cuites dans leur jus.... Quand les Italiens feront des
saucisses plus delicates, plus appetissantes que celles de la mere
Gredel ... et que les personnages de leurs bas-reliefs et de leurs
tableaux n'auront pas l'air de poser, comme des acteurs devant le
public ... alors j'irai m'etablir a Rome. En attendant je reste
ici.... Mon Vatican a moi, c'est la taverne de maitre Sebaldus! C'est
la que j'etudie les beaux modeles, et les effets de lumiere en
vidant des chopes.... C'est bien plus amusant que de rever sur des
ruines...."

J'en aurais dit davantage, mais nous etions arrives a ma porte.

"Allons ... bonsoir, maitre Conrad, m'ecriai-je en lui serrant la
main, et sans rancune.

--De la rancune! fit le vieux maitre en souriant, tu sais bien qu'au
fond je suis de ton avis.... Si je te dis quelquefois d'aller en
Italie, c'est pour faire plaisir a dame Catherine.... Mais suis ton
idee, Kasper.... Ceux qui prennent l'idee d'un autre ne font jamais
rien."




FIN TABLE


Un Nuit dans les bois

Le Tisserand de la Steinbach

Le Violon du pendu

L'Heritage de mon oncle Christian

Hugues-le-Loup

Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

Le Bouc d'Israel

Le Combat d'ours

       *       *       *       *       *






End of Project Gutenberg's Contes de la Montagne, by Erckmann-Chatrian

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA MONTAGNE ***

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 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
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Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
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