The Project Gutenberg EBook of Thémidore; ou mon histoire et celle de ma
ma maîtresse, by Claude Godard d'Aucourt

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Title: Thémidore; ou mon histoire et celle de ma maîtresse

Author: Claude Godard d'Aucourt

Release Date: April 23, 2013 [EBook #42586]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THÉMIDORE; OU MON HISTOIRE ***




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THEMIDORE.

_PREMIERE PARTIE._




THEMIDORE.

          _Togatos
    Cum Venere in molli gramine bella decent._
       Ovid. Eleg. 5. Lib. 3.

_PREMIERE PARTIE._

[Illustration: colophon]

_A LA HAYE,_

Aux dépens de la Compagnie.

M. DCC. LXXVI.




AVERTISSEMENT.


_Lorsqu’on entre chez un Curieux, non-seulement on est charmé
d’observer ses collections, mais on est encore flatté de savoir dans
quel esprit elles ont été recueillies: l’histoire du cabinet intéresse
en faveur des morceaux qu’il renferme. C’est précisément le cas où se
trouvent ceux entre les mains desquels ces Mémoires se rencontrent. Il
est juste de satisfaire leurs désirs._

_L’Auteur des aventures que l’on communique ici au Public est un
Conseiller au Parlement: il est inutile d’exposer son nom; comme son
ouvrage paroît sans son consentement, ce seroit lui déplaire que de
l’en faire connoître pour l’Auteur._

_M. Thémidore est un jeune homme riche, beau, bien fait, d’un excellent
caractere, plein d’esprit, & qui aime éperdument le plaisir: avec
ces qualités il n’est pas étonnant qu’il ait recherché les occasions
de s’amuser, & qu’il les ait rencontrées. Sensible à la vanité, comme
il convient à son âge, il seroit très-singulier qu’outre le soin qu’il
a dû prendre de raconter à Paris ses bonnes fortunes de vive voix,
il eût manqué de les transmettre par écrit à ses amis, qui, par leur
éloignement, ne pouvoient autrement en avoir la confidence. Ainsi c’est
en partie à son amour-propre que l’on est redevable des descriptions
que renferment ces deux parties de Mémoires. Monsieur le Marquis de
Doncourt, à qui ils sont adressés, les a lus avec plaisir, & me les
a envoyés pour m’en amuser: ils ont fait sur moi l’impression qu’ils
avoient faite sur lui: ils méritent de plaire à tout le monde._

_Ce n’est point ici un Comte imaginaire, qui en donnant ses prétendues
confessions, ment hardiment à confesse; c’est un jeune homme qui
entre à peine dans le monde, & qui s’imagine souvent que le plaisir est
une découverte de son invention; qui en conséquence en entretient les
autres avec transport: c’est un jeune homme qui, par l’usage qu’il a de
parler exactement, écrit de même; qui réfléchit quelquefois, & donne
à ses pensées une tournure qui lui est propre: enfin c’est un esprit
un peu impétueux, & qui n’ayant pas encore eu le temps de devenir
sage, fait avec feu l’éloge de l’égarement, & peint avec force les
occasions où il a pu se livrer à la volupté: ses portraits sont d’après
nature, & méritent une place dans le Recueil des Miniatures galantes._

_Nous avons jugé à propos de déguiser le nom de ceux dont on fait
mention; ce soin sera approuvé de toutes les personnes raisonnables.
Nous ne conseillons point aux ames scrupuleuses de jetter les yeux
sur ces aventures; elles sont quelquefois chatouilleuses & capables
d’exciter des idées extrêmement éveillées. Elles ne sont faites que
pour être lues par les esprits revenus de la bagatelle, ou qui vivent
avec elle: ainsi ne doit-on communiquer l’histoire d’un naufrage
qu’à ceux qui en sont échappés, ou à ceux qui sont dans le cas de
s’y exposer. Au reste, ces Mémoires sont écrits avec retenue: il n’y
a aucun mot qui puisse blesser la modestie; mais on ne répond pas
des idées qu’ils peuvent faire naître. Ils sont semés de sentences
très-sages & aisées à retenir; ils sont dans le goût actuel du
Public, puisqu’ils ne contiennent que d’aimables bagatelles, bien
dictées, & plus propres à amuser l’esprit qu’à nourrir le cœur._




THÉMIDORE.

_PREMIERE PARTIE._


Ce que je désirois depuis si long-temps, cher Marquis, s’est offert de
lui-même; & je n’ai pas fait les avances du hazard. Enfin j’ai possédé
la belle Rozette. Voici son portrait: jugez si je sais attraper la
ressemblance.

Elle a de l’esprit, du jugement, de l’imagination, & se plaît dans
l’exercice de ses talens. Faisant tout avec aisance, elle fait faire
aux autres tout ce qu’elle veut. Extérieur éveillé, démarche légere,
bouche petite, grands yeux, belles dents, graces sur tout le visage;
voilà celle qui a fait mon bonheur: prude par accès, tendre par
caractere; dans un moment son caprice vous désespere, dans un autre sa
passion vous enivre des idées les plus délicieuses. Rozette entend au
mieux le coup d’œil, elle part à votre appel, & vous rend aussi-tôt
votre déclaration. Elle folâtre avec le plaisir, mais elle l’éloigne le
plus qu’elle peut de sa véritable destination: goût singulier d’aimer
mieux caresser un beau fruit, que d’en exprimer la liqueur!

Trois jours s’étoient passés depuis votre relation de la prise de
Menin, lorsque plein de vous, & inquiet de votre santé, cher Marquis,
je reçus de vos nouvelles. Je fus au Palais-Royal les communiquer à
nos amis, & ensuite me promenai dans une allée un peu écartée. Je vis
arriver le Président de Mondorville. Il étoit pimpant à son ordinaire;
la tête élevée, l’air content: il s’applaudissoit par distraction, & se
trouvoit charmant par habitude. Il badinoit avec une boîte d’or d’un
nouveau goût, & y prenoit quelques légeres couches de tabac, dont,
avec certaines minauderies, il se barbouilloit le visage. Je suis à
vous, me dit-il en passant: je courus au Méridien. Il y fut; je fis en
l’attendant quelques tours seul, & considérai avec un plaisir critique
un groupe original de Nouvellistes, qui politiquoient profondément sur
des choses qui ne doivent jamais arriver. Je m’approchai d’un vieux
Militaire qui parloit fort haut & fort bien, chose assez rare à son
espece: il fit noblement le panégyrique de notre illustre Monarque;
& peut-être pour la premiere fois de sa vie il ne trouva point de
contradicteur.

Le Président revint du Méridien, en grondant de ce que sa montre
retardoit de quelques minutes: il promit que jamais Julien le Roy ne
travailleroit pour lui, & qu’il feroit venir exprès de _Londres_ une
douzaine de répétitions. Tel qui ne veut pas que sa pendule se dérange
d’une seconde, est perpétuellement en contradiction avec lui-même.

Mon cher Conseiller, me dit-il, une prise d’Espagnol? C’est ce marchand
Arménien qui est là-bas sous ces arbres qui me l’a vendu. C’est un
nouveau Converti: on le dit bon Chrétien; mais ma foi il est Arabe
avec les curieux. Vous voilà beau comme l’Amour: on vous prendroit
pour lui, si vous étiez aussi volage; mais on sait que la jeune
Baronne vous tient dans ses chaînes. Votre pere est à la campagne.
Divertissons-nous à la ville. Quel désert que Paris! Il n’y a pas
dix femmes: ainsi celles qui veulent se faire examiner ont des yeux à
choisir.

Je vous fais dîner avec trois jolies filles; nous serons cinq, le
plaisir fera le sixieme: il sera de la partie puisque vous en êtes.
J’ai renvoyé mon équipage, & Laverdure doit m’amener une remise.

Argentine est du dîner: c’est une fille adorable; au libertinage près,
elle a les meilleures inclinations du monde.

Ne reconnoissez-vous pas bien-là, cher Marquis, le Président? Il a du
génie, de l’honneur, mais il tient furieusement au plaisir. La nuit au
bal, à sept heures du matin au Palais: il n’est ni pédant en parties,
ni dissipé à la Chambre. Charmant à une toilette, integre sur les
fleurs-de-lis: sa main joue avec les roses de Vénus, & tient toujours
en équilibre la balance de la Justice.

Nous sortîmes insensiblement du jardin. Laverdure n’étoit pas encore
arrivé. Depuis quelque-tems nous entendions les propos de deux jeunes
gens qui se confessoient mutuellement leurs bonnes fortunes, mais qui,
à leur air, m’avoient bien celui de mentir au tribunal.

Nous appercevions à leurs fenêtres plusieurs Vestales, dont la
réputation est excellente dans le quartier, & embaume tout le
voisinage; elles étoient parées comme pour des mysteres: nous jugeâmes
qu’elles ne pouvoient allumer que des feux d’artifice.

Nous considérions d’un côté de la place le Café de la Régence, si
brillant autrefois; nous plaignions la maîtresse de ce lieu, qui a été
forcée de fuir un époux qui ne sera jamais choisi pour servir le nectar
à la table des Dieux.

De l’autre côté nous appercevions le Café _des beaux Arts_, Café
nouveau, orné très-galamment, bien fréquenté; & qui, s’il continue, ne
sera pas si-tôt le Café des Arts défendus.

La maîtresse de ce cabaret[A] étoit sur sa porte en négligé. Souvent il
y a plus d’art dans cette simplicité que dans les ornemens précieux.
Elle est prévenante & gracieuse: sans être belle, on plaît quand on
lui ressemble. Elle est bien faite, a la peau fort blanche, parle avec
aisance, & l’esprit accompagne ses reparties. A sa façon propre de se
mettre on imagine qu’elle doit être sensuelle dans le particulier. Sa
jambe est fine & déliée à ce qui paroît. Je connois un autre sens que
la vue qui auroit plus de satisfaction à en décider.

Cependant arriva Laverdure: il descendit de carrosse; nous y montâmes.
Tout est prêt, dit-il, mademoiselle Laurette & mademoiselle Argentine
vous attendent; mais mademoiselle Rozette est indisposée, & vous fait
ses excuses. Cette nouvelle, que Rozette devoit être de la partie, &
n’en seroit pas, me rendit chagrin. J’ignorois la surprise qu’elle
nous ménageoit. On s’afflige souvent de ce qui nous doit être le plus
agréable dans la suite.

Le Président ne déparla pas jusqu’au logis de nos Demoiselles. Il est
permis de ne pas garder le silence quand on s’exprime avec sa variété.
Il n’y a pas un petit-maître ou une petite-maîtresse qu’il ne connoisse
par nom, surnom, intrigues, qualités, mœurs & aventures: il sait la
chronique médisante de tout Paris.

Voici, me disoit-il, ce grand Flamand au teint pâle, qui joue si gros
jeu. Il est au-dessus & au-dessous de nous de toute sa tête. Voyez-vous
le sage Damis au regard ingénieux & spirituel? on croiroit qu’il pense,
il donne bonne idée de lui lorsqu’il ne dit mot; sa physionomie est une
menteuse, & cet homme-là n’est bon qu’à être son portrait.

Vous voyez le petit Duc dans son équipage. Il joue le galant & le
passionné auprès des Dames, mais on sait son goût, & l’on est persuadé
qu’il triche toujours en de telles parties.

N’avez-vous pas apperçu la Comtesse de Dorigny? elle est toujours dans
son _vis-à-vis_ seule; elle court de maison en maison pour annoncer
une piece que l’on donnera ce soir aux Italiens pour la premiere fois:
elle dit à tout le monde qu’elle en est très-contente, & ne l’a pas
lue; c’est le Secrétaire de son frere qui en est auteur, elle en jugera
en faisant des nœuds. Voici le jeune Poliphonte; il court à toute
bride dans son phaëton bleu-céleste: fils d’un riche Marchand de vin,
il se croit un Adonis; il est bien le favori de Bacchus, mais il ne le
sera jamais de l’Amour.

Je n’ose, continuoit-il, regarder la porte d’Hebert[B]; il me vend
toujours mille choses malgré moi: il en ruine bien d’autres en
bagatelles. Il fait en France ce que les Français font à l’Amérique, il
donne des colifichets pour des lingots d’or.

Nous arrivâmes à la porte de nos Demoiselles, après avoir attendu assez
long-tems: Laverdure descendit avec elles.

Pensez-vous comme moi, Marquis? Je n’aime pas qu’un Domestique soit si
fort dans la confidence de mes secrets, ou de mes plaisirs. En gardant
un bijou on le regarde; en le regardant de trop près on en est tenté, &
quelquefois le gardien devient larron: d’ailleurs une fille qui se vend
à vous par intérêt, peut se donner par goût à votre confident.

Laurette & Argentine monterent avec nous: les stores tirés, nous
partons. Le Président de prendre les mains à nos compagnes, elles
de lui recommander d’être sage; lui de les embrasser, elles de se
défendre ou d’en faire la cérémonie. Bientôt j’eus fait connoissance,
à l’exemple de mon ami: nous badinons, le tems s’écoule, nous nous
trouvâmes à la Glaciere.

Le dîner étoit préparé. Donnez vos ordres à un Domestique entendu,
qu’il soit le maître de votre bourse, il en fera les honneurs par-delà
vos vœux: plus vous serez content, plus il y aura trouvé son
avantage. Qui est-ce qui n’est pas industrieux sur le plaisir, lorsque
les frais en sont faits par un autre?

La maison où nous étions est louée par le Président; on y trouve toutes
les commodités désirables.

L’extérieur n’en est pas brillant, mais l’intérieur vous en dédommage.
C’est au dehors la forge de Vulcain; mais le dedans est le palais de
Vénus.

Ces petites maisons-là sont d’une idée charmante, le mystere en
est l’inventeur, le goût les construit, la commodité les dispose, &
l’élégance en meuble les cabinets. On ne rencontre là que le simple
nécessaire; mais c’est ce nécessaire cent fois plus délicieux que tous
les superflus. On ne trouve jamais là de parens au degré prohibé, ainsi
jamais de trouble. La sagesse est consignée à la porte; & le secret,
qui y fait sentinelle, ne laisse entrer que le plaisir & l’aimable
libertinage.

Le dîner servi nous en profitâmes. Passez-m’en la description.
Imaginez ce que peut offrir la Volupté, quand la finesse vous sert à
petits plats. Je me plaçai auprès de Laurette, & le Président choisit
Argentine. Laverdure nous fit attendre après la bisque; cet intervalle
fut rempli par une dispute qui s’éleva sur le savant & ennuyeux Opéra
de Dardanus. Déjà nous étions animés, lorsqu’on nous présenta deux
entrées, auxquelles Martiolo[C] eût donné un nom très-apétissant. Ce
service calma notre ardeur, & nous remit dans notre assiette & sur
notre assiette.

Vous ne connoissez pas beaucoup nos deux convives; en voici une
esquisse.

Laurette est encore jeune, mais moins qu’elle ne le dit, & moins aussi
qu’elle ne le pense: la bonne foi des femmes est admirable sur cet
article. Elle est une de ces grandes filles bien découplées, dont la
taille & la jambe dénotent des dispositions excellentes pour plus d’une
danse. Elle est brune, très-semillante, & se pique de faire naître des
désirs.

Argentine est une grosse maman ragoûtante, qui a le nez un peu
retroussé, la bouche jolie, la main potelée, & une gorge en faveur de
laquelle la Nature n’a pas été ménagere. Le plaisir est sa divinité
chérie; aussi lui sacrifie-t-elle le plus souvent qu’il lui est
possible. Leur conversation se ressemble assez; elle est brillante
lorsqu’elle roule sur la bagatelle: ces filles-là possedent bien leur
matiere.

Le dîner se passa assez tranquillement; j’en fus surpris, connoissant
l’humeur impétueuse du Président. J’ai toujours soupçonné que pendant
un moment d’absence avec Argentine, sous prétexte de rendre visite à un
cabinet nouvellement meublé de Perse, il s’étoit précautionné contre
les effets du vin de Champagne. Au reste je le plains, s’il a été si
long-tems sage sans préparation. Pour moi je m’apperçus bien que l’on
n’est pas réservé quand on le veut. Est-ce un si grand mal de n’avoir
pas un empire absolu sur la nature? On dit qu’il y a de la gloire à
prendre sur elle; je trouve qu’il y a plus de plaisir à lui laisser
prendre sur nous.

Déjà les propos enjoués avoient animé notre repas; quelques couplets
de chansons assez libres avoient fait naître des désirs agréables,
plusieurs baisers avoient, en conséquence, effleuré les charmes de nos
convives, qui ne résistoient qu’autant qu’il le falloit pour se donner
une réputation de s’être défendues. Nous ne songions à personne lorsque
Laverdure nous annonça que l’on pensoit très-fort à nous, & nous remit
une lettre de la part de Rozette.

Le Président la décacheta avec empressement: elle étoit badine, & nous
félicitoit sur l’aimable désordre où elle supposoit que nous devions
être, & nous avertissoit qu’avant une demi-heure elle partageroit nos
amusemens. On but à sa santé; je le fis d’une façon trop marquée.
Le cœur se trahit aisément, _on le prend sur le fait_ à chaque
rencontre. Cette façon découvrit à Argentine & à Laurette que je lui
donnois la préférence. Toute femme est jalouse; les filles du genre
de ces Demoiselles ne le sont pas précisément & en forme; mais elles
ne sont point insensibles. Pourquoi, ayant des agrémens, l’orgueil
ne seroit-il pas aussi leur apanage? Sans se dire mot elles se le
donnerent pour empêcher que Rozette à son arrivée ne profitât de ce
qu’elles avoient mérité comme premieres occupantes. Ce systême ne
portoit pas à faux. En punissant l’amour que j’avois pour Rozette
elles avoient deux satisfactions: la premiere de se procurer de
l’amusement; la seconde d’en priver une rivale: ce dernier motif
suffisoit. Les femmes font quelquefois le mal pour le mal; mais leur
malice est bien industrieuse lorsqu’elle doit être récompensée par le
plaisir.

On remit le dessert à l’avénement de Rozette. J’ai oublié de vous dire,
cher Marquis, que c’étoit elle-même qui avoit apporté la lettre; & que,
de concert avec Laverdure, elle s’étoit cachée dans un appartement
voisin, d’où elle étoit témoin de ce qui se passoit dans le nôtre.
Que n’en fus-je informé! j’aurois été mettre le secret de sa retraite
à contribution: bien différens de vous autres Militaires, nous n’en
levons que dans les pays qui nous sont les plus chers.

Quelques raisons ayant obligé Argentine à sortir, le Président lui
donna la main: nous restâmes seuls Laurette & moi.

Argentine étoit en robe détroussée de moire citron, avec une coëffure
qui demandoit à être chiffonnée. Laurette étoit parée, avoit du rouge &
un ajustement des plus lestes. La simplicité embellissoit Argentine, &
Laurette trouvoit mille avantages dans sa parure. Rien ne peut enlaidir
une jolie femme; & on peut se flatter d’être passable quand on n’est
point changée par l’affectation de la parure.

Le Président tardoit un peu dehors. Nous en badinâmes & rîmes entre
nous de ce qui probablement ne les désespéroit pas alors. Suivant le
caractere des absens, nous jugions que l’emploi de leur tems étoit
leur plus sérieuse affaire; & que s’ils avoient quelque compte à rendre
ce ne seroit pas d’y avoir laissé un grand vuide à remplir.

Ceux qui badinent des autres sont toujours punis. En critiquant son
prochain on agit souvent de même; la morale est très-foible vis-à-vis
le plaisir. Otez cette palatine, dis-je à Laurette; elle doit vous
gêner. Cette garniture de robe est bien gaie. Il faut avouer que la
Duchap[D] a un grand goût pour ces riens-là, si elle a le talent
de vous les vendre au poids de l’or. Que vous êtes charmante,
continuai-je! le vin de Chably vous a mis un feu divin dans les yeux.
Votre gorge est toute couverte de poudre: que je l’ôte! J’y portai le
doigt légérement; j’aurois voulu alors être un autre Jonathas.[E]
Que je voie votre bague: vous avez les doigts bien pris! Je saisis sa
main, je la baisai; elle prit la mienne, elle la serra: une main qui
serre veut quelque chose, je lui donnai un baiser de tout mon cœur,
& redoublai à plusieurs reprises, en faveur d’une belle bouche qui
s’offroit toujours à mon passage. Mon ardeur augmentoit, son feu se
communiquoit au mien; déjà nos yeux fixés les uns sur les autres se
demandoient ce qu’ils ne peuvent qu’indiquer: nous nous approchâmes
d’un canapé qui étoit auprès de nous, & vers lequel le parquet ciré
conduisit, peut-être malicieusement, nos sieges. Ce fut alors que,
sans rien détailler, je m’occupait essentiellement de mon devoir. Je
m’oubliai comme elle; nous nous égarâmes ensemble: ce que je sais,
c’est que nous tombâmes dans une espece de précipice où elle aidoit à
m’ensévelir, & dans lequel je serois encore, si, au contraire de ce qui
arrive ordinairement, il ne falloit pas être extrêmement fort pour y
demeurer long-temps. Nous sortîmes de notre léthargie, & en rougissant
de ce que nous sentions, nous désirions d’en sentir encore davantage.
C’est bien-là le temps d’avoir de la pudeur! vous me la passez, cher
Marquis: il n’est pas permis à un homme de Robe de penser aussi
généreusement qu’un Colonel de Hussards. Nous rîmes un instant après
d’avoir été si fous; mais nous en fûmes si peu fâchés, que, par un
baiser mutuel, nous convînmes de recommencer au premier moment à perdre
la raison.

Argentine rentra en bon ordre: elle étoit en habit de combat, & se mit
à éclater de rire en regardant la robe de Laurette qui avoit l’air
d’avoir été de quelque partie. La physionomie n’est pas toujours
trompeuse. Elle plaisanta sur ses yeux, sur les miens, & se tournant
vers le canapé & l’examinant avec soin, elle assura que si je faisois
une carte des lieux où j’aurois combattu, celui-ci seroit marqué
en rouge. Pourquoi, disoit-elle d’un ton ironique, n’a-t-on point
de foiblesses sans que les autres s’en apperçoivent? La faute se
peint dans les yeux; voyez les miens, ne sont-ils pas le miroir de
l’innocence? Apparemment que pour cette fois Argentine nous avoit
fait faire un jugement téméraire, ou plutôt qu’elle n’étoit troublée
que lorsqu’elle avoit combattu dans les regles. Défaites-vous de ces
ajustements superflus, dit-elle à Laurette; restez en corset, comme je
m’y suis mise: puisque nous passons ici la journée, il ne faut point de
cérémonies; vos graces en seront plus aimables en négligé. Montez en
haut & arrangez proprement tout sur le lit; mais de graces ne réveillez
pas le Président, qui repose sur la duchesse. Laurette suivit le
conseil, comme il étoit bon: elle s’aperçut qu’on ne le lui avoit donné
que par quelqu’intérêt. Quelle est la femme qui soit bien aise que sa
rivale soit plus brillante, & aide à la rendre telle? Aussi en nous
quittant retourna-t-elle malicieusement la tête à plusieurs reprises.
Les maîtres dans un art en savent tous les secrets.

C’est à moi à qui vous avez affaire maintenant, beau Conseiller, dit
alors Argentine, sans autre préambule: elle avoit déjà fermé la porte,
& fait un petit saut de caractere. Je vous aime, le tems est court, le
Président n’a fait qu’effleurer la matiere; il a commencé le combat,
il faut que vous vainquiez pour lui. Ce canapé n’a-t-il pas été témoin
de votre courage? Il est poudreux; mais je crains peu la poussiere:
elle est honorable lorsqu’elle est prise au champ de bataille. Elle
dit, elle m’embrasse, je lui rends avec vivacité; elle m’entraîne où
j’allois assurément très-volontiers. Rien n’est tel qu’une femme qui
a du tempérament, & qui a été frustrée dans son attente. Ce n’est
plus goût, c’est passion; ce n’est plus transport, c’est fureur: je
ne crois pas qu’il y ait quelque chose dans le monde de plus vif que
la possession d’un objet de ce genre. Bref, j’attaquai une place
qui s’étoit offerte à moi: combattant avec courage, & vainqueur avec
gloire, j’étendis mes conquêtes dans un climat dont on m’avoit facilité
les entrées. Argentine & moi sortîmes de notre ébat très-satisfaits;
& si elle ne fut pas surprise de ma valeur, elle eut lieu de s’en
glorifier. Que Rozette vienne présentement, disoit-elle, je lui
souhaite beaucoup de satisfaction: nous serons amies ensemble, & je
vous prie même de lui témoigner combien je l’aime. Jugez, cher Marquis,
si Argentine m’avoit laissé les moyens de lui témoigner quelque chose.

Cependant arriva Laurette. Ce canapé est contagieux, on ne peut en
approcher sans s’en ressentir, dit-elle: voyons aussi vos yeux,
Argentine; & les votres, Conseiller? Cela suffit: il faut avouer que
ma bonne amie est bien tranquille; elle ressemble au grand Condé, qui
n’étoit jamais d’un plus grand sens-froid qu’au milieu d’une bataille.
Le Président repose, vuidons cette bouteille de Frontignan pendant
son sommeil. Vous êtes pensif, cher Conseiller: vous avez un air
respectueux; il ne faut marquer du respect aux Dames que lorsque vous
ne pouvez pas leur en manquer.

Cependant la conversation tomba sur la lecture; ressource d’un homme
fatigué, & de femmes qui n’ont pas encore songé à médire. On parla
beaucoup du Roman d’Acajou[F]: je trouvai que l’Epître Dédicatoire au
Public étoit ce qu’il y avoit de plus raisonnable dans le Livre. Nos
Demoiselles firent l’éloge de l’Auteur, louerent sa facilité à parler,
& son esprit sur toutes sortes de matieres. Argentine qui est de ses
amies, dans les transports de son affection pour lui, nous assura
que, par cascade, elle avoit assez de crédit pour le faire recevoir à
l’Académie Française.

La conversation est bientôt épuisée, lorsqu’elle roule sur le mérite
d’un Auteur. Nous discourûmes de modes, de dentelles, d’étoffes, & par
gradation nous commencions à mettre Rozette sur le tapis, lorsqu’elle
entra elle-même & nous surprit agréablement par sa présence. Je me
levois pour aller au-devant d’elle, elle m’arrêta; & après un salut de
joie, elle fit le tour de la table, & nous donna à tous un baiser sur
le front avec un certain petit bruit des levres, qui est ordinairement
l’écho du plaisir.

Elle nous découvrit tout le mystere, & nous apprit qu’il y avoit
long-tems qu’elle étoit dans la chambre voisine; elle nous récita nos
propos, & nous décrivit nos aventures: elle compta même les minutes
que j’avois occupé avec Argentine; & en connoisseuse elle m’assura que
j’avois été trop long-tems pour peu, & trop peu pour beaucoup. On en
fit juge Argentine: un seul mot de sa part fit mon éloge.

Rozette étoit sans panier, avec le plus beau linge du monde; une
chaussure fine, & une jambe dont elle sait tirer mille avantages. Le
Président dort, s’écria-t-elle! veillons. Le dessert a été réservé
pour mon arrivée; remplissons sa destination: tâchons qu’il n’en
reste rien; & que pour la premiere fois le Juge n’ait que les écailles
de l’huître. Nous suivîmes son avis. Une heure se passa à badiner, à
chanter, à faire partir les bouchons, & à casser des verres & quelques
porcelaines.[G] C’est le goût des Dames de condition: depuis le départ
des Officiers pour l’armée, elles font les petites-maîtresses, & se
plaisent dans des soupers où l’on fait _carillon_. Elles trouvent un
esprit infini à briser un miroir ou une table, ou à jetter des chaises
par les fenêtres: les filles du monde n’ont-elles pas droit de copier,
dans ces expéditions, les jeunes Marquises, puisque celles-ci les
copient dans leurs intrigues? Je tirai de ma poche ma flûte: Laurette
s’en saisit; & comme elle en joue passablement, elle préluda par des
roulades, & nous donna des airs assez touchants. Rozette prit cet
instrument à partie, & soutint que la façon d’en tirer des sons étoit
indécente: elle blâma les coups de langue, & soutint que jamais le sexe
ne devoit toucher à une flûte en compagnie. Où la morale alloit-elle
se loger? Dans le fond, il est vrai de dire qu’il est certaines choses
dont une femme ne doit jamais faire savoir qu’elle sait faire usage.

Rozette, après ses réflexions sur ma flûte, parla de son état. C’est
l’ordinaire qu’après certaines parties, lorsqu’on a, pour ainsi parler,
épuisé le plaisir, on se jette sur les embarras de la vie, ou sur les
obligations de la nature, & ses malheurs. Quelle destinée pour la
philosophie d’être fille en quelque sorte du libertinage! Rozette fit
une comparaison de ses pareilles avec les Abbés, qui n’étoit pas sans
ressemblance.

Les uns, disoit-elle, débutent dans le monde par un air de modestie &
de pudeur; les autres par une affectation de cagotterie. Nous regardons
les hommes à la dérobée; les Abbés dévorent les femmes sous leurs
grands chapeaux. Les hommes viennent nous chercher; les femmes se
glissent vers nos Messieurs. Nous ruinons nos amants; ils font fortune
par le moyen de leurs maîtresses. Nous sommes dans l’opulence tant
que nous sommes jeunes; les autres ne deviennent à leur aise qu’en
vieillissant. Nous sommes sages & quelquefois _saintes_ sur la fin de
nos jours; les Abbés au contraire sont plus libertins sur le déclin
des leurs. La nécessité fait notre vocation, l’intérêt fait presque
toujours la leur. On ne donne au monde que ce qu’il y a de mieux;
& l’Eglise a ordinairement le rebut de la nature. Nous sommes dans
l’état deux êtres indéfinissables qui ne tiennent à rien & se trouvent
par-tout, qui ne sont pas nécessaires, & dont on ne peut se passer.
Elle nous détailla ensuite quelques aventures qu’elle avoit eues avec
de très-graves Ecclésiastiques, & qui nous amuserent beaucoup. Je les
passe sous silence, cher Marquis, ayant un frere Chanoine, & un autre
Abbé Commandataire: je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie révélé le
secret de l’Eglise.

Le Président se réveilla, descendit, & vit Rozette avec surprise. Il
vola vers elle, l’embrassa, & se mit vis-à-vis pour la contempler à son
aise.

Le repos l’avoit rafraîchi: un verre de liqueur le remit en humeur,
la compagnie lui donna de l’audace; & se sentant fort, il défia ma
foiblesse. Je fus humilié, je le confesse: Argentine & Laurette
triomphoient intérieurement. Mes yeux se tournerent du côté de Rozette,
& lui demandoient pardon de ce qui m’arrivoit, ou plutôt de ce qui ne
m’arrivoit pas. Elle en parut touchée: un malheur qui arrivoit en sa
compagnie l’en rendoit presque participante.

On me badina, on me tourna en ridicule. Le Président jouissoit de mon
trouble; & fier d’un instant de valeur; orgueilleux dans la prospérité,
il me félicitoit ironiquement sur mes exploits du canapé.

Rozette se sentit piquée en ma personne, & vit bien que les deux
convives défioient ses charmes. Elle eût bien voulu faire un coup
décisif; mais après ce qu’elle avoit vu de moi, elle appréhendoit pour
son honneur. La plaisante circonstance que celle où on le perd en le
gardant! Elle ne savoit pas si, nouvelle Aurore pour les attraits, elle
en auroit la puissance en faveur d’un nouveau Titon[H], qu’elle n’avoit
pas réduit à cet état de foiblesse.

Elle me fit un souris pour tenter l’entreprise; j’y répondis: elle
examina mes yeux, & surprit dans mon regard le présage de sa gloire
à venir. Elle but à la Déesse de la Jeunesse, prononça quelques mots
mystérieux, & après trois mouvements magiques elle fit voir son
triomphe. On lui donna de grandes louanges & on convint, malgré la
jalousie, que la fleur qu’elle avoit fait éclorre lui appartenoit, &
qu’elle en devoit faire un bouquet pour mettre à son côté.

On se leva de table. Après quelques tours de jardin on fit un
_Médiateur_. Le Président gagna beaucoup: il jouoit d’un bonheur
sans égal. Rozette en étoit outrée; ce n’est pas aux cartes où elle
est belle joueuse: elle nous répéta souvent qu’elle étoit en péché
mortel, parce qu’elle ne voyoit pas un as noir. Cependant elle trichoit
suivant le talent qu’elle en avoit reçu. Argentine, que je conseillois,
l’imitoit au mieux. Le Président s’en appercevoit & en rioit sous
cape. Il sait comme vous & moi que toute femme triche, & que même
lorsqu’elles veulent être fidelles l’habitude suplée à leur intention.
Le souper fut délicat. Notre cuisinier se surpassa, & le Président en
tira vanité. En effet, c’est-là ce qu’on appelle un homme essentiel:
n’est-il pas plus estimable qu’un bel esprit mathématicien, qui pique
réguliérement votre table? Celui-ci vous mange, & l’autre vous fait
manger.

Rozette & Argentine firent l’amusement du repas, par une infinité de
chansons plus jolies les unes que les autres, qu’elles débitoient à
l’envi. Laurette excitoit à boire & faisoit circuler la joie avec la
mousse qu’elle excitoit dans les verres.

Il est des bornes à tout, même à la folie. Le Président devint rêveur,
Laurette le fit sortir pour le distraire, & le conduisit au jardin.
Semblable guide étoit propre à l’égarer. Apparemment qu’ils se
fourvoyerent en chemin, & tomberent dans quelques broussailles, car
nous remarquâmes que la rosée avoir gâté la robe de celle qui, je
crois, n’étoit point sortie pour examiner les étoiles.

Je ne réussis pas à engager Rozette de venir avec moi, elle savoit que
je tenois d’elle mon rajeunissement, & elle ne vouloit pas que je lui
remisse son bienfait. Qu’un cœur né généreux souffre lorsqu’on lui
interdit les moyens de témoigner sa reconnoissance!

Le souper fini nous montâmes en carrosse: le Président étoit revenu de
ses vapeurs. Il le prit sur un ton gai, & nous dit de très-plaisantes
choses. Son libertinage est ordinairement à fleur d’esprit.

A peine étions-nous placés, arrivent dix personnes & un grand bruit
avec elles. On appelloit le Président par son nom, & on lui demandoit
de loin sa protection. Je mets la tête à la portiere: le Président
regarde aussi. Ah! Monseigneur, s’écria un vieillard avec une voix
cassée, voici ma femme: (c’étoit une grosse laide, tout bourgeonnée,
autant que je pus voir à la lumiere de deux lanternes.) Nous nous
recommandons à votre bonne justice: notre procès se juge demain. Il
s’agit..... Le vieux Plaideur n’alloit-il pas nous détailler son
affaire; & ses voisins, qui l’accompagnoient, n’alloient-ils pas aussi
tous crier ensemble, lorsque le Président leur dit en fureur: qui
diable vous a donné l’idée de venir ici? Pardon, s’écria la troupe:
Monseigneur, nous vous avons reconnu pendant que vous étiez dans le
jardin, & nous sommes tous montés au grenier pour avoir l’honneur de
vous voir. Voici un Mémoire dressé à la hâte, Monseigneur, continuoit
le Nestor de ce village; j’espere en votre bonté. Donnez, donnez,
reprit le Président: bon jour, & fouette, cocher. Le Seigneur vous
maintienne en santé, s’écria la bande importune, & qu’il vous donne
une longue vie. L’écho du voisinage, selon sa coutume, répéta, à faire
rire, pendant un quart-d’heure, les dernieres syllabes du souhait. Que
le Diable vous emporte, ajoutoit le Président: voilà-t-il pas une belle
heure pour entendre des causes? La chicane vient nous déterrer dans des
endroits où je serois très-fâché que la Justice me rencontrât jamais.

Argentine se trouva assise sur mes genoux. Rozette m’avoit rétabli
dans mes anciens droits, & je m’en appercevois bien dans la position
présente. Elle étoit à mon côté & veilloit de près à ma conservation.
Argentine est méchante; malgré les amitiés qu’elle faisoit à Rozette,
elle ne fut pas contente qu’elle n’eût ravi, même à perte, à sa rivale
ce qui lui appartenoit à titre de droit féodal. La nuit me cacha ce qui
se passoit entre Laurette & mon ami, ainsi je serai aussi discret que
son ombre. Descendu chez nos Demoiselles, qui ce soir couchoient dans
la même maison, nous les vîmes se mettre au lit, & après quelques jeux
de mains très-superficiels, nous leur souhaitâmes un bon soir verbal,
& nous nous retirâmes chez nous. En embrassant Rozette je lui fis
promettre qu’elle me recevroit bien le lendemain.

De quatre jours je ne vis le Président. Ce qui m’est arrivé pendant
cet intervalle n’est pas indifférent: sans être romanesque, il a le
singulier des aventures de ce genre.

Toutes les fois que je songe à Rozette je ne puis comprendre comment
on peut aimer par inclination une fille qui par son état est obligée
de se livrer au premier qui en essaie la conquête. Je ne comprends pas
aussi, par la même raison, comment une honnête femme peut s’attacher à
un jeune homme, qui certainement ne cherche qu’à voler de conquête en
conquête, & s’attache rarement même à celle qui a le plus de mérite. Le
cœur de l’homme est bien aveugle: il sent qu’il l’est, & qu’il lui
faut un conducteur; il va chercher l’Amour, qui est aussi aveugle que
lui, & tous deux se précipitent dans l’abyme.

J’étois fatigué en rentrant chez moi. Je me couchai, & rêvai de
Rozette pendant toute la nuit. Ma premiere occupation à mon réveil
fut d’envoyer savoir des nouvelles de sa santé; en quoi je fis mal:
cet ordre, que je donnai à un Domestique que je ne connoissois pas à
fond, coûta pour quelque tems la liberté à ma nouvelle amie, & pensa me
faire à moi-même de très-mauvaises affaires. J’en reçus pour réponse,
qu’elle étoit en parfaite santé; & comme elle n’imaginoit pas que je
fusse assez imprudent pour me servir d’un laquais dont je ne serois
pas sûr, elle me fit dire qu’elle m’attendoit avec impatience; mais
à condition que je serois aussi modéré que si je sortois du carrosse
avec mademoiselle Argentine. La Fleur me rendit mot pour mot ce qu’il
tenoit de Rozette: il profita de ce qu’il avoit appris; & dans le
tems qu’il faisoit mes affaires auprès de la maîtresse, il poussa les
siennes auprès de sa suivante, & fut cause de beaucoup de malheurs.
Vous apprendrez par la suite le tour qu’il me joua; comment, pris en
flagrant délit, il fut conduit en une maison de force, où je veux
qu’il reste encore plus de deux années révolues. Vos Domestiques sont
toujours vos espions; il faut quelquefois être le leur.

Charmé de la réponse de Rozette, je montai dans mon carrosse & me fis
conduire au _Luxembourg_: je renvoyai mes gens, & un instant après
m’enfermai dans une chaise à porteur & arrivai où j’étois attendu.
Rozette étoit à sa fenêtre, dès qu’elle m’eut apperçu elle vint
au-devant de moi. Quand on est amoureux une bagatelle est sensible:
une prévenance de la part d’une jolie femme est quelque chose de divin
pour un jeune homme.

Rozette étoit coëffée en négligé, & avoit un désespoir couleur de
feu; un corset de satin blanc, par-dessous une robe brodée des
Indes, pressoit un peu sa gorge, &, faute d’une épingle, en laissoit
appercevoir tous les charmes. Je me jettai à son cou, je l’embrassai
avec transport. Nous nous reposâmes un moment, & je ne pouvois me
lasser de lui donner des marques de mon amour. Ses mains, sa bouche, sa
gorge, tout eut un compliment & mille baisers. Sa satisfaction mit le
comble à la mienne.

Dînons-nous, lui dis-je? Sans doute, reprit-elle; & fit venir sa
cuisiniere, à qui elle recommanda la propreté & de la promptitude.

Cependant je pris ma bonne amie sur mes genoux. Mes mains ardentes
s’émancipoient-elles; elle réprimoit soudain leur ardeur. Vous vous
fatiguez, mon cher ami, me disoit-elle; soyez sage. Voilà mes jeunes
gens, leur feu part comme un coup de pistolet & s’évapore en fumée.
Soyez plus modéré, mon cher cœur, dans peu vous aurez besoin de
ces transports. Sa voix me persuadoit, je restois tranquille; elle me
donnoit un baiser pour récompenser mon obéissance, & ce baiser m’en
faisoit manquer à l’heure même. La situation où nous étions étoit
singuliere. Vous vous souvenez, Marquis, du tems où nous travaillions
en Salle d’Armes chez Dumouchelle.[I] Supposez que Rozette est le
maître, & moi l’éleve.

Toujours les armes en état, je me présentois de bonne grace:
j’avançois, elle badinoit contre mes appels; quelquefois elle se
laissoit effleurer ou le sein, ou le bras, ou le côté; tierce, quarte,
seconde, elle étoit à tout, & rioit en prévenant toutes les feintes
dans mes yeux. Tantôt elle rompoit la mesure & alloit rapidement à la
parade: plus d’une fois elle courut au désarmement. Jamais je ne pus
la toucher à l’endroit où j’avois fixé mon triomphe. Je sortis fort
fatigué de cet assaut, où j’avois à la fin perdu beaucoup sans qu’elle
en profitât. Cela s’appelle un combat en blanc: il n’y a que des
enfans, ou des poltrons, qui puissent s’en amuser.

Nous nous mîmes à table. Je me piquai contr’elle, & fus vingt fois sur
le point de me retirer. J’attribuois à mépris de sa part son peu de
complaisance. Je la haïssois; je la détestois: elle me regardoit, &
j’en redevenois passionnément amoureux.

Je ne restai pas long-tems à table; j’avois mon dessein: le voyageur
curieux d’arriver ne s’amuse pas à considérer les prairies qui se
trouvent sur son passage.

Rozette savoit la carte de mon voyage, elle m’avoit vu mettre le doigt
sur l’endroit où je prétendois arriver, & avoit résolu de me donner
quelque distraction en chemin. Sans m’avertir elle avoit fait venir une
de ses bonnes amies, qui en pareille rencontre avoit coutume de lui
servir de second. C’est la premiere fois qu’une femme ait choisi une
autre femme pour lui faire la galanterie d’une bonne fortune qui lui
appartenoit.

Nous rentrâmes dans le cabinet, Rozette me devançoit. Nous en étions
aux explications, & une glace qui répétoit notre attitude me la rendoit
plus chere en en doublant la perspective. Un de ses bras étoit derriere
ma tête, la sienne penchée sur mon estomac, son autre main étoit saisie
de ce qu’elle craignoit; les miennes errantes s’amusoient à des emplois
qui ne se décrivent pas. Ses jambes badinoient auprès d’un ennemi,
qui n’en étoit pas un pour elle. Avez-vous vu, Marquis, un tableau de
Coipel[J], dans lequel une Nymphe, couchée sur un lit de fleurs auprès
de Jupiter, se plaît à manier son foudre. Nous étions une copie de ce
chef-d’œuvre. J’étois dans une position si agréable que je n’osois
en sortir, & elle étoit si voluptueuse qu’elle me faisoit sentir qu’il
y en avoit une autre qui l’étoit davantage. Je la demandai, on me
la refusa; je voulus la ravir, on me disputa la victoire: j’allois
triompher lorsque mademoiselle de Noirville entra. Vous ne pouvez être
sage, me dit alors Rozette en élevant la voix, & feignant d’avoir été
surprise. Savez-vous que je me fâcherai à mon tour? Je m’étois levé par
politesse; elle s’esquiva alors, & en fermant la porte à la clef elle
me laissa avec la nouvelle venue dans un déshabillé qui annonçoit ce
que j’avois voulu faire. Je fus un peu surpris. Mademoiselle Noirville
me pria de n’en point être troublé; mais sur-tout de ne lui en pas
vouloir sur son arrivée, qui sembloit ne me pas mettre à mon aise. Je
n’y étois que trop; mais c’est qu’on n’y est jamais avec les personnes
que l’on ne connoît pas. Je me laissai toucher par la douceur de sa
voix; je l’envisageai, & mes regards tomberent sur une des plus jolies
brunes de Paris. Le désordre où j’étois présentoit de lui-même le sujet
de la conversation: elle le saisit, & le tournant en fille d’esprit à
mon avantage, elle me félicita sur ce que sans doute j’avois exécuté
avec Rozette. Ses discours sinceres & ambigus, gracieux & ironiques,
me mirent dans l’embarras de m’expliquer; mais comme elle continuoit
de parler, je fus forcé par politesse de lui répondre. On n’est pas
hardi quand on a quelque chose sur la conscience. Je n’étois plus dans
un état présentable, & mes réponses se sentirent de ma foiblesse. Je
m’en apperçus moi-même. Il est des momens critiques, où les plus grands
guerriers font mauvaise contenance. Insensiblement notre conversation
tomba sur ce qui venoit de m’arriver, mes yeux sur les appas de
la nouvelle Nymphe, & ses regards sur un endroit qui étoit alors
extrêmement respectueux. De propos en propos elle m’avoua qu’elle ne
reconnoissoit point Rozette dans cette conduite, & ne concevoit point
ses idées de chagriner un galant homme, dont la figure seule étoit
capable de désarmer la plus cruelle, & qui certainement étoit fait pour
remplir le présage de sa bonne mine. Cette fille étoit bien dressée,
elle parloit à l’esprit avec art, & ses charmes se rendoient maîtres de
mon cœur. Les louanges qu’elle me donnoit tomboient sur un article
dont tout le monde est charmé de se prévaloir. Détaillant le caractere
de sa bonne amie, elle en faisoit, par forme de conversation, une
critique approchante de la satyre. Elle en vint à me confesser que,
vis-à-vis de moi, en telle situation, si sa foiblesse ne plioit pas,
l’espoir certain du plaisir détermineroit son obéissance; la gloire
d’être inexorable ne valant pas la joie intérieure que l’on goûte à
ne la pas être. Elle embellit cette morale en fille qui en espéroit
du fruit. Cependant elle s’étoit approchée de moi, & en regardant mon
ajustement: serrez, Monsieur, dit-elle, ce que j’entrevois là-dessous;
vous m’exposez-là une tentation & à une tentation; & en voulant
elle-même écarter cette tentation, elle en fit naître en moi pour
elle une des mieux conditionnées. De degrés en degrés mademoiselle de
Noirville me mit hors de moi-même. Je prends feu aisément: la moindre
étincelle embrase une matiere combustible, & l’embrasement consume
indifféremment tout ce qui se trouve à son passage. Bref, mademoiselle
de Noirville remplit la place de Rozette, en tint presque lieu chez
moi dans des embrassemens que serroit la passion; je ne songeai qu’au
sacrifice, & peu à la Divinité: ce que j’éprouvai, c’est qu’à quelque
Dieu de l’Univers que l’on adresse ses vœux, il y a une satisfaction
sensible à mettre des présens sur un autel.

Rozette rentra alors, & mademoiselle de Noirville, que j’ai connue
depuis, qui étoit venue-là comme une machine, s’en retourna de même. La
plaisante figure que celle que je faisois alors en présence de Rozette!
Elle savoit ce qui étoit arrivé, & elle avoit d’avance _calculé cette
éclipse_. Elle étoit à un coin de la chambre, & moi à l’autre. Nous
n’osions nous approcher. Qu’étoient devenus ces momens où nous nous
serions si volontiers confondus ensemble? Elle me fit mille reproches;
mais avec cet air sévere & gracieux, & de ce ton insinuant qui vous
peint votre faute sans vous la nommer: elle m’offroit à penser & me
prêtoit un cadre vuide où je pouvois moi-même placer mes solides
réflexions. Elle me fit remarquer que les femmes étoient bien folles de
compter sur le cœur des hommes, dont l’unique but n’est jamais que
de satisfaire leurs passions. Qui n’auroit pas goûté cette morale dans
sa bouche? Mais la façon dont elle la débitoit excitoit en moi pour
elle les mêmes passions contre lesquelles elle déclamoit avec tant de
grace.

De la morale au plaisir il n’est souvent qu’un pas. Au milieu des avis
que me prodiguoit si libéralement Rozette, je lui demandai si le soir
je pourrois venir souper avec elle; & pour déterminer son consentement,
je lui fis la galanterie d’une navette garnie d’or. Elle aime à faire
des nœuds, ainsi elle reçut mon présent, & me confessa que, malgré
mes infidélités, elle m’aimoit toujours. Un bijou présenté à temps
attendrit bien une ame: si les Dieux se gagnent par des offrandes,
pourquoi de simples mortelles y seroient-elles insensibles?

Je la quittai avec peine. Retourné à la maison, j’y trouvai mon pere,
auquel je fis un détail de ce que je n’avois pas vu la veille à l’Opéra
& le soir aux Tuileries. Il sut en un moment l’histoire circonstanciée
de mille aventures qui n’étoient certainement point arrivées. En
pareilles circonstances il faut d’autant plus raconter de choses
qu’on en a moins vues. Je lui dis que j’étois prié à souper en ville,
& que la partie étoit indispensable. Je lui nommai une maison qu’il ne
connoissoit point ni moi non-plus. Mon pere est bon, peu défiant, s’en
rapporte à moi, & m’aime extrêmement, comme étant le dernier fruit de
son amour avec ma mere, & à qui ma naissance a coûté la vie. Je me fis
conduire au Marais, renvoyai mon équipage, & ordonnai au Cocher de se
trouver à côté de l’hôtel de Soubise à une heure du matin au plus tard.
J’espérois effectivement m’y rendre. Ne comptons jamais sur l’avenir.
Les Domestiques partis, je monte dans un Fiacre. Je ne sais pourquoi le
coquin, qui étoit cependant sur la place, ne vouloit point marcher: je
fus obligé d’en venir à des extrêmités. Il me servit enfin. Il étoit
marqué au numéro 71, & à la lettre X.

Vous verrez, cher Marquis, que ce numéro va jouer un grand rôle; ainsi
ne soyez pas étonné que je m’en souvienne si bien.

En passant pardevant un Café, ce nombre impair fit perdre une grosse
somme à des particuliers qui jouoient à pair ou non sur le chiffre
du premier Fiacre qui passeroit. Avant que le Fiacre fût à portée de
laisser voir son numéro on eut celle de considérer celui qui étoit
dedans. Les perdans & les gagnans se ressouvinrent du chiffre & de la
lettre, & n’oublierent pas celui qui étoit dans la voiture. Ainsi,
cher Marquis, les événemens de la vie dépendent d’une circonstance à
laquelle on n’a jamais pensé, & qu’il est impossible au plus fin de
prévoir.

J’arrivai chez Rozette, qui commençoit à s’impatienter de mon délai.
Elle me reçut avec empressement; soit qu’elle eût pris de l’amitié
pour moi, soit que ma libéralité lui eût plu, elle se préparoit à une
généreuse reconnoissance. Elle m’obligea de mettre la robe de chambre
que j’avois fait porter chez elle, & voulut que je me misse à mon aise,
étant dans le pays de la liberté. Elle s’étoit coëffée de nuit, & sa
garniture de dentelles, en pressant un peu ses joues, faisoit un office
qui lui donnoit de belles couleurs. Un mouchoir politique couvroit sa
gorge; mais il étoit placé d’un air qui demandoit qu’on ne le laissât
pas à sa place. Elle n’avoit qu’un corset de taffetas blanc & un jupon
de même étoffe & de pareille couleur: sa robe, aussi de taffetas bleu,
flottoit au souffle des zéphirs.

Le souper n’étoit pas encore prêt. Nous entrâmes dans sa chambre. Les
rideaux du lit étoient fermés, & les bougies placées sur la toilette,
de sorte que la lumiere ne réfléchissoit pas sur toute la chambre. Nous
passâmes vers le côté obscur. Je me jettai sur un fauteuil, & la tenant
entre mes bras, je lui tenois les discours les plus tendres. Elle y
répondoit par de petits baisers & par des caresses délicates: ainsi
peint-on les colombes de Vénus. Tu veux donc, dit-elle après quelques
instants de recueillement, que je te donne du plaisir? Petit libertin!
N’allez pas faire venir mademoiselle de Noirville, lui repliquai-je.
Non, non, ajouta-t-elle, ce n’est plus le tems: j’ai eu mes raisons
pour le faire; _d’autres circonstances exigent d’autres soins_. En
discourant ainsi, & badinant toujours, nous gagnâmes le lit: je l’y
poussai délicatement, en la serrant entre mes bras. Approchez ces deux
chaises, dit-elle, puisque vous le voulez absolument. J’obéis. Elle mit
ses deux jambes dessus, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, & sans
sortir de la modestie, sinon par la situation, elle m’agaça par mille
figures.

Mes mains ardentes écartoient déjà le voile qui... Tout doucement,
beau Conseiller, dit-elle! donnez-moi ces mains-là, je les placerai
moi-même. Elle les mit sur deux pommes d’albâtre, avec défense d’en
sortir sans permission. Elle voulut bien elle-même arranger le bouquet
que je destinois pour son sein. Elle m’encouragea alors avec un signal
dont vous vous doutez: je croyois qu’elle agissoit de bonne foi. En
conséquence je me donnois une peine très-sincere pour parvenir à mes
fins; elle faisoit semblant de m’aider: la simplicité étoit chez moi, &
la malice dans toute sa conduite.

Fatigué, je la nommois cruelle, barbare. Nouveau Tantale, le fruit &
l’onde fuyoient à mon approche.

Cruelle, barbare, reprenoit-elle! vous serez puni tout à l’heure. Alors
elle se saisit du bouquet que je lui destinois; puisque l’on m’insulte,
continuoit-elle, en prison tout à l’heure. Effectivement elle l’y
conduisit: mais je ne sais si ce fut de chagrin, ou par quelqu’autre
motif, le prisonnier à peine entré, se mit à pleurer entre les deux
guichets.

Nous entendîmes qu’on avoit servi, & nous nous transportâmes, sans
dire mot, où la volupté nous attendoit avec ses apprêts. Notre
conversation fut assez vague & sage. Quand, dans un tête-à-tête, deux
personnes comme nous s’entretiennent de choses indifférentes, c’est une
preuve qu’il s’en est passé qui ne l’étoient pas.

Le souper fini, je ne jugeai pas à propos de m’en retourner, & sans
me soucier de mon équipage qui m’attendoit, ni de mon pere, ni de
personne, je demandai à Rozette une retraite pour cette nuit: elle me
l’accorda en me faisant jurer que je serois sage. Ne savoit-elle pas
bien qu’un jeune homme ne peut contracter vis-à-vis d’une jolie femme
avec qui il doit passer la nuit?

Cependant Rozette étoit devenue extrêmement gaie, & faisoit mille
folies dans la chambre. Tantôt elle montoit sur la commode, & vouloit
que je la portasse sur mes épaules; tantôt elle sautoit d’une chaise
à l’autre & contrefaisoit les tours des danseurs de corde. Tantôt,
levant son jupon jusqu’aux genoux, elle passoit un entrechat & me
prioit d’examiner sa jambe, qui effectivement est faite à ravir. Elle
découvroit de loin sa gorge, puis la recouvroit, & faisant l’éloge
de ce qui étoit caché, elle me promettoit que je n’en profiterois
jamais. Puis, elle prenoit son chat, & lui tenoit les discours les
plus plaisans & les plus singuliers. Elle alloit ensuite chercher des
liqueurs, m’en présentoit, en buvoit, n’en buvoit pas, me prenoit
entre ses bras comme un enfant, & me couvroit de caresses. En un mot,
elle fit mille folies que les graces ne désavoueroient point. Le
lit se trouva préparé & nous invita à prendre du repos. La lumiere
retirée, les rideaux fermés, croyez-vous, cher Marquis, que je me sois
abandonné au sommeil? Pétrone fait la description d’une nuit qu’il
passa délicieusement; celle-ci est fort au-dessus: quand ce ne seroit
que parce qu’un honnête homme n’ose pas se vanter de l’une, & qu’il
faut être bien homme pour avoir goûté autant de plaisir que j’en ai
eu pendant l’autre. Tout ce que l’art peut inventer fut mis en usage:
nous avions la nature à nos ordres. Le moindre obstacle eût nui à nos
empressemens, on écarta tout: nous donnâmes l’exclusion à une feuille
de rose.

Nous entrâmes en conversation. Rozette, malgré ses promesses,
n’essayoit-elle pas encore d’éluder mes entreprises? J’allois uniment à
mon but, & elle vouloit m’y conduire par des détours.

Hors d’elle-même, comme je m’en appercevois bien, elle n’en perdoit
cependant pas la tête; & après avoir épuisé six fois mon ardeur, elle
n’en avoit éprouvé superficiellement que l’elixir. Sans avoir joui
précisément, j’avois eu le plaisir de la possession. Je ne pouvois me
glorifier d’avoir obtenu ce que je désirois; je ne pouvois être fâché
de ne l’avoir pas obtenu: l’art de Rozette m’avoit fait illusion; c’est
une vraie magicienne en amour.

Le jour arriva, & Morphée me procura du repos. A mon réveil je trouvai
la table couverte; je dînai de grand apétit. Les fatigues de la nuit
m’avoient épuisé. Souvent on est plus incommodé d’une promenade que
d’un long voyage.

L’après-dînée se passa encore en badineries. Les amans ne s’ennuient
jamais: le tems fuit, & leurs plaisirs renaissent.

Cependant on étoit fort inquiet chez mon pere. Une affaire arrivée à
un jeune homme de famille dans une maison de jeu faisoit appréhender
quelque chose de semblable à mon égard. Mon absence étoit d’autant plus
singuliere que je n’avois encore donné aucune occasion au reproche que
l’on pouvoit ici me faire. Un pere tendre craint tout pour un fils dont
il n’a jamais reçu aucune occasion de craindre. Un ami, nouvelliste
de profession, & qui racontoit ordinairement toutes les anecdotes de
Paris, fut chargé de s’informer si on n’avoit pas entendu parler de
moi. Il s’acquitta de la commission. On lui dit dans le Café pardevant
lequel j’avois passé que dans le numéro 71, qui couroit à toute bride,
on avoit apperçu un jeune homme, & qu’au train dont il alloit il y
avoit quelque partie fine au bout de la course. Quoiqu’on ne pût faire
le portrait de celui qui étoit dans le Fiacre, cet ami soupçonnant
à tout hazard que c’étoit moi, le rapporta à mon pere, qui en fut
persuadé.

Sans perdre de tems, mon pere & son ami montent en carrosse, vont de
place en place demander le numéro 71, & ne le rencontrerent nulle part:
il étoit allé _à Saint Cloud_, d’où il ne devoit revenir que le soir.
Un embarras ne va jamais sans un autre, & les inconvéniens font une
chaîne. La ressource de mon pere fut d’attendre que le Fiacre fût de
retour à son logis: on le lui avoit enseigné au bureau.

Lafleur, dès le matin, avoit été chargé de me déterrer: il se doutoit
du lieu de ma retraite, & s’en inquiétoit peu, sachant que j’étois chez
quelque amie. Il avoit reçu un louis pour les frais de la recherche,
il l’employa à se divertir, au lieu de venir me donner avis de ce qui
se passoit, & d’épargner par-là à mon pere & à moi la douleur de ce
qui arriva par la suite. Cependant il vint chez Rozette: sa suivante
lui avoit plu. Je lui demandai comment il avoit appris où j’étois,
& pourquoi il venoit; si mon pere n’avoit point d’inquiétude de mon
absence. Il répondit à tout très-juste, m’assura qu’il avoit fait mes
affaires au mieux, qu’il avoit dit que j’étois rentré à quatre heures,
& que sur les dix heures du matin madame la Comtesse de Mornac m’avoit
envoyé prier de passer à sa toilette, & que probablement, à ce que
le Valet de chambre lui avoit dit, j’y passerois la journée & serois
d’un grand souper à Auteuil: que mon pere avoit dîné chez le Premier
Président, & qu’il devoit y assister à un conseil pour une affaire
survenue de la part de la Cour. Je fus content de ce qu’il me disoit;
je le regardai comme un domestique impayable: il reçut un louis pour
ses soins, & ordre de m’attendre à cinq heures du matin à la porte du
jardin, où je lui promis de me trouver. Le scélérat me remercia, me
donna même quelques avis, & fut dans le moment trouver mon pere. Ce qui
est véritable, c’est que Lafleur ne m’avoit pas dit un mot de vrai; que
mon pere avoit été dans une impatience cruelle, & qu’il me cherchoit
comme vous avez vu.

J’ai trouvé un grand nombre de domestiques coquins, méchants, ornés de
toutes les qualités de leur état; mais je ne croyois pas que quelqu’un
fût ainsi méchant sans intrigue ni profit. Il étoit Bas-Normand, & je
ne suis point surpris de sa conduite. Arrivé chez mon pere, il lui dit
qu’il ne savoit pas précisément le lieu de ma retraite, mais qu’on
l’avoit assuré que j’étois avec une fille nommée Rozette, dont j’étois
passionné, & qui me ruinoit; que je devois l’enlever, pour l’épouser
en pays étranger. Pour confirmer son avis il montra le signalement
de Rozette & le remit à mon pere. Mon pere se transporta aussi-tôt
chez monsieur le Lieutenant de Police, à qui il fit part de ce qu’il
venoit d’apprendre. Il s’emporta contre moi, & lui demanda un ordre
pour me faire arrêter par-tout où je serois, ainsi que la fille qui
me dérangeoit. Ce pere, qui m’aime tant, hors de lui-même alors, ne
respiroit que punition & vengeance.

Son ardeur surprit le Magistrat; il avoit peine à concevoir qu’un homme
d’un âge mûr, & grave par caractere, se laissât ainsi emporter. Il lui
représenta que cette affaire feroit de l’éclat, & que cet éclat étoit
le plus grand mal. Qu’il s’agissoit de taire cette aventure, qui,
peut-être, peu considérable dans le fond, seroit tournée autrement par
la calomnie. Enfin qu’il étoit d’avis qu’on fît ce qui étoit nécessaire
pour me retrouver, & que l’on aviseroit aux moyens d’empêcher que la
Demoiselle en question ne me vît plus par la suite. Cet avis étoit
très-sensé: le Magistrat qui le donnoit est très-éclairé; il ne
s’occupe que de son devoir & à rendre service à ses concitoyens, dont
il est un des meilleurs.

Mon pere ne profita point de ses remarques. M. le Lieutenant de Police
lui accorda ce qu’il demandoit, c’est-à-dire un ordre pour faire
arrêter Rozette, & main-forte, en cas de résistance de ma part: un
Exempt l’accompagna & monta en carrosse avec lui. Mon pere eut bien
lieu de se repentir de sa démarche; un homme sage ne peut pas répondre
qu’il ne perdra jamais la tête.

Minuit étoit sonné que le Fiacre n’étoit point de retour. Jugez de
l’embarras dans lequel se trouvoit mon pere. Cependant mon domestique,
sans que j’en fusse informé, vint trouver la femme de chambre de
Rozette, & lui tint compagnie durant la nuit: le coquin ne prenoit-il
pas bien son tems?

Avant le souper Rozette étoit devenue un peu triste; sans en pouvoir
rendre raison, elle sentoit des sujets de chagrin. On a dans
son cœur un pressentiment de son infortune. Je ne suis point
superstitieux, cependant je crois qu’il y a quelque chose autour de
nous qui nous avertit de l’avenir. Ceux qui ont les yeux perçants
ne découvrent-ils pas le nuage qui précede le tonnerre? Je fis mon
possible pour distraire Rozette, & j’y réussis. Insensiblement ses
yeux se ranimerent, la joie rentra dans son imagination, & le plaisir
dans son cœur. Nous préludâmes par ces amusemens folâtres qui
n’effleurent que la superficie de la volupté, qui vous font sentir
mille mouvemens délicieux, & qui à chacun d’eux vous avertissent que ce
n’est pas là le lieu de se fixer. Ce monde n’est qu’un pélerinage, il
faut faire durer ses provisions jusqu’au bout de la carriere.

Nous nous étions donné parole de nous conserver pour la nuit; mais
sans y penser nous empruntâmes sur l’avenir. Ce fut alors qu’elle ne
me refusa rien. Elle me conduisit de plaisirs en plaisirs, & sema de
fleurs les avenues du palais, où, pour cette fois, je fus reçu avec
tous les honneurs.

Ah! cher Marquis, dans quel abyme de volupté mon ame ne fut-elle pas
plongée! Je ne sentois rien pour trop sentir; je mourois, je renaissois
pour mourir encore; & Rozette, pleine de tendresse, aprochoit sa belle
bouche pour recueillir mes derniers soupirs. Plus j’avois attendu, plus
je goûtois la récompense de mon attente. L’Amour s’applaudissoit de
notre union & se faisoit honneur de ce qu’alors nous n’avions qu’une
ame.

Le repas que nous prîmes remit un peu les forces que nous avions
perdues. Nous nous ménageâmes sur le vin de Champagne; & pour ne rien
dérober à la sensualité, nous y suppléâmes par de petits verres de
liqueur propres à raffermir contre la tension du repos.

Nous passâmes quelque-tems à la fenêtre, & nous y restâmes dans des
attitudes de préparation à une nuit amusante.

Rozette feignant un désir ou un besoin de sommeil, s’approcha de la
toilette, & de-là se retira dans son alcove. Victime de l’Amour, elle
étoit ornée de bandelettes, & avoit eu soin de se purifier dans une
onde parfumée.

Sur un autel simple par sa construction, & fait de bois de myrte,
s’élevoient plusieurs larges coussins de soie & de coton: un voile de
fin lin en couvroit la superficie, & un tapis de taffetas couleur de
rose, piqué en lacs d’amour, & roulé sur une des extrêmités, attendoit
qu’on voulût l’employer à couvrir quelque cérémonie. Une bougie à la
main, je m’approchai de ce lieu respectable. Rozette elle-même s’étoit
placée sur l’autel; ses mains étoient jointes sur sa tête, mais sans la
presser; ses yeux fermés, sa bouche un peu ouverte comme pour demander
quelqu’offrande. Une rougeur naturelle & fraîche couvroit ses joues: le
zéphir avoit caressé tout son extérieur; une mousseline transparente
couvroit la moitié de sa gorge, & l’autre moitié se montroit en négligé
aux regards. D’un côté l’examen étoit permis, & de l’autre, sous l’air
d’être défendu, il devenoit plus piquant. Ses bras paroissoient avec
tout leur embonpoint & leur blancheur. Ses jambes croisées déroboient
ce que j’aurois voulu envisager, mais fournissoient à l’imagination
une belle prairie à s’égarer. Rozette dormoit en disposition de se
réveiller aisément, & en position voluptueuse & de voluptueuse. Je
m’arrêtai à contempler mon bonheur. Je m’avançai avec une tendresse
respectueuse, & gardant un silence sacré, je posai mon offrande sur
l’autel. Dieux! que la victime donnoit de courage au Sacrificateur.

Le Fiacre au numéro 71 étoit enfin arrivé. On ne lui donna pas le tems
de conduire ses chevaux à l’écurie; on le saisit, on le met dans une
chambre, on l’interroge, on lui fait questions sur questions. Il ne
répondit rien, parce qu’il étoit effrayé; & que, comme il se trouvoit
dans l’exercice actuel de sa profession, il étoit raisonnablement
ivre. Mon pere fit venir du café, lui en fit prendre plusieurs tasses,
& enfin il tira de lui que la veille il avoit mené un monsieur habillé
de noir au fauxbourg S. Germain. Mon pere le fit monter dans son
carrosse, avec l’Exempt & le Commissaire du quartier, & ordonna à une
compagnie de Guet à cheval de les suivre. Les ordres du Magistrat de
Police étoient qu’on obéît ponctuellement à mon pere; d’ailleurs la
place de Président qu’il tient lui donnoit une certaine autorité. La
compagnie arrive près de l’Académie de M. de Vandeuil[K], où le Fiacre
avoit indiqué: mais il ne put jamais reconnoître la maison: après avoir
cherché & examiné, il se fit conduire vers les _Petites-Maisons_;
mais il ne fut pas plus heureux: ce ne fut qu’après bien des courses
pareilles qu’il avoua qu’il ne se souvenoit plus de la rue; que
cependant il en avoit quelque idée & que ce pouvoit bien être près de
la Comédie. Il fallut bien y aller, & les plaintes & les mauvaises
humeurs n’abrégerent point la route. Il reconnut la porte, c’étoit
celle d’un Café connu par le nombre infini des inutiles de Paris qui
s’y rencontrent. On frappe, refrappe; enfin descend un laquais qui,
en se frottant les yeux, demande ce qu’on lui veut. On lui répond
que de la part du Roi il faut qu’il dise où est monsieur Thémidore:
il jure ses grands Dieux que jamais personne de ce nom n’est entré
chez son maître. On monte, on fait la visite par toute la maison, &
l’alarme couroit d’étage en étage. Point de Thémidore. Le Commissaire
ayant apperçu près du grenier une petite porte basse & une lumiere
qui passoit au travers des planches mal jointes, y frappa rudement &
l’enfonça presque: vint à lui un grand fantôme pâle & sec, en habit de
nuit, avec un bonnet affreux sur sa tête & une petite lampe à sa main.
On entre, on visite, on ne trouve que quelques cahiers de musique, une
épée sans garde, quelques nouvelles à la main, & la vie de monsieur de
Turenne. L’habitant de _cet antre aërien_ fut fort effrayé, & excita
la commisération. Mon pere lui donna deux écus de six livres, en lui
disant adieu, & lui demandant excuse de son importunité: c’est la
premiere fois qu’une visite de gens de robe ait apporté de l’argent
dans un logis. Le Commissaire, dont j’ai apris tout ceci, & le reste de
l’aventure jusqu’à ma découverte, m’a assuré cette nuit-là avoir été
témoin de visions qui n’étoient pas fantastiques, & dont on dresseroit
de plaisans procès-verbaux à Cythere.

Enfin on trouva ce jeune homme, qui la surveille étoit vêtu de noir.
C’étoit un Poëte[L], qui ce jour-là avoit été en cérémonie présenter
à un Sous-Fermier une Épître en vers libres sur la mort de son singe,
& qui tremble encore d’avoir vu sur son Parnasse des gens dont la
profession est de faire la guerre aux Muses. Mon pere se fâcha
sérieusement contre le Fiacre, lui soutint qu’il s’entendoit avec moi.
L’autre juroit qu’il étoit innocent. Après bien des interrogations,
le cocher leur dit à tous qu’il étoit bien conducteur du carrosse au
numéro 71, mais que c’étoit pour la premiere fois qu’il en étoit
chargé; que l’on s’étoit mal expliqué avec lui; qu’il connoissoit celui
qui avoit mené le numéro 71 depuis six mois, mais qu’il demeuroit à la
Villette & étoit malade des coups que lui avoit donné un Officier, qui
eût mieux fait de les aller porter aux Pandours de la Reine d’Hongrie.

Il enseigna très-juste la demeure de son camarade, & on fut obligé de
l’aller trouver. En vérité, ne se donnoit-on pas bien de la peine pour
troubler un galant homme dans son bonheur? Le cocher du numéro 71 fut
enfin découvert. On monte chez lui: il étoit assez mal. Plus d’une
contusion à la tête & par tout le corps lui faisoient jetter des cris
peu soulageans pour lui, & très-désagréables à la compagnie.

Cependant il répondit bien, & trop bien, à ce qu’on lui demandoit. Il
avoit de bonnes raisons pour se souvenir de moi; il fit mon portrait
d’après nature, sans oublier les deux soufflets dont j’avois apostrophé
son insolence. Il indiqua le quartier de l’Estrapade & une maison
blanche, dans une grande porte jaune. Nouvelle course. On arrive au
lieu indiqué. Il n’y avoit personne dans les rues. Le Commissaire
s’adresse à un Garde Française qui étoit en sentinelle, & lui demande
s’il ne connoît point mademoiselle Rozette; le drôle étoit un résolu,
qui, moitié en riant, moitié en goguenardant, en exigea le portrait: on
le lui fit. Elle est vraiment très-jolie, dit-il; mais je vois bien que
vous en voulez à ses charmes: votre serviteur, Messieurs. Je ne connois
ni Roze ni Rozette. Ces Messieurs ont à juste titre la réputation
d’être les protecteurs du sexe d’un certain genre, & s’intéressent fort
à son honneur, s’ils ne contribuent pas à sa réputation.

De porte en porte on frappa à un hôtel garni: la plupart de ces
endroits sont entretenus aux dépens de ce qui se passe dans leur
enceinte. Le maître vint en tremblant ouvrir, & protesta sur son
honneur que la seule personne qui demeuroit chez lui étoit une fille
sans scandale, & que même elle passoit dans le voisinage pour une
dévote. Le Commissaire monta indépendamment des attestations de sagesse
de M. l’Hôte de _la Providence_. La porte de la chambre fut enfoncée
dans le moment, ceux qui y étoient ayant tardé à l’ouvrir. On ne vit
personne. On fut droit au lit; mais comme la fenêtre se trouva ouverte
on se douta que quelqu’un avoit pu se sauver par-là. Cette idée se
trouva confirmée par un bruit que l’on entendit dans les feuilles
d’une treille qui étoit posée contre la muraille. On s’approcha, on
vit un homme en bonnet de nuit & en chemise qui se débattoit pour se
débarrasser du milieu d’une infinité de fagots sur lesquels il étoit
tombé. L’Exempt, homme alerte, descend au jardin avec une lumiere, &
ayant aperçu cette figure en un état très-immodeste, cria aux Archers
de venir voir un buisson où il croissoit de plaisants fruits sauvages.

Cependant mon pere avoit considéré cette fille. Au signalement qu’on
lui avoit donné de Rozette il ne l’avoit pas reconnue. L’une étant
une beauté, & celle-ci un petit monstre au yeux chassieux, au teint
jaunâtre & d’un blond hazardé.

La visite de la chambre fut bientôt expédiée. A l’ouverture d’une
armoire on trouva une perruque large & mal peignée, une robe de chambre
d’homme, percée par les coudes. En même-tems un Archer tira de dessous
le chevet du lit un haut-de-chausses, duquel, en glissant sans y songer
ses mains dans le gousset, il tira une longue discipline. Vous voyez
bien, cher Marquis, que ce lieu étoit une école de l’Amour; que la
belle blonde étoit écoliere: son Précepteur étoit un Maître de Pension
du voisinage, nommé monsieur Damon, celui chez qui nous avons demeuré
ensemble, & qui crioit perpétuellement contre les femmes, & qui nous
étrilloit si souvent pour des bagatelles. Le pauvre Maître de Pension
fut conduit en présence de l’assemblée. Je ne pus m’empêcher de rire
lorsque le Commissaire me fit la peinture des contorsions que faisoit
le nouvel Adam pour couvrir son honneur. Celui du plus honnête homme
n’est pas fort considérable en pareille rencontre: il ne tient pas
une grande place dans le monde. Presque dans l’état de pure nature,
avec une chemise extrêmement courte, les menotes aux mains, il eût été
très-satisfait de profiter des feuilles de figuier qui servirent à nos
premiers Peres.

On n’abusa point de l’état où étoit ce Pédagogue, on lui restitua
ses vêtemens, & mon pere lui fit une mercuriale très-sévere, suivant
l’exigence du cas, & blâma fort l’Exempt, qui, par forme de correction
fraternelle, avoit détaché plusieurs coups de discipline sur le
postérieur du patient: peut-être lui rendoit-il ce qu’il en avoit reçu
autrefois.

Cette scene finit en s’informant à la dévote si elle n’avoit point
entendu parler de Rozette. Qui les dévotes ne connoissent-elles pas!
Elle enseigna ce qu’on lui demandoit, & se voyant délivrée, par le
plus affreux caractere, elle fit le récit de la conduite de Rozette
& la peignit avec les plus noires couleurs. Il n’y a qu’une dévote
capable d’une semblable noirceur. Elle fut assez hardie pour s’offrir
d’y conduire mon pere; ce qu’elle fit. Je la tiens maintenant enfermée,
la malheureuse: elle y demeurera long-tems, & ma vengeance se fera une
satisfaction de ses pleurs. On renvoya le pédant; on lui dit de venir
chercher sa discipline chez monsieur le Lieutenant de Police, s’il en
étoit curieux. Elle restera long-tems au Greffe. Comme il n’y avoit
rien là à gagner pour le Commissaire, il ne fit point de procès-verbal,
& dirigea ses pas vers la maison désignée: il y arriva avec son cortege.

L’Aurore, montée sur son char de pourpre & d’azur, ouvroit dans
l’Orient les portes du jour, & les oiseaux commençoient leurs concerts
amoureux: il étoit quatre heures de matin. Les songes voltigeoient
dans les alcoves, & Rozette entre mes bras goûtoit le repos dont les
fatigues d’une nuit voluptueuse lui avoient mérité l’usage. Ne vous
attendez pas, cher Marquis, que je vous fasse ici la description
de cette nuit. Mille fois j’expirai de plaisir, mille fois je fus
rappellé à la vie, & mille fois je mourus afin de revivre encore.
Jamais je n’eus une ferveur plus sincere. Mon culte s’adressoit
à toutes les parties de ma Divinité; tout en elle étoit le sujet
d’un éloge & d’une offrande, tout en moi étoit pour elle un présent
agréable & étoit récompensé par une faveur. Transportés, je crois,
dans le royaume des enchantemens, nous changions mutuellement de sort:
elle devenoit sacrificateur & moi victime; je goûtois presque la
satisfaction d’être immolé, & hors le couteau sacré qui ne me perçoit
par le flanc, il ne me manquoit rien de ce que doit éprouver une
victime. Nos momens ne couloient plus, ils étoient fixés; & des années
entieres ainsi consumées ne seroient pas un point dans la vie la plus
courte. Combien de fois dans ces égaremens, qu’on ne peut que sentir,
ai-je oublié que j’existois, ou ai-je désiré d’être anéanti dans ce que
je sentois? Pourquoi la nature a-t-elle borné nos forces, & étendu si
loin nos désirs? Ou plutôt pourquoi ne se rencontrent-ils pas à raison
égale?

Epuisés de fatigue, Rozette & moi, nous voulions nous avertir de
terminer nos transports; mais ses levres étoient collées sur les
miennes, & les organes de nos voix embarrassés l’un par l’autre,
étoient occupés si délicieusement, qu’ils ne pouvoient former le
moindre son pour nos oreilles. C’est dans cette position que nous
avions attendu le sommeil & qu’il nous avoit couronnés de ses pavots.
Enfin nous dormions, la volupté étoit entre Rozette & moi, & la
vengeance veilloit pour nous faire sentir les horreurs d’un affreux
réveil. Hélas! qu’alors un songe officieux envoyé par l’Amour tenoit
mes sens dans une attente flatteuse! Quel bruit vint me tirer de cette
aimable illusion!

Mon pere, le Commissaire, l’Exempt & quelques Cavaliers étoient entrés
dans la maison & s’étoient informés si mademoiselle Rozette n’y étoit
pas, & quelle étoit sa compagnie. Ils surent tout, & on fut sûr, par le
portrait qui fut tracé de ma figure, que j’étois celui qui s’amusoit
depuis deux jours avec la Nymphe de ce palais. On monte, on frappe à la
porte; la femme de chambre vint porter l’alarme dans notre appartement,
& effrayée des menaces qu’elle entendoit, elle ouvrit à des personnes
qui entrerent avec un grand nombre de lumieres. Rozette fut saisie de
peur; une femme seule en tel cas est hors d’elle-même; mais elle est
bien autrement tremblante quand elle se trouve alors entre les bras de
son amant. Je me levai, je saisis deux pistolets, dont je suis toujours
muni quand je vais en parties: j’attendois en bonne contenance que
quelqu’un se présentât. Pensois-je que mon pere dût se trouver ainsi à
mon lever? Une sentinelle est placée dans l’antichambre, une autre à la
porte de notre cabinet, & plusieurs gardoient l’escalier.

Le Commissaire se présente avec l’Exempt: n’avancez pas, Messieurs,
leur criai-je. Ils virent mes armes & furent très-dociles. Mon pere
entra. Que faites-vous ici, Monsieur, me dit-il d’un ton ferme? Il
y a deux jours que vous me désespérez. Il s’avance vers moi, m’ôte
les deux pistolets, & commande aux Archers de faire leur devoir. Les
rideaux du lit furent tirés, & l’on aperçut la belle Rozette qui étoit
tombée en défaillance. On la fit revenir avec peine. Son premier regard
se tourna vers moi: elle imploroit un secours que j’étois hors d’état
de lui procurer. Elle demanda tristement ce qu’on vouloit faire d’elle;
mon pere lui répondit avec un air dur que sa destination étoit marquée
sur un ordre qu’on lui fit voir. La douleur l’accabla, & un torrent de
larmes inonda ses beaux yeux; ses charmes devinrent plus séduisans,
& toucherent toute l’assemblée, qui n’étoit pas venue dans cette
idée. Elle se jetta aux pieds de mon pere pour lui demander grace. Je
l’imitai; mais cet homme inflexible détourna son visage & m’ordonna
séchement de le suivre.

Le Commissaire s’empara de Rozette; elle m’appella d’une voix
entrecoupée, je ne lui répondis que par un soupir. Un fils, quelque
résolu qu’il soit, est bien foible vis-à-vis de son pere qui est dans
son droit, & en présence d’une amante malheureuse. L’amour reste dans
le silence et l’inaction: la nature nous fait sentir tout son pouvoir.

Déjà nous étions sur l’escalier, lorsqu’un Archer s’avisa de regarder
dans le lit de la femme de chambre. Il y découvrit une figure humaine
qui s’enfonçoit dans la ruelle & se couvroit avec les draps. On tire
la couverture & on force le quidan à se montrer: il le fit. On lui
demande son nom, sa qualité, qui il est. Nous rentrons. Quelle fut
notre surprise lorsque nous reconnûmes le coquin de Lafleur. J’oubliai
à sa vue tous mes chagrins, & j’allois le tuer dans ma fureur, si on ne
m’eût arrêté le bras. Je racontai sincérement que c’étoit lui qui étoit
cause de mon malheur; il fut saisi, lié, garotté, traîné en prison,
de-là au château de Bicêtre, où il expiera amplement ses perfidies.

Rozette fut conduite à Sainte Pélagie, par l’Exempt & le Guet, qui
eurent lieu d’être satisfaits de la générosité de mon pere. Le
Commissaire monta avec nous dans le carrosse. On le remit chez lui.

Arrivé à la maison, je passai au travers de tous les domestiques, qui
étoient inquiets de moi, & se réjouirent en me voyant. Il n’y en a
pas un qui ne me soit attaché: mon principe fut toujours de traiter
avec humanité des gens au-dessus desquels nous ne nous trouvons que
par hazard. Accablé de chagrin & de lassitude je me retirai dans ma
chambre, & m’étant jetté sur mon lit, je m’endormis dans les bras
de l’inquiétude. Je ne rêvai que de Rozette. Une maîtresse heureuse
enflamme, enchante un amant: une maîtresse infortunée lui devient plus
chere & plus adorable. Vous saurez, cher Marquis, dans la seconde
partie de ces Mémoires, ce qui arriva à Rozette: sa situation fut
extrêmement dure; la description en a coûté des soupirs à mon cœur
lorsqu’elle me l’a faite.

Après avoir sommeillé, ou plutôt après avoir été assoupi assez
long-tems, je sortis de cet état, & songeai aux moyens de délivrer ma
chere amie.

Deux heures étoient sonnées & le dîner servi: on vint m’en avertir;
comme je tardois, l’ami nouvelliste monta à ma chambre, & après
un compliment assez fade sur mon retour, il m’apprit avec une joie
orgueilleuse qu’il avoit été le principal instrument de ma découverte.
Apparemment qu’il ignoroit tout le chagrin que j’avois alors: mais
il y a des gens qui ne peuvent pas s’empêcher de discourir; qui
aiment mieux dire des riens que de ne rien dire, & qui parlent à tout
hazard. Ils disent tout ce qu’ils pensent, & ne pensent jamais à ce
qu’ils disent. Je le regardai avec des yeux de mépris. Il voulut
m’engager à descendre; mais il le faisoit si pesamment & si mal, que
m’ayant échauffé l’imagination, peu s’en fallut que je n’en vinsse à
des extrêmités avec sa chevalerie. Il se retira promptement, & fit
bien. Le sort me ménageoit une occasion de vengeance qui me devoit
être plus douce & qui lui auroit été plus sensible, s’il en eût été
informé. Ce Chevalier se nomme d’Orville: il est du pays du Maine,
Gentilhomme d’une ancienne race. Il a servi long-tems, s’est retiré
avec les honneurs militaires, & jouit d’un bien considérable. C’est
un de ces honorables parasites, qui sont toujours bien hors de chez
eux. Son métier est de débiter des nouvelles & de les dire autant de
fois que vous le voulez. C’est une montre à répétition qui sonne aussi
souvent que vous la poussez avec le pouce. Il n’a pas l’esprit de faire
du bien, ni de malice pour faire du mal; c’est le Manceau le moins
Manceau qui fut jamais. Il est marié depuis plusieurs années, & est un
peu jaloux; personne ne connoît sa femme, parce qu’il ne l’a jamais
présentée en compagnie, & qu’aucun de ses amis ne sait où il loge: son
adresse est au Palais-Royal, sous l’arbre de Cracovie, ou sur le banc
de Mantoue.

On m’avertit plusieurs fois de la part de mon pere de venir dîner, mais
en vain; je fis toujours la sourde oreille sans l’avoir. On me servit
dans ma chambre. Quoique triste, je pris quelque nourriture. Le besoin
a une voix qui se fait puissamment entendre, & qui est aisément écoutée.

Cependant j’avois écrit une grande lettre à Rozette, dans laquelle je
lui marquois en termes passionnés mon amour, & le désespoir où m’avoit
plongé son infortune. Je l’encourageois à avoir bonne espérance, &
l’assurois que je ne négligerois rien pour la tirer de l’injuste
captivité où elle étoit cruellement retenue. Je finissois en la
conjurant de m’aimer toujours, de ne point m’imputer ses chagrins, & la
priant de recevoir dix louis que je lui envoyois pour subvenir à ses
nécessités. Cette lettre étoit simple, mais touchante; on a le cœur
tendre dans la douleur, & je me souviens que l’amour me dictoit des
expressions qu’il n’eût pas désavouées lui-même.

La lettre étoit sur mon _secrétaire_; je ne découvrois aucun moyen
pour la faire tenir à sa destination. Je n’osois me confier à personne
depuis la perfidie de Lafleur. D’ailleurs, dans ces premiers momens, la
moindre démarche est suspecte, & presque toujours hazardée. Je résolus
de faire avertir le Président: il est, comme vous savez, cher Marquis,
homme de plaisir; mais de bon conseil; capable de vous mettre dans des
affaires galantes, mais en état de vous tirer des plus embarrassantes.
Je lui écrivis de venir me trouver pour une affaire d’importance. Je
chargeai un des cochers de la maison de ce message, dont il fut content
& moi aussi.

M. le Président n’étoit point chez lui. Laverdure, son laquais affidé,
instruit que la lettre venoit de ma part, soupçonna quelque chose, &
en garçon intelligent il se transporta chez moi. Je fus ravi de son
arrivée. Voilà de ces domestiques sans prix; heureux qui en rencontre
de semblables! Je ne lui cachai rien, il apprit en un moment toute mon
aventure; & sans faire le moraliste, il me plaignit, me blâma, & fit
briller quelque espérance à mes yeux. Je lui parlai de la lettre que
j’écrivois à Rozette, & lui avouai l’embarras où j’étois de la lui
faire tenir. D’abord il n’y trouvoit aucune difficulté, croyant qu’elle
étoit renfermée dans l’endroit où l’on met d’ordinaire les Pénitentes
de ce genre, qui ne sont jamais repentantes. Mais lorsque je lui eus
assuré que Rozette étoit à Sainte Pélagie, il fut déconcerté. Son
découragement m’alarma; je demeurai dans cette situation accablante,
où l’on ne fait que sentir stupidement son malheur. Laverdure fit
plusieurs tours dans la chambre, & après une méditation profonde, il
me dit qu’il tenteroit, qu’il ne garantissoit rien; mais qu’avant
huit heures du soir il me rendroit une réponse très-positive. Je fus
transporté d’alégresse. Je voulus lui remettre les dix louis qui
étoient les seuls qui me restassent; mais il prit simplement la
lettre, en me disant que l’argent m’étoit nécessaire, que je gardasse
celui-là, qu’il avanceroit la somme. Il se contenta de recevoir quatre
pistoles pour les frais de sa commission. Il partit: je demeurai entre
la crainte & l’espérance.

N’êtes-vous pas étonné, cher Marquis, de mon attachement pour une
maîtresse de quelques jours? Je l’aimois, je l’aime encore, & l’amour
est extrême en tout. Quand elle m’eût été moins chere, ma vanité se
seroit roidie contre ceux qui vouloient me l’enlever. N’étoit-ce pas
un devoir de ma part de ne pas abandonner une fille, libertine à la
vérité, mais charmante, & qui n’étoit dans la tristesse que pour s’être
tournée sur tous les sens pour me procurer du plaisir?

Le bruit de mon aventure s’étoit répandu: elle servoit de conversation
aux convives qui se trouverent ce jour-là chez mon pere. Chacun en
dit son mot. Quelques douairieres ne m’épargnerent pas, surtout
une certaine dame d’Origny, à qui j’avois autrefois conté mes
raisons, & qui par scrupule avoit refusé de m’entendre. Les femmes
sont plaisantes: elles sont choquées de ce que l’on obtient d’une
autre femme ce qu’on leur a demandé à elle-mêmes, & qu’elles ont
toujours refusé. Je me vengeai de tout par la suite, & d’une façon
très-plaisante, comme vous verrez. Au sortir de table quelques amis
vinrent me visiter; visites qui ne se font jamais que par curiosité, ou
par méchanceté: on veut savoir l’histoire d’un homme, de sa bouche, ou
bien jouir du spectacle de sa misere. Aussi je reçus assez impoliment
tous les complimens. Mon pere étant aussi venu avec les autres, sortit
fort à propos dans le tems que ma fureur contre lui alloit m’emporter
au-delà des bornes du respect.

On me laissa seul. Dans le transport où j’étois je résolus de faire
quelque coup d’éclat qui désespérât mon pere. Je ne m’embarrassois pas
de mon honneur, si je pouvois lui faire de la peine. J’étois outré de
ce que je n’avois pas le cœur méchant. Le sort m’offrit ce que je
désirois, me sauva du hazard d’un coup d’éclat, & fut cause que j’eus
un plaisir d’autant plus singulier, qu’il se trouva rempli à titre
de vengeance. Voici le fait, cher Marquis, je serai plus long à le
raconter que je n’ai été à l’expédier. C’est un in-promptu de cabinet.

Depuis quelque-tems j’étois à ma fenêtre, lorsque je vis un Fiacre
s’arrêter à notre porte. Pour le coup, Marquis, celui-ci ne me porta
pas malheur; au contraire, il m’apportoit une bonne fortune. Depuis
que le numéro 71 a été cause de ma disgrace je n’apperçois point de
semblable voiture sans en examiner la lettre & le numéro. Aussi me
souviens-je de la marque de celui-ci à merveille. Il étoit au numéro
1er & à la lettre B. Si j’eusse pensé à examiner cette espece
d’emblême j’aurois trouvé qu’elle me pronostiquoit mon aventure. La
_connoissance des Fiacres_ seroit une chose qui devroit être éclaircie
par l’Académie des Sciences, & un bon traité sur cette matiere seroit
aussi utile que celui qu’a fait Mathieu Lansberg sur celle des tems.
La matiere au moins est aussi sujette à conjectures.

Le laquais qui étoit derriere le carrosse, après s’être informé au
Suisse si mon pere y étoit, avoit donné le bras à une Dame vêtue
de noir. A cet habillement je devinai sans peine que c’étoit une
solliciteuse. La curiosité me prit de savoir qui elle étoit, ce qu’elle
demandoit, & sur-tout si elle étoit jolie. Mon chagrin n’avoit pas
entiérement fermé mon cœur à l’amour du plaisir. On l’avoit conduite
dans la salle de compagnie, sur l’air de distinction qu’elle avoit. Là
elle attendoit l’audience de mon pere. Je descendis par un escalier
dérobé, en robe de taffetas, en bonnet de nuit & en pantoufles, &
m’étant introduit doucement dans le cabinet qui a vue sur la salle,
je considérai au travers de la porte vitrée les agrémens de la
solliciteuse: elle en avoit. C’étoit une femme de 26 à 28 ans, ni
grande ni petite, des yeux assez éveillés, de belles dents, un teint
un peu brun, une gorge passable, un ensemble de physionomie capable
d’animer. Sa jambe dans sa façon n’étoit pas indifférente: elle étoit
dans le sopha étendue négligemment, & dans ces attitudes que l’on croit
indifférentes, qui le sont rarement, & qui n’ont pas été inventées par
la modestie. Elle se considéroit dans les glaces, & répétoit devant
elles les graces avec lesquelles elle devoit se présenter devant mon
pere.

Toute femme aime à plaire; mais toutes ne sont pas coquettes: celle-ci
l’étoit. Jeune femme d’un vieil Officier, suivie de près: que de titres
pour l’être! Une coquette cherche à charmer les autres: qui aime à
charmer, n’est pas loin de se laisser surprendre; & essayez de vous
rendre maître d’une telle Nymphe, brusquez l’affaire, je vous réponds
de la victoire. Tout cela se suit. Logique de galanterie, direz-vous!
Je la soutiens meilleure que celle de Nicole & de Crouzas.

Rien n’excite plus les passions que la vue d’une personne qui, ne
se croyant pas examinée, fait devant un miroir l’exercice de la
coquetterie. Mon tempérament est impétueux, son feu se trouva encore
animé par le désir que j’avois de faire un coup d’éclat. Je fermai les
yeux & me livrai à tout événement. Je sortis brusquement du cabinet;
feignant d’être surpris de rencontrer quelqu’un, je demandai excuse à
la Dame de ce que je paroissois ainsi en déshabillé devant elle. Elle
me répondit poliment. Je m’informai qui elle étoit & pourquoi elle
venoit: elle m’apprit qu’elle ne sollicitoit point pour elle, & que
quoique née à Caen en France, elle n’avoit jamais eu de procès; mais
qu’elle venoit pour une de ses sœurs, actuellement fort mal, dont
la cause devoit être portée dans quelques jours à l’audience. Elle
ajouta qu’elle n’avoit pas l’honneur d’être connue de moi; mais que son
époux étoit tous les jours à la maison, & qu’il se nommoit le Chevalier
d’Orville. Je la regardai fixement. Comment, Madame, repris-je, cet
homme est votre époux? C’est mon ennemi mortel, il m’a joué un tour
sanglant; sans doute que vous en étiez complice: puisque j’en trouve
le moment, il faut que je me venge. Aussi-tôt je la saisis entre mes
bras, je la serre, je la pousse sur le canapé. Elle veut crier. Criez,
criez, lui dis-je... Oui, Madame, le plus haut que vous pourrez: faites
éclat, c’est ce que je veux. Je lui mis le poignard dans le sein: elle
perdit connoissance. Sans songer aux fenêtres & aux portes ouvertes,
sans me soucier du bruit que faisoit le froissement de nos robes de
taffetas, je combattis, j’attaquai, je triomphai. Je ne sais si, pour
être plutôt libre, madame d’Orville n’aida pas à la victoire. Je me
vengeois de son époux; peut-être vouloit elle aussi s’en venger: quelle
est la femme qui n’ait pas sujet de mécontentement dans son ménage!

Semblable à un Pandour, j’arrive, j’attaque, je pille, je tire mon coup
de pistolet, & je suis déjà décampé. En une minute tout fut expédié, &
j’étois déjà à ma chambre que la solliciteuse n’avoit pas eu le tems de
remarquer si j’étois encore auprès d’elle.

Personne ne survint, & madame d’Orville eut tout le tems de se
remettre à sa toilette. De plus d’une heure mon pere ne sortit de son
cabinet. Arrivé dans mon appartement, je me mis à rire comme un fou, &
passai près d’une demi-heure à en méditer les circonstances. Je sais
actuellement que penser de cette étourderie.

Mon pere arriva enfin. Il étoit depuis long-tems en conférence avec
un Ecclésiastique nommé monsieur le Doux, son Confesseur ordinaire &
mon Directeur honoraire. Il tire beaucoup d’argent de mon pere pour
les pauvres, entre lesquels je crois qu’il se met au premier rang, &
pour plus d’une part. Ce consolateur monta chez moi, & vint me débiter
bénignement une morale assurément très-épurée.

Madame d’Orville se présenta devant mon pere, qui attribua un reste de
trouble qui étoit dans ses yeux à la modestie d’une Dame, qui rougit
nécessairement de demander quelque grace à un homme. Toute autre que
madame d’Orville eût été aussi embarrassée; car jamais chûte n’a été
plus précipitamment amenée. Si les Dames saisissoient ainsi le moment
à propos, elles ne courroient pas risque de leur honneur. Ce qui les
perd, est-ce ce qu’elles accordent? Non; c’est le tems qu’elles perdent
à le faire attendre.

L’épouse du Chevalier exposa à mon pere le sujet de sa visite. Après
une audience assez longue, il se trouva que mon pere n’étoit point
Juge dans ce procès; mais qu’il étoit pendant à une des Enquêtes,
dont j’ai l’honneur d’être membre, & que c’étoit moi que l’on devoit
solliciter.

Mon pere me fit appeller. Je ne voulus pas descendre; ce ne fut
qu’après un ordre précis que j’obéis. Je refusois d’autant plus, qu’on
me disoit que c’étoit pour une Dame qui avoit un grand procès. Je crus
d’abord que, hors d’elle-même, madame d’Orville avoit découvert à
mon pere mon imprudence: mon feu étoit tombé & l’esprit de vengeance
s’étoit un peu radouci. Où étoit donc alors, cher Marquis, la parfaite
connoissance que j’ai du sexe? Une femme se vante-t-elle jamais de
pareille aventure? Elle s’en aplaudit intérieurement; elle sait bien
_qu’on n’est malhonnête homme_ qu’avec une jolie personne; & elle ne
peut vouloir du mal à qui lui a donné du plaisir. Dans le vrai, ne
doit-on pas savoir gré à quelqu’un qui vous délivre du cérémonial?
Lucrece se tua, mais après coup; & peut-être de désespoir de ce qu’elle
craignoit ne pouvoir plus recommencer.

Je parus. Je saluai madame d’Orville avec respect, comme si je
ne l’eusse pas connue, _cognoveram_. Elle ne se démonta point, &
m’expliqua son affaire assez intelligiblement. Mon pere sortit. Madame
d’Orville entra en fureur contre moi; elle se servit des termes les
plus forts & les plus énergiques pour me reprocher ma hardiesse: elle
pleura même. Façons, cher Marquis; je connoissois trop la marche du
cœur du sexe pour être alarmé: une femme souvent n’est jamais
plus près de sa chûte que lorsqu’elle fait plus d’efforts pour s’en
défendre. Je lui laissai exhaler son courroux. Je pris la parole, &
m’excusai sur ses charmes. Mon excuse posoit sur un bon fondement. Je
lui promis un secret inviolable; & moi qui avois été regardé comme
un tyran, je devins insensiblement un consolateur, dont on écoutoit
tranquillement les avis. Quand on est sûr du secret on craint moins
pour sa vertu. Je rétablis la paix dans l’ame de madame d’Orville;
je la vis dans ses yeux: ce fut là où je fus convaincu qu’Annibal se
seroit rendu maître de Rome s’il ne se fût pas amusé aux délices de
Capoue. Elle se leva, je la reconduisis, & en sortant elle me serra
la main d’une façon à me faire entendre qu’elle étoit moins fâchée, &
qu’elle me pardonneroit mon audace, aux conditions que je ne serois
pas assez imprudent pour m’exposer sur la bonne foi des fenêtres &
des portes ouvertes. Je lui fis mille politesses & je l’assurai que je
goûtois infiniment la bonté de sa cause.

Elle remonta en carrosse & moi dans mon appartement. J’y avois laissé
monsieur le Doux. En mon absence il avoit fait la visite de ma
bibliotheque; & en furetant il n’avoit pas oublié certains pots de
confitures qui étoient sur une tablette écartée. Il m’en parla comme
d’une chose indifférente à moi, qui étois un homme du monde, & qui
seroit d’une grande utilité à un Directeur comme lui, qui assistoit
un grand nombre de malades. Il n’eut point ce qu’il demandoit; car
sur le chapitre des confitures & des douceurs j’ai l’ame la plus
ecclésiastique qui fut jamais.

Il me gronda amicalement sur plusieurs livres, sur-tout à l’occasion
des Romans. Je fis la controverse sur cet article: il ne brilla pas;
il m’avoua que son fort n’étoit pas la dispute; qu’il étoit persuadé
que les Romans étoient mauvais, mais qu’il n’en avoit jamais lu, &
qu’ainsi il n’en pouvoit pas juger. Il me conseilla de brûler mes
miniatures & mes estampes. Sur ce que je lui représentai que cet
assemblage valoit plus de 200 louis, il me dit que la somme n’étoit pas
assez considérable pour se damner pour elle. J’insistois sur la valeur
des choses: hé bien, dit-il! vendez toutes ces infamies à quelques
Conseillers Constitutionnaires; ces gens-là n’ont point d’ame à perdre.
Je lui promis d’y penser, & le Janséniste me crut déjà dans la bonne
voie.

De matiere en matiere nous parlâmes de mon aventure. Il n’est pas
étonnant que le saint homme fût curieux. Je lui racontai tout, &
l’intéressai si bien, que c’est lui qui a le plus contribué à la
délivrance de Rozette, comme vous le verrez, & que c’est par son moyen
que j’ai tout obtenu de mon pere.

N’ayez point mauvaise opinion de lui sur la conduite que vous lui
remarquerez. M. le Doux n’est point un hypocrite; il est droit, bon
Ecclésiastique, mais simple, aisé à tromper: il a toutes les minuties
de son état, mais n’en a pas les intrigues secretes. S’il a fait
quelque faute, j’en suis la cause. On n’est véritablement coupable que
lorsqu’on l’est par le cœur.

Il étoit près de huit heures, M. le Doux étoit retourné chez lui,
& m’avoit laissé le temps de revenir au sujet de mes inquiétudes.
Je me promenois dans ma chambre à grands pas; je regardois par la
fenêtre: Laverdure ne revenoit point. J’excusois son retardement sur
la différence des horloges: j’étois dans une cruelle impatience.
Entre subitement dans ma chambre une figure empaquetée dans une cape
de camelot, qui, sans me parler, jette une lettre sur mon bureau, &
se jette dans un canapé. Je lis l’adresse, je reconnus l’écriture de
Rozette; sans différer je l’ouvre, je la dévore, & je suis enchanté.
Je vais vous en donner une copie, après vous avoir mis au fait des
moyens par lesquels elle étoit parvenue jusqu’à moi, comment s’y étoit
pris mon commissionnaire, & quelle étoit la personne qui étoit entrée
chez moi dans cet équipage. Cette intrigue est assez bien conduite, &
Laverdure m’a avoué que c’étoit son chef-d’œuvre.

_Fin de la premiere Partie._




THEMIDORE.

_SECONDE PARTIE._




THEMIDORE.

    _Dùm licet, in rebus jucundis vive beatus._

    Hor. Lib. I. Ep.

_SECONDE PARTIE._

_A LA HAYE_,

Aux dépens de la Compagnie.

M. DCC. LXXVI.




THÉMIDORE.

_SECONDE PARTIE._


Laverdure lui-même avoit été le commissionnaire de Rozette. Embarrassé
comment il pourroit s’introduire à Sainte Pélagie, il avoit imaginé
de se travestir en femme. La nature avoit fait en sa faveur la moitié
des frais de ce déguisement. Il est petit, maigre, sa voix est foible,
sa taille menue; il a très-peu de barbe: passable en homme, il avoit
en femme une physionomie très-singuliere. Sans doute il hazardoit
beaucoup en cette rencontre; mais il y a des choses que l’on fait pour
d’autres, auxquelles on ne penseroit peut-être pas pour soi-même.
Dans les occasions critiques on a meilleure idée de la fortune de son
ami que de la sienne propre. Je ne vous ferai pas, cher Marquis, la
description de l’ajustement de Laverdure: pour se dédommager de la
peine qu’il avoit eue à le disposer, il me contraignit d’en admirer
successivement le comique assemblage. Quoique je ne fusse pas en
position de rire, je ne pus m’empêcher de le trouver très-plaisamment
imaginé. La capote dont il étoit couvert le masquoit au mieux: la
pluie, qui dura pendant toute la journée, la lui avoit fait prendre.
Le mauvais tems désespéra bien des personnes; mais je puis dire qu’il
ne pouvoit y en avoir de plus beau & de plus favorable pour notre
stratagême.

Laverdure se transporta d’abord au Couvent. Après quelques préambules
avec une Touriere curieuse selon son état, & qu’il trompa suivant le
sien, il fut admis au parloir de la Mere Supérieure. Les premiers
complimens épuisés, il lui expliqua modestement le sujet de sa visite,
& lui dit qu’il étoit la parente très-proche d’une jeune fille nommée
Rozette, qui, par ordre du Roi & pour son bien, avoit été conduite
dans la maison depuis le matin: qu’il venoit se réjouir de ce que
la Providence l’avoit adressée dans un _port de salut_, où les bons
exemples ne lui manqueroient pas, & pourroient la faire rentrer dans le
chemin de la vertu, dont elle ne s’étoit que trop long-tems écartée.
Qu’il étoit charmé que de bonnes ames l’eussent obligée à se repentir,
& l’eussent fait enfermer: qu’il y avoit déjà plusieurs mois qu’il
auroit fait cette action de charité si ses moyens lui en eussent permis
l’exécution. Enfin Laverdure joua la parente si pathétiquement, que la
Supérieure en fut attendrie. Il se mit à pleurer; le don des larmes
est un don de Comédien, notre drôle l’est au parfait. Les larmes sont
un mal qui se gagne; qu’une femme pleure, une autre pleurera, ainsi
que toutes celles qui viendront, & cela à l’infini. La conversation se
termina en disant à la Mere Prieure qu’il désiroit parler un moment à
Rozette; que quoique ce fût une fille dérangée, il l’aimoit cependant
encore assez pour ne pas entiérement desespérer, & qu’il venoit lui
apporter quelque soulagement. Alors il tira de sa poche deux louis,
& en remit un à la Dame, en la priant de le distribuer par parties à
Rozette, à proportion qu’elle s’acquitteroit bien de son devoir, &
qu’il auroit soin chaque mois de lui remettre pareille somme. Cette
générosité eut son effet: la Supérieure admira le bon cœur de la
prétendue parente, & lui en faisant un compliment assez poli, elle
l’assura que dans peu Rozette se trouveroit à portée de profiter de
ses avis & de ses bontés. Laverdure sans y penser fit une révérence
d’homme assez marquée: ce manque d’attention devoit le trahir; mais
tout réussit à qui est en bonheur: on fut édifié au contraire de ce que
la modestie ne lui permettoit pas d’imiter ces révérences mondaines,
qui dans le fond sont très-indécentes, & qui ne sont entretenues que
par un esprit secret de libertinage.

En attendant l’arrivée de Rozette, Laverdure, qui sait que l’oisiveté
est la mere de tout vice, s’occupa à examiner les tableaux qui
décoroient le parloir. Il fut fort édifié des sujets qui y étoient
représentés: il n’y en avoit aucun qui ne fût très-régulier; mais il
m’a avoué que quoiqu’il ne soit pas autrement scrupuleux, il avoit été
scandalisé d’y voir des figures toutes nues de beaux jeunes hommes
bien proportionnés & faits à ravir, & qui, sous prétexte d’être des
Anges, n’en étoient pas moins capables de donner à tout le Couvent des
tentations très-peu archangéliques.

La Touriere amena Rozette. Jugez, cher Marquis, de son état. Encore
fatiguée des plaisirs de la nuit, pleine de chagrins, les yeux baignés
de larmes, & qu’elle osoit à peine lever, la coëffure chiffonnée,
manquant de la moitié de ses ajustemens, & dans un déshabillé qui
n’étoit pas de commande, elle s’avança tristement, & eut beaucoup
de peine à reconnoître Laverdure sous sa physionomie empruntée. Sa
surprise fut extrême, & elle la témoigna en reculant en arriere.
La Touriere la rassura; elle ignoroit la bonne fille le sujet de
l’étonnement, & lui dit, d’un air assez sec, qu’une Demoiselle de
son état ne devoit pas voir avec effroi une parente qui avoit la
charité de venir la consoler dans son malheur. Un mot suffit à qui a
de l’intelligence. Rozette se douta du tour, & pensa que la Touriere
n’étoit que l’écho de ce que Laverdure lui avoit raconté. Elle se mit à
pleurer: l’idée de sa captivité, en présence de celui qui l’avoit vue
si triomphante dans le monde, la désespéroit. A peine, selon ce qu’elle
m’a avoué depuis, put-elle soutenir sa présence. Laverdure, sans se
troubler ni perdre son sang froid, d’un ton grave, lui fit une leçon
très-vive sur sa conduite passée, la lui peignit avec des traits forts
& nerveux; puis insensiblement radoucissant sa voix, il conclut, comme
finissent tous les parens, par donner de la consolation à l’infortunée:
il lui dit qu’il avoit quelqu’argent à lui remettre, & que la Mere
Prieure avoit bien voulu se charger d’une somme pour subvenir à ses
nécessités, si cependant elle se comportoit avec prudence. Il donna
alors à Rozette un louis, lui glissa en même-tems ma lettre: elle la
prit avec ardeur, la cacha dans son sein. Ah! que l’auteur eût bien
voulu être à la place de son ouvrage! Laverdure exigea qu’elle écrivît
à sa mere (qu’il feignit être à Paris) qu’elle étoit contente dans la
retraite où la Providence l’avoit placée, & qu’elle feroit ses efforts
pour en devenir meilleure. La Touriere fut chercher du papier & de
l’encre. Laverdure profita de son absence pour remettre à Rozette le
reste de la somme, & pour l’assurer qu’on ne négligeroit rien pour
la délivrer au plutôt. Il lui ordonna de lire promptement la lettre
qu’elle avoit reçue. Le peu de diligence de la Touriere leur donna
le tems d’une conversation assez étendue. Rozette, munie enfin des
choses nécessaires pour écrire, après avoir simulé quelque répugnance,
se mit sur une table qui étoit à son côté. Elle ne fut pas longue &
son expédition; le commissionnaire s’en chargea & sortit du Couvent,
après avoir fait un petit présent de quelques tablettes de chocolat
à la bonne Sœur qui avoit été si complaisante. Il ne tarda pas
à arriver au logis: j’admirai la présence d’esprit de ce garçon; &
n’ayant rien alors à lui donner pour récompense, je le comblai de mille
remerciemens. Voici la réponse de Rozette.

«J’ai reçu votre lettre, cher ami; je reconnois votre bon cœur
dans votre conduite. Faut-il que je sois malheureuse pour avoir adoré
un homme qui mérite si fort de l’être? Je ne sais encore comment je
suis ici; je n’ai pas eu le tems de me reconnoître. Donnez-moi de vos
nouvelles, je m’en rapporte à vous pour ma délivrance. Laverdure est un
garçon impayable: il m’a remis l’argent que vous m’envoyiez. Adieu, je
vais pleurer mon malheur. Je vous aimerai éternellement. Rozette.»

Vous ne sauriez croire, cher Marquis, à quelles réflexions je me
livrai alors. Je ne songeai plus qu’aux moyens les plus prompts pour
délivrer Rozette. Je congédiai Laverdure, qui me promit de ne me point
abandonner. On vint m’avertir que le souper étoit servi: je descendis.
La compagnie étoit assez bien composée. Plusieurs Dames s’y trouverent,
qui dans d’autres tems m’eussent paru charmantes, & qui l’étoient en
effet. La brillante madame du Cœurville, & son aimable compagne,
s’y étoient donné rendez-vous: elles n’étoient que deux de leur parti,
mais l’amour, qui les embellissoit, faisoit en leur faveur un tiers
dont elles n’avoient pas lieu de se plaindre. La sage Rozalie y avoit
suivi son époux: la vertu qui est dans son cœur est peinte dans ses
yeux. On l’adoreroit toujours, la vertu, si elle avoit le talent de
se placer ainsi à son avantage. La coquette madame de Blazamond avoit
aporté toutes ses minauderies; mais ce soir-là elle leur donna un jeu
si nouveau que j’en fus surpris, comme d’une nouvelle décoration dont
on nous feroit la galanterie à l’Opéra.

_Les deux petites Sœurs_ ne contribuoient pas peu à l’ornement
du souper; l’une chanta à ravir, & l’autre enleva tous les cœurs
par ses saillies ingénieuses. Nous avions en hommes le Président &
le Chevalier de Mirval: ils s’attaquerent quelque-tems à la grande
satisfaction de l’assemblée, & pour la gloire de leurs esprits
épigrammatiques. _Le gros Géometre_ nous fit beaucoup d’extraits de
vin de Champagne, & l’Abbé des Etoiles nous parodia toutes les dames
de la sous-ferme. Bref, je me serois fort réjoui sans le chagrin qui
s’étoit emparé de mon ame. L’homme seroit trop heureux s’il pouvoit à
son gré disposer des situations de son cœur! Que le mien étoit mal
à son aise! Monsieur le Doux s’y trouva aussi: mon pere avoit gagné
sur lui cet extraordinaire, afin de le raccommoder avec la vieille
Comtesse de Saint Etienne. Vous avez cent fois entendu parler de
cette insupportable Dévote. Jadis assez jolie, & coquette affichée,
maintenant bigotte avec le même éclat; ainsi que beaucoup de ses
semblables, elle s’est rangée sous la direction de notre saint homme,
qui les conduit assez vertement dans le chemin de la vie éternelle.
Entre les gens dévots, cher Marquis, ainsi que parmi les personnes du
monde, il est certains momens d’indifférence ou de ralentissement de
ferveur; quelquefois même il s’éleve de saintes piques, qui dans la
suite ne servent qu’à donner une nouvelle pointe à la charité: ce fut
du fond d’une bouteille de Champagne que sortit la réconciliation entre
des personnes qui se disoient ennemies des sens.

Le Président de Mondorville arrivoit de campagne, & il ne savoit rien
de mon aventure. Il n’étoit pas tems de la lui raconter, & le lieu ne
paroissoit pas convenable à un pareil récit. L’ignorance où il en étoit
lui fit tenir de très-jolis propos à mon sujet, qui étoient d’autant
plus plaisans qu’ils étoient plus justes. Toute la compagnie en rioit;
j’étois intérieurement fâché contre lui, mais sans lui en vouloir;
& je puis dire qu’en cette circonstance le Président avoit un esprit
infini sans le savoir.

Après le souper je pris en particulier M. le Doux, & le priai de me
faire l’honneur de me rendre une visite le lendemain matin, parce que
j’avois une affaire importante à lui communiquer. Il s’imagina qu’il
s’agissoit de quelques cas de conscience, ou même de ma conversion:
ces Messieurs ne s’imaginent pas qu’il y ait d’autres choses plus
intéressantes dans l’univers. Il m’assura qu’il se rendroit chez moi
sur les neuf heures. Je lui promis de l’attendre avec une tasse de
chocolat, qu’il accepta, après que je lui eus persuadé que le mien
étoit préférable à celui dont il usoit ordinairement.

Le Président monta à ma chambre peu de temps après. Je lui racontai
mon aventure: il me demanda excuse des plaisanteries dont il avoit
diverti la compagnie, & me promit qu’il feroit sortir Rozette dès
le lendemain si je le voulois. Il y eût réussi; son crédit est sans
bornes, pour certaines choses, auprès des Ministres. Il étoit en pointe
de joie. Je le priai de n’en parler à personne & d’attendre que nous en
eussions conféré ensemble à tête reposée. Il y consentit, & se retira
après m’avoir croqué plusieurs histoires plus amusantes les unes que
les autres.

Il me fut impossible de dormir. Rozette revenoit sans cesse à mon
imagination. Pour me distraire je me fis donner mes cartons à estampes,
& j’en commençai une revue générale. A proportion qu’elles étoient
libres ou plaisantes, je me rapellois les situations dans lesquelles
je m’étois trouvé avec celle qu’on venoit de m’enlever. Ce souvenir
étourdissoit au moins ma douleur.

Enfin la nature se trouva accablée, un sommeil languissant s’empara de
moi & me surprit au milieu de mes estampes éparses sans ordre sur toute
la surface de mon lit. J’ai quelquefois dormi entre les bras de la
réalité; mais alors l’illusion étoit entre les miens.

A peine étoit-il sept heures de matin, qu’un domestique vint me
réveiller, parce que la gouvernante de M. le Doux m’apportoit une
lettre, & qu’elle vouloit absolument me parler de la part de son
maître. Je donnai ordre qu’on l’introduisît. Elle fit quelque bruit
en entrant pour avertir de son arrivée. J’avançai la tête, & par
l’ouverture de mes rideaux j’entrevis un minois très-gracieux. J’ai
toujours été heureux au coup d’œil. Je me levai, & remuant ma
couverture je fis tomber plusieurs estampes. La jeune fille les ramassa
par propreté, & ne croyant pas être vue les examina par sensualité.
J’en augurai bien pour la satisfaction d’un de ces désirs qui naissent
à l’instant, dont l’effet étoit alors prodigieux en moi, & que pour
tout jeune homme la beauté fait galamment éclorre. Je crus appercevoir
que ce qu’elle avoit examiné, quoique très-rapidement, avoit fait sur
elle une agréable impression. Un rien trahit la passion dominante, & il
n’y a personne qui n’en ait une: un signe sur le visage dévelope les
replis de l’ame la mieux sur la défensive. Nanette, c’étoit son nom,
me fit une révérence simple & gracieuse, & me présenta sans affectation
la lettre qui m’étoit adressée. Je jettai les yeux dessus, & sur celle
qui me la remettoit: elle méritoit bien les regards d’un galant homme.

Imaginez-vous, cher Marquis, une grande fille d’une taille ordinaire,
mais bien tournée, déliée & ferme sur ses jambes: de grands sourcils
noirs, de belles dents, un teint qui étoit disposé à recevoir des
couleurs, & qui pour-lors ne jouissoit que de la blanche. Une gorge
qui ne paroissoit pas; mais qui, cachée avec affectation, disoit aux
curieux qu’elle étoit digne de faire leur admiration & leur plaisir.
Sa coëffure & son habillement répondoient à la simplicité de tout son
extérieur; elle me parut une Dévote aisée, & qui, âgée de vingt-huit
à trente ans, ne prendroit de parti que suivant les circonstances.
Je la fis asseoir, & je lus la missive. M. le Doux me marquoit qu’il
étoit au désespoir de ne pouvoir se trouver chez moi à neuf heures,
selon sa promesse, parce qu’il étoit obligé d’aller visiter les pauvres
prisonniers du Petit-Châtelet avec une Dame qui depuis deux jours avoit
renoncé solemnellement au monde: que sur les deux ou trois heures,
aussi-tôt qu’il auroit pris son café, il ne manqueroit pas à se rendre
au logis.

Je complimentai Nanette sur ce qu’elle étoit la gouvernante de monsieur
le Doux, qui étoit un très-honnête homme & mon ami particulier. Elle
me repliqua uniment qu’il étoit fort bon maître, & que depuis trois
ans qu’elle étoit à son service elle n’avoit qu’à se louer de son
égalité & de sa douceur. Comme elle ne s’étendit pas extrêmement sur
son panégyrique, je conclus qu’il n’y avoit aucune liaison déterminée
entr’eux. Pendant que je lui demandois pourquoi elle s’étoit attachée
à monsieur le Doux, moi-même, sans m’en appercevoir, je m’attachois
très-fort à elle. Enfin de discours en discours je conduisis la
conversation sur ces matieres que les femmes aiment si fort à traiter,
& dont elles font semblant de rougir. Les fleurs naissent sous les pas
de ceux qui courent dans cette carriere: il y a toujours quelqu’un qui
en cueille.

Cependant le feu me montoit au visage: je m’approche de cette belle
fille, qui se levoit de son siege sans avoir trop envie de sortir.
Je lui prends la main, que je trouve blanche à ravir; je lui répete
qu’elle est charmante, qu’elle est adorable: je lui donne un léger
baiser, qui est suivi par un second, auquel elle se déroboit autant
qu’il en falloit pour qu’il ne fît pas une impression trop marquée
sur ses levres. Je ne sais si c’est la dévotion qui apprend ces
délicatesses; si cela est, je veux m’y livrer pour mon plaisir. L’état
dans lequel j’étois excusoit de ma part un peu de hardiesse; on n’a
jamais exigé qu’un homme en robe de chambre soit aussi retenu & aussi
sage que lorsqu’il est empaqueté dans les ornemens de sa magistrature.
Mes mains devenues entreprenantes par degrés, oserent lever le voile
qui cachoit à mes yeux des trésors; alors me nommant par mon nom,
Nanette me reprocha qu’autrefois je n’avois pas daigné la regarder
lorsqu’elle étoit fille de boutique chez madame Fanfreluche, cour
Dauphine. Quoi, c’est vous, ma charmante, m’écriai-je! que je vous
rendois peu de justice alors! Que je répare ma faute, & que je vous
embrasse de tout mon cœur! Effectivement, Marquis, elle étoit la
compagne d’une petite-maîtresse que j’ai eue dans ma jeunesse, que
j’aimois à l’adoration, & que j’ai quittée ainsi que beaucoup d’autres.
Deux mots de mes intrigues passées me donnerent lieu de penser aux
siennes, & me mirent en une espece de droit d’y faire un supplément à
mon goût: je commençai.

En vain me représentoit-elle qu’elle étoit presque Dévote depuis trois
ans; que j’allois la chiffonner: sa dévotion excitoit mon ardeur, &
les trois années de sagesse qu’elle m’objectoit me rassurant contre
la crainte du danger, me donnoient de nouvelles forces: je n’étois
pas embarrassé de rétablir son ajustement. Une vertu qui ne se débat
plus que sur un arrangement de plis, est bien prête à être dérangée
elle-même. Nanette le fut. Je la pressai, elle soupira, & après les
façons usitées en tel cas, j’ôtai à cette belle commissionnaire
toute connoissance, excepté celle du plaisir. Dans le feu de nos
embrassemens elle me fit soupçonner qu’il n’y avoit pas extrêmement
long-tems qu’elle avoit perdu la charmante habitude de les varier
à l’infini. Soupçon ridicule, réflexion impertinente, comme si on
avoit besoin d’exercice pour pratiquer parfaitement les choses qui
ne sont que de nature! Mes estampes répandues sur le lit jouerent
leur personnage & joignirent leur petit murmure à un certain bruit
occasionné par la pratique de ce qu’elles représentoient pour la
plupart. Mademoiselle Nanette, libre enfin de l’embarras où j’avois
mis sa dévotion & sa robe, s’étant elle-même raccommodée dans le
miroir, me salua malignement & gracieusement. Je la reconduisis, & lui
promis une coëffure de fantaisie, & de l’aller voir souvent, parce
que j’aurois certainement besoin de sa protection. Elle se retira
avec le contentement dans les yeux, mais avec le besoin autre part;
car je ne suis pas assez orgueilleux pour croire que j’aie pu en un
moment combler le vuide que trois années d’abstinence avoient laissé
dans son ame. N’est-il pas vrai, cher Marquis, que je suis un garçon
d’un violent tempérament? Si je ne trouvois de tems à autre quelque
occasion de me réjouir je périrois de chagrin.

J’aurois cru que cette fille auprès de M. le Doux étoit peu sage:
point du tout; il est des tempéramens qui ressemblent à ces machines
qui n’ont de violence que lorsqu’elles sont montées. Elle m’a assuré
depuis, cent fois, que son maître étoit un homme sur qui la nature ne
s’étoit réservé aucuns droits, & dont l’unique occupation étoit de se
mêler des affaires des autres, de diriger des vieilles, de les prêcher
ou de les endormir.

Je fus au Palais, où je trouvai le Président: l’audience levée nous
fûmes ensemble chez lui, où, ayant quitté nos robes, nous fîmes la
partie d’aller rendre une visite de passage à mademoiselle Laurette.
Elle se mit à rire en nous voyant; elle savoit le malheur de Rozette:
elle m’entreprit sur cet article, me reprocha mon peu de prudence; &,
avec un ton orgueilleusement plaintif, elle m’assura qu’elle étoit
touchée du sort de sa bonne amie. Elle nous offrit à dîner, nous la
remerciâmes; ses charmes & l’air dont elle en faisoit parade nous
invitoient à lui faire compagnie; mais mon feu avoit eu son essor le
matin; & le Président, sans s’être trouvé dans ma premiere position, se
trouvoit par habitude dans la seconde.

Nous passâmes chez la belle Bijoutiere de la rue S. Honoré, d’où, après
avoir examiné, critiqué, contrôlé, marchandé mille choses différentes,
nous sortîmes sans en emporter une seule. Je revins dîner à la maison
& j’y restai jusqu’à l’arrivée de M. le Doux. Il tint sa promesse &
me rendit sa visite un peu avant trois heures. Il salua mon pere;
leur conférence fut très-courte: il me joignit au jardin, & après
m’avoir lu un article des Nouvelles Ecclésiastiques où on traitoit
très-plaisamment un Evêque Constitutionnaire, & m’avoir informé de
quelques anecdotes sur le chapitre de deux autres, il me demanda quel
étoit le sujet de la confidence que je lui destinois. Je lui répondis
que je ne pouvois m’ouvrir que chez le Président de Mondorville; que
mon carrosse étoit dans la cour à nous attendre, & que nous irions s’il
y consentoit. Nous partîmes; comme je serois fâché, cher Marquis, qu’on
ne me prît pas pour un jeune Conseiller, je vais toujours dans Paris
à toute bride: mes chevaux y sont accoutumés. M. le Doux, qui ne monte
en équipage qu’avec des Dévotes & des vieilles, fut effrayé de mon
train, & me pria d’ordonner à mes gens de ne se pas tant précipiter.
Il m’ajouta qu’il n’étoit pas séant qu’on vît un Ecclésiastique courir
comme un jeune homme; il me cita même un passage latin d’un Concile
de Jérusalem, qui défend aux cochers d’obéir aux maîtres qui leur
commandent d’aller plus vîte que le pas.

Je vous avoue, Marquis, que je fus bien humilié dans ma route: je
rencontrai plusieurs Seigneurs qui n’avoient que de très-mauvais
chevaux, & qui se faisoient un honneur infini par leur course rapide.
Notre conversation pendant le chemin fut peu intéressante: je ris
seulement de ce que M. le Doux fit un signe de croix en passant
pardevant l’Opéra. Le Président nous reçut d’un air enjoué, & après
avoir obligé M. le Doux à prendre des raffraîchissemens, nous entrâmes
en matiere. Quand on est en compagnie on se sent plus de hardiesse. Je
lui exposai que j’aimois Rozette, que j’étois cause de son malheur,
& que si mon pere la retenoit encore long-tems je me porterois à des
extrêmités; que je consentois à ne la plus revoir, mais qu’aussi
je voulois être certain qu’elle ne seroit pas dans l’état le plus
déplorable. Le saint homme m’écouta très-pacifiquement, &, contre mon
attente, il s’étendit fort peu sur la morale, & me fit grace d’un bel
& beau sermon qu’il étoit en droit de me débiter. Après un préambule
grave sur la sagesse de mon pere & la légéreté de ma conduite, il me
dit qu’il étoit impossible, selon Dieu & sa conscience, de se mêler de
cette affaire. En vain lui fis-je diverses représentations; sourd à
mes prieres, il me pria très-sérieusement à son tour de ne lui jamais
parler dans ce genre. J’étois sur le point de me retirer, le désespoir
dans le cœur, lorsque le Président laissa échapper comme par hazard:
«c’est dommage en vérité, car cette fille-là pense bien sur les
affaires du tems, & même elle a eu des convulsions en conséquence.»

Rozette, cher Marquis, n’a jamais rien pensé sur ces matieres, parce
qu’elle ne les connoît pas; pour des convulsions elle n’en a jamais
éprouvé qu’en amour. Ce mot du Président me servit beaucoup, puisque
dans la suite il fut cause de l’élargissement de Rozette, qui n’eût
point réussi sans M. le Doux.

Notre saint homme avoit un foible, & ce foible étoit un zele sans
bornes lorsqu’il s’agissoit de servir quelqu’un qui avoit seulement
un vernis de Jansénisme. Je le tenois par l’endroit critique, & je
ne négligeai rien pour venir à bout de mon entreprise. On fait faire
aux hommes ce que l’on veut, dès qu’on a trouvé l’art de mettre en
mouvement certains ressorts qui conduisent toute leur machine.

Monsieur le Doux, après avoir réfléchi quelque-tems, nous demanda si
nous étions certains de ce que nous assurions sur le compte de Rozette.
Fûmes-nous assez simples pour ne pas le lui confirmer authentiquement?
Sa charité se trouva assez bien disposée, son cœur s’attendrit, il
nous donna sa parole que dans peu il auroit une conférence plus étendue
avec nous, dans laquelle il nous communiqueroit ses réflexions. Il
sortit. Mon équipage le conduisit à une assemblée de piété, & celui du
Président nous mena droit à l’Opéra: on y donnoit, je crois, l’_Ecole
des Amants_. Nous augurâmes bien du succès de notre affaire, puisque
monsieur le Doux s’en mêloit. Le spectacle n’eut pas grande part à
notre attention; nous ne nous y amusâmes qu’à examiner la parure de
plusieurs Dames dont nous devions cruellement médire le soir.

Dès le lendemain j’écrivis à Rozette l’idée qui nous étoit venue de la
faire passer pour une fille attachée au parti anticonstitutionnaire.
Je lui recommandai d’être prête à jouer ce rôle si on l’exigeoit. Que
ne doit-on pas exécuter pour se mettre en liberté? Je lui envoyai même
quelques livres à ce sujet, sur-tout un qui est l’abrégé de l’Histoire
de tout cet événement. Le maudit livre coûta cher à ma nouvelle
Néophite. Il va se rencontrer du comique dans cette aventure. Je lui
mandai que j’étois obligé d’aller avec mon pere à la campagne pour
quelques semaines, & qu’elle ne se désespérât pas, que Laverdure lui
donneroit souvent de mes nouvelles.

Notez, cher Marquis, que je n’avois pas voulu confier au Président que
son Domestique se travestissoit pour mon service. Cette remarque sera
nécessaire par la suite.

Nous partîmes pour la terre de mon Pere. Rozette cependant lisoit avec
avidité les livres que je lui avois envoyés. Elle se préparoit au rôle
dont je lui avois indiqué l’idée dans ma derniere lettre. Elle n’eut
que trop le tems de s’y exercer, & de pleurer sur cette malheureuse
invention. Mais n’anticipons point sur les faits.

La terre où j’accompagnai mon pere, cher Marquis, est en Picardie:
l’air y est serein, le pays assez beau, & notre maison très-bien
disposée. Elle est un peu ancienne; mais elle ressemble à certaines
femmes de la Cour qui ont perdu la fleur de leur jeunesse, mais qui
sont cultivées parce qu’elles sont profitables en des rencontres.
Pendant quelques jours nous ne vîmes personne. Nous ne nous souciyons
pas de compagnie, puisque mon pere n’avoit entrepris ce voyage que pour
arranger ses affaires dans ce pays. Insensiblement divers Gentilshommes
des environs nous honorerent de leurs visites: la politesse ne nous
permit pas de demeurer en reste. Nous les avions trop bien traités, ils
se piquerent de nous rendre la pareille. Les Picards en général sont
de bonnes gens, francs pour l’ordinaire, estimables quand ils donnent
du bon côté; mais malins & fourbes plus que les Normands, quand ils
quittent leurs inclinations natales.

Les différens endroits où nous fûmes reçus ne méritent pas que je
vous en parle. Là c’étoit un vieil Officier qui habitoit un reste
de château, échapé à la fureur du déluge, & qui, ayant à peine le
nécessaire, dédaignoit avec orgueil le commerce de ses voisins qui
eussent pu lui rendre service, & cela parce que, comme lui, ils
n’avoient pas eu un de leurs ancêtres tué auprès de Philippe à la
bataille de Bovine. Ici je rencontrois une maison assez bien ornée,
quoique les tapisseries en parussent avoir été travaillées par les
mains du tems, lorsqu’il étoit encore en son enfance. On m’y recevoit
avec aisance; mais je n’y rencontrois que des bégueules provinçiales,
qui n’avoient lu & admiré que le conte assez gentil de _Ver-Vert_. Dans
un autre côté je me rencontrois avec des Moines qui me faisoient des
fêtes superbes: elles m’eussent plu, si tout ce que font ces gens-là
n’avoit toujours un goût de froc qui m’est insupportable. Enfin, cher
Marquis, pendant six semaines je ne fus occupé qu’à parcourir, tantôt
tout seul, tantôt en la compagnie de mon pere, des gentilshommieres, où
je ne découvrois que bon cœur sans délicatesse, ou politesse sans
goût, & telle que la pratiquoient nos bons aïeux. Un de nos petits
soupers d’hiver vaut une éternité de ces plaisirs champêtres. En vain
voulus-je chercher quelque aventure amusante, les circonstances ne se
présentoient pas: & quelquefois, lorsque je croyois en avoir trouvé de
favorables à mes désirs, justement les plus jolies Picardes n’avoient
que la tête chaude.

Comme ceux qui aiment les fleurs en surprennent par-tout, je me saisis
de quelques-unes par occasion; mais je ne m’en fais pas gloire:
d’ailleurs elles n’étoient pas choisies dans des parterres qui
pussent, comme à Paris, donner un certain lustre à celles qui sont les
plus communes. Voici la seule rencontre où je me sois un peu amusé.
Les Picards sont simples, & si la foi étoit perdue dans l’univers,
on la rencontreroit chez eux; ils lui sont dévoués, ainsi qu’à la
superstition: l’une est bien voisine de l’autre.

Un jeune homme, fils d’un riche Fermier, étoit amoureux de la fille
d’un Gentilhomme de son voisinage. Il l’adoroit, & elle voyoit avec
plaisir son adorateur. Le pere n’eût pas souffert que sa fille aimât
un roturier; aussi ne lui en fit-on point confidence. La Demoiselle
croyoit tous les cœurs de condition lorsqu’ils pensoient bien ou
qu’ils aimoient: elle souhaitoit fort s’unir avec son jeune ami, dont
sans doute elle étoit sûre. Elle n’avoit que son titre de noblesse: il
ne possédoit que ceux de quelques terres très-fertiles, & peut-être un
fond de cinquante mille livres; mais il étoit écrit sur la porte de
son pere: _en mariage tu ne convoiteras qu’un Gentilhomme seulement_.
Le tempérament l’avoit emportée, & elle avoit trouvé le moyen depuis
deux ans de faire rencontrer à des rendez-vous le Tiers-Etat avec la
Noblesse. Sans entrer dans le détail de ses aventures, il en vint à la
république un sujet: l’affaire étoit encore nouvellement répandue à
notre arrivée. Le pere n’ayant pu cacher les passe-tems de sa fille,
plutôt que de la marier avec celui qui sans son ordre étoit entré
dans sa famille, aima mieux répandre le bruit qu’un _Cordon-bleu de
Versailles_, en passant par chez lui, en avoit été l’auteur. Ainsi
Romulus étoit fils du Dieu Mars: ainsi beaucoup d’autres qu’on a encore
fait de meilleure famille, n’ont-ils eu pour pere que des Jérôme
Blutot: tel étoit le nom du jeune homme.

Depuis ses couches mademoiselle des Bercailles ne pouvoit plus
souffrir celui à qui elle avoit l’obligation de la maternité: elle
l’avoit congédié; j’ai su qu’elle avoit rempli sa place en fille sage,
& qui ne changeoit que pour trouver mieux.

Le pauvre garçon, qui n’étoit pas si intelligent, se désespéroit; il
en parla à un Fermier de ses amis, qui lui donna la connoissance d’un
Berger qui, suivant l’attestation de toute la Nation Picarde, étoit
sorcier, & avoit un grimoire comme un Curé. C’est une remarque certaine
& infaillible; moins les peuples sont sorciers, plus il s’en trouve
parmi eux. Blutot fut le trouver. Le drôle, après s’être fait prier,
supplier, conjurer & payer, lui donna dans une fiole une liqueur, & lui
ordonna de la mêler dans la boisson de celle dont il vouloit regagner
le cœur. Notre Fermier se saisit de l’ampoule, & attendoit avec
impatience le moment de s’en servir: il se présenta enfin.

Une fête de paroisse étant arrivée, le Curé y invita toute notre
maison; & pour nous faire honneur rassembla quelques Gentilshommes,
plusieurs Curés, & M. Blutot s’y trouva, ainsi que son ancienne
maîtresse. Le dîner fut servi copieusement, & nous nous assîmes environ
vingt-cinq personnes à table: le Pasteur ne se contenoit pas de joie.
Comme il n’y avoit de femmes ou filles que mademoiselle des Bercailles
de jolie, les autres étant toutes passées, je la mis entre le Curé &
moi, bien résolu d’en tirer parti, sachant que la poulette n’étoit pas
novice.

Son amoureux eût bien voulu être à ma place; mais si l’épée cede le
pas à la robe, un Villageois ne doit pas seulement avoir contr’elle de
la jalousie. Blutot, qui avoit apporté sa fiole amoureuse, cherchoit
à en verser dans le pot duquel on devoit servir à boire à mon aimable
compagne. Il ne put choisir, & comme l’homme perd souvent la tête à
propos de rien, il se précipita si fort, qu’il vuida toute sa bouteille
dans une grande cruche de six à huit pintes qui devoit servir au
dessert. Le repas fut assez tumultueux: le Clergé mangea beaucoup, &
but de même, déclama contre les hérétiques & fit l’éloge de la biere.
Je pris soin d’en conter à ma compagne, & je n’eus pas de peine à lui
faire goûter mes raisons. Elle avoit de l’expérience; une fille dans
ce cas, avec un peu de tempérament, vous devance dans la carriere du
plaisir. Nous en étions au point que, sans la compagnie qui commençoit
à s’émanciper insensiblement, nous nous serions recueillis dans
quelqu’allée du jardin. Ce ne fut que partie différée. Le dessert venu,
redoublement de joie. Rien n’est plus divertissant à voir, une seule
fois en sa vie, que ces assemblées. Vous y reconnoissez l’âge d’or,
ce bel âge où les hommes, sans finesse & sans goût, s’enivroient de
voluptés sans les sentir.

On servit à toute la compagnie un grand verre de la liqueur renfermée
dans cette cruche en question; c’étoit une espece de ratafia propre
à faire couler la biere. Mon pere, ni ma voisine, ni moi n’en bûmes
point, ayant toujours usé de vin de Bourgogne, que nos Domestiques
avoient apporté. Bien nous en prit. M. le Prédicateur se repentit d’en
avoir trop peu ménagé la dose. Nous sortîmes & fûmes à l’Eglise. Ma
bonne amie étoit à mes côtés; ce n’étoit pas trop là la situation où je
l’aurois voulue; mais celle-là étoit encore assez pour le lieu.

Le Prédicateur commença au mieux; son texte fut heureux: & comme
il faisoit le panégyrique d’une Vierge, son Sermon devoit être une
exhortation à la chasteté; il ne l’acheva pas.

Il est à propos de remarquer que la liqueur qui étoit dans ce vase
mentionné avoit eu le tems de fermenter & de s’insinuer dans toutes
les parties du prétendu ratafia: c’étoit une composition d’une force
extraordinaire, qui avoit deux effets, l’un de mettre le sang en fureur
& d’exciter un amour violent; l’autre d’égaler la médecine la plus
purgative: le tout plus promptement ou plus lentement, suivant la
constitution des corps.

Déjà l’Orateur Chrétien s’échauffoit, se battoit les flancs, & nous
endormoit, lorsque le ratafia commença à opérer en lui. Il y résista
quelque-tems: l’autre effet de la même liqueur fermentoit, & s’animoit
par degrés chez la plupart des Curés, & de ceux qui avoient été au
dîner. Rien ne m’a tant amusé que de voir de saints Ecclésiastiques
se tourmenter sur leurs chaises, & rouler leurs yeux d’une façon
injurieuse à l’aimable vertu de continence dont l’Orateur entamoit
déjà le panégyrique. Les Paysans rioient intérieurement de ce qu’ils
voyoient, & leur malignité naturelle n’avoit alors aucun respect pour
leurs Directeurs. Il fut encore bien moindre dans la suite.

Le Chrysostôme de village ayant fait un effort violent en poussant un
de ces hélas pathétiques qui ébranlent jusques aux voûtes des temples,
ne fut pas assez heureux pour contenir en lui-même la malignité du
ratafia cruel, & la laissa échapper avec impétuosité. Ce malheur
l’étonne, il perd la voix; on court, on vole à son secours: une sueur
froide coule de tous ses membres, on le croit mort; mais dans l’instant
ceux qui aident à le ranimer s’apperçoivent bien qu’il est très-vivant:
& soit par esprit de joie, soit par quelque autre principe, ils
ordonnent que très-précipitamment on offre de l’encens au Ciel & que
l’on parfume l’Eglise.

Tout le monde rit de l’aventure, & ceux qui en parurent les plus
réjouis donnerent eux-mêmes à rire aux autres à leur tour. Cependant
on commença l’Office, & mon pere, qui étoit présent, ne put s’empêcher
de me demander si je me souvenois de l’aventure de Constantin
Copronime.[M]

A peine étoit-on au tiers du premier pseaume, que les deux Chantres
pressés par le témoignage intérieur de leur besoin, quittent rapidement
leurs chapes & sont déjà dans le cimetiere. Leur espece de fuite
étonne: on se regarde. Deux Curés prennent les places vacantes: ils
n’ont pas fait dix tours dans le chœur que les vêtemens contagieux,
semblables à la robe de Nessus, les embrase; ils les quittent, fuient
de l’Eglise & sont suivis de dix de leurs confreres qui sont dans les
mêmes tourmens; tout le reste de l’assemblée de rire & de s’emporter
en éclats. Le seul Curé de la Paroisse demeura immobile: en vain le
ratafia fit-il tout son effet, en vain étoit-il inondé des restes
précieux de cette liqueur, il demeura ferme en sa place & imita ces
anciens Sénateurs, qui, au milieu du sac de Rome par les Gaulois,
resterent tranquilles dans leurs chaires curules & y reçurent la mort.

Les Peuples anciens reconnoissoient les Dieux à la bonne odeur qui
naissoit sous leurs pas; je réponds que pas un de ceux qui avoient dîné
avec nous n’eût eu des autels chez les Païens.

L’effet du ratafia, ou plutôt du philtre, n’avoit pas borné son pouvoir
à donner de la fluidité aux corps hétérogenes avec lesquels il s’étoit
trouvé; il avoit aussi mis en feu la concupiscence des particuliers
dans lesquels il s’étoit introduit. Nous en vîmes plusieurs qui,
dans leurs transports amoureux, embrassoient sans distinction toutes
les femmes ou filles qui s’offroient à leurs yeux: sans doute ils
désiroient davantage & le faisoient voir; mais il y avoit un trop
grand concours, la honte les enchaînoit. La nature est une sotte
de se cacher toujours pour faire son plus agréable ouvrage: c’est
précisément lorsqu’on a le moins de modestie qu’on en veut le plus
avoir. Nous fûmes témoins qu’un vieux Chapelain de plus de 60 ans, qui
sans doute avoit doublé la mesure de la liqueur, ou qui étoit dans
une certaine habitude, se mit à poursuivre une Bergere, assez laide
& âgée, au travers d’un pré, & dans un déshabillé fort peu honnête.
On cria après lui. La Nymphe fuyoit, le nouvel Apollon étoit prêt à
enlever sa chere Daphné, lorsqu’elle se précipita dans une mare d’eau
bourbeuse, où tomba à sa suite le Dieu Ecclésiastique, dont on les
tira, lui & sa Nymphe, bien couverts de boue, dans laquelle ils étoient
presque métamorphosés. Quel comique spectacle, cher Marquis! Que Calot
n’étoit-il là! il en eût fait une de ses plus jolies fantaisies.
C’étoit pourtant l’amour qui causoit tout ce désordre. Si d’un côté il
troubloit l’office de l’Eglise, il ne dérangeoit pas d’un autre mes
petites intrigues particulieres. Ainsi jamais personne ne perd qu’une
autre ne gagne.

Je m’étois écarté avec dessein de ne me pas perdre. Mademoiselle des
Bercailles me vint joindre. C’étoit dans une allée d’un bosquet,
extrêmement couvert. Là, pourrois-je vous dire, le lierre amoureux
s’unissoit à l’ormeau; là une jeune vigne tapissoit des murs de
tilleuls & de sycomores: on y entendoit le murmure d’une onde argentée
& les concerts des oiseaux qui soupiroient leurs tendres soucis. Je
pourrois charger ce tableau, & vous répéter toutes ces descriptions
usées que les Poëtes se donnent de main en main: mais n’ayant pas perdu
de temps à mon expédition, dois-je vous en faire perdre en y ajoutant
des circonstances? Nous arrivons, l’herbe étoit grande; nous nous y
jettons: la belle étoit animée, j’étois plein d’ardeur; Vénus donne le
signal, la pudeur s’envole, l’Amour nous couvre de ses ailes. Le temps
nous pressoit; nous ne le fîmes pas attendre: le nuage se forme, le
ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde; il tombe, & tout est consommé.

Nous regagnâmes la maison du Curé, & en chemin ma belle Nymphe me
répéta qu’elle étoit charmée de ce que j’étois Gentilhomme. Ma foi,
Marquis, sans vanité, avec elle j’avois valu le Paysan le plus
vigoureux. On ne s’informa pas d’où nous venions; chacun étoit occupé
à faire son paquet pour partir. Je vis la chambre du Curé ouverte, j’y
entre; mademoiselle des Bercailles m’y suit: le lit étoit bien fourni,
bien mollet & sembloit inviter à quelque chose. Sans doute il avoit
une vertu particuliere, ou peut-être avoit-il tâté du ratafia; mais à
son aspect je devins comme un des Curés: ma voisine s’en apperçut; les
fenêtres se ferment, les rideaux se tirent, la porte est barrée, & je
commence à pratiquer ce que dans tel cas telles précautions engagent de
faire. Le lieu, la position y font beaucoup; je goûtai mille plaisirs.
Je ne faisois que les demander, on me les varioit: je m’en enivrois;
& en me plongeant dans cette douce volupté, je la voyois naître dans
les yeux de celle qui en étoit la mere. Quel surcroît de satisfaction
de jouir d’un fruit défendu, & dans un lieu où une chose même permise
auroit une pointe particuliere. Que je donnai de louanges à la jeune
Demoiselle! Qu’elle me donna de contentement! Nous descendîmes, après
avoir bien ri de l’aventure du Clergé, & nous être promis que ce ne
seroit pas la derniere fois nous parlerions d’affaires intéressantes.
L’histoire de cette Paroisse fit beaucoup de bruit dans le canton: on
s’en divertit comme il convenoit, & depuis on demande aux Curés qui
sont à semblables fêtes s’ils y boiront du ratafia.

Pendant huit à dix jours que je restai encore dans le pays, je n’en
passai aucun sans m’entretenir avec mon pere de cette farce, & sans
rendre visite à M. des Bercailles. Le bon Gentilhomme venoit exactement
chez nous faire sa cour au vin de Bourgogne, en y amenant son
héritiere, à qui je faisois quelque chose de plus. Enfin nous partîmes,
& après avoir témoigné à plusieurs reprises à ma jeune maîtresse le
déplaisir que j’avois de la quitter & lui avoir fait quelques présents,
je la laissai peut-être avec l’ébauche d’un petit Conseiller, qui,
dans son tems, pourra être regardé par M. le Gentilhomme comme une
galanterie de quelque Prince du Sang ou de quelque Monarque.

Me voici à Paris. Revenons à Rozette & à son étude des livres que je
lui avois envoyés, & du rôle qu’elle devoit jouer. Aussi-tôt que je fus
arrivé j’envoyai chercher Laverdure, pour être instruit de ce qu’il
avoit exécuté en mon absence.

Rozette, qui n’avoit eu rien tant à cœur que de sortir du lieu où
elle étoit enfermée, & qui s’étoit imaginé que l’étude des livres
que je lui avois adressés devoit y contribuer infiniment, s’y étoit
donnée toute entiere. Elle en a profité d’une façon marquée. Un jour
qu’elle étoit absorbée dans cette méditation, entra une Religieuse:
ces filles-là sont encore plus curieuses mille fois que les femmes
du monde; moins elles devroient savoir de choses, plus elles sont
impatientes d’en apprendre. Est-il étonnant qu’il soit difficile aux
Religieuses de vivre heureuses? Elle voulut apprendre quel étoit le
livre qui étoit le sujet des réflexions profondes que Rozette sembloit
former avec tant de soin. Rozette fit difficulté, la Sœur n’en eut
que plus de désirs: elle le demanda avec empressement, on le lui refusa
par plaisanterie; sa curiosité s’en fâcha & fut poussée au point que
dans son transport elle fit ce qu’elle put pour arracher le livre. On
le lui refusa alors très-nettement, & elle eut le désespoir de se voir
même méprisée. Ah! que la sainte vengeance va bien faire son devoir!
La Sœur Sainte Monique, c’étoit son nom, va mettre l’alarme dans le
Couvent, raconte à toutes celles qu’elle rencontre qu’elle a vu quelque
chose qui fait trembler (elle n’avoit rien vu certainement;) que la
fille renfermée dans la chambre rouge avoit été surprise par elle à
lire un livre affreux, abominable, couvert de noir, avec des flammes
jaunes dessus; que ce livre étoit un livre de magie, qui contenoit la
fin du monde, qui faisoit venir le Diable; que c’étoit le grand Albert,
ou peut-être même un Rituel ou un Grimoire. La Supérieure tremble à
ce récit, tout le Couvent est dans l’effroi; on sonne la cloche, on
assemble la Communauté; on parle, on discute, on délibere, on opine,
on décide: sur quoi? sur rien absolument, parce qu’il n’avoit été
rien proposé. On fait avertir un Grand-Vicaire; il vient, on lui dit
le cas: il en sourit, & monte chez Rozette, lui demande ses livres:
elle les remet, & l’on trouve entre ses mains un ouvrage Janséniste!
On lui demande si elle est du parti des Appellants, elle répond qu’oui
fermement, & qu’elle en sera toujours. Elle croyoit, la pauvre fille,
que celui qui l’interrogeoit de la sorte étoit du parti, qu’il étoit
tems de jouer son rôle. Le Grand-Vicaire, homme d’esprit, lui dit qu’il
étoit charmé de ses sentimens, & que le parti des Appellants étoit
fort bien soutenu par des personnes de _réputation_ comme elle dans le
monde; & d’un ton ironique lui demanda si parmi ses compagnes elles
étoient un grand nombre attachées à la bonne cause. Rozette vit sa
méprise, & donna une replique qui ne déplut pas à l’Ecclésiastique. Il
ordonna qu’on eût soin d’elle & qu’on ne lui donnât que de bons livres:
il se saisit des volumes Jansénistes et les emporta.

Cependant les Religieuses n’avoient pas encore su ce que c’étoit
que ce Grimoire, sujet de leurs alarmes. Elles firent ce qu’elles
purent pour l’apprendre de Rozette; celle-ci, pour les désespérer,
refusa absolument de les satisfaire: elles entrerent dans une fureur
extraordinaire, & lui auroient dès ce jour interdit tout soulagement,
si le Grand-Vicaire en sortant ne leur eût recommandé de ne point
inquiéter leur Pensionnaire. On ne lui promettoit cependant pas de
laisser ce mépris sans une vengeance marquée. D’abord on refusa à
Laverdure l’entrée du Couvent pendant plusieurs jours: ce ne fut
qu’après en avoir appris la cause qu’il demanda à parler à la Sœur
Monique, & il lui dit que c’étoit lui qui avoit apporté les livres que
Rozette lisoit, & que ces livres étoient les Voyages de Paul Lucas; que
c’étoit un entêtement de sa part de n’avoir pas voulu les montrer: que
preuve que ce n’étoient pas de mauvais ouvrages, c’est que monsieur le
Grand-Vicaire n’y avoit rien trouvé de fort blâmable. La curiosité de
la Sœur ainsi remplie par l’adresse de Laverdure, on lui permit de
parler à Rozette, qui commençoit à s’impatienter: ce n’étoit pas encore
le temps.

Depuis plusieurs jours Laverdure s’étoit absenté de chez son Maître,
qui s’en étoit apperçu. Le Président en avoit voulu savoir la raison,
& quelle intrigue avoit son Domestique: il n’avoit pu rien tirer de la
vérité. Enfin il s’avisa de le faire suivre, & après bien des soins il
fut informé qu’il se travestissoit en femme & qu’il alloit de temps à
autre dans la Communauté de Sainte Pélagie. Monsieur de Mondorville
affecte un air aisé avec Laverdure, & prend la résolution de lui donner
une belle peur. Pour cet effet, il lui dit un matin qu’il étoit le
maître de se promener toute la journée, après lui avoir donné quelques
commissions, & qu’il n’avoit qu’à se trouver le soir chez la Marquise
de Saint Laurent à l’attendre. Le Domestique profita de la liberté qui
lui étoit accordée, & vers son heure accoutumée il se disposa à aller
rendre visite à Rozette. Le Président, qui avoit un espion affidé, fut
averti que son drôle, revêtu de son équipage féminin, étoit en route
pour se rendre à Sainte Pélagie: il écrit aussitôt à la Supérieure
qu’il y avoit un homme déguisé en femme qui s’étoit introduit dans
sa Communauté, & que le loup pouvoit causer un grand ravage dans la
maison du Seigneur; que cet homme commettoit un si grand crime depuis
plusieurs semaines. La Prieure reçoit cet avertissement, & tremble en
le lisant: elle fait avertir le Commissaire; celui-ci se transporte
au plutôt au Couvent, accompagné d’Archers, & on se saisit de six
personnes qui étoient alors au parloir. Malheureusement il s’en trouva
une qui à son air peu féminin fut soupçonnée d’avoir voulu déguiser
son sexe. On la prend, on la saisit, malgré sa résistance & les
protestations qu’elle fait qu’elle est femme d’honneur & n’a rien fait
qui la puisse mettre entre les mains d’un Commissaire. On la traîne
dans un endroit secret: il falloit entendre les cris que poussoit
cette nouvelle Lucrece lorsqu’un Sergent se mit en devoir de vérifier
l’accusation intentée contre elle. En pareille rencontre il n’y a
pas de personnes qui se défendent mieux que celles à qui il seroit
impossible de rien prendre. Enfin l’examinateur avec un grand cri
assura à toute l’assemblée que madame Bourut (c’étoit son nom) n’étoit
point un homme, & que sa physionomie en avoit imposé. Pour cette fois
le Commissaire ne fit pas une plus ample perquisition, & se dispensa
volontairement d’une descente sur les lieux. On fit la visite de la
maison, on ne trouva rien de suspect, & toute la Justice se retira,
après avoir averti la Supérieure que dans de pareilles occurrences il
ne falloit pas trop s’alarmer, & que sur un simple avis on ne mettoit
pas tant _d’honnêtes gens_ en alarmes pour une affaire où l’on ne
tiroit pas ses frais. La compagnie se retira, & monsieur le Président,
informé de la rumeur qui étoit arrivée à Sainte Pélagie, attendoit
qu’on vînt le demander de la part de Laverdure, lorsqu’il entra avec
son air tranquille & délibéré, & rendit compte de ce dont il avoit été
chargé. Monsieur de Mondorville ne lui parla de rien, & n’en étoit pas
moins curieux de savoir comment il s’étoit tiré de ce mauvais pas. Sans
doute vous avez la même curiosité, cher Marquis. Il n’avoit eu aucune
peine à se délivrer de l’embarras: il ne s’y étoit point trouvé. Voici
le fait. Un petit malheur de hazard nous sauve très-souvent de grandes
infortunes.

Laverdure, déguisé à son ordinaire, étoit en chemin pour rendre sa
visite à Rozette. Il est bon que vous remarquiez, cher Marquis, que le
drôle en étoit un peu amoureux, & qu’en faisant exactement mes affaires
il croyoit qu’il avançoit les siennes: deux motifs bien puissants le
conduisoient, l’intérêt & l’amour; il n’est point étonnant qu’il fût
si animé à exécuter mes ordonnances. Dans sa route il fut rencontré
par deux jeunes gens, qui, la tête encore un peu échauffée du vin de
Champagne dont ils avoient abondamment éprouvé les piquantes douceurs,
l’arrêterent, & après l’avoir considéré quelque tems, s’imaginerent
avoir trouvé en lui une Déesse des plus charmantes, & en conséquence
vouloient que sa Divinité les conduisît dans un temple où ils pussent
lui faire des offrandes proportionnées à ses mérites. Vous voyez,
Marquis, que le bandeau que Bacchus met sur les yeux des mortels est
plus épais encore que celui de l’Amour: l’un empêche de voir, mais
l’autre fait voir trouble; rien n’est plus pernicieux qu’une fausse
lumiere.

Laverdure se défendit en vain; il essuya les compliments les plus
flatteurs, & se vit donner les épithetes les plus tendres: il m’a avoué
que, quoique d’un sexe qui n’entend pas ordinairement de fadeurs &
qui ne fait qu’en débiter, il avoit senti la tentation à laquelle on
expose une jolie femme en lui détaillant des fleurettes. Ne pouvant se
débarrasser de leurs mains, & craignant qu’en affectant trop la femme
d’honneur on ne vînt à examiner de trop près cet honneur là, qui,
comme tout autre, perd souvent à l’examen, il invita ces messieurs à
venir se reposer chez lui: ces jeunes entreprenans lui avoient demandé
cette faveur, de façon que ce qu’il avoit alors de mieux à faire étoit
de la leur accorder. Ils monterent en Fiacre, & le Cocher eut ordre
de les conduire dans un endroit qu’il nomma. Ne songeons pas, pour un
moment, que Laverdure est un Domestique, & imaginons que cette affaire
arrive à un de nos amis. Elle nous intéressera davantage.

La plaisante figure que faisoit alors notre homme! Je m’imagine voir
ces jeunes gens le caresser, l’embrasser, lui tenir de galants propos:
lui se défendre d’un baiser de l’un, écarter les mains libertines de
l’autre, quoiqu’il eût pu les rendre très-sages en leur laissant une
minute toute liberté de ne le pas être. Il étoit très-plaisant aux uns
de se croire en possession de jolies choses, & de vouloir s’en emparer,
& à l’autre de défendre très-sérieusement ces jolies choses, qu’il
n’auroit pas si bien défendues s’il en eût été le possesseur. On fait
pour le mensonge ce qu’on n’auroit pas le courage de faire pour la
réalité.

Enfin la compagnie arriva au lieu marqué: c’étoit à l’endroit où
Laverdure avoit coutume de prendre ses habits de déguisement. Une de
ses cousines à la mode de Paris y demeuroit, qui reçut fort bien ces
nouveaux venus & qui leur fit perdre en un moment la passion violente
qu’ils avoient conçue pour le bel Adonis de rencontre. On proposa des
raffraîchissements, ces messieurs en avoient besoin & ils en firent
suffisamment les frais. Cependant comme les tentations qui les avoient
accompagnés dans l’équipage étoient augmentées, on voulut, à la faveur
de la colation, badiner sur ce qui y donnoit lieu, & de-là en traiter à
fond la matiere. Laverdure s’étoit bien promis de pousser l’aventure,
mais jusqu’au point que sa parente ne seroit point forcée à enfreindre
les bienséances. Voyant néanmoins qu’elle seroit bientôt dans le cas
de se défendre à force ouverte, & connoissant qu’une femme n’a jamais
l’avantage lorsque l’attaque est de longue durée, il se retira dans la
chambre voisine, & ayant alors abandonné son ajustement féminin, il
reparut aux yeux de la compagnie en homme, & par sa présence subite
effraya les convives. Armé d’une espece de couteau de chasse qui n’y
avoit jamais servi, il s’avance vers ces messieurs, & avec des paroles
emportées leur commande de sortir promptement, sous peine de se voir
étendus sur le pavé. Notre homme est brave, cher Marquis, & si je
l’en crois, il fit trembler ces deux jeunes gens, qui descendirent en
diligence d’une maison où on leur préparoit une si mauvaise récompence
des frais qu’ils avoient faits pour y être bien reçus. Laverdure, qui
ment peut-être, & fait le généreux après coup, m’a protesté qu’il les
avoit poursuivis jusques dans la rue: peut-être étoit-ce de paroles,
alors le fait devient assez vraisemblable. En un mot il se tira
d’intrigue de la part de ces jeunes gens: sa prudence & le hazard
lui sauverent pour cette journée le malheur que son Maître lui avoit
machiné.

Le Président piqué de n’avoir point réussi continua à le faire épier.
Dès le lendemain Laverdure fut trouver Rozette, à qui il raconta son
aventure & lui amplifia sans doute sa hardiesse & son courage. Après
la victoire le soldat le plus lâche a droit de faire son éloge. Il
resta ce soir là moins long-tems qu’à l’ordinaire, & par son bonheur il
esquiva une visite que les gens de la maison firent, sur un second avis
anonyme qui leur étoit envoyé par le Président. Pendant plusieurs jours
il ne put être découvert: s’il se fût douté qu’on lui préparoit quelque
tour, jamais on n’y auroit réussi. La vengeance veille, & la simplicité
s’endort sur la foi de son innocence.

Enfin le Président, outré de ne pouvoir réussir, suivit lui-même
son Domestique, & l’ayant vu entrer au Couvent, fit avertir le
Commissaire, la Supérieure, & une compagnie du Guet, & découvrit que
c’étoit à Rozette à qui on en vouloit. On ne douta plus de rien.
Laverdure ayant voulu sortir apperçut quelque tumulte, & qu’on le
considéroit de près; il soupçonna que la visite faite dans le Couvent
quelques jours avant, & dont il avoit entendu parler, pouvoit le
regarder: il craignit. Mais, sans perdre la tête, il imagina que
ce tour venoit de la part de son Maître, & en rapprochant diverses
circonstances, il en fut convaincu. Il pensa à se sauver, & ensuite à
s’en venger. En un instant il eut quitté son ajustement de femme, & il
se trouva en petite camisolle blanche; & ayant par hazard un bonnet
brodé dans sa poche, il le mit sur sa tête & passa au milieu de la
Garde & des Religieuses comme quelqu’un qui étoit entré par curiosité,
ou comme un jardinier de la maison. S’étant même abouché avec un
Sergent, il lui dit en confidence que celui qui s’étoit introduit étoit
un homme de condition, & lui avoua sous le secret qu’il se nommoit
le Président de Mondorville, qui étoit amoureux d’une Religieuse.
Le Sergent le dit au Commissaire, qui, sur cet avis, trancha toute
difficulté, fit ouvrir les portes, & se retira en recommandant aux
Religieuses le secret sur cette affaire. Les gens de Robe n’aiment
point à avoir de discussion les uns avec les autres. Sans ce stratagême
Laverdure restoit dans le Couvent, & il eût pu être découvert. Ce
prétendu secret se divulga, & on fut d’autant mieux persuadé de la
vérité de la chose, que l’on avoit vu le carrosse du Président arrêté
dans une rue voisine, précisément pendant cette expédition. Laverdure
dissimula avec son Maître, qui n’osa lui parler de cette aventure.

Les Religieuses, dont la curiosité avoit été si cruellement tourmentée
par Rozette, profiterent de l’occasion, & ayant un sujet de la punir
la saisirent avidement: on avoit trouvé les habits en question dans le
parloir, & on avoit reconnu ce déguisement sous lequel quelqu’un depuis
long-temps venoit faire la cour à Rozette. La pauvre fille fut enfermée
dans une chambre obscure, au pain & à l’eau, & y demeura jusqu’à ce
qu’enfin, par le moyen de monsieur le Doux, elle en sortit, pour n’y
rentrer sans doute de ses jours.

Le Président ne put se contenir ayant entendu dans le monde que
l’on affirmoit qu’il s’étoit travesti pour enlever une fille de
Sainte Pélagie, & que les Religieuses le publioient. Il se fâcha
d’abord, & en rit après. Ce fut alors qu’il voulut savoir tout de son
Domestique: celui-ci le lui raconta fidelement. Le drôle trouvoit
son orgueil flatté à tracer ses avantages contre son Maître: il en
reçut son pardon. Mais le Président eut beaucoup de difficulté à ne
se pas brouiller avec moi, parce que je ne lui avois pas confié mon
secret, & que je l’avois exposé à des démarches qui avoient tourné
à son désavantage. Ah! cher Marquis, qu’il étoit piqué de n’avoir
pu réussir! Autant qu’il étoit sérieux lorsqu’on lui parloit de sa
prétendue expédition conventuelle, autant je m’en divertissois à ses
dépens. Ainsi souvent ceux qui veulent jouer les autres sont-ils joués
eux-mêmes. On ne hazarde point à faire du bien à quelqu’un; il y a tout
à appréhender à lui préparer des embûches.

L’état affreux où je savois qu’étoit Rozette me désespéroit. J’eus
recours à M. le Doux. Je le pris en particulier, & lui ayant abandonné
certains rayons de mes tablettes remplis de pots de confitures, je
lui exposai mes chagrins. Le ton pathétique que j’employai le toucha.
Les Dévots ont l’ame tendre, & quand on a une fois trouvé le chemin
de leur cœur, on est assuré de leur faire exécuter les choses les
plus difficiles. Je lui déclarai d’abord que puisqu’il étoit ami de mon
pere, & de notre famille, il devoit le faire voir à cette occasion,
en empêchant quelque coup d’éclat que j’étois résolu de hazarder.
Voyant que mon discours ne faisoit pas une impression assez vive sur
son esprit, je lui racontai comment Rozette étoit actuellement dans
l’état le plus affreux: je ne lui dissimulai point que c’étoit à cause
de moi; mais profitant de la circonstance des livres pris chez elle, &
de la confession qu’elle avoit faite de son attachement au parti des
Appellants, je fis entendre à M. le Doux que l’on avoit été charmé
d’avoir trouvé la rencontre de Laverdure, pour la punir de la premiere
aventure, & que cette fille alors souffroit pour la bonne cause. Pour
achever de déterminer mon Dévot, je le priai de s’informer de la vérité
de ce que j’avançois, & je lui donnai tous les éclaircissements
nécessaires. Il m’assura que sa protection seroit le fruit de la vérité
que je lui aurois exposée. Il promit que sans faute il me rendroit
réponse dans trois jours. Je l’embrassai: je lui fis plaisir; & en me
remerciant il me dit qu’il seroit bien heureux s’il pouvoit gagner une
si belle ame au Seigneur, & qu’il n’en désespéroit pas.

Lorsqu’il s’agit du soulagement de leurs freres tous les gens de parti
sont très-ardents. M. le Doux fut en me quittant constater la vérité de
ce dont je l’avois entretenu. N’ayant pu être instruit de tout en un
jour il n’abandonna pas sa résolution.

Pendant ces recherches, instituées & suivies en faveur de Rozette, je
m’amusai auprès d’une Dame assez connue dans le monde par sa grande
ferveur, & qui quoiqu’à vingt-neuf ans, a déjà affiché la plus
éminente dévotion.

Je passe à une femme de cinquante ans, qui a l’orgueil de vouloir se
faire remarquer, d’abandonner le rouge & les mouches, de se mettre
sous la direction d’un homme célebre, enfin de faire semblant de
vouloir abandonner le monde; mais je ne pardonne pas à une veuve
qui n’est pas encore dans sa trentieme année, qui a de l’esprit, du
bien, des graces, de la beauté, qui peut faire les charmes du Public,
d’aller se renfermer dans une société de Bigotes ou de Directeurs.
Qu’arrive-t-il? Telle femme dit au monde qu’elle le quitte, afin que
le monde l’engage à rester: hé bien! ce monde-là la prend au mot, &
elle se trouve obligée à jouer par pique ce que dans le fond du cœur
elle est au désespoir de pratiquer à l’extérieur. Aussi, cher Marquis,
semblable vertu est bien sujette à se démentir: un souffle la dérange;
& accoutumée à ne se soutenir que par la vue de ceux qui l’admirent,
si elle se trouve seule avec elle-même, elle chancelle: je réponds moi
qu’elle est tombée si jamais elle se rencontre vis-à-vis le plaisir.

Madame de Dorigny[N] depuis un an étoit un exemple d’édification: la
bonne odeur de sa charité étoit répandue dans tout le Marais. Je la
voyais depuis quelque tems, & même elle avoit eu la bonté de me mener
aux Sermons choisis du Pere Regnault; à ces Sermons qui se prêchent aux
extrêmités de Paris, où on choisit exprès une petite Eglise afin d’y
faire foule.

Un soir que j’avois collationné avec elle, elle se mit à médire de
plusieurs Dames de ma connoissance d’une façon qui me parut indigne.
J’oubliai alors les charmes de ses yeux, les agrémens de sa personne, &
je ne vis qu’avec une espece d’indignation la plus belle main du monde,
qu’elle affectoit de me faire remarquer, en prenant un soin particulier
de me servir à diverses reprises les mets les plus délicats. Je
commençai dès-lors à jetter les fondemens d’une punition qui pût lui
être d’autant plus sensible qu’elle la privoit pour un temps d’une
satisfaction, pour la jouissance de laquelle elle avoit sacrifié son
appareil de vertu & ces beaux dehors, dont il n’y a que les sots qui
soient dupes. Ne sachant trop où aller, après avoir quitté M. le Doux,
je me fis conduire chez elle: son Portier me dit que Madame n’étoit
pas visible. J’insistai; on fut lui dire mon nom: j’eus permission
d’entrer. Elle vint au-devant de moi en robe courte, mais d’une étoffe
des plus belles; en garniture simple, mais de points d’Angleterre, &
avec des manchettes semblables, quoiqu’à un seul rang. La fraîcheur de
son visage, & la sérénité qui y régnoit, étoient l’image de la paix de
son cœur: le trouble devoit bientôt y exciter une cruelle tempête.
Elle tenoit en ses mains un gros livre relié en maroquin noir; elle
me dit qu’avec ma permission elle alloit achever ses petites heures:
elles me parurent bien longues. En attendant j’examinai l’ameublement,
qui étoit d’un goût exquis. Je parcourus des yeux ce cabinet, où
il brilloit un luxe étudié, & où je voyois par-tout des meubles qui
n’avoient pas été inventés par la mortification. Il n’y a que les
mondains qui ignorent l’art de se procurer les véritables commodités de
la vie.

L’office fini, mon aimable Dévote vint me rejoindre, & par un air
presque étourdi, elle sembloit me dire que pour être une Sainte elle
n’en étoit pas moins charmante. Notre conversation roula sur la
conduite qu’on tenoit dans le monde, sur les spectacles, les cercles,
les parties, &c. Le tout pour avoir occasion d’en médire, & cependant
d’en entendre faire l’histoire. On mit sur le tapis les aventures
galantes de madame de Brepile, de madame de Selrez & de quelques
autres. On parla des miennes, & on me dit, d’un air d’amitié, qu’en
conscience je ne pouvois pas porter ma figure, parce qu’elle étoit
capable de faire naître des désirs. J’en avois effectivement déjà
excité chez madame de Dorigny; ses yeux me le disoient, & dès ce jour
il n’eût tenu qu’à moi d’en avoir une confirmation. Ses regards me
signifierent qu’elle m’aimoit, qu’elle me le déclaroit: les miens
furent assez barbares pour ne lui pas rendre sa déclaration. Elle me
parla d’un livre, qui, à ce qu’elle disoit avoir entendu dire, faisoit
un grand bruit dans le monde: elle me le demanda; je lui répondis que
je l’avois, mais qu’il étoit écrit trop librement, & qu’elle en seroit
scandalisée. Elle parut de mon avis; mais elle revint à son but par un
détour, en s’informant si tout le livre étoit du même style. Je lui
répliquai qu’il y avoit des endroits que toute personne pouvoit lire.
Ce sont ces endroits-là que je veux examiner, reprit-elle, afin de
décider si cet ouvrage est aussi bien dicté que le publie la renommée,
qui exagere toujours. Je n’exagere point moi, lorsque je vous affirme,
cher Marquis, que ma Dévote n’étoit plus maîtresse d’elle-même. Je lui
promis de le lui envoyer le lendemain: elle l’exigea pour le soir. Je
le lui fis tenir, & par malice je glissai dedans deux estampes capables
de rallumer des feux qu’une jeune veuve doit ressentir avec plus de
violence, parce qu’elle en a encore les dernieres étincelles en son ame.

Je retournai le lendemain, en sortant du Palais, savoir si mon livre
avoit plu: je le savois à n’en pas douter. On me dit qu’on n’en avoit
encore parcouru que quatre pages, mais qu’on en étoit assez contente.
Elle ne m’en imposoit pas avec son ingénuité; je suis trop convaincu
qu’une femme est sans réserve lorsqu’elle entre dans la carriere de
l’amusement. Je fus invité à dîner. Je ne me fis point prier: je
renvoyai mon carrosse. On me vanta beaucoup l’esprit d’un certain
Ecclésiastique qui devoit nous faire compagnie. Il vint, je ne trouvai
qu’une espece de béat; sans doute, qu’il ne brilloit que quand il étoit
à table tête à tête: son esprit n’étoit pas un esprit de trois couverts.

Notre dîner fut des plus sensuels; le café qui le suivit m’embaumoit:
si j’étois à mon particulier je voudrois une main dévote pour
m’apprêter tous mes besoins. Un tiers nuisoit à la conversation que
nous devions avoir madame de Dorigny & moi; elle écarta pieusement
le saint homme en l’envoyant porter à l’autre extrêmité de Paris du
soulagement à quelques malades. D’une main la jeune veuve répandoit
des bienfaits, de l’autre elle appelloit le plaisir & écartoit les
obstacles. Les passions ont toutes leur politique particuliere; mais la
plus sure est celle qui est couverte de l’extérieur de la réforme.

J’étois assis auprès de madame de Dorigny; soit par négligence, ou
soit par la faute d’une épingle, on appercevoit au-dessous de son
mouchoir de cou l’extrait d’une gorge d’une blancheur éblouissante.
Je lui en fis compliment; elle rougit. Sa mule, de couleur noire,
étoit si petite qu’à peine pouvoit-elle lui servir; un mouvement
léger causa sa chûte, je la ramassai & ne pus m’empêcher de me
récrier sur une jambe dont j’avois apperçu toute la finesse. On me
pria de glisser sur ces choses. De la jambe à la gorge, de la gorge
à la main, de la main à la taille, toute sa personne étoit pour moi
l’occasion d’un éloge: insensiblement notre conversation s’anima, &
chaque chose dont je faisois le panégyrique servoit à trouver dans
telle ou telle Dame de notre connoissance un défaut opposé à cette
perfection. J’en fus choqué, & si je jouai le passionné, ce fut pour
punir cette belle médisante. Enfin, de propos en propos, après avoir
baisé sa main, j’osai m’approcher de sa gorge & de son visage: elle
voulut détourner le coup; mais sa bouche vermeille, qui n’entendoit
rien à telle défense, reçut les marques de mon ardeur, qui ne lui
étoient pas destinées. Un baiser en exige un second; le second trouva
moins de résistance: après m’être donné tout le temps d’amener une
attaque éclatante, avec la plus mauvaise volonté du monde & la plus
grande malignité, je redoublai mes efforts. Ne gardant plus de mesure,
j’enleve madame de Dorigny entre mes bras; je la transporte sur un
lit de repos dans son cabinet; j’en ferme la porte & je lui demande à
genoux le pardon d’une offense dont jamais femme ne s’est offensée.
La belle ouvrit mollement les yeux; la foiblesse les lui referma, &
poussant un soupir, elle me dit d’une voix tendre: ah! cher Conseiller,
je me damne. Et moi je me sauve, m’écriai-je; & aussi-tôt je courus
à la porte pour sortir. Ce mot la réveilla: jugez dans quelle fureur
elle entra alors. En un moment le feu pétilla dans ses yeux, la colere
fermenta dans son cœur, s’étant relevée avec fureur, elle s’avança
vers moi pour m’accabler de reproches. Je n’avois pu ouvrir le cabinet,
parce qu’il y avoit un ressort secret. Je fis de cette nécessité une
ressource; je me retourne vers elle & lui dis en riant, que ce que
j’en avois fait étoit une plaisanterie. Comme elle n’écoutoit pas mes
raisons, & qu’elle exigeoit une réparation, je la regardai tendrement:
elle m’envisagea de même; des larmes coulerent de ses yeux. Quel
cœur n’eût pas été attendri? Je m’approche d’elle, je la reprends
entre mes bras, & dans les effusions de mon repentir je lui fis goûter
que c’étoit un bonheur pour elle que j’eusse failli, & que ma faute
étoit la plus heureuse du monde. Ah! cher Marquis, que j’éprouvai de
délices! Que je bénis mille fois ce fortuné ressort qui m’avoit forcé à
jouir de mon bonheur. Deux heures se passerent à gémir sur ma faute, &
je ne quittai ma belle qu’après en avoir obtenu mon pardon en doublant
& triplant mes œuvres satisfactoires.

Je me retirai vers le soir, avec promesse de revenir. Je n’y ai pas
manqué depuis, le plus souvent que j’en ai trouvé l’occasion. J’ai
conservé du goût pour la pénitence, & madame de Dorigny en garde pour
la volupté, la critique & la simagrée. Après tout, j’aurois été un
grand sot de n’avoir pas profité de mon aventure: j’aurois puni la
médisance, je n’aurois pas détruit le mal, & je me serois privé d’un
plaisir inexprimable. Profitons de l’occasion, & pour mortifier les
autres ne nous interdisons pas le plaisir: sa fleur ne dure qu’un jour;
insensé qui la laisse périr sans en avoir éprouvé les douceurs.

Monsieur le Doux étoit enfin sûr de l’exactitude de mon rapport, & ne
doutoit plus que je ne lui eusse accusé juste. Il avoit trouvé le moyen
de parler à Rozette, qui, pour cette fois, ne s’étant pas livrée tout
d’un coup par ses réponses, en avoit donné assez à entendre à son futur
libérateur, qui lui promit de la revenir voir. Ce fut dans cet esprit
de contentement que le saint homme vint me trouver & me protester qu’il
me rendroit service, en m’assurant que le soir il seroit en état de
porter de bonnes nouvelles à la prisonniere. M. le Doux avoit obtenu
par amis un ordre de monsieur le Lieutenant de Police pour parler à
Rozette à sa volonté. Cependant il en avoit touché quelque chose auprès
de mon pere, qui n’avoit point voulu absolument y entendre. M. son
Directeur en cette circonstance n’avoit pas eu plus de privilege qu’un
simple ami.

La visite devoit se faire le soir même; je fis ce que je pus pour
déterminer mon protecteur à me laisser l’accompagner, afin de
m’entretenir avec Rozette: il me refusa, & si j’en vins à mon honneur,
ce fut malgré lui, & j’en eus obligation à Laverdure.

J’étois triste & rêveur après le dîner. Le Président m’envoya son
Domestique affidé pour me demander si je voulois faire un médiateur
chez mademoiselle de _l’Ecluse_. Vous la connoissez, cher Marquis;
c’est la femme soi-disant d’un Officier, qui donne à jouer pour
l’amusement des autres & pour son profit. Il s’y rencontre assez
bonne compagnie en hommes & assez libertine en femmes. Il ne se passe
rien dans cette maison; mais il est bien commode d’avoir quelques
endroits dans Paris où on puisse voir aisément de jolies personnes
sans scandale, & en choisir à son gré sans avoir la réputation & l’air
d’en chercher par besoin. Je fis faire réponse que je m’y rendrois sur
les huit heures. J’étois instruit qu’il s’y trouvoit depuis peu une
jeune Provinciale qui venoit solliciter un procès à Paris. Tel est mon
cœur, il est avide de tout, & ressemble en amour & en volupté à ces
enfans qui ont envie de tout ce qu’ils voient.

Cependant je m’étois entretenu avec Laverdure des moyens de voir
Rozette. Je lui avois parlé de la visite que lui devoit faire ce jour
même monsieur le Doux. Il ne trouva rien de si simple que de l’y
accompagner, & m’ouvrit son sentiment. On s’imagineroit que ce garçon
avoit la tête remplie de stratagêmes, & que, nouveau Mascarille, ses
ressources se varioient à l’infini. Point du tout; il n’a qu’un seul
chemin; il ne connoît qu’une seule façon de se tirer d’intrigue:
quoique ce soit toujours la même, la même lui réussit toujours; avec
lui on n’a pas la surprise de l’invention, on n’a que celle de la
réussite. Je m’abandonnai à lui. Il s’étoit travesti pour parler à
Rozette, il jugea à propos que je me déguisasse aussi pour jouir
de la même faveur. Il me conseilla de m’habiller en Ecclésiastique
& de me mettre dans le même appareil que monsieur le Doux, n’étant
point embarrassé comment il se conduiroit pour le reste. Le parti
accepté, j’écrivis aussi-tôt à un Abbé de mes amis, Docteur de
Sorbonne, de m’envoyer une soutane, un manteau long, un rabat & le
reste de l’ajustement. Sans soupçonner l’usage que j’en espérois
faire, & même sans daigner s’en informer, il me fit tenir ce que je
lui avois demandé. Le tout porté dans la chambre de Laverdure, je
m’équipai en Ecclésiastique. La perruque qui couvroit mes cheveux
avoit un air modeste, mais étoit peignée & arrangée comme par les
mains de la régularité: la calotte, qui en couvroit une partie, étoit
très-luisante & brilloit avec affectation. Enfin mon extérieur étoit
uni & recherché, & j’avois, sauf mes yeux qui sont toujours libertins,
la représentation d’un saint Directeur, jeune à la vérité, mais qui
n’en est que plus chéri des bonnes ames.

Je ne me trouvai point du tout emprunté sous cette nouvelle forme;
j’ai porté le petit collet à Saint Sulpice plusieurs années, & les
médisants ont attribué à cela le fond de galanterie qui fait mon
apanage. Je m’enfonçai dans une chaise à porteur, & Laverdure me suivit
à Sainte Pélagie. Il s’informa s’il n’y avoit point un Ecclésiastique
de telle & telle façon qui fût entré; on lui dit qu’il y étoit depuis
une demi-heure. Il demanda ensuite si son Maître n’y étoit pas; on lui
repliqua qu’on ne connoissoit pas son Maître: alors feignant d’être
embarrassé, il dit qu’il seroit grondé; que son Maître étoit monsieur
l’Abbé de Calamort, Abbé d’une Abbaye qu’il institua subitement, & qui
devoit être avec cet Ecclésiastique qui étoit entré, puisqu’il avoit
une permission de monsieur le Lieutenant de Police pour visiter aussi
le Couvent. Il dit, & sortit pour m’avertir d’entrer.

Il me précéda en disant à la Touriere: ma Sœur, voici mon Maître,
conduisez-le au parloir où est monsieur le digne Prêtre qui est déjà
entré. La bonne fille ouvrit la porte. J’avançai, non sans trembler, &
sans rire en même-temps. Sur mon passage je fus examiné par plusieurs
Religieuses ou Pensionnaires, que je ne regardai pas par crainte:
le Couvent en fit honneur à ma modestie. Quelle fut la surprise de
monsieur le Doux en me voyant! Que faites-vous, monsieur le Conseiller,
s’écria-t-il! vous voulez donc nous perdre? Heureusement il n’y avoit
personne qui pût nous entendre. Rozette fut transportée de joie:
sans ce que venoit de faire le saint homme elle eût eu peine à me
reconnoître. Paix, dis-je au Directeur: la chose est consommée, il
s’agit de ne pas faire de bruit. Il voulut me haranguer; mais je lui
fis sentir l’inutilité de son sermon, & combien il seroit mal placé.
Je dis à Rozette les choses les plus vives & les plus expressives;
je lui glissai une lettre qui étoit toute prête, dans laquelle je
l’avertissois que le lendemain je reviendrois si je pouvois réussir.
Monsieur le Doux, qui étoit sur les épines, termina la conversation
& la visite en donnant parole à Rozette que dans trois jours elle
ne coucheroit pas à Sainte Pélagie, & en l’exhortant à rentrer en
elle-même & à se conserver dans ses bons sentiments. Il y a toujours de
la ressource avec les personnes d’esprit, me disoit monsieur le Doux;
je ne désespere que des sots: cette fille a beaucoup d’intelligence.

Nous sortîmes, & en sortant je fus considéré par quelques Religieuses,
qui aparemment avoient du goût pour les Ecclésiastiques de figure
revenante. Je renvoyai mes porteurs & montai en Fiacre. Ce fut alors
qu’il me fallut essuyer les remontrances les plus raisonnables & les
plus légitimes. Monsieur le Doux, quittant le caractere de son nom, me
traita durement, me reprocha que je profanois l’habit de l’Eglise, que
je le rendois complice d’un crime affreux, & que puisque je n’avois pas
plus de tête, ni de religion, il ne me verroit plus; qu’il avertiroit
mon pere de ma conduite, & qu’il abandonnoit Rozette. Ce dernier
article me touchoit plus que tous les autres.

Je lui demandai excuse, je lui promis d’être plus retenu & je fis tant
par mes caresses qu’il s’adoucit: sur-tout lorsque je lui eus reproché
qu’il n’étoit pas juste qu’une fille qui souffroit pour la vérité fût
malheureuse plus long-temps par mon imprudence.

Je le descendis chez lui. Je changeai promptement d’habits aussitôt que
je fus arrivé chez Laverdure. Ce qui est plaisant, c’est que le Cocher,
que je payois libéralement, me dit, en me saluant d’un air malin, que
je n’étois pas si méchant qu’un certain jour où je l’avois bien battu,
& que le Seigneur m’avoit fait une grande grace de me faire Prêtre: &
en montant sur son siege il ajouta qu’il me souhaitoit une bonne cure.
C’étoit ce coquin de Fiacre qui m’avoit conduit chez Rozette deux mois
auparavant, & que mon pere avoit trouvé dangereusement malade à la
Villette.

Il étoit près de neuf heures lorsque je rendis ma visite à madame de
l’Ecluse: j’y trouvai de jolies femmes, & le Président, qui étoit fort
occupé auprès d’une. Content & joyeux de la réussite de l’entreprise
que je venois d’exécuter, je communiquai ma joie à toute la compagnie:
je fis même des folies, jusqu’à un point, qu’une Dame de plus de
quarante ans, & très-grave, devint amoureuse de moi. Elle en fut pour
ses avances; car ma foi je n’avois pas la moindre petite tentation d’y
répondre. Le temps viendra où pour mon malheur je me trouverai dans le
même cas: alors, sans espoir pour l’avenir, je m’amuserai du passé, &
cette considération pour un vieillard équivaudra aux espérances de la
jeunesse: un retour sur ce qui a précédé ne vaut-il pas un prospectus
de ce qui peut arriver quelque jour?

Je refusai ce soir-là plusieurs soupers fort bien composés; & devant
faire le lendemain une folie, je voulus m’y préparer par la sagesse. Je
demeurai à la maison, & fis compagnie à mon pere assez tard, après quoi
je me retirai à mon appartement, où je reposai tranquillement toute la
nuit.

Dès le lendemain matin je vis arriver Laverdure, qui s’informa de la
façon dont tout s’étoit passé. Je la lui racontai: il m’encouragea à y
retourner le soir; je lui promis de n’y pas manquer. Je lui ordonnai
de dire à son Maître que je le retenois pour souper le surlendemain
absolument, & qu’il ne s’engageât à rien avec personne.

En même-temps je reçus une lettre de madame de Dorigny, qui me prioit
de passer chez elle. Cette lettre étoit écrite de façon à pouvoir
être lue du plus sévere Casuiste, & cependant des plus expressives
pour quelqu’un qui comme moi avoit la clef de ses sentiments & de son
cœur. Je fis réponse que je m’y transporterois dans l’instant. Je
montai en carrosse, & quoiqu’en robe de Palais je lui fis ma visite,
excusant mon habillement sur la passion que j’avois de lui faire
ma cour. Elle me reçut à sa toilette: les Dévotes en ont une moins
brillante que celle des coquettes du monde; mais plus choisie, &
mieux composée. Les odeurs qui remplissoient les boîtes n’étoient pas
fortes & en grande quantité; mais elles étoient douces & répandoient
un parfum suave qui embaumoit légerement la chambre & vous flattoit
délicieusement l’odorat. Son linge de nuit, garni d’une dentelle,
petite, mais fine, étoit travaillé avec goût; sa robe de Perse, son
jupon de satin piqué, ses bas extrêmement fins, ainsi que sa chaussure;
enfin tout son déshabillé accompagnoit bien sa taille & sa figure. Ses
yeux se fixerent sur moi tendrement, les miens lui rendirent ce qu’ils
inspiroient, & pendant qu’on nous préparoit un chocolat voluptueux, je
m’approchai d’elle & cueillis sur sa bouche un nectar tel que celui qui
étoit préparé pour les Dieux.

Je ne fus point tenté alors de me sauver. Je contemplois l’heureuse
situation dans laquelle elle étoit; mais un miroir me faisoit
appercevoir qu’en perruque longue & en robe je ne pouvois me hazarder
sans péril. Je l’embrassois néanmoins: ses belles mains me serroient
avec transport: animés tous les deux, elle voulut bien, pour cette
fois seulement, après avoir tiré des rideaux de damas qui déroboient
presque la lumiere, se prêter à ma commodité, ou plutôt à la nécessité.
Oui, cher Marquis, dans un lieu embelli par le goût, disposé par la
délicatesse & le plaisir, je contemplai sans obstacle la divine madame
de Dorigny.

Placé sur un sofa violet, & elle à mes côtés, exerçant en cette
attitude la fonction de Juge, ayant mis un bandeau sur mes yeux &
couvrant les siens de mille baisers, je rendis à ses charmes toute la
justice qui leur étoit due. Quel bonheur de prononcer un Arrêt, quand
on le met ainsi soi-même à exécution.

Ne pouvant demeurer plus long-temps, parce que l’heure du Palais me
pressoit, je la quittai avec peine, & courus où mon devoir m’appelloit;
mais où il ne me devoit pas causer tant d’amusement. Cher Marquis, si
vous devenez sensuel, délicat & raffiné en plaisirs, prenez-moi une
Dévote pour amie, vos vœux seront comblés: elles seules ont la clef
du bonheur; il faut qu’elles vous introduisent elles-mêmes dans son
temple.

Mon premier soin, vers les quatre heures du soir, fut de me transporter
chez Rozette. A mon habillement & à la visite de la veille on me laissa
entrer. Une Mere vint m’entretenir en attendant l’arrivée de celle
que j’avois demandée: je ne m’ennuyai pas, parce qu’elle me laissoit
voir un visage frais, & une gorge qui s’élevoit de temps à autre avec
une grande envie de se faire remarquer. Le bruit s’étoit répandu dans
la Communauté qu’il y avoit un Ecclésiastique au parloir S. Jean, qui
étoit beau comme l’Amour: les filles de Couvent outrent tout.

Là-dessus les Meres, Novices, Sœurs, Pensionnaires vinrent
successivement me regarder, sous prétexte qu’on les démandoit à
la grille. J’eus la satisfaction de voir de jolies physionomies.
Quel dommage de tenir en cage des oiseaux si charmants & qui ne
demanderoient qu’à voltiger! Rozette arrivée me remercia de ma visite:
nous nous dîmes mille tendresses, nous nous embrassâmes autant que
nous le pouvions au travers des grillages. Je lui protestai que je la
tirerois de sa captivité dans peu: elle me protestoit un amour éternel.
Pendant que nous étions collés pour ainsi dire contre les barreaux, une
Religieuse, qui nous vit, crut que je la confessois, & le dit à ses
compagnes.

Depuis près d’une heure que j’étois avec ma chere amie, mon tempérament
étoit devenu extrêmement violent: il étoit encore animé par l’obstacle.
Celui de Rozette, qui se reposoit depuis long-temps, étoit au moins
égal au mien: n’entendant venir personne, nous nous hazardâmes à une
entreprise difficile.

Je montai sur une chaise; elle fit de même de son côté: malgré
l’embarras de mon habit, la crainte qu’il ne vînt quelqu’un, & les
barreaux maudits, par son adresse & la mienne, je touchois au séjour de
l’amusement. Dix fois j’y eusse trouvé mon bonheur en tout autre lieu;
mais soit que la visite que j’avois rendue le matin très-amplement à
madame de Dorigny me nuisit alors, soit que ce grillage fût funeste
par sa fraîcheur, je ne profitois pas de ma position. Cependant
j’étois justement sur le point de conclure mes projets; déjà un
petit frémissement secret, avant-coureur du succès, m’avertissoit de
ma félicité; déjà Rozette y avoit contribué deux fois, & pour la
troisieme s’y livroit encore, lorsque nous entendîmes du bruit: tout
fut perdu, nous nous remîmes en notre place. Le destin des entreprises
ne dépend jamais que d’un instant. Une imagination comme la vôtre, cher
Marquis, se représente aisément combien étoit plaisante notre attitude.

J’ai beaucoup d’estampes, très-gaillardes, mais aucune des miennes ne
copie une situation dans ce goût: c’est bien-là un sujet à burin. Si
je voulois plaisanter, je vous dirois que je ne comprends pas comment
toute la grille n’a pas fondu, se trouvant ainsi entre deux feux.

C’étoit une Touriere, dont la marche heureusement pesante nous
avertit de son arrivée. Elle me dit que deux Meres & trois Sœurs
me demandoient au confessionnal. Il est bon de savoir que lorsque
quelque Prêtre vient souvent dans une Communauté, & qu’il a le bonheur
de plaire, il est accablé par les Religieuses, qui veulent lui ouvrir
l’intérieur de leur conscience. Un Directeur de vingt-quatre ans ne
seroit pas mal le fait d’une douzaine de Cloîtrées: une douzaine de
gentilles Cloîtrées ne le seroient que trop d’un Directeur de cet âge.

Je répondis à la commissionnaire que je ne pouvois pour le présent;
que j’en étois fort mortifié, mais que le lendemain à la même heure je
donnerois à ces Dames le temps qu’elles exigeroient; que je me ferois
un honneur de me rendre à leurs ordres. On porta ma réponse, on me pria
de ne pas manquer à ma parole, & l’on me demanda mon adresse, au cas
que quelqu’une des Meres se trouvât incommodée: je donnai celle de
mon ami, Docteur de Sorbonne. Craignant d’être encore importuné je me
retirai. J’ai oublié de dire que depuis deux jours Rozette étoit un peu
mieux, & qu’à cause du bonheur qu’elle avoit eu, disoit-on, d’aller à
confesse à moi, chacune voulut lui rendre visite ce soir-là. Il y eut
même quelques Religieuses qui désirerent être filles du monde, pour
avoir la satisfaction de raconter leurs aventures à un Confesseur aussi
doux que je semblois l’être. Rozette eut soin de dire à celles qui lui
parloient de moi, que ma physionomie étoit trompeuse (c’étoit vrai dans
un autre sens) & que sous mon extérieur doux & politique j’avois un
cœur qui étoit très-rigide pour les pécheresses. La malicieuse se
jouoit de la simplicité de ces béguines.

Au sortir de Sainte Pélagie, ayant repris mes habits, je fus trouver
monsieur le Doux, qui arrivoit, très-fatigué, & qui, depuis le matin,
avoit couru pour intéresser plusieurs saintes ames à la délivrance de
ma maîtresse. Il me confia que le lendemain elle sortiroit, malgré mon
pere, s’il ne vouloit pas y consentir; que ses amis le lui avoient
promis, & que quand il se mêloit de quelque chose il réussissoit
absolument & malgré tous les obstacles. Il me dit que le soir il
souperoit au logis, & qu’il ne falloit pas que je m’y trouvasse; je le
remerciai, &, suivant ses ordres, je fus chercher compagnie. Pour la
premiere fois de ma vie je la cherchai raisonnable. On fut étonné en
me voyant arriver chez le Comte de Montvert; on m’en fit compliment:
je m’y entretins de choses très-intéressantes, soit de la guerre, soit
de la politique particuliere. Je mêlai mes éloges à ceux qu’on faisoit
de notre Auguste Monarque, duquel, cher Marquis, vous me parlez dans
toutes vos lettres avec tant de respect, d’admiration & d’amour. Je
vous dirai que je vous estime d’autant plus, que vous rendez plus de
justice à un Prince qui égale dès maintenant les Louis XII par son
cœur paternel, & les Philippe-Auguste par sa valeur.

Le destin est ordinairement favorable à ceux qui se comportent
sagement, du moins il le fut pour moi en cette rencontre. Après le
souper on joua pour passer un moment. Monsieur le Comte, qui est
d’une santé infirme, s’étant retiré, le jeu s’échauffa. On proposa
un lansquenet, j’y hazardai quelques louis. La fortune me favorisa;
plus d’un particulier se piqua, & insensiblement, sans presque avoir
manqué une seule _réjouissance_, je me trouvai avoir gagné plus de deux
cens vingt louis. La séance finit à mon grand contentement. J’employai
une partie de la nuit à songer à mon bonheur & à remercier le Ciel de
m’avoir envoyé cette somme dans un temps où elle m’étoit extrêmement
nécessaire.

Le lendemain matin encore une lettre de madame de Dorigny: nouvelle
invitation au chocolat. M. le Doux vint m’apprendre que mon pere
ne vouloit pas absolument que Rozette sortît, & que leur dispute à
ce sujet avoit été extrêmement vive; qu’il étoit embarrassé. Comme
il me décrivoit ses inquiétudes, mon pere entra, qui, voyant chez
moi son Directeur, se douta du sujet qui l’y avoit conduit: sans
autre préambule, d’un ton ferme & mâle, il nous dit que Rozette ne
sortiroit de dix ans de sa prison, & que je me repentirois de mes
démarches. M. le Doux ayant voulu faire quelques représentations, mon
pere repliqua un peu durement. M. le Directeur lui ayant dit d’un ton
benin & imposant qu’on la feroit bien sortir sans lui, mon pere l’en
défia & le piqua d’honneur. Il n’en fallut pas davantage: il n’étoit
pas nécessaire d’être fin pour appercevoir qu’un Dévot n’est jamais
défié en vain. Il sortit, réunit toutes ses batteries, & intéressa
sur-tout madame de Dorigny. Une heure après je me rendis chez cette
même Dame: son carrosse étoit prêt, & elle étoit déjà descendue. Mon
apparition la fit remontrer: elle me dit qu’elle n’avoit qu’un moment
à m’entretenir, parce qu’il falloit qu’elle se trouvât avec deux Dames
de la premiere condition, pour obtenir du Ministre, qui étoit alors à
Paris, l’élargissement d’une honnête fille enfermée à Sainte Pélagie,
qui lui étoit recommandée par un saint Ecclésiastique. Je ne lui dis
point que je savois ce dont il s’agissoit; je l’exhortai à cette bonne
œuvre, & voulus prendre congé d’elle, pour ne la pas arrêter plus
long-temps.

Les bonnes œuvres ne passent jamais qu’après le plaisir. Elle
m’engagea à rester un moment. Sous un vain prétexte elle entra dans son
cabinet: je n’étois point, comme la veille, en robe. Je l’embrassai,
& en ménageant sa coëffure & ses habits, je la poussai sur son lit.
Là, dans les transports de ma reconnoissance, je lui prodiguai des
satisfactions incroyables: comme elle n’est pas ingrate, dans le même
moment elle tâchoit de me les rendre, pour ne pas demeurer en reste.
Elle se releva avec des couleurs charmantes, & telles que l’art ne peut
les appliquer: rien n’égale celles qui sont broyées par l’Amour, & que
la volupté dispense sans affectation.

Je me transportai chez le Président, à qui j’annonçai que peut-être dès
le soir même nous souperions avec Rozette. Il se chargea de préparer
la fête: nous fûmes au Palais-Royal nous entretenir de ce que nous
pouvions faire pour la rendre brillante. Il fut conclu que nous irions
à son jardin; que le Chevalier de Bourval s’y trouveroit; qu’il y
conduiroit sa maîtresse; que lui Président y ameneroit la petite Tante
de l’Opéra-Comique, & que j’aurois Rozette pour ma compagnie. La chose
étant comme faite, nous nous séparâmes, & Laverdure eut ordre d’aller
tout préparer. J’obtins du Président que je ferois les frais de la
fête, puisqu’elle étoit faite pour moi. Nous nous séparâmes. Pour lors
je me trouvois dans une grande inquiétude.

Pendant que j’étois à dîner avec mon pere il lui vint un exprès
avec une lettre: le Secrétaire du Ministre lui écrivoit qu’il le
prioit de donner son consentement à la sortie d’une nommée Rozette,
enfermée à Sainte Pélagie, parce que le Ministre ne pouvoit refuser
son élargissement à des personnes de la premiere considération. Mon
pere vit bien ce que cela signifioit; après le dîner il me fit venir
dans son cabinet; & pour n’en pas avoir le dessous, il me dit qu’il
vouloit bien faire ce que je désirois; que je n’avois qu’à venir avec
lui, qu’il m’alloit rendre Rozette; qu’il me demandoit en grace, si je
l’aimois, de ne plus revoir cette fille, & de prendre le parti qu’on
me proposoit, qui étoit une héritiere de condition, vertueuse, jeune &
belle. Je l’embrassai & lui promis de lui donner toute satisfaction à
l’avenir.

Nous montâmes en carrosse, & fûmes chez M. le Lieutenant de Police,
qui remit à mon pere l’ordre de délivrance de Rozette. Mon pere, pour
me donner la satisfaction en entier, me permit de l’aller retirer: &
se doutant bien que je souperois avec elle, il me prévint qu’il ne
seroit pas le soir au logis. Quel pere, cher Marquis! je ne puis vous
exprimer tout ce que je sentois pour lui en cette rencontre.

Je volai à Sainte Pélagie. Je demandai à parler à la Mere Supérieure:
elle vint assez promptement; mais trop lentement au gré de mon
impatience. Je lui montrai l’ordre dont j’étois saisi. Après l’avoir
tourné & retourné, elle me demanda qui j’étois; je le lui expliquai.
Elle s’informa si je n’avois pas un frere Ecclésiastique. Je lui dis
que non. Elle étoit en extase qu’il y eût quelqu’un dans le monde qui
pût me ressembler si bien: elle ne soupçonnoit pas que j’eusse été
effectivement ce Directeur aimable à qui toute la Communauté vouloit
confier ses peines de conscience. On fit venir Rozette; je lui dis que
j’avois l’ordre de sa délivrance, & qu’elle n’avoit qu’à aller faire
son paquet.

Cependant arriva fort embarrassé mon ami le Docteur de Sorbonne,
dont j’avois donné l’adresse. Il avoit reçu dix lettres le matin des
Religieuses, qui le demandoient au confessionnal. Il faut remarquer que
cet ami confesse quelquefois, mais rarement, & qu’il est laid à faire
peur. On le produisit à la grille, où on l’attendoit. Dès qu’il se fut
nommé on lui dit qu’il se trompoit, que ce n’étoit pas son nom, & que
celui qu’on demandoit étoit bien d’une autre figure. Il en fut pour sa
course. L’ayant rencontré en sortant, je le mis au fait de l’aventure:
il est homme d’esprit, quoique Docteur de Sorbonne; il en rit & monta
en carrosse avec moi. Survint aussi M. le Doux, qui me voyant me
dit d’un air triste que la pauvre Rozette ne sortiroit point, qu’il
venoit la consoler. Comment, lui repliquai-je, qu’est devenu votre
pouvoir! Il soupira. C’est dans le temps où l’on croit que certaines
personnes n’ont aucun crédit, & qu’elles le pensent elles-mêmes,
qu’elles réussissent davantage. Je le remerciai de ses peines, & lui
appris que Rozette alloit venir avec moi. Dieu soit loué, dit le saint
homme. Rozette parut: quoiqu’en linge sale & assez mal mise, la joie
lui avoit donné des couleurs charmantes. Elle embrassa la Supérieure,
la Touriere, & ne fit qu’un saut de la porte du Couvent dans le
carrosse. Quelqu’un qui nous auroit vus auroit bien mal pensé des deux
Ecclésiastiques qui m’accompagnoient. Rozette fit la sage devant eux,
& je lui en sus bon gré.

Après avoir remis mes deux Messieurs chez eux, je fus chez Rozette, où
sa femme de chambre, par mon ordre, avoit tout préparé pour la recevoir.

J’envoyai dire au Président que ma maîtresse étoit libre. Avec quel
transport ne revit-elle pas son appartement! elle eût embrassé, si
elle l’eût osé, tous ses meubles. Plusieurs mois de captivité rendent
la liberté bien chere; il faut l’avoir perdue pour en goûter tout le
prix. Son premier soin fut de prendre un bain promptement & de faire
une toilette complette. Ce fut alors qu’après s’être habillée le plus
galamment qu’il lui fut possible, elle vint me sauter au cou, & en
m’embrassant avec toute l’effusion de son cœur, elle me remercioit
de mes soins.

Vous entendez bien, cher Marquis, par quelles marques je lui prouvai
la joie que je goûtois de sa délivrance. Deux mois de loisir n’avoient
pas fait perdre à Rozette son art à diversifier le plaisir: il fut mit
dans toute sa force, & en moins d’une heure nous offrîmes plusieurs
sacrifices de reconnoissance à la belle Vénus, qui certainement
avoit été notre protectrice. Il me sembla qu’elle avoit répandu ses
faveurs sur moi; car jamais je ne fus si ardent & si prodigue dans
mes offrandes religieuses. Ah! charmante Rozette, que la Déesse de
Cythere vous a d’obligation, & que vous êtes bien digne de partager les
présents qu’on lui consacre.

Après m’être informé des facultés de ma bonne amie, elle me dit qu’elle
avoit encore sept des louis que je lui avois envoyés: elle voulut
me les rendre en m’ouvrant un coffre qui en contenoit plus de deux
cens, sans plusieurs contrats bien conditionnés. Je ne voulus pas les
recevoir, & j’y en ajoutai vingt autres pour elle, & vingt pour payer
le souper que nous devions faire: elle s’en acquitta au mieux, & nous
régala parfaitement.

Nous arrivâmes bientôt au rendez-vous: on nous y attendoit. Rozette
fut embrassée de toute la compagnie avec transport. La petite Tante,
son ancienne amie & la maîtresse du Chevalier de Fourval, qui la
connoissoit, avoient pris part à sa détention & en prenoient beaucoup
à sa délivrance. Le Président ne pouvoit se rassasier d’embrasser
la nouvelle arrivée. Enfin nous nous mîmes à table; ce fut une
satisfaction très-grande pour les convives de voir avec quel apétit
Rozette dévoroit tout ce qui lui étoit présenté: tout étoit de son
goût, & à chaque mets elle faisoit un commentaire de comparaison avec
la nourriture qu’on lui apportoit dans son hermitage. Le dessert venu,
elle commença à chanter, & un verre de Champagne à la main, elle but
à la santé de son libérateur: nous fîmes chorus. Elle tint toute la
conversation à nous décrire la façon dont elle étoit traitée en sa
retraite.

Elle nous peignit une vieille Mere, âgée de soixante & dix ans,
Directrice de toutes les pécheresses, & qui obligeoit toutes les
nouvelles venues à lui raconter leurs aventures. Elle nous fit
connoître un tartufe de Confesseur, qui la trouvant à son goût,
s’étoit efforcé de la convertir. Enfin, depuis la premiere jusqu’à la
derniere, elle me les contrefit toutes, déchira la Sœur Monique,
cette curieuse impertinente, & ne regretta qu’une jeune Professe, avec
laquelle elle nous avoua que, contre sa coutume, & uniquement par
besoin, elle avoit passé des moments assez gracieux.

L’histoire finie, la petite Tante s’évertua: elle nous apprit pourquoi
elle ne vouloit pas remonter sur le Théatre de l’Opéra-Comique. Elle
fit la satyre de la charmante petite Brillant, qui vaut mieux qu’elle
du côté de la nature, & qui lui est inférieure à certains égards.
La maîtresse du Chevalier de Forval commença par des airs libres.
Elle embrassa son voisin: sa voisine en fit autant; ainsi, comme de
main en main, le libertinage prit une espece de circulation. Le vin
de Champagne excitoit les esprits, chacun dit à l’envi les plus
jolis propos du monde & chanta les vaudevilles les plus éveillés.
Successivement Vénus se mit de la partie; le Président fut faire un
tour, le Chevalier le suivit, ainsi que sa bonne amie: je restai
seul avec Rozette. Ils sont bien occupés, me dit-elle; & nous, cher
Conseiller, resterons-nous dans l’oisiveté? elle est la mere de tout
vice. Elle se leva, se mit sur mes genoux, & en me tenant le visage
entre ses deux mains, elle m’embrassoit légerement & déroboit des
baisers sur ma bouche, qu’elle enflammoit par ce manege. Le feu étoit
par-tout: après les réjouissances que nous avions faites chez elle,
elle en parut surprise. Sa premiere idée fut d’en profiter. Encore
une fleur, dit-elle en la touchant avec sensualité! je croyois avoir
tout moissonné. Qu’elle est fraîche, que je la mette à mon côté: elle
l’y mit en effet, & cette fleur, comme enchantée de se trouver si bien
placée, se préparoit à lui prodiguer ses trésors: déjà la belle lui
avoit fait part des siens. Alors Rozette, par un esprit d’économie, fit
un pas en arriere, & me dit qu’elle réservoit pour la nuit un cadeau
qu’elle me vouloit faire. Elle me remit mon bouquet & m’exhorta à le
conserver jusqu’à ce temps. On se remit à table, & les liqueurs finies
nous remontâmes, Rozette & moi, dans mon carrosse, & fûmes prendre
du repos. Nos autres convives ne jugerent pas à propos d’en faire
autant, & continuerent jusqu’au matin à se divertir. Je passai la nuit
auprès de Rozette: elle se dédommagea amplement de la diete qu’elle
avoit été forcée de garder pendant son séjour de retraite; & malgré
ce que j’avois exécuté pendant la journée, je fus assez heureux de la
satisfaire.

Rozette, au sortir du Couvent, étoit un Prothée; elle se changeoit
entre mes bras: elle étoit lion pour le feu, serpent pour l’art de
s’insinuer, onde & fleuve pour se dérober, & finissoit par être une
mortelle au-dessus de toutes les Déesses.

Enfin, après avoir passé une nuit des plus voluptueuses, je la quittai
le lendemain de très-grand matin: elle pleura en me voyant partir.
Depuis ce tems, cher Marquis, selon que je l’avois promis à mon pere,
je ne l’ai point vue d’habitude, excepté les quinze premiers jours.
Cette fille est rentrée en elle-même; j’ai même contribué à son
arrangement: comme elle avoit une douzaine de mille francs, elle s’est
établie, a épousé un Marchand de la rue saint Honoré, riche, sans
enfants, qui l’a prise pour compagne. Elle est maintenant attachée
à son commerce, est heureuse avec son mari, qu’elle aime & qui lui
rend la pareille. C’est une union de gens qui ont vu le monde. Je la
vais visiter quelquefois, & je suis avec elle comme avec une amie, je
l’estime même assez pour ne lui plus parler de galanterie.

M. le Doux me prophétisoit juste lorsqu’il me disoit que cette fille
rentreroit en elle-même, parce qu’il y avoit toujours à espérer des
personnes d’esprit. Rozette devroit servir d’exemple aux filles jeunes
& jolies qui sont assez malheureuses pour se livrer au libertinage.
Elles devroient dans leurs beaux jours se ménager une ressource, comme
elle, au lieu de dissiper; mais comment espérer de la prudence de
personnes assez folles pour s’abandonner à leurs passions sans réserve?

Pour moi, cher Marquis, j’ai rendu à Laverdure ses dix louis, & lui en
ai donné dix autres. J’ai tiré mon coquin de Domestique de Bicêtre; je
suis les avis de mon pere, & je suis actuellement épris d’une aimable
Demoiselle, avec laquelle je serai peut-être assez heureux pour m’unir
par les liens sacrés du mariage. Je compte que cet hiver cette affaire
sera terminée: comme tu seras à Paris, j’aurai la satisfaction de t’y
embrasser; tu viendras joindre les lauriers qui couvrent ton front aux
myrtes que la belle Vénus & l’Amour préparent à ton ami. Mon bonheur
sera parfait, puisque je serai certain que tu y prendras part. Adieu,
cher Marquis; je t’embrasse, te souhaite à ton arrivée autant de
satisfaction que j’en ai goûté pendant ton absence.

_Fin de la seconde Partie._


NOTES:

[A] Elle se nomme madame Morin.

[B] Marchand Bijoutier; rue Saint Honoré; vis-à-vis le Grand-Conseil.

[C] Fameux Cuisinier.

[D] Marchande de mode vis-à-vis l’Opéra.

[E] Rois 3.

[F] _Tout le monde sait que ce Roman est de M. Duclos, de l’Académie des
Inscriptions._

[G] _Mesdames de *** étant à la Rapée, au mois de Juillet, y firent ces
extravagances._

[H] _On sait la fable de Titon & de l’Aurore, & personne n’ignore la
façon galante dont M. de Moncrif l’a traitée dans son rajeunissement
inutile._

[I] Fameux Maître d’Armes, rue de la Comédie.

[J] Antoine Coipel, fameux Peintre.

[K] _Ecuyer du Roi, près S. Sulpice._

[L] _D. Auteur de la Tragédie de Pantapouff._

[M] Constantin, surnommé Copronime, parce que lorsqu’on le baptisoit il
souilla les eaux dans lesquelles il étoit plongé suivant l’usage.

[N] J’en ai déjà parlé page 106 de la premiere partie: c’étoit une de
celles qui avoient insulté à mon malheur.






End of the Project Gutenberg EBook of Thémidore; ou mon histoire et celle de
ma maîtresse, by Claude Godard d'Aucourt

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page at http://pglaf.org

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