L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL
31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1602
SAMEDI 8 NOVEMBRE 1873
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31e Année.VOL. LXII. N° 1602 SAMEDI 8 NOVEMBRE 1873 |
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AVALLON (Yonne).--Inauguration de la statue de Vauban, le
27 octobre 1873.
Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid.--Un voyage en Espagne pendant l'insurrection carliste (II).--Nos gravures.--Les Théâtres.--Bulletin bibliographique.
Gravures: Inauguration de la statue de Vauban, à Avallon (Yonne), le 25 octobre 1873.--L'incendie de l'Opéra: vue prise de la rue Le Peletier.--Le départ des hirondelles, composition et dessin de Karl Bodmer.--L'incendie de l'Opéra: aspect du boulevard des Italiens pendant l'incendie.--L'Homme-Chien;--Mâchoire de l'homme;--La Julia Pastrana;--Mâchoire de l'enfant;--L'enfant.--La France pittoresque: Thiers, les rémouleurs de couteaux;--La rue de Durolle, à Thiers;--Le château du Piroux, à Thiers.--Rébus.
Il y a de ces périodes de crise suraiguë où les jours semblent des siècles et où les nouvelles vieillissent en quelques heures. Telle a été la semaine que nous venons de traverser. La France entière sait par cœur aujourd'hui la lettre mémorable par laquelle M. le comte de Chambord est venu bouleverser, comme d'un coup de théâtre, une situation acquise au prix de trois mois d'efforts et de négociations épineuses; nous ne pouvons nous dispenser de reproduire ce document dans une revue qui doit être avant tout un répertoire aussi complet que possible des faits, et cependant, en le consignant ici, nous risquons fort, nous le savons, de paraître faire un cours d'histoire ancienne, bien qu'il remonte à cinq jours à peine. Voici cette lettre, adressée à M. Chesnelong, et reproduite le jour même de son arrivée à Paris par le journal l'Union.
«Salzbourg, le 27 octobre 1873.
«J'ai conservé, Monsieur, de votre visite à Salzbourg un si bon souvenir, j'ai conçu pour votre noble caractère une si profonde estime, que je n'hésite pas à m'adresser loyalement à vous, comme vous êtes venu vous-même loyalement vers moi.
«Vous m'avez entretenu, durant de longues heures, des destinées de notre chère et bien-aimée patrie, et je sais qu'au retour vous avez prononcé, au milieu de vos collègues, des paroles qui vous vaudront mon éternelle reconnaissance. Je vous remercie d'avoir si bien compris les angoisses de mon âme et de n'avoir rien caché de l'inébranlable fermeté de mes résolutions.
«Aussi ne me suis-je point ému quand l'opinion publique, emportée par un courant que je déplore, a prétendu que je consentais enfin à devenir le roi légitime de la Révolution. J'avais pour garant le témoignage d'un homme de cœur, et j'étais résolu à garder le silence tant qu'on ne me forcerait pas à faire appel à votre loyauté.
«Mais puisque, malgré vos efforts, les malentendus s'accumulent, cherchant à rendre obscure ma politique à ciel ouvert, je dois toute la vérité à ce pays dont je puis être méconnu, mais qui rend hommage à ma sincérité, parce qu'il sait que je ne l'ai jamais trompé et que je ne le tromperai jamais.
«On me demande aujourd'hui le sacrifice de mon honneur. Que puis-je répondre? sinon que je ne rétracte rien, que je ne retranche rien de mes précédentes déclarations. Les prétentions de la veille me donnent la mesure des exigences du lendemain, et je ne puis consentir à inaugurer un règne réparateur et fort par un acte de faiblesse.
«Il est de mode, vous le savez, d'opposer à la fermeté d'Henri V l'habileté d'Henri IV. La violente amour que je porte à mes sujets, disait-il souvent, me rend tout possible et honorable.
«Je prétends, sur ce point, ne lui céder en rien, mais je voudrais bien savoir quelle leçon se fût attirée l'imprudent assez osé pour lui persuader de renier l'étendard d'Arques et d'Ivry.
«Vous appartenez, Monsieur, à la province qui l'a vu naître, et vous serez, comme moi, d'avis qu'il eût promptement désarmé son interlocuteur en lui disant avec sa verve béarnaise: Mon ami, prenez mon drapeau blanc; il vous conduira toujours au chemin de l'honneur et de la victoire.
«On m'accuse de ne pas tenir en assez haute estime la valeur de nos soldats, et cela au moment où je n'aspire qu'à leur confier tout ce que j'ai de plus cher. On oublie donc que l'honneur est le patrimoine commun de la maison de Bourbon et de l'armée française, et que, sur ce terrain-là, on ne peut manquer de s'entendre!
«Non, je ne méconnais aucune des gloires de ma patrie, et Dieu seul, au fond de mon exil, a vu couler mes larmes de reconnaissance toutes les fois que, dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, les enfants de la France se sont montrés dignes d'elle.
«Mais nous avons ensemble une grande œuvre à accomplir. Je suis prêt, tout prêt à l'entreprendre quand on le voudra, dès demain, dès ce soir, dès ce moment. C'est pourquoi je veux rester tout entier ce que je suis. Amoindri aujourd'hui, je serais impuissant demain.
«Il ne s'agit de rien moins que de reconstituer sur ses bases naturelles une société profondément troublée, d'assurer avec énergie le règne de la loi, de faire renaître la prospérité au dedans, de contracter au dehors des alliances durables, et surtout de ne pas craindre d'employer la force au service de l'ordre et de la justice.
«On parle de conditions; m'en a-t-il posé, ce jeune prince dont j'ai ressenti avec tant de bonheur la loyale étreinte, et qui, n'écoutant que son patriotisme, venait spontanément à moi, m'apportant, au nom de tous les siens, des assurances de paix, de dévouement et de réconciliation?
«On veut des garanties; en a-t-on demandé à ce Bayard des temps modernes, dans cette nuit mémorable du 24 mai, où l'on imposait à sa modestie la glorieuse mission de calmer son pays par une de ces paroles d'honnête homme et de soldat qui rassurent les bons et font trembler les méchants?
«Je n'ai pas, c'est vrai, porté comme lui l'épée de la France sur vingt champs de bataille, mais j'ai conservé intact, pendant quarante-trois ans, le dépôt sacré de nos traditions et de nos libertés. J'ai donc le droit de compter sur la même confiance et je dois inspirer la même sécurité.
«Ma personne n'est rien; mon principe est tout. La France verra la fin de ses épreuves quand elle voudra le comprendre. Je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j'ai mission et autorité pour cela.
«Vous pouvez beaucoup, Monsieur, pour dissiper les malentendus et arrêter les défaillances à l'heure de la lutte. Vos consolantes paroles, eu quittant Salzbourg, sont sans cesse présentes à ma pensée: la France ne peut pas périr, car le Christ aime encore ses Francs, et lorsque Dieu a résolu de sauver un peuple, il veille à ce que le sceptre de la justice ne soit remis qu'en des mains assez fermes pour le porter.
«HENRI»
L'émotion, la surprise causées par cette révélation inattendue, le profond désappointement des uns, la joie intense des autres, nous renonçons à les décrire. Mais il ne s'agissait pas, pour la majorité conservatrice qui faisait ainsi naufrage au port, de s'abandonner à des regrets stériles, il s'agissait de réunir les débris de l'édifice si péniblement échafaudé et qui venait d'être renversé comme par un coup de foudre; il fallait surtout prendre un parti sans délai, car la prochaine réunion de l'Assemblée ne laissait plus de place aux hésitations. Essayer de présenter le projet de restauration monarchique, déjà tout rédigé, il n'y fallait plus songer; créer, comme il en fut un instant question, une lieutenance générale du royaume, en l'absence du roi, empêché, c'était bien hasardeux; d'ailleurs les princes d'Orléans, successivement consultés, refusaient de s'associer à toute combinaison de ce genre, et faisaient déclarer par un journal notoirement attaché à leur cause, qu'après comme avant ce qui venait de se passer, il ne se trouverait pas parmi eux de prétendant à la couronne. Il fut décidé, à la suite de réunions répétées des groupes de la droite, qu'on proposerait la prolongation pour dix années des pouvoirs du maréchal Mac-Mahon, et qu'on ferait suivre cette proposition de celle d'un ensemble de lois répressives de nature à maintenir le pouvoir entre les mains de la majorité actuelle.
C'est dans ce sens qu'a été rédigé le Message du Président de la République dont le chef du cabinet est venu donner lecture avant-hier à l'Assemblée et dont voici la texte:
«Messieurs,
«Au moment où vous vous sépariez, je vous disais que vous pouviez vous éloigner sans inquiétude et qu'en votre absence rien ne viendrait troubler le repos public.
«Ce que je vous annonçais s'est réalisé. En vous réunissant aujourd'hui, vous retrouvez la France en paix; la libération complète de notre territoire est maintenant un fait consommé. L'armée étrangère a quitté le sol français, et nos troupes sont rentrées dans nos départements évacués au milieu de la joie patriotique des populations. Notre délivrance s'est opérée sans causer de troubles au dedans, sans éveiller de méfiances au dehors. L'Europe, assurée de notre ferme résolution de maintenir la paix, nous voit sans crainte reprendre possession de nous-mêmes. Je reçois de toutes les puissances le témoignage de leur désir de vivre avec nous dans des relations d'amitié.
«A l'intérieur, l'ordre public a été fermement maintenu; une administration vigilante, confiée à des fonctionnaires d'origine politique différente, mais tout dévoués à la cause de l'ordre, a fait strictement appliquer les lois existantes; elle s'est inspirée partout de cet esprit conservateur dont la grande majorité de cette Assemblée s'est montrée toujours animée, et dont, en ce qui me concerne, tant que vous me confierez le pouvoir, je ne me départirai pas.
«A la vérité, la tranquillité matérielle n'a pas empêché l'agitation des esprits, et, à l'approche de votre réunion, la lutte engagée entre les partis a redoublé de vivacité. Il fallait s'y attendre. Au nombre des objets que vous aviez indiqués vous-mêmes comme devant vous occuper dès la reprise de vos travaux, figurait l'examen des lois constitutionnelles présentées par mon prédécesseur. Cette attente ramenait nécessairement la question jusqu'ici toujours réservée de la forme définitive du gouvernement. Il n'est donc pas étonnant que ce grave problème ait été soulevé d'avance par les divers partis et traité par chacun d'eux avec ardeur dans le sens conforme à ses vœux. Je n'avais point qualité pour intervenir dans leur débat, ni pour devancer l'arrêt de votre autorité souveraine; l'action de mon gouvernement a du se borner à contenir la discussion dans les limites légales et à assurer, en toute hypothèse, le respect absolu de toutes vos décisions.
«Votre pouvoir est donc entier et rien n'en peut entraver l'exercice; peut-être penserez-vous que l'émotion causée par ces discussions si vives est une preuve que, dans l'état présent des faits et des esprits, l'établissement d'une forme de gouvernement quelle qu'elle soit, qui engage indéfiniment l'avenir, présente de graves difficultés. Peut-être trouverez-vous plus prudent de conserver à vos instituions le caractère qui leur permet de rallier, comme aujourd'hui, autour du pouvoir, tous les amis de l'ordre sans distinction de parti.
«Si vous en jugez ainsi, permettez à celui que vous avez élu sans qu'il ait cherché cet honneur, de vous dire avec franchise son sentiment. Pour donner au repos public une garantie sûre, il manque au régime actuel deux conditions essentielles dont vous ne pouvez, sans danger, le laisser privé plus longtemps: il n'a ni la stabilité ni l'autorité suffisantes.
«Quel que soit le dépositaire du pouvoir, il ne peut faire un bien durable si son droit de gouverner est chaque jour remis en question, et s'il n'a devant lui la garantie d'une existence assez longue pour éviter au pays la perspective d'agitations sans cesse renouvelées. Avec un pouvoir qui peut changer à tout moment, on peut assurer la paix du jour, mais non la sécurité du lendemain: toute grande entreprise est, par là même, rendue impossible; le travail languit; la France, qui ne demande qu'à renaître, est arrêtée dans son développement. Dans les relations avec les puissances étrangères, la politique ne peut acquérir l'esprit de suite et de persévérance qui seul à la longue inspire la confiance et maintient ou rétablit la grandeur d'une nation.
«Si la stabilité manque au pouvoir actuel, l'autorité aussi lui fait souvent défaut. Il n'est pas suffisamment armé par les lois pour décourager les factions, et même pour se faire obéir de ses propres agents. La presse se livre avec impunité à des écarts et à des violences qui finiraient par corrompre l'esprit des populations; les municipalités élues oublient qu'elles sont les organes de la loi et laissent l'autorité centrale sans représentants sur bien des parties du territoire. Vous songerez à ces périls, et vous ferez don à la société d'un pouvoir exécutif durable et fort qui prenne souci de son avenir et puisse la défendre énergiquement.
«Maréchal de Mac-Mahon,
«Duc de Magenta.»
La lecture de ce message était à peine terminée que le président de l'Assemblée lisait à son tour la proposition signée d'un grand nombre de membres, le général Changarnier en tête, et tendant à proroger pour dix ans les pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon. A cette proposition, les députés bonapartistes, par l'organe de M. le baron Eschassériaux, répondaient par un projet de plébiscite ayant pour but de convoquer la totalité des électeurs à bref délai et de les appeler à choisir entre la royauté, l'empire ou la république. Enfin l'honorable M. Dufaure, au nom du centre gauche et de la gauche, déclarait qu'il ne s'opposait pas à l'urgence demandée pour le projet Changarnier, mais qu'il convenait, selon lui, de discuter ce projet conjointement aux lois constitutionnelles, à l'examen desquelles, on s'en souvient, l'Assemblée s'est engagée à procéder dans le mois qui suivrait sa rentrée. La discussion a été longue, passionnée, et de nature à faire craindre que la session qui vient de s'ouvrir ne soit orageuse.
Enfin la proposition de M. Dufaure a été repoussée à une majorité de 14 voix seulement, sur 710 votants. Celle du baron Eschassériaux avait été écartée presque sans discussion par une majorité considérable. Quelle sera maintenant la nature du pouvoir qui va être conféré au maréchal de Mac-Mahon? De quelle façon ce pouvoir sera-t-il exercé? Sera-ce un dictateur pur et simple, l'empire sans empereur, comme on l'a dit?--Peut-on faire de compression à outrance ou simplement donner au gouvernement la force qui peut lui manquer dans une mesure sage et légitime. C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir mais nous ne pouvons nous abstenir de constater en terminant, les appréhensions de beaucoup de bons esprits qui redoutent de voir le cabinet et la majorité s'engager sur une pente dangereuse.
Vous le savez, hélas! tout l'univers connu le sait à cette heure, l'Opéra n'est plus qu'un monceau de cendres. Cet édifice informe, mais glorieux, qui a servi de berceau à tant de chefs-d'œuvre, ne sera plus demain qu'un petit point dans l'histoire de l'art. On ne peut déjà plus montrer du doigt la place précise où Adolphe Nourrit soupirait avec tant de puissance, où Levasseur tirait de sa poitrine la voix infernale de Bertram, où Duprez entraînait trois mille auditeurs avec le: Suivez-moi! de Guillaume Tell. Cherchez donc la trace des ailes de Marie Taglioni! Dites donc où a dansé jadis Fanny Esller! Les derniers ballets où se sont montrées les deux demoiselles Fiocre, sont devenus eux-mêmes de l'archéologie, et cela parce qu'un tuyau à gaz a crevé par hasard ou parce qu'un fumeur de cigare aura jeté à côté de quelque jupe en mousseline une allumette mal éteinte! Toujours la pensée de Pascal: un très-petit fait qui produit des résultats de très-haute dimension.
Il en est que l'élégie fatiguent. Ceux-là nous crient: «Eh bien, l'Opéra n'existe plus; c'est une chose certaine. Il faut savoir en prendre son parti. Ne perdons pas de temps à nous lamenter. Un sage doit parler d'autre chose. Voilà qui est bientôt dit. Ces esprits faciles, si prompts à s'écarter d'une impression pénible, n'ont pas été témoins de la tristesse qui a suivi les premières soirées. Ils n'ont pas vu le plus frivole et le plus opulent de nos quartiers forcé de devenir grave puisque sa vie était en jeu et menacé d'être transformé en un désert plus sombre et plus nu que le plus misérable des steppes. Paris était réellement consterné, parce qu'il voyait bien qu'il était frappé au cœur.
Plus d'Opéra, c'est un découronnement qu'on n'aurait jamais songé à redouter. Nous sommes à l'entrée de l'hiver; la saison lyrique commence à peine. Pour bien fêter son retour, on mettait justement en scène un grand drame historique, la plus belle de nos légendes nationales, que Mermet avait brodée d'une musique mâle et consolante. Chacun se disait: «Cette Jeanne d'Arc s'adaptera merveilleusement à l'histoire de nos récents revers pour nous en promettre la réparation. Les chanteurs et les chanteuses étaient groupés, les rôles appris, les décors faits, les costumes taillés dans la soie et dans le velours; on n'avait plus que peu de semaines à attendre pour voir se produire cette radieuse échéance. Il y avait à ce sujet comme un commencement de fête. Notre grand monde, fort assombri par la politique, attendait de la première représentation une sorte de détente. Ce devait être un réveil pour l'apaisement des querelles, pour les fantaisies de la mode. D'un bout à l'autre de l'Europe, nos voisins du Nord et du Midi s'envoyaient des télégrammes galants; «Je vous donne rendez-vous à Paris pour la première de la Jeanne d'Arc, de maître Mermet.» Oui, comptez là-dessus ou bien, je vous le conseille, retournez voir la Timbale d'argent aux Bouffes-Parisiens.
Une autre déconvenue, disons, si vous voulez, un autre deuil, c'est ce qui arrive pour ceux qui persistaient à aimer les bals masqués. Faut-il vous rappeler que ces bals sont, chaque année, le prélude obligatoire du carnaval? Ils sont fous, les Lariflas, soit; ils se démènent comme des possédés, les Sovajes sivilizés; elles ont la tête perdue, les pierrettes et les débardeuses dont Gavarni trouvait un si grand plaisir à crayonner les prouesses, mais quels mouvements joyeux! que de soubresauts fantasques vivifiaient alors le boulevard depuis la pointe du faubourg Montmartre jusqu'au marché de la Madeleine! Cent industries de luxe ne trouvaient pas d'ailleurs cette frénésie si condamnable. Ces bals donnaient un grand essor au commerce du carton bouilli, à celui des gants, des fleurs, de la parfumerie, des plumes, des rubans, des trompettes, des bonbons, aux cochers, aux costumiers, aux endroits où l'on soupe et où l'on chante en soupant avec accompagnement de couteaux tombant sur les assiettes.
--Ombre du grand Chicard, mânes de Brididi, que dites-vous de ce désastre?
Avant tout, l'incendie a jeté, sans avertissement, sur le pavé, mille familles d'artistes ou de petits employés qui n'ont plus de pain, ni de feu à l'heure même où la bise noire de novembre fait entendre ses sifflements. Ici, il est vrai, ainsi que l'a dit Mme de Sévigné, la charité est contagieuse. Un journal voisin, l'Événement a ouvert une souscription; les théâtres organisent des représentations à bénéfice; les musiciens vont donner des concerts; les peintres feront des tombolas; on soulagera ces misères si intéressantes, mais on ne pourra que les soulager. Ce qu'il y a de mieux à faire c'est de s'arranger de façon à hâter le plus qu'on pourra le déménagement du drame lyrique et du ballet à la nouvelle salle, sur le boulevard des Capucines.
Tout ce qu'il vous plaira, mais vous aurez encore de longs jours à attendre. Le nouvel Opéra a été une des folies de l'empire. Napoléon III éprouvait pour la rue Le Peletier une répugnance bien concevable après les bombes d'Orsini, il avait même déclaré ne vouloir plus y mettre les pieds. C'est surtout pour cette raison qu'on a songé à édifier une autre salle. Pour la bien faire, surtout pour la faire vite, on en avait confié la conception à un architecte encore dans sa fleur.
«Place aux jeunes!» s'écriait-on alors. Le jeune M. Garnier a donc mis la main à la pâte et nous voyons tout ce qu'il a fait ou plutôt ce qu'il a commencé à faire. Voilà tantôt dix ans qu'il travaille à l'Opéra et il n'a pas dépensé moins de 35 millions. Si nous nous en rapportons à ce qui se dit, il faudra encore deux ans et 3 millions. La tour de Babel a moins exigé, je le parierais, que de fois la foule, profondément ébahie à l'aspect d'une armée de travailleurs n'a-t-elle pas dit: «Mon Dieu, que c'est donc long!» Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes à l'âge de la vapeur, de l'électricité et de la photographie, c'est-à-dire à une époque où l'on veut être servi sans attendre. Assurément un poème hindou s'étend dans moins d'épisodes. Que de sous-sols, de dessous, de dessus, d'escaliers, de couloirs, de chambres, de perrons, d'annexes! Nestor Roqueplan, qui connaissait à fond cette matière, racontait avec sa verve endiablée une curieuse histoire de bâtisse. Vingt actionnaires s'étaient rassemblés en bottes d'asperges afin d'élever une salle. On appela un architecte et des maçons. Il y pleuvait des moellons, du bois, du fer, du bruit, de la couleur, du sable, des feuilles d'or. L'enfer était un séjour de bienheureux comparé à ce qu'était ce commencement de construction. Les jours passaient. Après les jours, les semaines; après les semaines, les mois. Vint l'heure où l'on compta par années. Bref, ils mirent tant de temps à bâtir que tous les actionnaires, mais tous, étaient morts quand le théâtre fut achevé. La société d'exploitation se trouva représentée par les fils.
Cette histoire aura une seconde édition, comme vous voyez.
Ces jours-ci, M. Charles Garnier a cru devoir prendre la parole, un peu piqué au talon par ce petit aiguillon de la critique qui est si utile au public et auquel on fait, sous tous les régimes, une guerre si injuste. Il a donc écrit aux journaux que le travail d'achèvement allait être mené à l'américaine, lisez à toute vapeur. Cette simple note mérite un bon point, mais que ne commençait-il par là? car, il faut bien le dire, hélas! il y a encore beaucoup à faire, ne fût-ce que pour la décoration intérieure, le lustre, le luminaire, le machinisme, l'ameublement, sans compter la nécessité de sécher les plâtres, car l'emplacement est bien humide, puisqu'on est au-dessus d'un lac ou, pis que cela, d'un marais. Allez donc à l'américaine ou à la chinoise, mais il nous faut, dès à présent, un asile pour notre Ilion lyrique calciné. Paris a encore plus d'oreilles que de ventre, et c'est à son honneur.
Pour couper au plus court, les hommes à expédients avaient pensé à un théâtre de la place du Châtelet. Oui, ce serait sans doute passable pour quelques semaines. En guise de pied-à-terre même, le Lyrique, comme on dit, pourrait servir peut-être; mais pour douze mois, pour deux ans!
Il est tels arbres qui ne viennent que sous tels soleils. L'Opéra a toujours vécu dans la même zone, celle du luxe, de l'élégance, du plaisir, des clubs dorés, des restaurants où l'on mange dans la vaisselle plate, des grands hôtels. Vouloir le dépayser au point de le rejeter au bord de la Sein, ce serait le rendre haïssable, morose, impossible. Imaginez-vous qu'on puisse aller entendre la musique des maîtres derrière la halle aux harengs, tout près de cette ancienne grève où l'on a écartelé Ravaillac, à cent pas de la Conciergerie, en face même de la Morgue?
Mais; encore un coup, il y a urgence. Allez où bon vous semblera, faites des prodiges de vitesse. On vous a déjà accordé dix ans et 35 millions pour que nous n'ayons pas de salle prête à l'heure où une éventualité sinistre s'est produite; soyez encore prodigues de millions; on vous en donnera d'autres, mais montrez-vous avares de temps; rendez-nous l'Opéra, rendez-le nous au plus vite. Ah! l'Opéra, le charme de ce genre de composition est dans son extravagance même. Aucun autre art ne vit autant que celui-là de la fine fleur du caprice et de la fantaisie. C'est le pays des rêves, des sylphes, des ondins, des gnomes et des enchantements. Drame chanté ou ballet, quand on va l'entendre, il n'exige pas de vous plus d'attention qu'il n'en faut pour écouter le chant de l'oiseau, les soupirs de la forêt, le bruit des vagues de la mer. Rendez-nous donc l'Opéra.
Il nous le faut. Il manque à notre vie physique et intellectuelle. Il est une force nationale et un relief patriotique à une heure où nous avons tant besoin de nous relever aux yeux du monde. M. Guizot a prononcé un jour une grande et belle parole: «La politique est l'art de faire l'impossible.» Méditez ce mot et vous parviendrez à faire ce que nous réclamons, nous qui payons.
Souffrez que je fasse halte un moment ici pour constater le succès toujours croissant des Matinées littéraires et théâtrales de M. Ballande. Dimanche dernier, sa troupe d'élite jouait le Siège de Calais, cette tragédie patriotique à laquelle nos revers ont donné une si poignante actualité. Avant la représentation, M. Georges Bell, un des tribuns littéraires qui parlent le mieux, a fait l'historique du chef-d'œuvre de du Belloy. Très-savant et très-attachant tour à tour, l'orateur a été chaleureusement applaudi par la salle entière et ce n'était que justice.
Pour revenir à l'Opéra et pour finir par lui, voyez ce trait:
Ces jours derniers, au moment où les décombres commençaient à ne plus brûler, on apercevait une bonne femme en haillons, tout près de là, pleurant à chaudes larmes.
--Qu'avez-vous donc, lui demandait-on.
--Ce que j'ai? Ah! ces ruines qui fument me rappellent ma jeunesse et ma gloire passées.
Et se reprenant:
--Il y a trente ans, j'étais jeune et jolie; M. Duponchel, directeur, monta un ballet intitulé: le Diable amoureux où il y avait quatre grenouilles vertes. Telle que vous me voyez, c'était moi qui jouais la première grenouille verte!
Philibert Audebrand.
INCENDIE DE L'OPÉRA.--Vue prise de la rue Le Peletier.
LE DÉPART DES HIRONDELLES.
--Composition et dessin de Karl
Bodmer.
(Suite)
Il se passa un certain temps avant que la malheureuse femme sortît de son évanouissement.
Quand elle reprit connaissance, elle aperçut un affreux spectacle: le corps de son mari était étendu sur un lit; son beau visage avait le calme et la sérénité de la mort, mais le drap qui recouvrait sa poitrine était rougi par le sang jailli de la blessure que lui avait faite le coup de lance qui lui avait ôté la vie.
Gaspardo, aidé des serviteurs, avait défait les liens qui attachaient à la selle le corps roidi et l'avait porté dans l'intérieur de la maison.
Le gaucho fit alors à la senora le récit de sa mission, mais ce récit n'ajouta pas beaucoup à ses angoisses. Le spectacle horrible qu'elle avait devant les yeux avait tout brisé en elle, elle écoutait comme une personne dont rien ne peut accroître la douleur.
Gaspardo avait rapidement trouvé la piste des absents, il l'avait suivie jusqu'à un bouquet d'algarrobas qui s'élevait sur la berge du fleuve. Là il avait rencontré avec horreur le cadavre de son maître, traîtreusement assassiné. Son cheval qui, pour une raison quelconque, avait échappé à la cupidité des meurtriers, se tenait auprès du corps de son maître, comme s'il eût espéré le voir se dresser sur ses pieds et remonter en selle!
Près du cadavre était aussi un bouquet de magnifiques fleurs. Gaspardo vit sur un arbre voisin la branche dépouillée d'où elles avaient été cueillies, et cet indice lui avait prouvé que le naturaliste était engagé dans ses occupations favorites au moment où il avait reçu le coup mortel!
Aucun autre signe ne marquait l'endroit, sauf les traces du cheval d'Halberger et celles de l'animal plus petit monté par sa fille.
Cependant, en suivant ces dernières, Gaspardo rencontra bientôt d'autres empreintes qui indiquaient qu'une troupe de cavaliers avait dû faire halte près du bois.
Cachés par les algarrobas, les assassins avaient sans doute suivi à pied leur victime, ils s'étaient précipités sur elle et l'avaient certainement frappée à l'improviste avant même qu'elle eût pu soupçonner leur présence. Telle était du moins l'opinion du gaucho.
«Et mon enfant? s'écria l'infortunée mère en interrompant ces tristes détails, Francesca est-elle morte, elle aussi?
--Non, non, senora! répliqua aussitôt Gaspardo. Je suis persuadé que ce cher ange est encore vivant. Santissima! Les sauvages du Chaco eux-mêmes n'auraient pas eu le cœur de la mettre à mort. S'ils l'avaient tuée, il y en aurait quelque trace, et je suis sûr de n'en avoir vu aucune; pas un lambeau de vêtement, pas une seule marque de lutte n'a pu être découverte par moi. Vous voyez par ce qui est arrivé pour le père qu'ils n'auraient pas pris la peine d'emporter le cadavre de la fille. Non, senora, elle ne peut être que vivante.
--Je l'aimerais mieux... morte! s'écria tout à coup la mère infortunée.
En prononçant ce mot, le visage de la pauvre mère refléta l'expression des terreurs affreuses qui l'avaient envahie à l'idée de la captivité de sa fille.
«Oh! mère, ne dites pas cela, cria Ludwig en jetant ses bras autour du cou de la senora. Il n'existe pas au monde d'être assez misérable pour faire du ma; à une créature aussi innocente que ma sœur Francesca! Nous irons à sa recherche, nous remuerons ciel et terre, ma mère, et nous la retrouverons!»
Cypriano s'approcha de sa tante, et pliant le genou devant elle: «C'est moi seul que ce soin regarde, lui dit-il. Je jure, ma tante bien-aimée, de ramener ici l'ange qui nous a été ravi. J'accomplirai cette tâche ou j'y périrai!»
Et se tournant vers son cousin: «Ami, lui dit-il, ton devoir à toi est de ne pas quitter ta mère.»
--Mais, répliqua Ludwig les larmes aux yeux, mon devoir est aussi d'aller au secours de ma sœur. Que faire, mon Dieu!
--Te fier à moi et à Gaspardo. Gaspardo, tu le connais? Nous la délivrerons avec l'aide de Dieu et nous la ramènerons, je te le jure à toi aussi.
Le ton ferme et vibrant de la voix du jeune Paraguayen qui contrastait avec la gravité de son attitude, montrait assez qu'il ne reculerait devant rien pour accomplir son serment.
Quand les premières violences de cette douleur eurent fait place à un état plus calme, Gaspardo parvint à entraîner la malheureuse femme loin du corps de son mari. Elle alla pleurer dans une chambre écartée, suivie seulement par une Indienne, une jeune fille dévouée, qui avait accompagné ses maîtres au moment où ils avaient fui le territoire du dictateur.
Pendant ce temps, le gaucho, aidé par les péons indiens et toujours fidèle à la mémoire de son maître, disposa ses restes d'une manière convenable pour les ensevelir, tandis que le fils maintenant orphelin et son cousin Cypriano discutaient ensemble les meilleurs moyens à employer pour assurer le succès de l'entreprise de Cypriano.
Malgré toute leur douleur, ils ne pouvaient s'empêcher de penser à Francesca; l'horreur qui les avait saisis l'un et l'autre à la vue du corps inanimé d'Halberger, de leur père, de leur meilleur ami, loin de les plonger dans le désespoir, n'avait eu pour effet que de surexciter leur énergie.
Ils n'étaient que des enfants. Ils avaient vécu au milieu des tendresses de leurs parents, mais la pensée des devoirs qui leur restaient à accomplir, des luttes qu'ils allaient avoir à soutenir, des difficultés qu'ils rencontreraient sur leur route, les avait en un instant grandis et transformés.
La douleur et la nécessité avaient fait d'eux subitement des hommes aussi capables de penser que d'agir; l'un et l'autre étaient prêts à marcher en avant et à sacrifier leur vie pour accomplir la tâche sacrée qui leur incombait.
Après avoir préparé son œuvre funèbre, Gaspardo vint les retrouver, et à eux trois ils tinrent une sorte de conseil. Ils examinèrent et discutèrent toutes les circonstances qui avaient amené et entouré le meurtre d'Halberger.
Le crime avait été accompli par des Indiens. Le gaucho n'avait aucun doute touchant ce fait, qu'il avait pu lire écrit sur le terrain parcouru par les empreintes des chevaux. Cependant l'idée leur vint aussi qu'il n'était pas impossible que les soldats du dictateur l'eussent exécuté. En effet, bien qu'éloignés de la présence du despote, le naturaliste et sa famille ne s'étaient jamais sentis hors de la portée des entreprises de cet homme redoutable. La migration du chef Tovas les avait d'ailleurs en quelque sorte laissés sans protection. Francia pouvait en avoir été instruit et avoir envoyé une troupe de ses cuarteleros pour assouvir cette lâche vengeance.
Cependant, sans nier que le dictateur fût bien capable de cette cruauté, Gaspardo ne la lui attribuait pas. Si les traces des chevaux eussent appartenu à des cuarteleros, leurs bêtes ou au moins quelques-unes d'entre elles eussent été ferrées. Il avait suivi leurs traces pendant une distance considérable, jusqu'au moment où il avait reconnu l'impossibilité de pousser plus loin; il les avait examinées avec le plus grand soin, et il n'avait pas trouvé, à l'exception d'une seule dont la vue le fit tressaillir, les empreintes de fer qu'eussent laissées les cavaliers de Francia. Il était donc sûr que les assassins étaient Indiens et que Francesca avait été emportée par eux vivante. L'unique empreinte de fers qu'il eût découverte était évidemment celle du poney sur lequel était partie Francesca.
Quels Indiens avaient commis le crime? Ils ne connaissaient que les Tovas, mais il en existait d'autres. Ce ne pouvait pas être des Tovas, dont le vieux et vénérable chef avait été souvent leur hôte et toujours leur protecteur. Une amitié si longue et si éprouvée ne pouvait aboutir à une catastrophe si terrible et si soudaine.
Gaspardo ne le pensait pas, et Ludwig rejeta cette supposition.
Chose étrange, Cypriano fut d'un avis contraire!
Lorsqu'on lui demanda ses raisons, il les donna. Elle venaient plutôt de son cœur que de sa tête, et cependant elles étaient pour lui pleines de probabilité.
Il se rappela que le chef des Tovas avait un fils, un jeune homme un peu plus âgé que lui-même. Ludwig et Gaspardo s'en souvenaient aussi. Cypriano avait observé un fait qui avait échappé à l'observation de son cousin et du gaucho: les yeux du jeune Indien s'étaient arrêtés souvent avec admiration sur les traits charmants de Francesca!
L'affection de Cypriano pour sa cousine contenait une certaine somme de jalousie qu'il ne s'expliquait pas, mais qui lui donnait une clairvoyance qui pouvait manquer à un frère.
Si muettes, si respectueuses qu'elles fussent, les attentions du jeune Indien pour sa cousine, que Cypriano chérissait, loin de plaire à celui-ci, lui avaient donc été particulièrement désagréables,--et, pour tout dire, elles lui avaient laissé un souvenir qui dominait tout en ce moment.
Le père du jeune Indien était l'ami d'Halberger, mais le fils n'avait pas les mêmes raisons que le père pour que cette amitié lui fût sacrée.
--C'était une nature sombre et violente d'ailleurs. Cypriano, élevé à côté de Francesca, s'était, sans se l'avouer à lui-même, sans en rien dire en tout cas, complu à rêver que, le temps aidant, la gentille compagne de ses jeux pourrait devenir celle de sa vie entière.
Pourquoi le jeune Indien n'aurait-il pas pensé comme lui? Était-il dès lors déraisonnable d'imaginer que le projet lui fût venu de ravir Francesca, dans un âge encore assez tendre pour qu'elle pût oublier, au milieu des habitants de la tribu, les habitudes de la vie civilisée.
L'affaire prenait un aspect nouveau qui changea le ton de la discussion. Ni Ludwig, ni Gaspardo n'étaient en mesure de nier qu'il n'y eût quelque raison dans ce que disait Cypriano. Tous deux furent amenés par là à trouver que ses conjectures pouvaient être fondées.
Quoi qu'il en fût, il n'y avait qu'une seule ligne de conduite à adopter. Il fallait aller chercher les Tovas dans la nouvelle localité qu'ils habitaient. Si la tribu tout entière ou seulement une portion, s'était rendue coupable du double crime, le chef Naraguana ne manquerait pas d'en faire justice, même sur son propre fils, Gaspardo en était convaincu.
Si les Indiens d'une autre tribu avaient commis l'assassinat et l'enlèvement, Naraguana aiderait ses amis à venger le meurtre et à faire rendre la liberté à la jeune fille.
Si la malheureuse famille d'Halberger eut vécu sur la frontière de l'Arkansas ou du Texas, la première pensée du gaucho et des deux jeunes garçons aurait été de rassembler autour d'elle une troupe de hardis trappeurs, ses plus proches voisins, et de poursuivre immédiatement les sauvages. Mais au Chaco les plus proches voisins de la famille d'Halberger étaient à Asuncion, et ceux-là, même en leur supposant le courage, la hardiesse et la volonté de venir à leur secours, ne l'eussent pas osé dans la crainte d'encourir la colère du dictateur.
Aucun d'eux ne songea donc à réclamer de secours du Paraguay. Ils n'avaient d'espérance qu'en eux-mêmes et dans l'amitié du chef Tovas. Il fut décidé qu'on partirait à la recherche de la jeune fille.
Cypriano lutta en vain contre la décision qu'avait prise Ludwig de faire partie de l'expédition.
«Il a raison, avait dit sa mère. Je n'ai besoin de rien tant que vous ne m'aurez ramené Francesca. Nos serviteurs suffiront à la garde de la maison, et d'ailleurs... qu'importe ce qui peut m'arriver.»
Sur ce mot Ludwig avait failli renoncer à sa résolution.
«Je veux que tu partes, avait répété sa mère.»
Une autre nuit se passa sans sommeil dans la demeure du naturaliste,--son dernier propriétaire seul y reposa sans rêve et sans inquiétude.
Les premiers rayons du soleil du matin brillèrent sur le sol humide encore d'une tombe nouvellement creusée; avant que la terre ne se séchât, on put voir trois cavaliers harnachés et approvisionnés pour un long voyage, s'éloigner de l'estancia solitaire, tandis qu'une femme en vêtements de deuil s'agenouillait sous la verandah et envoyait au ciel ses plus ferventes prières pour le succès de l'expédition.
Retournons sur nos pas. Pendant que le corps inanimé de Ludwig Halberger gisait encore, seul et silencieux à l'ombre des algarrobas, nous verrons à peu de distance une troupe de cavaliers se diriger à travers la pampa et fuir à n'en pas douter le théâtre de l'assassinat.
Leur costume et la couleur de leur peau les faisaient reconnaître pour des Indiens; cependant l'un d'eux se distinguait des autres par ses vêtements et son teint; c'était un homme blanc et appartenant à la race castillane. Tous les autres cavaliers étaient des jeunes gens dont pas un ne dépassait l'âge de vingt ans; chacun portait à la main une javeline et des bolas(1) pendues sur l'épaule ou accrochées à l'arçon de la selle.
Note 1: Les balas ou boladiores sont une arme indienne adaptée par tes gauchos. On en trouvera plus loin la description.
Tous étaient montés sur de petits chevaux nerveux à longue crinière et à longue queue. Deux d'entre eux avaient pour selle un recado (2), le reste n'avait pour en remplir l'office qu'un morceau de peau de bœuf ou la peau du cerf des pampas. Dans tout le cortège on n'aurait pas trouvé un étrier ou un éperon; pour bride, une courroie de cuir cru nouée autour de la mâchoire inférieure du cheval, permettait à ces cavaliers de guider leurs montures avec autant d'adresse qu'au moyen d'un mors mameluc (3).
Note 2: Selle employée par les Américains du Sud.
Note 3: Le cruel mors mameluc est employé par les Mexicains et Sud-Américains. Il a été introduit par les conquistadores et vient des Maures.
Il y avait là en tout une vingtaine d'hommes, sur lesquels dix-neuf étaient vêtus de la même façon, bien que la matière de leurs vêtements fut différente. C'était le plus simple des costumes. Leurs corps étaient couverts de la poitrine jusqu'à la moitié de la cuisse par un court vêtement ressemblant au sarreau des Indiens du nord; elle n'était pas lissée, c'était simplement la peau d'une bête sauvage. Pour les uns c'était la robe rouge du puma, chez d'autres la fourrure mouchetée du jaguar et du yagnarundi, ou celle du chat gris des pampas, du loup aguara, de la mutria ou loutre, ou bien encore la sombre peau du grand mangeur de fourmis (4). On voyait sur eux la dépouille de presque toutes les espèces connues des quadrupèdes du Chaco.
Note 4: Appelé quelquefois ours aux fourmis. Il en existe quatre espèces distinctes dans l'Amérique du Sud.Mayne Reid.
(La suite prochainement.)
Logement d'un Cabecilla.--Manière dont les carlistes pratiquent les réquisitions.--Habitation d'un contrebandier.--Passage en fraude des armes et munitions de guerre.--La Bidassoa.--Les trois premières bandes organisées.
Le lendemain de cette étrange revue où j'avais pu me faire une idée de ce qu'était une bande carliste, je m'empressai d'aller voir le colonel Martinez, qui m'avait promis de curieuses révélations sur l'insurrection qui était à ses débuts. Il logeait avec son secrétaire, jeune homme d'une vingtaine d'années, parlant très-bien, chose fort utile dans ce pays, le français, l'espagnol, le basque et le catalan, dans une ferme isolée aux environs de Vera. Contrairement à nos officiers en garnison qui vont se loger aux centres des villes, dans les plus beaux quartiers, les cabecillas recherchent de préférence les endroits les plus écartés pour leur résidence momentanée; ils ont le soin même d'en changer très-souvent. Ce fut donc après avoir traversé une vaste écurie remplie de vaches et de moutons, plus, trois réduits obscurs, que je parvins, non sans peine, dans une vaste chambre du rez-de-chaussée, où le colonel prenait le chocolat devant une vieille table délabrée. Un grabat et deux bancs en bois composaient tout l'ameublement de cette pièce.
--Vous voilà, me dit-il, en venant à moi avec cette bonhomie qui forme le fond de son caractère. Je vous attendais. Asseyez-vous là et prenez le chocolat avec moi. Je vais vous donner des nouvelles qui assurément vous intéresseront, en votre qualité de journaliste en quête de ce qui va se passer en Espagne.
Le colonel m'apprit alors que les sept cabecillas avec lesquels j'avais dîné la veille étaient partis, pendant la nuit, pour aller commander des bandes qui se formaient en Navarre, dans le Guipuzcoa, en Biscaye et dans l'Alava.
--Le mouvement insurrectionnel se généralise partout dans les quatre provinces, me dit-il, et avant huit jours, le gouvernement de l'usurpateur italiano aura de leurs nouvelles. Mais ce qui nous intéresse le plus en ce moment, c'est que nous recevons des armes et des munitions cette nuit. Je viens d'en être avisé par un de nos courriers. Des armes et des munitions! voilà ce qu'il nous faut maintenant; quant aux hommes, ils ne nous manqueront point, ajouta-t-il, avec la foi et la conviction d'un illuminé politique.
--Puis-je vous demander, sans indiscrétion, colonel, lui dis-je, comment les armes et les munitions peuvent vous parvenir ici de l'étranger? Si j'en juge par la surveillance rigoureuse que le gouvernement français fait exercer sur la frontière, cette contrebande de guerre doit avoir de grandes difficultés pour franchir les Pyrénées.
--C'est précisément de France, qu'a été expédié l'envoi que j'attends cette nuit; avec des hommes dévoués et de l'argent, ajouta-t-il, on parvient à tout, même à tromper la surveillance de la douane et des gendarmes! Il y a du danger, sans doute; mais quand on sert une cause aussi noble que la nôtre, il faut savoir le braver. C'est ce que nous faisons.
Après la pénurie d'argent, la nécessité de se procurer des armes et des munitions m'a toujours paru une des plus grandes difficultés qu'ait à surmonter l'insurrection carliste. Telle était ma conviction, et j'en fis part au colonel.
--L'argent! l'argent! s'écria-t-il avec un air d'insouciance philosophique, c'est l'affaire de la junte! Elle saura bien en trouver. En attendant, nous battrons monnaie avec les réquisitions. Quant aux armes, j'avoue qu'il n'est pas aussi facile de s'en procurer; mais on y parviendra tout de même. Désirez-vous, au reste, en connaître le secret?
--Je ne demande pas mieux, colonel, lui répondis-je. Je ne voudrais pas, pourtant, abuser de votre complaisance et de votre discrétion.
--Vous n'abusez de rien du tout (ninguno), me dit-il. Vous êtes, n'est-il pas vrai, un ami de vieille date, et, de plus, un partisan dévoué de notre cause? Eh bien! je veux que vous soyez le témoin du moyen que nous avons de nous procurer de la contrebande de guerre, persuadé que vous pourrez vous-même nous venir en aide, le cas échéant.
Et se levant aussitôt de son banc, il s'avance vers une fenêtre de la salle et se met à appeler de sa voix stridente:
--Francisco! Francisco!
Une minute après entre dans la chambre un grand gaillard d'une trentaine d'années, bâti en hercule, et portant le béret et le costume des Basques espagnols, qui vint se poser fièrement devant nous.
--Francisco, mon ami, lui dit aussitôt le colonel, ce monsieur (el senor), en me désignant, est un de nos partisans; tu le prendras avec loi dans ton expédition de cette nuit et je te mets à sa disposition pour tous les renseignements qu'il désirera avoir. Tu l'attendras à ton caserio (ferme), où il ira te rejoindre dans la journée; tu entends bien?
--Il suffit, colonel, se contenta de répondre Francisco; vos ordres seront fidèlement exécutés.
Et ôtant son béret il sortit lentement de la chambre, comme il y était entré.
--Maintenant, vous pouvez disposer de Francisco en toute confiance, ajouta le colonel; c'est le plus hardi contrebandier de la contrée et un des serviteurs les plus dévoués à la cause légitime qu'il soutient, comme son père et sou aïeul l'ont soutenue depuis cinquante ans. En attendant que vous alliez le rejoindre à son caserio, je vous emmène avec moi jusqu'à Yanci, où j'ai une petite affaire de réquisition à régler dans ce village.
On vient de voir que le brave colonel ne se préoccupait guère de l'argent nécessaire pour faire la guerre, laissant à la junte le soin de s'en procurer, et qu'en attendant il battrait monnaie avec les réquisitions. C'est ce nouveau mode de se procurer des fonds que j'étais appelé à voir fonctionner.
Yanci est un petit village, peu éloigné de Vera, situé sur la route de Pampelune, aux pieds des montagnes, entre Vera, Eychalar et Lessaca, dans une riche et belle vallée. Dans ce village se trouve une superbe fabrique de porcelaine et de poterie, dont le propriétaire, M. D..., est très-riche et passe pour avoir des opinions libérales. Un carliste et un libéral sont, dans les provinces insurgées, deux adversaires impitoyables. Rien n'est plus enraciné dans ce pays que les haines politiques. Sous le règne d'Isabelle et surtout sous la régence de la reine Christine, pendant la guerre de Sept ans, les deux partis étaient constamment en hostilités ouvertes. Le vaincu devenait toujours la victime du vainqueur. Cette tradition ne devait pas se perdre. La bande commandée par le colonel Martinez, à peine organisée, avait fait, dans les environs, la chasse aux libéraux, et s'était emparé tout naturellement de la personne de M. D..., propriétaire de la fabrique d'Yanci, et l'avait emmené prisonnier à Vera. La rançon exigée pour sa mise en liberté était de 5,000 douros, soit 25,000 francs. Les parents et amis du prisonnier ayant discuté ce chiffre comme étant trop élevé auprès du colonel Martinez, celui-ci, excellent homme au demeurant, l'avait réduit, par un accord mutuel, à 12,000 francs. C'est la somme que devait aller toucher le colonel à Yanci, tout en ramenant le prisonnier au sein de sa famille; et c'est à la remise de la somme et du prisonnier que le colonel voulut me faire assister.
En conséquence, avant le départ, à midi précis, dans l'auberge d'Apestegui, fut servi un plantureux repas auquel assistaient le prisonnier, son gendre, deux autres membres de sa famille, le notaire d'Eychalar, le colonel Martinez et moi. On mangea et on but absolument comme si l'on eut assisté à une noce; et la conversation, sans être très-gaie, ne fut pas trop triste. Tout se passa donc selon les règles d'une politesse de convention entre rançonneurs et rançonnés. Celui qui, dans ce tableau de famille, devait faire la plus triste figure, c'était moi qui, en définitive, ne m'y trouvais que comme spectateur.
Le repas terminé, une voiture-omnibus (coché), qui avait été, elle aussi, réquisitionnée par le colonel, pour la circonstance, vint nous prendre à l'auberge, et les convives, M. D..., le prisonnier en tête, ses parents, le colonel et moi, nous montâmes dans le véhicule. En moins de trois quarts d'heure, les chevaux brûlant le pavé, nous arrivâmes à Yanci, dans la vaste cour de la fabrique. Ici, transports de joie et grande réception de la part de Mme D... et de ses enfants qui, revoyant leur mari et leur père, se jetèrent à son cou au milieu de l'allégresse des serviteurs de la maison. On introduisit ensuite la compagnie dans un vaste salon, où l'on nous servit à tous des rafraîchissements en abondance. Dans l'intervalle, on apporta sur la table le prix de la rançon, soit 12,000 francs en doublons. Le payement s'en effectua consciencieusement et sans la moindre récrimination de part et d'autre. Je n'avais jamais vu autant d'or d'Espagne amoncelé pour représenter cette somme, qui tient si peu de place en billets de banque.
L'INCENDIE DE L'OPÉRA.--Aspect du Boulevard des Italiens
pendant l'incendie.
Dès que la rançon fut bien et dûment vérifiée, le colonel, qui avait gardé pendant l'opération un majestueux silence, se contenta d'en mettre le montant dans sa sacoche et se leva de son siège avec gravité; tout le monde l'imita. Puis, saluant avec la formule en usage en Espagne: Que Dieu vous garde! il se dirigea vers le coché, qui nous attendait dans la cour de l'immense usine, accompagné de tous les membres de la famille, qui lui firent ostensiblement mille démonstrations d'amitié, auxquelles le colonel ne répondait que par des signes de tête très-peu sympathiques, sachant sans doute, par expérience, ce qu'elles signifiaient en matière politique. Et le cochera fit partir aussitôt ses chevaux dans la direction de Vera.
Je dois constater que pendant le trajet, le colonel ne murmura pas un seul mot d'approbation ou d'improbation relativement à ce genre de réquisition. Il se contenta seulement de me répondre à quelques observations que je lui faisais sur cette scène vraiment attendrissante à laquelle je venais d'assister:--«Ce sont les lois de la guerre!»
Depuis cette époque, j'ai vu bien d'autres réquisitions opérées par les bandes carlistes, et je reconnais qu'elles étaient loin de ressembler à celle-ci par le côté des procédés polis et honnêtes. J'ai vu des maisons isolées et des villages entiers envahis par les bandes. Dans les premières on enlevait brutalement bœufs, vaches, provisions et argent; dans les seconds l'alcalde (maire) était invité, sous peine de la vie, de faire apporter, dans le délai de deux heures, sur la place publique, une contribution de vivres, d'habillements et d'argent dont le cabecilla frappait les habitants séance tenante. Et la réquisition était fournie à l'heure fixe! J'observerai néanmoins que ces réquisitions ne frappaient que les localités et les habitants qui passaient pour être hostiles à la cause de don Carlos. J'aurai occasion, du reste, dans la suite de mon récit, de faire connaître ces genres de réquisitions.
Arrivés à Vera à trois heures du soir, le colonel Martinez me quitta pour aller donner des ordres à ses lieutenants, m'engageant, de mon côté, à me rendre au caserio de Francisco, si je voulais assister à la réception des armes qu'on attendait de France. Ce que je m'empressai, de faire.
L'habitation de Francisco est située à une lieue environ de Vera, dans la direction d'Irun, entre deux montagnes formant une gorge profonde et à un kilomètre de la rive gauche de la Bidassoa. Cachée au milieu des forêts et dans le fond d'un ravin entouré de gigantesques rochers, il est impossible de la découvrir à moins d'y être conduit par un guide qui soit lui-même contrebandier, c'est-à-dire un des agents de Francisco. Ce fut donc à l'aide d'un de ces guides, du nom de Manuel, que je parvins, en suivant les sentiers abruptes de la montagne, à découvrir la demeure où je devais me rendre.
Il était cinq heures du soir et nuit close lorsque j'arrivai devant un immense bâtiment à quatre façades et n'ayant que de rares ouvertures, bâti au fond d'un ravin; c'était l'habitation de Francisco. Les aboiements de quatre ou cinq chiens des Pyrénées ayant annoncé l'arrivée d'étrangers, Francisco vint me recevoir sur la porte d'entrée.
--Vous êtes en retard, me dit-il; je vous attendais depuis trois heures, et j'ai déjà expédié mes hommes et mes mulets en avant. Nous irons les rejoindre bientôt. Venez, en attendant, vous reposer un instant et vous rafraîchir, c'est-à-dire s'abreuver du vin de Navarre.
En pénétrant dans l'intérieur de l'habitation, ce qui me frappa tout d'abord, ce fut l'obscurité qui régnait dans la vaste salle où je fus introduit, malgré l'éclat d'une grosse lampe qui l'éclairait. Je fis part de mon étonnement à Francisco, qui me répondit avec un air malin:
--A nous, contrebandiers, il ne, faut ni le grand jour, ni les clartés brillantes; l'obscurité convient bien mieux à notre profession. Que serait-ce, senor, si vous entriez dans mes souterrains et mes cachettes?
Et il m'expliqua alors que sa maison avait été depuis longtemps construite par un de ses ancêtres, spécialement en vue de faire la contrebande sur une vaste échelle. Sa situation à peu de distance de la Bidassoa, qui sert en cet endroit de frontière entre la France et l'Espagne, avait été choisie uniquement pour exercer cette industrie, et que les cachettes pratiquées dans les souterrains n'avaient d'autre destination que de déjouer toutes les recherches des douaniers et des gens de la justice provinciale.
Je savais, au reste, par ma propre expérience, que les bords de la Bidassoa, tant du côté d'Espagne que du côté de France, sont largement exploités par les contrebandiers des deux pays, dont la plupart font de brillantes affaires. Le traité de 1659, passé entre les deux gouvernements voisins, qui a rendu cette rivière neutre à partir du pont d'Anderlassa, où commence la limite terrestre, jusqu'à son embouchure dans l'Océan, près d'Hendaye, a donné lieu à une fraude incessante. Des barques chargées d'articles de contrebande pouvant naviguer librement sur les eaux de la Bidassoa, sans payer des droits, tant que le bateau ne touche pas l'un ou l'autre bord, il arrive qu'on trompe facilement la surveillance des douaniers sur le véritable point du débarquement. C'est ordinairement la nuit que le bateau contrebandier, après s'être montré pendant toute une journée aux regards des douaniers, allant et venant sur la rivière, disparaît tout à coup et va débarquer sa cargaison en un endroit ignoré de ces derniers et à leur grand désespoir.
Six heures ayant sonné à la pendule du caserio, Francisco se leva de son siège et prenant son maquilla, long et gros bâton basque garni de fer à ses deux extrémités:
--Voici le moment de partir! me dit-il; suivez-moi si vous voulez être dans le bon chemin, car le temps est brumeux et les sentiers sont glissants.
Nous voilà en marche par une nuit d'hiver des plus obscures. Du caserio au pont d'Anderlassa, la distance n'est que d'un kilomètre environ; nous la franchissons assez prestement, malgré la raideur des sentiers de la montagne que nous avions à descendre. Un poste de miqueletes, qui forment un corps de troupes entretenu aux frais de la province de Guipuzcoa, gardait le pont, remplissant les fonctions de receveurs de la douane.
Francisco salue, en passant, les hommes de service, leur donne des poignées de main et descend jusqu'au bord de la rivière, où se trouvait une petite barque dont il est propriétaire. Nous y sautons, et la détachant avec la prestesse que les Basques mettent dans toutes leurs actions, il la dirige vers la rive opposée.
--Nous voici en France, me dit-il en mettant le pied à terre. C'est ici qu'il faut être sur ses gardes. Le douanier français est plus retors que le carabinero. Mais je connais l'un et l'autre; et ils me connaissent aussi, ajouta-t-il avec une certaine fierté qui n'était pas exempte d'orgueil et de menaces.
De la rive française à l'endroit convenu entre Francisco et ses hommes, où devait se trouver la contrebande de guerre, la distance était de trois heures dans la montagne. Nous avions déjà fait la moitié du trajet, non sans être, de mon côté, très-fatigué, lorsque passant près d'une ferme isolée, du nom de Martingaud, Francisco me voyant gravir avec peine des sentiers abruptes:
--Tenez, caballero, me dit-il, vous n'avez pas le pied montagnard, et vous ne pourriez me suivre plus loin; allez m'attendre ici, chez Michel (c'était le nom du propriétaire de l'habitation) et nous vous prendrons à notre retour, car aussi bien nous devons y faire une halte.
J'avoue que cette proposition ne me déplut pas, n'étant pas habitué, par la nuit obscure qu'il faisait, à gravir d'horribles chemins perdus dans les montagnes comme ceux que je venais de parcourir, et je me hâtais d'aller me réfugier dans l'habitation de Michel.
Il existe dans cette contrée, le long de la frontière, plusieurs de ces maisons isolées dont la destination mystérieuse est d'abriter les contrebandiers, de les loger et de les héberger, moyennant finances. Inutile, d'ajouter que les propriétaires de ces habitations sont tous carlistes. Je fus introduit dans une immense salle où je trouvais une douzaine d'individus qui devisaient en buvant, devant le foyer, où brûlait un feu monstrueux alimenté par des troncs d'arbres. Je pris place à côté d'eux, et comme on leur avait dit, sans doute, que j'étais un protégé du colonel Martinez, ils continuèrent sans se gêner leur conversation, qui me parut rouler sur l'insurrection. C'est du moins ce que je préjugeais d'après l'animation de leur entretien en langue basque.
Un d'entre eux me voyant silencieux, et par politesse sans doute, voulut bien m'initier dans leur conversation.
--Vous êtes, me dit-il, un ami du colonel Martinez, et à ce titre je puis vous dire qui nous sommes et le sujet de notre discussion. Nous allons à Vera pour nous enrôler dans la bande de Martinez. Une question s'agite entre nous: faut-il franchir la Bidassoa et nous rendre à notre destination par la route de Pampelune, gardée par les carabineros? ou bien est-il plus sûr pour nous de suivre les montagnes et d'y arriver par le chemin de Pena-Plata?
--Je crois, lui dis-je, avec l'assurance d'un partisan consommé, ce que j'étais loin d'être intérieurement, que cette dernière route, quoique la plus longue, est la moins périlleuse pour vous, attendu qu'elle n'est pas gardée par les troupes du gouvernement.
--C'est aussi mon avis, que je ne puis faire partager à mes camarades, qui veulent aller rejoindre la bande par la voie la plus courte.
--Vous voyez, leur dit-il, que le caballero, en me désignant, qui est très-expert dans la guerre de partisans, et de plus un ami du colonel, pense qu'il nous faut suivre le chemin des montagnes et non celui de la Bidassoa.
Comme les camarades ne paraissaient pas trop vouloir se rendre à mon avis, et que la discussion allait recommencer inutilement, j'y coupai court en leur disant:
--Au surplus, Francisco ne peut tarder de venir me rejoindre ici, et avec lui vous pourrez peut-être mieux vous entendre.
A ce nom de Francisco, qui jouissait dans la contrée d'une considération et d'une réputation sans égales, tous les volontaires furent unanimes pour attendre l'arrivée du fameux contrebandier et se ranger à son avis. En attendant, on se mit à boire, et les Basques, en général, s'acquittent fort bien de cette fonction, ainsi que je puis l'affirmer, en ayant été maintes fois le témoin oculaire.
A onze heures ou minuit environ, la porte de l'habitation s'ouvrit tout à coup discrètement et Francisco, suivi de huit grands gaillards tout couverts de neige, fit son entrée dans la salle commune où nous étions réunis, les membres de la famille, les volontaires et moi. Et sans perdre de temps, venant droit à moi:
--Nous sommes là, me dit-il à demi-voix; tout est prêt, il faut partir!
Pendant que je me dirige vers la porte de sortie, Francisco dit quelques mots aux volontaires, et tous ensemble, enrôlés et contrebandiers viennent à ma suite. Au-devant de la porte stationnaient douze mulets chargés de caisses renfermant des armes, des munitions et des gibernes. Le cortège se mit aussitôt en marche à travers les montagnes, sous la direction de Francisco.
Quel est le chemin que nous suivîmes? Comment Francisco fit-il pour nous faire éviter des précipices dont ces montagnes sont remplies? C'est ce que je ne pourrais dire. Toujours est-il qu'à quatre heures du matin nous entrions tous, sains et saufs, dans Vera, où chacun se rendit à ses affaires. Quant à moi, j'allais à l'auberge pour prendre un repos que j'avais bien gagné et dont j'avais extrêmement besoin.
Le colonel Martinez, enchanté d'avoir des armes et des munitions, vint me voir dans la journée et m'engagea à rester quelques jours encore à Vera, où j'assistai à la formation de deux nouvelles bandes: celle de Sorouëta, qui s'établit à Lessaca, et celle d'Etchegoyen, qui alla prendre sa garnison à Oyarzun. Ces deux bandes et celle du colonel Martinez furent les trois premières organisées dès le commencement de l'insurrection; et Vera, Lessaca et Oyarzun les trois seuls postes carlistes dont celle-ci disposa jusque vers la fin du mois de février.
Le but de mon excursion étant atteint, je retournai à Irun, mon quartier-général, à moi. Le colonel Martinez voulut m'accompagner jusqu'à moitié chemin, malgré le danger qu'il avait à courir. En me quittant, ce brave officier, un peu trop enthousiaste de son naturel:
--Adieu, me dit-il; nous nous reverrons bientôt, sinon ici, du moins à Madrid!
H. Castillon (d'Aspet).
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, par MM. Ch. Daremberg et Emu. Saglio. (Hachette et Cie.)--La Librairie Hachette vient à peine de terminer ce monument qui s'appelle le Dictionnaire de la Langue française, de M. E. Littré, qu'elle entreprend la publication d'un monument littéraire nouveau, le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, d'après les textes et les monuments. La vie publique et privée des anciens est aujourd'hui, on peut le dire, perçue à jour. On connaît dans toutes ses manifestations cette vie antique. Les érudits de ce temps reconstituent, en quelque sorte, mois par mois, l'existence d'un Cicéron ou d'un Démosthène. Sur ce point, la science française peut offrir des modèles à l'orgueilleuse science allemande. Mais tout le monde, après tout, n'est point Gaston Boissier ou un Georges Perrot, et bien des érudits ne sauraient expliquer couramment, comme va le faire le présent Dictionnaire, les termes qui se rapportent aux mœurs, aux institutions, à la religion, aux arts, aux sciences, au costume, au mobilier, à la guerre, aux métiers, aux monnaies, à tout ce qui est, en somme, l'antiquité prise dans sa vie quotidienne, intime ou collective. C'est précisément ce que prétend faire ce Dictionnaire des Antiquités, rédigé par un groupe d'écrivains spéciaux, d'archéologues, de professeurs, de savants. M. Saglio, dont l'érudition est connue, a pris la direction de ce travail, tout d'abord commencé par lui en collaboration avec M. Charles Daremberg, trop tôt enlevé aux lettres françaises. On ne saurait juger, dès à présent, un tel livre, qui ne comprendra pas moins d'environ vingt fascicules (il en paraîtra trois ou quatre par an). Mais il importe de le signaler comme un des ouvrages qui devront faire le plus d'honneur à notre science nationale.
Rien n'a été négligé pour faire de ce Dictionnaire des Antiquités à côté duquel le livre que traduisit M. Chéruel n'est plus qu'un résumé, une œuvre monumentale. L'impression est admirable et claire; les figures, fort nombreuses dans le texte, ont un caractère tout à fait scientifique et artistique. Ce sont des illustrations au trait, d'une netteté absolue, dans le genre des compositions célèbres de Flaxman, mais bien autrement vraies et, pour tout dire absolument exactes. Les gens du monde, autant que les chercheurs, prendront goût et trouveront profit à feuilleter, à étudier ce Dictionnaire. Ne faut-il pas être, comment dire? un peu savant soi-même pour admirer à loisir un tableau de Gérôme ou une composition d'Alma Tadéma. Le premier fascicule de l'œuvre actuelle nous promet une somme énorme de science toute condensée, toute réunie, toute classée. On y trouve déjà des articles définitifs sur Achilles, sur l'Acropole, les Acta populi, les Acta militaria etc., sur l'Adoption, sur Æneas, bref sur tous les noms anciens compris entre A. et Agr.
Ce maître-livre est digne de la maison Hachette qui commence en même temps un Molière (annoté par M. Despois) dans sa collection des Grands Écrivains, qui continue sa curieuse Bibliothèque des Merveilles, achève l'Histoire de France de M. Guizot, réédite Saint-Simon dans un format portatif, crée un journal d'enfants, le Journal de la Jeunesse, et a complété une Bibliothèque militaire qui restera, en somme, un modèle de bibliothèque sommaire à l'usage des officiers. Ce sont là de beaux et bons livres.
Histoire d'Héloïse et Abailard, par Marc de Montifaud. (1 vol. in-32).--Je suis bien en retard avec ce joli volume; c'est que j'ai hésité longtemps à en parler, Ou du moins à en parler ici. Il est écrit d'un ton si brûlant, si passionné qu'en vérité je n'oserais le recommander à mes lecteurs habituels, et, d'autre part, il est si vaillamment écrit, si coloré, si entraînant que je ne voudrais point passer pour un critique morose et faire la moue à cette œuvre d'art. Autant vaudrait, comme dit M. Marc de Montifaud, faire le procès de Phidias, parce qu'il a tiré des formes séduisantes d'un bloc de marbre. On s'imagine tout ce qu'une plume émue peut tirer d'une légende aussi séduisante que celle d'Héloïse et d'Abailard. La rue du Chantre, le monastère d'Argenteuil, le Paraclet sont les décors superbes où M. M. de Montifaud a placé ses duos d'amour. On éprouve parfois, à les écouter, la griserie qui vous prend après l'acte du jardin du Faust de Gounod. Et pourquoi la plume ne pourrait-elle exprimer ce qui est librement permis à la musique? «L'accent qui émeut est celui qui vous crée à travers l'histoire: J ai mon cœur humain, moi!» C'est cet accent qu'a recherché M. de Montifaud. Il l'a trouvé. Il a été même plus loin que le cœur humain; l'extase déborde parfois dans ces pages capiteuses. On perd pied; on s'enivre d'encens. Encore une fois, c'est là une œuvre d'art qu'il faut faire relier avec soin et mettre, en son vêtement artistique, sur un rayon de choix de la bibliothèque, mais un rayon peu accessible à tous.
Jules Claretie.
Le 25 octobre dernier a eu lieu dans la très-vaillante, très-patriote et très-jolie petite ville d'Avallon l'inauguration de la statue de Vauban.
Le temps était superbe et la foule immense.
Ajoutons que le même jour on inaugurait également l'embranchement de la voie ferrée destinée à relier la même ville au chef-lieu du département, Auxerre. La fête était donc double ou, pour mieux dire, les deux fêtes n'en faisaient qu'une, celle-ci devant seulement contribuer à l'éclat de celle-là.
En effet, à huit heures quarante-cinq du matin partait d'Auxerre un train spécial qu'on pourrait appeler le train des invités, car la compagnie avait accorde des réductions de prix assez importantes pour que l'on vit dans ces concessions une coopération marquée à la fête de l'inauguration de la statue de Vauban.
Dans le train se trouvaient M. le préfet de l'Yonne et son chef du cabinet, M. Provost, les généraux Doutrelaine et Maurandy et leurs aides-de-camp, MM. Bert, Lepère, Charton, Guichard, Bonnerot, Jacquillat, Larabit, Dethou, Masset, Flandin, Ribière, le comte de Villeneuve, Rampont, duc de Clermont-Tonnerre, Paqueau, etc.
Le train était conduit par M, l'ingénieur Raison, accompagné de ses chefs de service.
Les gares parcourues apportaient à chaque station un contingent considérable de voyageurs, et lorsqu'on arriva à Avallon, le train était littéralement encombré.
La cérémonie a commencé par un discours de M. Raudot, président de la commission pour l'érection de la statue.
Après ce discours, le général Doutrelaine a pris la parole, et ses accents émus ont fait vibrer toutes les cordes patriotiques de l'assistance.
Il appartenait à M. Mathé, maire de la ville d'Avallon, de mettre en relief le côté plébéien de Vauban. M. Mathé l'a fait avec une logique pleine d'élévation. C'est au nom du peuple et comme un homme du peuple qu'il a restitué à Vauban sa gloire la plus pure et la meilleure, celle d'avoir étudié le mal social, d'en avoir gémi dans sa propre grandeur, et d'y avoir cherché remède. Le discours de M. Mathé a été accueilli aux cris chaleureux et fréquemment répétés de: Vive la République!
La cérémonie s'est terminée par un banquet organisé dans la salle de la mairie, et présidé par le général Doutrelaine. Au banquet ont été portés les toasts suivants et dans l'ordre ci-dessous indiqué:
1º Le général Doutrelaine:
«Aux initiateurs du comité de la statue, à Vauban!»
2° M. Guichard:
«A l'armée!
«Oui! on peut compter sur l'armée, mais comme on doit compter sur un corps dévoué à la France, sans acception de forme politique, avec son drapeau tricolore pour étoile et pour boussole!»
3° M. le préfet de l'Yonne:
«Au maréchal de Mac-Mahon, au grand citoyen qui n'a d'autre politique que de se tenir à la disposition du pays pour le maintien de l'ordre!»
4° M. le général Maurandy:
«A l'armée, oui! mais à l'armée sur qui le pays peut compter; à l'armée qui saura maintenir et, au besoin, défendre l'ordre et la liberté!»
5° Le colonel Denfert:
«A l'éducation des masses!»
6° M. Houdaille:
«A la mémoire de Vauban!»
La statue de Vauban, qui est l'œuvre de M. Bartholdi, a été érigée sur la place de Lyon, au haut de l'escalier par lequel on monte à la belle promenade des Terreaux.
L'Opéra brûle! l'Opéra a brûlé! et, malgré la vivacité des préoccupations politiques, ce cri sinistre qui depuis cent dix ans retentit pour la troisième fois, a causé une profonde émotion. La salle qui vient d'être incendiée était, comme on le sait, une salle provisoire, construite à la hâte en 1820, pour remplacer celle dont la démolition avait été ordonnée après l'assassinat du duc de Berry.
Les bâtiments de l'administration, rue Drouot, occupaient tout l'ancien hôtel construit par Carpentier pour M. Bouret, et qui eut ensuite plusieurs propriétaires, entre autres M. de la Borde, M. de la Reynière, le duc de Choiseul. Sous la Révolution, cet hôtel devint une salle de ventes; on lisait sur la façade: Dépôt de beaux meubles. Plus tard on y installa le ministère de la guerre, ensuite le ministère du commerce et des manufactures, puis l'état-major de la garde nationale, et enfin l'Opéra.
L'architecte Debret avait élevé sur l'emplacement du jardin la scène, la salle et le foyer du public. De même qu'il avait approprié au service administratif du théâtre les bâtiments de l'hôtel, il utilisa dans la construction une grande partie de la menuiserie, de la charpente et des machines du théâtre de la rue Richelieu, qui avait été bâti en 1793, par Louis. On comprend combien ces bois, chauffés et séchés depuis quatre-vingts ans, ont fourni un aliment facile à l'incendie!
Les travaux commencèrent le 13 août 1820. L'ouverture eut lieu le 16 août 1821. La dépense atteignit le chiffre de 2,287,495 fr.
C'est dans cette salle que, dès l'ouverture, le gaz fut employé pour la première fois. Toutefois le théâtre était encore éclairé par des quinquets. En 1822 le gaz parut pour la première fois sur la scène; encore n'était-ce qu'un seul bec, faisant resplendir la Lampe merveilleuse d'Aladin. En 1833, une partie des décors fut éclairée au gaz, et c'est en 1858 seulement que son emploi fut étendu aux cintres et aux dessous. On voit par là combien on avait longtemps reculé devant les dangers que pouvait présenter ce mode d'éclairage.
Cette salle provisoire, construite légèrement, fut un objet constant de réclamations de la part des habitants du quartier. Cependant les précautions prises paraissaient suffisantes. Il ne se passait guère d'année sans qu'il y eût un commencement plus ou moins grave d'incendie. Toujours on parvînt facilement à se rendre maître du feu. Parfois même l'accident se produisit pendant une représentation sans que le public en eût connaissance.
En dehors de la surveillance exercée pendant le spectacle, un système de rondes organisé avec une précision mathématique était contrôlé par des compteurs.
Voici en quoi consiste cette organisation:
De place en place, sur le chemin désigné pour la ronde, des boîtes de fonte sont fixées à la muraille; chacune d'elle contient à l'intérieur une lettre. Le sapeur de garde tient à la main une petite boîte ronde en cuivre dite compteur, dans laquelle un mouvement d'horlogerie fait tourner un disque de papier. En passant devant la boîte de fonte, le sapeur y enfonce le compteur, à une place déterminée, et, à l'intérieur, l'empreinte de la lettre vient se reproduire sur le disque de papier; la lettre T, par exemple. Plus loin, et passant devant une autre boîte, le disque de papier, que le mouvement d'horlogerie aura fait tourner de quelques millimètres, recevra l'empreinte de la lettre H; plus loin encore, de la lettre E, et ainsi de suite. Si les rondes ont été faites à l'heure précise, en ouvrant le lendemain le compteur, on trouvera imprimé sur le papier, à des distances égales: T, H, E, A, T, R, E, D, E, L', O, P, E, R, A.
En ce moment on ne sait pas encore exactement comment le feu a pris. Une enquête minutieuse a lieu, et tant que le résultat n'en sera pas connu il serait téméraire de se prononcer. Vers onze heures des passants, des voisins ont aperçu de la fumée sortant des bâtiments sur la rue Rossini. Un des derniers témoins qui aient pénétré dans la salle de l'Opéra, M. Lanet, ancien commissaire de police du quartier, a écrit au Petit journal une lettre qui ne saurait recevoir une trop grande publicité et dont le but est de démontrer au public que, quelle que soit la gravité d'un incendie, les spectateurs ont toujours le temps de se retirer lentement, sans s'écraser dam les corridors. M. Lanet dit ceci: «A onze heures un quart les sapeurs ont eu les premiers indices du feu; ils l'ont découvert, attaqué immédiatement et, pendant près d'une heure, l'ont circonscrit dans le magasin des décors où il avait pris naissance, endroit qui fournit sur une scène de théâtre le plus d'aliments aux flammes, A minuit et demi, c'est-à-dire plus d'une heure après le commencement de l'incendie, je me suis introduit dans la salle par la grande entrée de la rue Le Peletier. Elle n'était envahie, à cette heure, que par une fumée assez intense, il est vrai, mais qui m'a permis d'arriver jusqu'à l'orchestre des musiciens.
Le feu ne put être arrêté. Une heure après la salle brûlait. Une heure après le foyer brûlait à son tour.
Pendant ce temps on organisait dans les bâtiments de l'administration le sauvetage de tout ce qui pouvait être emporté. A deux heures du matin on n'était pas certain de préserver les bâtiments de la rue Drouot. Les papiers et registres de la direction, les costumes, la musique, les meubles furent transportés dans les dépendances de la mairie. Les archives purent être déménagées avec ordre dans les voitures des commissaires-priseurs, mises immédiatement à la disposition de l'administration.
A quatre heures il n'y avait plus de danger à craindre pour toute cette partie du bâtiment. Le feu s'était arrêté aux gros murs de l'ancien hôtel. Tout le reste était consumé.
Vers six heures du matin un caporal de sapeurs était entraîné par la chute d'un plafond et recouvert par les débris de deux murs.
L'Illustration consacrera à ce douloureux accident un dessin et un article spécial.--Il y a eu, en outre, quelques blessés, la plupart, heureusement, peu gravement.
Presque tous les décors du répertoire sont détruits. Ceux dont les châssis étaient rentrés au magasin de la rue Richer ne sont même plus complets, les rideaux et les plafonds étant restés équipés au théâtre.
Presque tous les accessoires sont détruits.
Toutes les parties d'orchestre des ouvrages en cours de représentation, déposées pour plus de facilité dans un cabinet près de l'orchestre, ont été brûlées.
Les bustes du foyer ont été détruits. Parmi eux on doit surtout regretter le buste de Sully, et un magnifique buste de Gluck par Houdon. Tous deux avaient été sauvés lors de l'incendie de 1781.
Quelle que soit l'étendue de ce désastre on pouvait craindre qu'il ne fût plus grand encore. On avait toujours considéré comme probable que le feu, s'il venait à dévorer l'Opéra, se communiquerait aux maisons voisines et surtout aux passages. Un concours heureux de circonstances, l'énergie des secours aussitôt qu'ils ont pu être organisés, ont préservé le quartier d'une conflagration qui était sérieusement à redouter; et quand l'incendie était dans sa force, pas un officier de sapeurs, pas un architecte n'eût osé affirmer qu'il ne dépasserait pas les limites dans lesquelles on a pu le circonscrire.
Une intéressante note de M. Roulin, présentée à l'Académie lundi dernier, parlant de certains cas de monstruosité observés chez l'homme, à propos d'une double exhibition qui a lieu dans ce moment, à Paris, signale l'importance scientifique de ce nouveau sujet d'étude. Nous croyons donc intéresser nos lecteurs en reproduisant ici les dessins et les notes que nous confie notre correspondant, M. Duhousset, qui a examiné de près, dès leur arrivée dans la capitale, les phénomènes qui provoquèrent la note lue à l'Académie des sciences.
«J'ai été visiter Andrian Ieftichjew, phénomène poilu, qui excite la curiosité publique sous le nom Homme-Chien.
«N'ayant ni cheveux, ni barbe, ni moustaches, toute la face ainsi que le crâne et la partie postérieure du cou de ce curieux sujet disparaissent sous une abondance anormale de poils follets monstres qui; atteignent sur le front, le nez et les joues la longueur de la coiffure du chien griffon comme aspect et disposition des mèches, produisant au toucher la sensation qu'on éprouve en caressant un terre-neuve. Il est possible que cette invasion insolite ait amené l'atrophie du système pileux ordinaire, et il faudrait peut-être se garder d'aller chercher au delà d'une maladie de la peau pour en déterminer la cause. On sait depuis longtemps que les anomalies, voire même les déformations artificielles, surtout les altérations de la forme du crâne, nous fournissent des exemples de transmission par la génération, mais, outre que ces cas sont relativement peu nombreux, ils ne persistent pas, et l'état normal reprend ses droits sans que le moindre écart vienne de nouveau troubler son évolution.
Mâchoire de l'homme.
«Andrian a 55 ans, il est né en Russie, à Kostroma, dans les environs de Moscou; c'est un type commun, d'une stature ordinaire, d'une intelligence qui nous paraît bornée; on peut difficilement se rendre compte de ce que serait l'ensemble des détails de sa face; elle n'est pas prognathe, les yeux sont peu ouverts et bruns, légèrement allongés, ils paraissent maladifs; le cou est court et fort, les longs poils ne dépassent pas sa base. Le reste du corps, ainsi que ses bras et ses jambes robustes, n'offrent rien de remarquable quant au système pileux, qui paraît remplacé partout par de longs poils follets.
C'est un sujet tératologique peu grave qui n'a, comme obstacle à l'accomplissement des fonctions vitales, qu'un retard momentané dans la trituration des aliments, occasionné par la conformation exceptionnelle de la bouche.
L'HOMME-CHIEN.
«Le jeune enfant de trois ans qui l'accompagne et qu'on a lieu de prendre pour son fils, tant le cas d'hérédité immédiate se lit sur toute sa personne, peut aider à retrouver par sa face, non encore entièrement couverte, le type du père; il nous a paru plus intéressant que celui dont il semble devoir reproduire l'image. Nous avons étudié et dessiné avec soin, d'après cette petite figure intelligente, à l'œil brun et vif entouré de cils noirs, les implantations bizarres de ces poils qui, chez Fédor, ont la finesse et la blancheur de ceux du chat angora. Les plus longs partant de l'angle extérieur des yeux, après avoir formé les sourcils et longé la paupière inférieure, rejoignent ceux de la chevelure; un bouquet soyeux entre les yeux, une couronne au milieu du nez et une touffe à son extrémité, les moustaches s'unissent à des favoris assez longs. Les poils sur les bras sont fins et nombreux, la peau de la face est blanche comme celle du corps. L'intérieur de l'oreille est très-velu chez le père et le fils.
La Julia Pastrana.
«L'autre particularité de ces deux êtres est une anomalie remarquable dans le nombre des dents. Andrian a quatre incisives à la mâchoire inférieure et n'en possède qu'une à la supérieure; la gencive porte cependant la trace d'une seconde dent de même nature qui a disparu. Ou peut s'assurer, avec le doigt, que telle a été la seule dentition de ce phénomène; ce qui en reste est fortement usé et noirci par l'abus du tabac à fumer.
«Chez Fédor, quatre incisives temporaires inférieures et nulle autre. Au toucher, les arcades dentaires sont minces antérieurement et les inégalités alvéolaires manquent.
«Andrian Ieftichjew et son fils doivent avoir naturellement leur place dans les écrits scientifiques qui s'occupent de cette question. Buffon avait connaissance de la présence d'hommes à la face velue en Asie; il attribuait cela à une organisation particulière de la peau. Lui-même relate, dans son Supplément à l'histoire naturelle, avoir vu à Paris, en 1774, un compatriote des phénomènes actuels, dont le front et le visage étaient couverts d'un poil noir comme sa barbe et ses cheveux.
L'Enfant.
«Darwin dans son livre traitant de la variation des animaux, indique un rapport entre l'absence de poils et un défaut dans le nombre ou la grosseur des dents. Il cite, d'après Varrell, le peu de dents des chiens égyptiens nus et chez un terrier sans poils. Lcedgwick a observé chez l'homme plusieurs cas frappants de calvitie héréditaire, accompagnés d'un manque total ou partiel de dents. Le célèbre naturaliste anglais tire des citations précédentes une connexion entre l'absence de poils et une anomalie dans le système masticateur, soit le manque de dents, soit leur surabondance. M. Crawfurt a vu, à la cour du roi des Birmans, un homme d'une trentaine d'années dont tout le corps, les pieds et les mains exceptés, était couvert de poils soyeux et droits qui atteignaient sur les épaules et l'épine dorsale une longueur de cinq pouces; à sa naissance, les oreilles seules étaient velues. Il n'arriva à la puberté et ne perdit ses dents de lait qu'à l'âge de vingt ans, époque à laquelle elles furent remplacées par cinq dents à la mâchoire supérieure, quatre incisives et une canine, et quatre incisives à la mâchoire inférieure; toutes ses dents furent petites.
Mâchoire de l'enfant.
«Cet homme, du nom de Schwe-Maong, eut quatre filles; la dernière seulement lui ressemblait. Quant aux poils qui commencèrent à se montrer dans les oreilles, à l'âge adulte, cette dernière portait barbe et moustaches: cette particularité étrange avait donc été héréditaire. C'est probablement cette femme, née en 1822; que virent les officiers anglais qui mentionnent ce phénomène dans l'Inde, à Ava, en 1855, c'est-à-dire dans le même lieu où Crawfurt avait vu le père en 1824. La traduction de cet auteur anglais dans tout son développement, a été lue dernièrement à l'Académie par M. Roulin.
«Darwin relate encore, comme cas de ce genre, la Julia Pastrana, ayant une forte barbe, tout le corps velu ainsi que la face, surtout le front et le cou, et, comme particularité la plus intéressante, la présence d'une rangée double et irrégulière de dents aux deux mâchoires, ce qui donnait au sujet un très-fort prognathisme et un profil simien.--Je puis affirmer que Darwin se trompe en disant que la Pastrana avait deux séries de dents concentriques: j'ai constaté, chez un docteur de mes amis qui possède le moule en plâtre de la bouche de la chanteuse velue, que ses dents, assez mal distribuées du reste, se trouvent placées intérieurement à une affection hypertrophique des gencives, à la partie extérieure des deux os maxillaires. Cette affection, très-développée, remplissait tout le vestibule de la bouche et repoussait les lèvres en les tuméfiant et les tenant entr'ouvertes, ce qui ajoutait encore à l'aspect bestial du sujet. Après, avoir pris en considération l'anomalie que nous signalons, le diamètre antéro-postérieur de la bouche n'était réellement pas de nature à faire varier trop sensiblement l'angle facial.
«J'eus dernièrement l'occasion de questionner, au sujet de ce phénomène, un voyageur érudit qui a longtemps vécu en Amérique; il a pu me renseigner d'une façon très-précise sur Julia Pastrana, la chanteuse espagnole de l'Amérique du Sud, dite la Femme-Ours, qu'il connut au Canada vers 1858; elle était très-brune, de petite taille et bien proportionnée, avait les extrémités délicates, les ongles jaunes, une belle poitrine, le nombril très-proéminent et probablement coupé avec les dents comme cela se pratique fréquemment dans l'Amérique du Sud. Ses cheveux étaient longs, très-noirs, gros comme des crins de cheval, et sa barbe envahissante était rude; son front, chargé de poils jusqu'à ses sourcils épais, ombrageait des yeux doux et humides, bordés de longs cils noirs; sa face était surtout hideuse par le développement exagéré des lèvres à demi ouvertes, elle parlait difficilement et chantait en espagnol dans les cordes douces (mezzo-soprano). Les parties les plus velues étaient, après la figure, le dessus des épaules et des hanches, la poitrine et la colonne vertébrale. Sur les membres, la pilosité était surtout à la face interne.
«Pas de renseignements sur les ascendants.
«Je joins le portrait de la Julia Pastrana à ceux d'Andrian et de son fils. J'ai représenté ces derniers la bouche ouverte pour compléter l'observation, réunissant ainsi les deux particularités de ces phénomènes.
«On doit encore enregistrer le récit publié par le professeur Lombroso, qui décrit une jeune microcéphale toute poilue exhibée en Italie en 1871.
«Maintenant que conclure de tout cela? Combien d'auteurs traitèrent cette grave et insoluble question de la génération, depuis Pline qui signalait les irrégularités de la procréation humaine; Hippocrate, basant la constitution de l'enfant sur l'état de santé de la mère; les préceptes de Lycurgue recommandant la tempérance, les sages conseils hygiéniques de Plutarque, la sobriété, et tant d'autres dont finalement les opinions se résumèrent, pour l'antiquité, dans la croyance que l'enfant était susceptible de recevoir la ressemblance de telle ou telle personne, suivant l'imagination de la mère.--De nos jours, la question n'a pas fait beaucoup de progrès, on a cependant introduit un élément nouveau, celui de la réversion. Je ne doute pas qu'il ne se produise à propos du sujet qui nous occupe, et que l'on insinue que l'Homme-Chien ne soit un retour au type de l'espèce primitive, à la suite de générations et de croisements plus ou moins nombreux.
«J'estime qu'il est peut-être plus prudent d'enregistrer tout simplement deux faits tératologiques nouveaux, sans remonter aux ancêtres directs ou collatéraux pour établir un cas d'atavisme trop éloigné. Bornons-nous donc, pour aujourd'hui, dans l'ignorance où nous sommes des ascendants de ces deux faces velues, à constater le plus sérieusement qu'il nous sera possible le cas d'hérédité directe que nous avons sous les yeux, afin de le suivre à l'occasion dans sa descendance.»
E. Duhousset.THIERS
Thiers est une petite ville de seize mille âmes environ, appartenant au département du Puy-de-Dôme. Elle occupe les dernières pentes du Besset, le long desquelles dégringolent ses rues en escaliers comme pour aller tremper dans la Durolle leurs pieds de pierre.
Cette rivière tiendrait dans le creux de la main, ce qui ne l'empêche pas de faire autant de tapage que le Xanthe poursuivant de ses eaux courroucées «le magnanime Eacide». Discrètement d'abord elle naît au pied de la colline de Noirétable et semble devoir aller bien sagement et sans faire autrement parler de soi, expirer, à cinq ou six lieues de là, dans le sein de la Dore. Mais voilà que tout à coup, en approchant de Thiers, elle s'emporte, s'élance à travers les rochers, et, sous la ville, s'engageant dans une gorge profonde, passe furieuse, en mugissant.
Colère heureuse dont les habitants de Thiers ont su tirer le meilleur parti.
En effet, si leur ville est l'une des plus curieuses et des plus pittoresques de la France, comme nous le verrons, elle en est aussi l'une des plus industrielles. Et c'est à ce dernier point de vue qu'ils ont, ces habitants bien avisés, dompté la Durolle et utilisé sa force, qui fait marcher nombre de forges et de papeteries. Le cheval échappé a été bridé et sellé; il frémit, mais il obéit à l'éperon.
La principale industrie de Thiers est la fabrication des couteaux communs et demi-fins. C'est tout un monde. Disons-en quelques mots, qui en donneront une idée.
Note du Transcripteur: Illustration sans légende.
Représente présumément l'affûtage à demi mécanisé des couteaux.
Et d'abord, il y a couteaux et couteaux: les couteaux de table et les couteaux de poche; les premiers constituant la coutellerie non fermante; les seconds la coutellerie fermante. Un couteau non fermant se compose d'une lame, généralement en acier, terminée par une queue ou soie, destinée à entrer dans un manche en bois, en os ou en ivoire. Entre la lame et sa queue se trouve la bascule, embase saillante, chargée de protéger la nappe quand, après s'être servi du couteau, on le pose sur la table. Un couteau non fermant se compose également d'une lame et d'un manche, avec cette différence que la lame est articulée sur le manche, de façon à pouvoir basculer sur lui pour venir céler son tranchant dans une cavité ménagée pour le recevoir. Le manche est formé d'un certain nombre de pièces. Ce sont d'abord deux plaques de tôle ou de laiton appelées platines; puis un ressort pour empêcher le couteau de s'ouvrir et de se fermer de lui-même; deux nouvelles plaques de bois, de corne, d'écaille ou d'autre matière, destinées à recouvrir les platines, et que revêtent finalement dans le voisinage de la lame d'autres plaques d'un métal quelconque, désignées sous le nom de garnitures.
La fabrication des couteaux de table se fait aujourd'hui mécaniquement. Ce sont des machines qui taillent, façonnent et percent les manches, qui forgent la lame et lui donnent sa forme avec une grande régularité. La lame faite est ensuite limée avec des fraises, puis finie à la main. Puis on procède à l'opération de la trempe, qui, si elle ne réussit pas, amène celle du recuit. La lame limée, forgée et trempée, est ensuite remoulée et aiguisée au moyen de meules de différentes grandeurs, en grès fin, et mises en mouvement par une machine à vapeur ou une roue hydraulique. Elles sont constamment mouillées, et, tandis qu'elles tournent, les ouvriers couchés à plat ventre au-dessus des meules, sur un plancher ad hoc, appuient les lames sur leur contour. L'un de nos dessins représente cette opération.
Enfin la dernière, celle du polissage, s'effectue au moyen de meules plus petites, en bois recouvert d'une lame de feutre ou de buffle, sur laquelle on a préalablement étendu de l'émeri délayé dans un corps gras. Il ne reste plus qu'à monter la lame et à la consolider dans le manche, dont l'extrémité est à cet effet garni d'une virole, dite de consolidation, qui se fait par étampage à froid, en deux pièces, que l'on soude ensuite ensemble en les fixant.
Pour la coutellerie fermante, à cause de l'infinie variété des modèles, les machines ne sont guère employées. Tout se fait au marteau, à la lime et à la meule. Les pièces qui composent le manche se font aussi à la main.
On voit par ce qui précède à combien d'opérations diverses donne lieu, à Thiers, l'industrie de la fabrication des couteaux, dont la production annuelle est d'environ douze millions, et qui occupe plus de douze mille ouvriers, divisés en un certain nombre de catégories, car chaque opération y est spécialisée. Ainsi les uns ne forgent que des lames, les autres ne font que des ressorts, ou des platines, ou des manches, tandis que ceux-là se chargent exclusivement, soit de la trempe, soit du recuit, de l'émoulage ou du montage. Ajoutons que, à l'exception de quelques ateliers, où les ouvriers sont réunis, la plupart vivent et travaillent en famille. Cette nombreuse population de travailleurs, vigilante, affairée, donne à la ville un cachet tout particulier. Elle ajoute encore au pittoresque de cette ruche bourdonnante, dont l'originalité mérite attention à plus d'un titre, et sur laquelle nous nous proposons de revenir prochainement.
Louis Clodion.
Théâtre du Châtelet. La Camorra, drame en cinq actes, de M. Eugène Nus.--Odéon. L'apprenti de Cléomène, un acte en vers, de M. François Mons.--Opéra-Comique. Les Trois souhaits, opéra-comique en un acte, paroles de M. Jules Adenis, musique de M. Poise.
Peut-être le lecteur ignore-t-il ce que les Italiens entendent par la Camorra. La Camorra, qui a trouvé dernièrement un historien dans M. Marc Monnier, est née à Naples, il y a tantôt un demi-siècle. C'est une association de bandits formée aux jours d'anarchie de la reine Caroline, à l'effet de détrousser les voyageurs et de rançonner les gens riches. Naples jouissait jusqu'alors de ces coquins et de ces scélérats poétisés par nos opéras-comiques; mais chacun d'eux agissait isolément et pour son compte: c'étaient des forces perdues. Le génie de l'inventeur consista à canaliser tous ces crimes, à exploiter en grand cet arsenal d'escopettes et de poignards, et de mettre en commun, au bénéfice d'une société, le travail des assassins. Voilà donc une maison de commerce largement établie, ayant pour capital le meurtre et pour but le bien d'autrui: une terreur paralysant d'effroi les Deux-Siciles.
Ce n'est pas le premier venu qui entre dans une telle compagnie. Un bandit avait tué un homme; le fait était avéré: c'est bien, mais cela ne suffisait pas: il y a, comme cela de par le monde, des gens qui se disent assassins, mais qui ne sont bons à rien du tout. Il fallait un apprentissage, un stage du vice, et à moins que la nature ne fait richement doué, auquel cas son avancement était plus rapide, il devait à la société un apprentissage de cinq ans, et encore n'entrait-il point dans les rangs réguliers de la Camorra; il avait le premier degré dans les ordres: on le nommait simplement garzone. Partant de là il subissait des épreuves, et quand il avait obéi à un ordre quelconque du chef, quand il avait bien joué du couteau et qu'il s'était signalé par quelque bon coup, alors on l'élevait à la dignité de camorriste, après s'être engagé par le serment qui suit: «Je jure d'appartenir de cœur et d'âme à la Camorra, d'avoir toujours ce couteau prêt pour la tirata, de ne jamais converser avec la police, de ne jamais dénoncer un seul de mes frères, d'être tout prêt, au contraire, à les défendre, s'ils sont en danger, et à punir de mort les traîtres et les dénonciateurs.
Cela fait, l'homme était désormais entré dans cette confrérie, qui opérait en grand sur les routes de la Calabre et des Abruzzes, dans les champs de Palerme, autour des ruines de Pompéi, dans les rues de Naples et jusque dans les maisons même des Napolitains. La peur leur donnait des associés et des complices. C'était charmant. Le faible gouvernement des Bourbons ne pouvait rien contre cet ennemi intérieur qui souvent se réclamait aussi du titre de parti politique, ce qui est une des plus grandes garanties du crime dans tous les pays. Le préfet de police, Liberio Romano, fut obligé de pactiser avec cette puissante congrégation de bandits. Enfin le général de La Marmora ouvrit résolument la campagne contre eux, et ses bersagliers anéantirent cette puissante Camorra qui pendant cinquante ans avait terrorisé le pays.
M. Eugène Nus a fait de ces camorristes les acteurs d'un drame. C'est remuer une bien grosse affaire pour arriver à un petit résultat théâtral, et cette Camorra aux petits pieds n'a pas jeté grand effroi dans la salle, car Santa-Fede, ce grand général d'armée des camorristes, ne fait guère l'effet que d'un chef dans cette petite bande de gredins qui sert à la confection de tous tes drames passés, présents et futurs de ce genre. Le lecteur sera juge.
Un ancien dragon français, Pierre Mallet, a combattu à Solférino à côté du chevalier Luigi, un Sicilien auquel il a sauvé la vie. La reconnaissance du chevalier n'a pas de bornes; le dragon, comptant sur cette parole, part pour la Sicile afin de demander à son ami vingt mille francs qui doivent sauver Mallet père de la faillite. Il arrive au moment où Luigi va épouser la comtesse Martha. Mais la Camorra, sous les ordres d'un certain Santa-Fede, a fait des siennes; elle a enlevé la fiancée du chevalier.
En avant le courageux Français! Le voici à la recherche de Martha, parcourant la montagne et s'élançant dans les roches abruptes de l'Etna, A ce propos je ferai remarquer que ce volcan du drame manque un peu de couleur locale: j'ai vu l'Etna, j'ai fait l'ascension de cette superbe montagne couverte de bois et fertile comme les champs de Catane qui s'étendent à ses pieds, et j'avoue que je regrette de ne l'avoir pas retrouvé dans les décors du Châlelet; on l'a rendu trop sauvage pour la cause du drame; toujours est-il que notre compatriote Pierre Mallet, déguisé tantôt en colporteur, tantôt en camorriste, trouve au milieu de ces pics abruptes une jeune paysanne du nom de Bianca qu'il arrache des mains d'un féroce camorriste. Dès lors voilà une alliée: et Pierre Mallet et Bianca vont à eux deux détruire la Camorra sicilienne. Les camorristes se saisissent de Pierre; Bianca le délivre à la grande joie des spectateurs, qui rient de la déconfiture de Santa-Fede. Partie remise: Pierre Mallet tombe une seconde fois entre les mains de la Camorra; on l'attache à un arbre; en va le fusiller. Oui, n'était Bianca, la fidèle Bianca qui a adroitement appelé les bersaglieri, lesquels fusillent les camorristes pendant que l'Etna fait son éruption et jette son fleuve de lave sur ses flancs en feu. Bien rugi, Etna! Je crois que le volcan ferait à lui seul le succès de ce drame du bon vieux temps avec ses brigands, ses traîtres, ses rochers, ses prisons, son chevalier français prêt à tous les dangers, ses femmes au pouvoir des brigands, ses Anglais touristes mêlant leur sang-froid comique à toutes ces scènes, et cette jeune fille au pouvoir des assassins, rendue en fin de compte à l'amour du bien-aimé. Cela n'est pas à coup sur de la plus fraîche nouveauté, mais après tout cela amuse et intéresse, et je pense que voilà un succès pour le Châtelet qui se débat bien courageusement contre une situation jusqu'à présent peu heureuse.
Il vaut mieux que cela ce brave théâtre: il est rempli de bonne volonté et il a un personnel de comédiens de vrai talent. Castellano, qui a très-bien joué le rôle de Pierre Mallet; Donato, un superbe bandit au teint bistré, à la tête crépue, aux larges épaules, à la voix formidable; Montrouge, un Anglais de mauvaise humeur et d'un têtu à mourir de rire; Mlle Gérard, qui donne beaucoup d'énergie au rôle de Bianca.
J'aurais une observation de détail à faire à Mlle Gérard. Bianca dit quelque part dans la pièce, en parlant de son père: «Il tomba foudroyé sous le feu des camorristes et ne se releva que mort.» Je signale cette phrase à Mlle Gérard. Je ne sais si M. Eugène Nus tient à la conserver; quant à moi, je l'enverrais...
Cléomène, le sculpteur, est las de la vie. Le désespoir s'est emparé de l'âme de l'artiste, qui se meurt de la critique des sots, qui souffre des souvenirs du passé et n'a plus foi dans les triomphes de l'avenir. Cléomène veut mourir, et la ciguë est préparée. Le sculpteur l'a déjà bue, en jetant sa dernière malédiction à la vie, lorsqu'on lui annonce qu'un enfant qui vient de Sicile est là, suppliant, sur le seuil et demande avec des larmes à lui parler. Nisus, c'est son nom, est venu de Syracuse à Athènes, attiré par la gloire du maître et voulant devenir son apprenti. C'est un dernier ami de la dernière heure; Cléomène accueille l'enfant qui, fatigué, s'endort. L'artiste en regardant Nisus dans le sommeil, s'aperçoit que l'apprenti est une femme, une inconnue qui murmure son nom sur ses lèvres entr'ouvertes, et voici Cléomène, éperdu d'amour, regrettant de mourir. Et ce poison! L'esclave en le préparant a substitué une liqueur inoffensive à la ciguë, et Nisus n'est autre que Nisa que Cléomène épouse. Petite comédie à l'antique, dite dans des vers émus, mais parfois un peu abandonnés, et que joue avec beaucoup de talent un comédien que nous avons vu avec plaisir revenir à la comédie, après lui avoir fait une infidélité pour un théâtre de chant, M. Masset, dont l'Odéon tirera un excellent parti. Mlle Broisat est charmante dans ce rôle attendri de Nisus.
L'Opéra-Comique a donné, sous le titre des Trois souhaits, un acte de M. Jules Adenis et de M. Poise, qui, ce me semble, n'a pas de bien grandes visées, et que la critique doit prendre tel qu'il se présente, à la bonne franquette. Puisque M. J. Adenis n'a fait que reprendre le Bûcheron ou les Trois souhaits de Guichard et Castet, que Philidor avait mis en musique, M. J. Adenis a conservé la plupart des paroles et des morceaux de chant de ses prédécesseurs; c'est un respect que M. Poise n'a pas eu pour Philidor: peut-être aurait-il mieux fait de suivre l'exemple de son collaborateur. Il est bien difficile de reprendre ainsi à nouveau et en sous-œuvre des ouvrages du passé: mais ne chicanons point M. Poise à ce sujet, il y a de fort jolies choses dans ce petit acte: une charmante ouverture, et un roman d'une heureuse inspiration: «C'était au temps où fleurit l'églantine», à laquelle le public a fait un véritable succès, et c'était justice.
M. Savigny.
La rue de Durolle, à Thiers.
Le château du Piroux, à Thiers.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
L'arrivée du shah de Perse à Paris, le 6 juillet 1873, avait mis les têtes à l'envers.