The Project Gutenberg EBook of La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine

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Title: La fille du capitaine

Author: Alexandre Pouchkine

Release Date: October 19, 2004 [EBook #13798]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CAPITAINE ***




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Alexandre Pouchkine

LA FILLE DU CAPITAINE
(1836)


Table des matieres

CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES
CHAPITRE II LE GUIDE
CHAPITRE III LA FORTERESSE
CHAPITRE IV LE DUEL
CHAPITRE V LA CONVALESCENCE
CHAPITRE VI POUGATCHEFF
CHAPITRE VII L'ASSAUT
CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE
CHAPITRE IX LA SEPARATION
CHAPITRE X LE SIEGE
CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES
CHAPITRE XII L'ORPHELINE
CHAPITRE XIII L'ARRESTATION
CHAPITRE XIV LE JUGEMENT


CHAPITRE I
_LE SERGENT AUX GARDES_

Mon pere, Andre Petrovitch Grineff, apres avoir servi dans sa
jeunesse sous le comte Munich[1], avait quitte l'etat militaire en
17... avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait
constamment habite sa terre du gouvernement de Simbirsk, ou il
epousa Mlle Avdotia, 1ere fille d'un pauvre gentilhomme du
voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survecus
seul; tous mes freres et soeurs moururent en bas age. J'avais ete
inscrit comme sergent dans le regiment Semenofski par la faveur du
major de la garde, le prince B..., notre proche parent. Je fus
cense etre en conge jusqu'a la fin de mon education. Alors on nous
elevait autrement qu'aujourd'hui. Des l'age de cinq ans je fus
confie au piqueur Saveliitch, que sa sobriete avait rendu digne de
devenir mon menin. Grace a ses soins, vers l'age de douze ans je
savais lire et ecrire, et pouvais apprecier avec certitude les
qualites d'un levrier de chasse. A cette epoque, pour achever de
m'instruire, mon pere prit a gages un Francais, M. Beaupre, qu'on
fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et d'huile
de Provence. Son arrivee deplut fort a Saveliitch. "Il semble,
grace a Dieu, murmurait-il, que l'enfant etait lave, peigne et
nourri. Ou avait-on besoin de depenser de l'argent et de louer un
_moussie_, comme s'il n'y avait pas assez de domestiques dans la
maison?"

Beaupre, dans sa patrie, avait ete coiffeur, puis soldat en
Prusse, puis il etait venu en Russie pour etre _outchitel_, sans
trop savoir la signification de ce mot[2]. C'etait un bon garcon,
mais etonnamment distrait et etourdi. Il n'etait pas, suivant son
expression, ennemi de la bouteille, c'est-a-dire, pour parler a la
russe, qu'il aimait a boire. Mais, comme on ne presentait chez
nous le vin qu'a table, et encore par petits verres, et que, de
plus, dans ces occasions, on passait _l'outchitel_, mon Beaupre
s'habitua bien vite a l'eau-de-vie russe, et finit meme par la
preferer a tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique.
Nous devinmes de grands amis, et quoique, d'apres le contrat, il
se fut engage a m'apprendre _le francais, l'allemand et toutes les
sciences, _il aima mieux apprendre de moi a babiller le russe tant
bien que mal. Chacun de nous s'occupait de ses affaires; notre
amitie etait inalterable, et je ne desirais pas d'autre mentor.
Mais le destin nous separa bientot, et ce fut a la suite d'un
evenement que je vais raconter.

Quelqu'un raconta en riant a ma mere que Beaupre s'enivrait
constamment. Ma mere n'aimait pas a plaisanter sur ce chapitre;
elle se plaignit a son tour a mon pere, lequel, en homme
expeditif, manda aussitot cette _canaille de Francais_. On lui
repondit humblement que le _moussie_ me donnait une lecon. Mon
pere accourut dans ma chambre. Beaupre dormait sur son lit du
sommeil de l'innocence. De mon cote, j'etais livre a une
occupation tres interessante. On m'avait fait venir de Moscou une
carte de geographie, qui pendait contre le mur sans qu'on s'en
servit, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la
solidite de son papier. J'avais decide d'en faire un cerf-volant,
et, profitant du sommeil de Beaupre, je m'etais mis a l'ouvrage.
Mon pere entra dans l'instant meme ou j'attachais une queue au cap
de Bonne-Esperance. A la vue de mes travaux geographiques, il me
secoua rudement par l'oreille, s'elanca pres du lit de Beaupre,
et, reveillant sans precaution, il commenca a l'accabler de
reproches. Dans son trouble, Beaupre voulut vainement se lever; le
pauvre _outchitel_ etait ivre mort. Mon pere le souleva par le
collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le
meme jour, a la joie inexprimable de Saveliitch. C'est ainsi que
se termina mon education.

Je vivais en fils de famille (_nedorossl_[3]), m'amusant a faire
tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu
avec les jeunes garcons de la cour. J'arrivai ainsi jusqu'au dela
de seize ans. Mais a cet age ma vie subit un grand changement.

Un jour d'automne, ma mere preparait dans son salon des confitures
au miel, et moi, tout en me lechant les levres, je regardais le
bouillonnement de la liqueur. Mon pere, assis pris de la fenetre,
venait d'ouvrir _l'Almanach de la cour_, qu'il recevait chaque
annee. Ce livre exercait sur lui une grande influence; il ne le
lisait qu'avec une extreme attention, et cette lecture avait le
don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mere, Qui savait par
coeur ses habitudes et ses bizarreries, tachait de cacher si bien
le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que
l'_Almanach de la cour _lui tombat sous les yeux. En revanche,
quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lachait plus durant
des heures entieres. Ainsi donc mon pere lisait l'_Almanach de la
cour _en haussant frequemment les epaules et en murmurant a demi-
voix: "General!... il a ete sergent dans ma compagnie. Chevalier
des ordres de la Russie!... y a-t-il si longtemps que nous...?"
Finalement mon pere lanca l'Almanach loin de lui sur le sofa et
resta plonge dans une meditation profonde, ce qui ne presageait
jamais rien de bon.

"Avdotia Vassilieva[4], dit-il brusquement en s'adressant a ma
mere, quel age a Petroucha[5]?

-- Sa dix-septieme petite annee vient de commencer, repondit ma
mere. Petroucha est ne la meme annee que notre tante Nastasia
Garasimovna[6] a perdu un oeil, et que...

-- Bien, bien, reprit mon pere; il est temps de le mettre au
service."

La pensee d'une separation prochaine fit sur ma mere une telle
impression qu'elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et
des larmes coulerent de ses yeux. Quant a moi, il est difficile
d'exprimer la joie qui me saisit. L'idee du service se confondait
dans ma tete avec celle de la liberte et des plaisirs qu'offre la
ville de Saint-Petersbourg. Je me voyais deja officier de la
garde, ce qui, dans mon opinion, etait le comble de la felicite
humaine.

Mon pere n'aimait ni a changer ses plans, ni a en remettre
l'execution. Le jour de mon depart fut a l'instant fixe. La
veille, mon pere m'annonca qu'il allait me donner une lettre pour
non chef futur, et me demanda du papier et des plumes.

"N'oublie pas, Andre Petrovitch, dit ma mere, de saluer de ma part
le prince B...; dis-lui que j'espere qu'il ne refusera pas ses
graces a mon Petroucha.

-- Quelle betise! s'ecria mon pere en froncant le sourcil;
pourquoi veux-tu que j'ecrive au prince B...?

-- Mais tu viens d'annoncer que tu daignes ecrire au chef de
Petroucha.

-- Eh bien! quoi?

-- Mais le chef de Petroucha est le prince B... Tu sais bien qu'il
est inscrit au regiment Semenofski.

-- Inscrit! qu'est-ce que cela me fait qu'il soit inscrit ou non?
Petroucha n'ira pas a Petersbourg. Qu'y apprendrait-il? a depenser
de l'argent et a faire des folies. Non, qu'il serve a l'armee,
qu'il flaire la poudre, qu'il devienne un soldat et non pas un
faineant de la garde, qu'il use les courroies de son sac. Ou est
son brevet? donne-le-moi."

Ma mere alla prendre mon brevet, qu'elle gardait dans une cassette
avec la chemise que j'avais portee a mon bapteme, et le presenta a
mon pere d'une main tremblante. Mon pere le lut avec attention, le
posa devant lui sur la table et commenca sa lettre.

La curiosite me talonnait. "Ou m'envoie-t-on, pensais-je, si ce
n'est pas a Petersbourg?" Je ne quittai pas des yeux la plume de
mon pere, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin
sa lettre, la mit avec mon brevet sous le meme couvert, ota ses
lunettes, n'appela et me dit: "Cette lettre est adressee a Andre
Kinlovitch R..., mon vieux camarade et ami. Tu vas a Orenbourg[7]
pour servir sous ses ordres."

Toutes mes brillantes esperances etaient donc evanouies. Au lieu
de la vie gaie et animee de Petersbourg, c'etait l'ennui qui
m'attendait dans une contree lointaine et sauvage. Le service
militaire, auquel, un instant plus tot, je pensais avec delices,
me semblait une calamite. Mais il n'y avait qu'a se soumettre. Le
lendemain matin, une _kibitka_ de voyage fut amenee devant le
perron. On y placa une malle, une cassette avec un servie a the et
des serviettes nouees pleines de petits pains et de petits pates,
derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes
parents me donnerent leur benediction, et mon pere me dit: "Adieu,
Pierre; sers avec fidelite celui a qui tu as prete serment; obeis
a tes chefs; ne recherche pas trop leurs caresses; ne sollicite
pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle-
toi le proverbe: Prends soin de ton habit pendant qu'il est neuf,
et de ton honneur pendant qu'il est jeune." Ma mere, tout en
larmes, me recommanda de veiller a ma sante, et a Saveliitch
d'avoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court
_touloup_[8] de peau de lievre, et, par-dessus, une grande pelisse
en peau de renard. Je m'assis dans la _kibitka_ avec Saveliitch,
et partis -pour ma destination en pleurant amerement.

J'arrivai dans la nuit a Sirabirsk, ou je devais rester vingt-
quatre heures pour diverses emplettes confiees a Saveliitch. Je
m'etais arrete dans une auberge, tandis que, des le matin,
Saveliitch avait ete courir les boutiques. Ennuye de regarder par
les fenetres sur une ruelle sale, je me mis a errer par les
chambres de l'auberge. J'entrai dans la piece du billard et j'y
trouvai un grand monsieur d'une quarantaine d'annees, portant de
longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue a la main
et une pipe a la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un
verre d'eau-de-vie s'il gagnait, et, s'il perdait, devait passer
sous le billard a quatre pattes. Je me mis a les regarder jouer;
plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades a
quatre pattes devenaient frequentes, si bien qu'enfin le marqueur
resta sous le billard. Le monsieur prononca sur lui quelques
expressions energiques, en guise d'oraison funebre, et me proposa
de jouer une partie avec lui. Je repondis que je ne savais pas
jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort etrange. Il me
regarda avec une sorte de commiseration. Cependant l'entretien
s'etablit. J'appris qu'il se nommait Ivan Ivanovitch[9] Zourine,
qu'il etait chef d'escadron dans les hussards ***, qu'il se
trouvait alors a Simbirsk pour recevoir des recrues, et qu'il
avait pris son gite a la meme auberge que moi. Zourine m'invita a
diner avec lui, a la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous
envoie. J'acceptai avec plaisir; nous nous mimes a table; Zourine
buvait beaucoup et m'invitait a boire, en me disant qu'il fallait
m'habituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison
qui me faisaient rire a me tenir les cotes, et nous nous levames
de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de m'apprendre
a jouer au billard. "C'est, dit-il, indispensable pour des soldats
comme nous. Je suppose, par exemple, qu'on arrive dans une petite
bourgade; que veux-tu qu'on y fasse? On ne peut pas toujours
rosser les juifs. Il faut bien, en definitive, aller a l'auberge
et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer." Ces
raisons me convainquirent completement, et je me mis a prendre ma
lecon avec beaucoup d'ardeur. Zourine m'encourageait a haute voix;
il s'etonnait de mes progres rapides, et, apres quelques lecons,
il me proposa de jouer de l'argent, ne fut-ce qu'une _groch_ (2
kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce
qui etait, d'apres lui, une fort mauvaise habitude. J'y consentis,
et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla d'en
gouter, repetant toujours qu'il fallait m'habituer au service.
"Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu'un service sans punch?"
Je suivis son conseil. Nous continuames a jouer, et plus je
goutais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les
billes par-dessus les bandes, je me fachais, je disais des
impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait
comment; j'elevais l'enjeu, enfin je me conduisais comme un petit
garcon qui vient de prendre la clef des champs. De cette facon, le
temps passa tres vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l'horloge,
posa sa queue et me declara que j'avais perdu cent roubles[10].
Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains
de Saveliitch. Je commencais a marmotter des excuses quand Zourine
me dit "Mais, mon Dieu, ne t'inquiete pas; je puis attendre".

Nous soupames. Zourine ne cessait de me verser a boire, disant
toujours qu'il fallait m'habituer au service. En me levant de
table, je me tenais a peine sur mes jambes. Zourine me conduisit a
ma chambre.

Saveliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il
apercut les indices irrecusables de mon zele pour le service.

"Que t'est-il arrive? me dit-il d'une voix lamentable. Ou t'es-tu
rempli comme un sac? O mon Dieu! jamais un pareil malheur n'etait
encore arrive.

-- Tais-toi, vieux hibou, lui repondis-je en begayant; je suis sur
que tu es ivre. Va dormir, ... mais, avant, couche-moi."

Le lendemain, je m'eveillai avec un grand mal de tete. Je me
rappelais confusement les evenements de la veille. Mes meditations
furent interrompues par Saveliitch, qui entrait dans ma chambre
avec une tasse de the. "Tu commences de bonne heure a t'en donner,
Piotr Andreitch[11], me dit-il en branlant la tete. Eh! de qui
tiens-tu? Il me semble que ni ton pere ni ton grand-pere n'etaient
des ivrognes. Il n'y a pas a parler de ta mere, elle n'a rien
daigne prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepte du
_kvass_[12]. A qui donc la faute? au maudit _moussie_: il t'a
appris de belles choses, ce fils de chien, et c'etait bien la
peine de faire d'un paien ton menin, comme si notre seigneur
n'avait pas eu assez de ses propres gens!" J'avais honte; je me
retournai et lui dis: "Va-t'en, Saveliitch, je ne veux pas de
the". Mais il etait difficile de calmer Saveliitch une fois qu'il
s'etait mis en train de sermonner. "Vois-tu, vois-tu, Piotr
Andreitch, ce que c'est que de faire des folies? Tu as mal a la
tete, tu ne veux rien prendre. Un homme qui s'enivre n'est bon a
rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien
un demi-verre d'eau-de-vie, pour te degriser. Qu'en dis-tu?"

Dans ce moment entra un petit garcon qui m'apportait un billet de
la part de Zourine. Je le depliai et lus ce qui suit:

"Cher Piotr Andreitch, fais-moi le plaisir de m'envoyer, par mon
garcon, les cent roubles que tu as perdus hier. J'ai horriblement
besoin d'argent.

Ton devoue,

"Ivan Zourine"

Il n'y avait rien a faire. Je donnai a mon visage une expression
d'indifference, et, m'adressant a Saveliitch, je lui commandai de
remettre cent roubles au petit garcon.

"Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris.

-- Je les lui dois, repondis-je aussi froidement que possible.

-- Tu les lui dois? repartit Saveliitch, dont l'etonnement
redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une
pareille dette? C'est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur,
mais je ne donnerai pas cet argent."

Je me dis alors que si, dans ce moment decisif, je ne forcais pas
ce vieillard obstine a m'obeir, il me serait difficile dans la
suite d'echapper a sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je
lui dis: "Je suis ton maitre, tu es mon domestique. L'argent est a
moi; je l'ai perdu parce que j'ai voulu le perdre. Je te
conseille, de ne pas faire l'esprit fort et d'obeir quand on te
commande."

Mes paroles firent une impression si profonde sur Saveliitch,
qu'il frappa des mains, et resta muet, immobile. "Que fais-tu la
comme un pieu?" m'ecriai-je avec colere. Saveliitch se mit a
pleurer. "O mon pere Piotr Andreitch, balbutia-t-il d'une voix
tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumiere,
ecoute-moi, moi vieillard; ecris a ce brigand que tu n'as fait que
plaisanter, que nous n'avons jamais eu tant d'argent. Cent
roubles! Dieu de bonte!... Dis-lui que tes parents t'ont
severement defendu de jouer autre chose que des noisettes.

-- Te tairas-tu? lui dis-je en l'interrompant avec severite; donne
l'argent ou je te chasse d'ici a coups de poing." Saveliitch me
regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher
mon argent. J'avais pitie du pauvre vieillard; mais je voulais
m'emanciper et prouver que je n'etais pas un enfant. Zourine eut
ses cent roubles. Saveliitch s'empressa de me faire quitter la
maudite auberge; il entra en m'annoncant que les chevaux etaient
atteles. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiete et des
remords silencieux, sans prendre conge de mon maitre et sans
penser que je dusse le revoir jamais.


CHAPITRE II
_LE GUIDE_

Mes reflexions pendant le voyage n'etaient pas tres agreables.
D'apres la valeur de l'argent a cette epoque, ma perte etait de
quelque importance. Je ne pouvais m'empecher de convenir avec moi-
meme que ma conduite a l'auberge de Simbirsk avait ete des plus
sottes, et je me sentais coupable envers Saveliitch. Tout cela me
tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne,
sur le devant du traineau, en detournant la tete et en faisant
entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. J'avais
fermement resolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par
ou commencer. Enfin je lui dis: "Voyons, voyons, Saveliitch,
finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-meme que je suis
fautif. J'ai fait hier des betises et je t'ai offense sans raison.
Je te promets d'etre plus sage a l'avenir et de le mieux ecouter.
Voyons, ne te fache plus, faisons la paix.

-- Ah! mon pere Piotr Andreitch, me repondit-il avec un profond
soupir, je suis fache contre moi-meme, c'est moi qui ai tort par
tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans l'auberge?
Mais que faire? Le diable s'en est mele. L'idee m'est venue
d'aller voir la femme du diacre qui est ma commere, et voila,
comme dit le proverbe: j'ai quitte la maison et suis tombe dans la
prison. Quel malheur! quel malheur! Comment reparaitre aux yeux de
mes maitres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est
buveur et joueur?"

Pour consoler le pauvre Saveliitch, je lui donnai ma parole qu'a
l'avenir je ne disposerais pas d'un seul kopek sans son
consentement. Il se calma peu a peu, ce qui ne l'empecha point
cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la
tete: "Cent roubles! c'est facile a dire".

J'approchais du lieu de ma destination. Autour de moi s'etendait
un desert triste et sauvage, entrecoupe de petites collines et de
ravins profonds. Tout etait couvert de neige. Le soleil se
couchait. Ma _kibitka_ suivait l'etroit chemin, ou plutot la trace
qu'avaient laissee les traineaux de paysans. Tout a coup mon
cocher jeta les yeux de cote, et s'adressant a moi: "Seigneur,
dit-il en otant son bonnet, n'ordonnes-tu pas de retourner en
arriere?

-- Pourquoi cela?

-- Le temps n'est pas sur. Il fait deja un petit vent. Vois-tu
comme il roule la neige du dessus?

-- Eh bien! qu'est-ce que cela fait?

-- Et vois-tu ce qu'il y a la-bas? (Le cocher montrait avec son
fouet le cote de l'orient.)

-- Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel
serein.

-- La, la, regarde... ce petit nuage."

J'apercus, en effet, sur l'horizon un petit nuage blanc que
j'avais pris d'abord pour une colline eloignee. Mon cocher
m'expliqua que ce petit nuage presageait un _bourane_[13].

J'avais oui parler des _chasse-neige_ de ces contrees, et je
savais qu'ils engloutissent quelquefois des caravanes entieres.
Saveliitch, d'accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur
nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort; j'avais l'esperance
d'arriver a temps au prochain relais: j'ordonnai donc de redoubler
de vitesse.

Le cocher mit ses chevaux au galop; mais il regardait sans cesse
du cote de l'orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus
fort. Le petit nuage devint bientot une grande nuee blanche qui
s'elevait lourdement, croissait, s'etendait, et qui finit par
envahir le ciel tout entier. Une neige fine commenca a tomber et
tout a coup se precipita a gros flocons. Le vont se mit a siffler,
a hurler. C'etait un _chasse-neige_. En un instant le ciel sombre
se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre.
Tout disparut. "Malheur a nous, seigneur! s'ecria le cocher; c'est
un _bourane_."

Je passai la tete hors de la _kibitka;_ tout etait obscurite et
tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement
feroce, qu'il semblait en etre anime. La neige s'amoncelait sur
nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils
s'arreterent bientot. "Pourquoi n'avances-tu pas? dis-je au cocher
avec impatience.

-- Mais ou avancer? repondit-il en descendant du traineau. Dieu
seul sait ou nous sommes maintenant. Il n'y a plus de chemin et
tout est sombre."

Je me mis a le gronder, mais Saveliitch prit sa defense.

"Pourquoi ne l'avoir pas ecoute? me dit-il avec colere. Tu serais
retourne au relais; tu aurais pris du the; tu aurais dormi
jusqu'au matin; l'orage se serait calme et nous serions partis. Et
pourquoi tant de hate? Si c'etait pour aller se marier, passe."

Saveliitch avait raison. Qu'y avait-il a faire? La neige
continuait de tomber; un amas se formait autour de la _kibitka_.
Les chevaux se tenaient immobiles, la tete baissee, et
tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour d'eux,
rajustant leur harnais, comme s'il n'eut eu autre chose a faire.
Saveliitch grondait. Je regardais de tous cotes, dans l'esperance
d'apercevoir quelque indice d'habitation ou de chemin; mais je ne
pouvais voir que le tourbillonnement confus du _chasse-neige_...
Tout a coup je crus distinguer quelque chose de noir.

"Hola! cocher, m'ecriai-je, qu'y a-t-il de noir la-bas?"

Le cocher se mit a regarder attentivement du cote que j'indiquais.

"Dieu le sait, seigneur, me repondit-il en reprenant son siege; ce
n'est pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit etre
un loup ou un homme."

Je lui donnai l'ordre de se diriger sur l'objet inconnu, qui vint
aussi a notre rencontre. En deux minutes nous etions arrives sur
la meme ligne, et je reconnus un homme.

"Hola! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas
le chemin?

-- Le chemin est ici, repondit le passant; je suis sur un endroit
dur. Mais a quoi diable cela sert-il?

-- Ecoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais
cette contree? Peux-tu nous conduire jusqu'a un gite pour y passer
la nuit?

-- Cette contree? Dieu merci, repartit le passant, je l'ai
parcourue a pied et en voiture, en long et en large. Mais vois
quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut s'arreter
ici et attendre; peut-etre l'ouragan cessera. Et le ciel sera
serein, et nous trouverons le chemin avec les etoiles."

Son sang-froid me donna du courage. Je m'etais deja decide, en
m'abandonnant a la grace de Dieu, a passer la nuit dans la steppe,
lorsque tout a coup le passant s'assit sur le banc qui faisait le
siege du cocher: "Grace a Dieu, dit-il a celui-ci, une habitation
n'est pas loin. Tourne a droite et marche.

-- Pourquoi irais-je a droite? repondit mon cocher avec humeur. Ou
vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux a autrui, harnais
aussi, fouette sans repit."

Le cocher me semblait avoir raison. "En effet, dis-je au nouveau
venu, pourquoi crois-tu qu'une habitation n'est pas loin?

-- Le vent a souffle de la, repondit-il, et j'ai senti une odeur
de fumee, preuve qu'une habitation est proche."

Sa sagacite et la finesse de son odorat me remplirent
d'etonnement. J'ordonnai au cocher d'aller ou l'autre voulait. Les
chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La _kibitka_
s'avancait avec lenteur, tantot soulevee sur un amas, tantot
precipitee dans une fosse et se balancant de cote et d'autre. Cela
ressemblait beaucoup aux mouvements d'une barque sur la mer
agitee. Saveliitch poussait des gemissements profonds, en tombant
a chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka[14], je
m'enveloppai dans ma pelisse et m'endormis, berce par le chant de
la tempete et le roulis du traineau. J'eus alors un songe que je
n'ai plus oublie et dans lequel je vois encore quelque chose de
prophetique, en me rappelant les etranges aventures de ma vie. Le
lecteur m'excusera si je le lui raconte, car il sait sans doute
par sa propre experience combien il est naturel a l'homme de
s'abandonner a la superstition, malgre tout le mepris qu'on
affiche pour elle.

J'etais dans cette disposition de l'ame ou la realite commence a
se perdre dans la fantaisie, aux premieres visions incertaines de
l'assoupissement. Il me semblait que le _bourane_ continuait
toujours et que nous errions sur le desert de neige. Tout a coup
je crus voir une porte cochere, et nous entrames dans la cour de
notre maison seigneuriale.

Ma premiere idee fut la peur que mon pere ne se fachat de mon
retour involontaire sous le toit de la famille, et ne l'attribuat
a une desobeissance calculee. Inquiet, je sors de ma _kibitka_, et
je vois ma mere venir a ma rencontre avec un air de profonde
tristesse. "Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton pere est a
l'agonie et desire te dire adieu." Frappe d'effroi, j'entre a sa
suite dans la chambre a coucher. Je regarde; l'appartement est a
peine eclaire. Pres du lit se tiennent des gens a la figure triste
et abattue. Je m'approche sur la pointe du pied. Ma mere souleve
le rideau et dit: "Andre Petrovitch, Petroucha est de retour; il
est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta benediction." Je
me mets a genoux et j'attache mes regards sur le mourant. Mais
quoi! au lieu de mon pere, j'apercois dans le lit un paysan a
barbe noire, qui me regarde d'un air de gaiete. Plein de surprise,
je me tourne vers ma mere: "Qu'est-ce que cela veut dire?
m'ecriai-je; ce n'est pas mon pere. Pourquoi veux-tu que je
demande sa benediction a ce paysan?  -- C'est la meme chose,
Petroucha, repondit ma mere; celui-la est ton _pere assis_[15]_;_
baise-lui la main et qu'il te benisse." Je ne voulais pas y
consentir. Alors le paysan s'elanca du lit, tira vivement sa hache
de sa ceinture et se mit a la brandir en tous sens. Je voulus
m'enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de
cadavres. Je trebuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des
mares de sang. Le terrible paysan m'appelait avec douceur en me
disant: "Ne crains rien, approche, viens que je te benisse".
L'effroi et la stupeur s'etaient empares de moi...

En ce moment je m'eveillai. Les chevaux etaient arretes;
Saveliitch me tenait par la main.

"Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrives.

-- Ou sommes-nous arrives? demandai-je en me frottant les yeux.

-- Au gite; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombes droit
sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te
rechauffer."

Je quittai la _kibitka_. Le _bourane_ durait encore, mais avec une
moindre violence. Il faisait si noir qu'on pouvait, comme on dit,
se crever l'oeil. L'hote nous recut pres de la porte d'entree, en
tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous
introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une
_loutchina_[16] l'eclairait. Au milieu etaient suspendues une
longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.

Notre hote, Cosaque du Iaik[17], etait un paysan d'une soixantaine
d'annees, encore frais et vert. Saveliitch apporta la cassette a
the, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je
n'avais jamais en plus grand besoin. L'hote se hata de le servir.

"Ou donc est notre guide? demandai-je a Saveliitch.

-- Ici, Votre Seigneurie", repondit une voix d'en haut.

Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et
deux yeux etincelants.

"Eh bien! as-tu froid?

-- Comment n'avoir pas froid dans un petit cafetan tout troue?
J'avais un _touloup;_ mais, a quoi bon m'en cacher, je l'ai laisse
en gage hier chez le marchand d'eau-de-vie; le froid ne me
semblait pas vif."

En ce moment l'hote rentra avec le _somovar_[18] tout bouillant. Je
proposai a notre guide une tasse de the. Il descendit aussitot de
la soupente. Son exterieur me parut remarquable. C'etait un homme
d'une quarantaine d'annees, de taille moyenne, maigre, mais avec
de larges epaules. Sa barbe noire commencait a grisonner. Ses
grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la
physionomie une expression assez agreable, mais non moins
malicieuse. Ses cheveux etaient coupes en rond. Il portait un
petit _armak_[19] dechire et de larges pantalons tatars. Je lui
offris une tasse de the, il en gouta et fit la grimace. "Faites-
moi la grace, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un
verre d'eau-de-vie; le the n'est pas notre boisson de Cosaques."

J'accedai volontiers a son desir. L'hote prit sur un des rayons de
l'armoire un broc et un verre, s'approcha de lui, et, l'ayant
regarde bien en face: "Eh! Eh! dit-il, te voila de nouveau dans
nos parages! D'ou Dieu t'a-t-il amene?"

Mon guide cligna de l'oeil d'une facon toute significative et
repondit par le dicton connu: "Le moineau volait dans le verger;
il mangeait de la graine de chanvre; la grand'mere lui jeta une
pierre et le manqua. Et vous, comment vont les votres?

-- Comment vont les notres? repliqua l'hotelier en continuant de
parler proverbialement. On commencait a sonner les vepres, mais la
femme du pope l'a defendu; le pope est alle en visite et les
diables sont dans le cimetiere.

-- Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de
la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des
champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais
maintenant (il cligna de l'oeil une seconde fois), remets ta hache
derriere ton dos[20]; le garde forestier se promene. A la sante de
_Votre Seigneurie_!"

Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et
avala d'un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans
la soupente.

Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce
n'est que dans la suite que je compris qu'ils parlaient des
affaires de l'armee du Iaik, qui venait seulement d'etre reduite a
l'obeissance apres la revolte de 1772. Saveliitch les ecoutait
parler d'un air fort mecontent et jetait des regards soupconneux
tantot sur l'hote, tantot sur le guide. L'espece d'auberge ou nous
nous etions refugies se trouvait au beau milieu de la steppe, loin
de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup a un
rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas meme
penser a se remettre en route. L'inquietude de Saveliitch me
divertissait beaucoup. Je m'etendis sur un banc; mon vieux
serviteur se decida enfin a monter sur la voute du poele[21];
l'hote se coucha par terre. Ils se mirent bientot tous a ronfler,
et moi-meme je m'endormis comme un mort.

En m'eveillant le lendemain assez tard, je m'apercus que l'ouragan
avait cesse. Le soleil brillait; la neige s'etendait au loin comme
une nappe eblouissante. Deja les chevaux etaient atteles. Je payai
l'hote, qui me demanda pour mon ecot une telle misere, que
Saveliitch lui-meme ne le marchanda pas, suivant son habitude
constante. Ses soupcons de la veille s'etaient envoles tout a
fait. J'appelai le guide pour le remercier du service qu'il nous
avait rendu, et dis a Saveliitch de lui donner un demi-rouble de
gratification.

Saveliitch fronca le sourcil.

"Un demi-rouble! s'ecria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as
daigne toi-meme l'amener a l'auberge? Que ta volonte soit faite,
seigneur; mais nous n'avons pas un demi-rouble de trop. Si nous
nous mettons a donner des pourboires a tout le monde, nous
finirons par mourir de faim.".

Il m'etait impossible de disputer contre Saveliitch; mon argent,
d'apres ma promesse formelle, etait a son entiere discretion. Je
trouvais pourtant desagreable de ne pouvoir recompenser un homme
qui m'avait tire, sinon d'un danger de mort, au moins d'une
position fort embarrassante.

"Bien, dis-je avec sang-froid a Saveliitch, si tu ne veux pas
donner un demi-rouble, donne-lui quelqu'un de mes vieux habits; il
est trop legerement vetu. Donne-lui mon _touloup_ de peau de
lievre.

-- Aie pitie de moi, mon pere Piotr Andreitch, s'ecria Saveliitch;
qu'a-t-il besoin de ton _touloup_? il le boira, le chien, dans le
premier cabaret.

-- Ceci, mon petit vieux, ce n'est plus ton affaire, dit le
vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie
me fait la grace d'une pelisse de son epaule[22]; c'est sa volonte
de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais
d'obeir.

-- Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Saveliitch d'une
voix fachee. Tu vois que l'enfant n'a pas encore toute sa raison,
et te voila tout content de le piller, grace a son bon coeur.
Qu'as-tu besoin d'un _touloup_ de seigneur? Tu ne pourrais pas
meme le mettre sur tes maudites grosses epaules.

-- Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je a mon menin;
apporte vite le _touloup_.

-- Oh! Seigneur mon Dieu! s'ecria Saveliitch en gemissant. Un
_touloup_ en peau de lievre et completement neuf encore! A qui le
donne-t-on? A un ivrogne en guenilles."

Cependant le _touloup_ fut apporte. Le vagabond se mit a l'essayer
aussitot. Le _touloup_, qui etait deja devenu trop petit pour ma
taille, lui etait effectivement beaucoup trop etroit. Cependant il
parvint a le mettre avec peine, en faisant eclater toutes les
coutures. Saveliitch poussa comme un hurlement etouffe lorsqu'il
entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il etait tres
content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu'a ma
_kibitka_, et il me dit avec un profond salut: "Merci, Votre
Seigneurie; que Dieu vous recompense pour votre vertu. De ma vie
je n'oublierai vos bontes." Il s'en alla de son cote, et je partis
du mien, sans faire attention aux bouderies de Saveliitch.
J'oubliai bientot le _bourane_, et le guide, et mon _touloup_ en
peau de lievre.

Arrive a Orenbourg, je me presentai directement au general. Je
trouvai un homme de haute taille, mais deja courbe par la
vieillesse. Ses longs cheveux etaient tout blancs. Son vieil
uniforme use rappelait un soldat du temps de l'imperatrice Anne,
et ses discours etaient empreints d'une forte prononciation
allemande. Je lui remis la lettre de mon pere. En lisant son nom,
il me jeta un coup d'oeil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu
de temps qu'Andre Petrovich etait de ton ache; et maintenant, quel
peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps..."

Il ouvrit la lettre et si mit a la parcourir a demi-voix, en
accompagnant sa lecture de remarques:

"Monsieur,

"J'espere que Votre Excellence..." Qu'est-ce que c'est que ces
ceremonies? Fi! comment n'a-t-il pas de honte? Sans doute, la
discipline avant tout; mais est-ce ainsi qu'on ecrit a son vieux
camarate?... "Votre Excellence n'aura pas oublie!..." Hein!...
"Eh!... quand... sous feu le feld-marechal Munich...pendant la
campagne... de meme que... nos bonnes parties de cartes." Eh! eh!
_Bruder_! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines?
"Maintenant parlons affaires... Je vous envoie mon espiegle..."
"Hum!... le tenir avec des gants de porc-epic..." Qu'est-ce que
cela, gants de porc-epic? ce doit etre un proverbe russe...
Qu'est-ce que c'est, tenir avec des gants de porc-epic? reprit-il
en se tournant vers moi.

-- Cela signifie, lui repondis-je avec l'air le plus innocent du
monde, traiter quelqu'un avec bonte, pas trop severement, lui
laisser beaucoup de liberte. Voila ce que signifie tenir avec des
gants de porc-epic.

-- Hum! je comprends... "Et ne pas lui donner de liberte..." Non,
il parait que gants de porc-epic signifie autre chose... "Ci-joint
son brevet..." Ou donc est-il? Ah! le voici... "L'inscrire au
regiment de Semenofski..." C'est bon, c'est bon; on fera ce qu'il
faut... "Me permettre de vous embrasser sans ceremonie, et...
comme un vieux ami et camarade." Ah! enfin, il s'en est souvenu...
Etc., etc... Allons, mon petit pere, dit-il apres avoir acheve la
lettre et mis mon brevet de cote, tout sera fait; tu seras
officier dans le regiment de***; et pour ne pas perdre de temps,
va des demain dans le fort de Belogorsk, ou tu serviras sous les
ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnete homme. La, tu
serviras veritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n'as
rien a faire a Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour
un jeune homme. Aujourd'hui, je t'invite a diner avec moi."

"De mal en pis, pensai-je tout bas; a quoi cela m'aura-t-il servi
d'etre sergent aux gardes des mon enfance? Ou cela m'a-t-il mene?
dans le regiment de*** et dans un fort abandonne sur la frontiere
des steppes kirghises-kaisaks." Je dinai chez Andre Karlovitch, en
compagnie de son vieil aide de camp. La severe economie allemande
regnait a sa table, et je pense que l'effroi de recevoir parfois
un hote de plus a son ordinaire de garcon n'avait pas ete etranger
a mon prompt eloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je
pris conge du general et partis pour le lieu de ma destination.


CHAPITRE III
_LA FORTERESSE_

La forteresse de Belogorsk etait situee a quarante verstes
d'Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpes
du Iaik. La riviere n'etait pas encore gelee, et ses flots couleur
de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par
la neige. Devant moi s'etendaient les steppes kirghises. Je me
perdais dans mes reflexions, tristes pour la plupart. La vie de
garnison ne m'offrait pas beaucoup d'attraits; je tachais de me
representer mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m'imaginais
un vieillard severe et morose, ne sachant rien en dehors du
service et pret a me mettre aux arrets pour la moindre vetille. Le
crepuscule arrivait; nous allions assez vite.

"Y a-t-il loin d'ici a la forteresse? demandai-je au cocher.

-- Mais on la voit d'ici", repondit-il.

Je me mis a regarder de tous cotes, m'attendant a voir de hauts
bastions, une muraille et un fosse. Mais je ne vis rien qu'un
petit village entoure d'une palissade en bois. D'un cote
s'elevaient trois ou quatre tas de foin, a demi recouverts de
neige; d'un autre, un moulin a vent penche sur le cote, et dont
les ailes, faites de grosse ecorce de tilleul, pendaient
paresseusement.

"Ou donc est la forteresse? demandai-je etonne.

-- Mais la voila", repartit le cocher en me montrant le village ou
nous venions de penetrer.

J'apercus pres de la porte un vieux canon en fer. Les rues etaient
etroites et tortueuses; presque toutes les _isbas_[23] etaient
couvertes en chaume. J'ordonnai qu'on me menat chez le commandant,
et presque aussitot ma _kibitka_ s'arreta devant une maison en
bois, batie sur une eminence, pres de l'eglise, qui etait en bois
egalement.

Personne ne vint a ma rencontre. Du perron j'entrai dans
l'antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, etait
occupe a coudre une piece bleue au coude d'un uniforme vert. Je
lui dis de m'annoncer. "Entre, mon petit pere, me dit l'invalide,
les notres sont a la maison." Je penetrai dans une chambre tres
propre, arrangee a la vieille mode. Dans un coin etait dressee une
armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplome
d'officier pendait encadre et sous verre. Autour du cadre etaient
ranges des tableaux d'ecorce[24], qui representaient la _Prise de
Kustrin _et _d'Otchakov_, le _Choix de la fiancee_ et
l'_Enterrement du chat par les souris_. Pres de la fenetre se
tenait assise une vieille femme en mantelet, la tete enveloppee
d'un mouchoir.



Elle etait occupee a devider du fil que tenait, sur ses mains
ecartees, un petit vieillard borgne en habit d'officier. "Que
desirez-vous, mon petit pere?" me dit-elle sans interrompre son
occupation. Je repondis que j'etais venu pour entrer au service,
et que, d'apres la regle, j'accourais me presenter a monsieur le
capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard
borgne, que j'avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame
interrompit le discours que j'avais prepare a l'avance.

"Ivan Kouzmitch[25] n'est pas a la maison, dit-elle. Il est alle en
visite chez le pere Garasim. Mais c'est la meme chose, je suis sa
femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grace[26]. Assieds-toi,
mon petit pere."

Elle appela une servante et lui dit de faire venir
_l'ouriadnik_[27]_._ Le petit vieillard me regardait curieusement
de son oeil unique. "Oserais-je vous demander, me dit-il, dans
quel regiment vous avez daigne servir?" Je satisfis sa curiosite.

"Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez
daigne passer de la garde dans notre garnison?"

Je repondis que c'etait par ordre de l'autorite.

"Probablement pour des actions peu seantes a un officier de la
garde? reprit l'infatigable questionneur.

-- Veux-tu bien cesser de dire des betises? lui dit la femme du
capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigue de la
route. Il a autre chose a faire que de te repondre. Tiens mieux
tes mains. Et toi, mon petit pere, continua-t-elle en se tournant
vers moi, ne t'afflige pas trop de ce qu'on t'ait fourre dans
notre bicoque; tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier.
On souffre, mais on s'habitue. Tenez, Chvabrine, Alexei
Ivanitch[28], il y a deja quatre ans qu'on l'a transfere chez nous
pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui etait arrive. Voila
qu'un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils
avaient pris des epees, et ils se mirent a se piquer l'un l'autre,
et Alexei Ivanitch a tue le lieutenant, et encore devant deux
temoins. Que veux-tu! contre le malheur il n'y a pas de maitre."

En ce moment entre l_'ouriadnik_, jeune et beau Cosaque.
"Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement a
monsieur l'officier, et propre.

-- J'obeis, Vassilissa Iegorovna[29], repondit l'_ouriadnik_ Ne
faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Polejaieff?

-- Tu radotes, Maximitch, repliqua la commandante; Polejaieff est
deja loge tres a l'etroit; et puis c'est mon compere; et puis il
n'oublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur
l'officier... Comment est votre nom, mon petit pere?

-- Piotr Andreitch.

-- Conduis Piotr Andreitch chez Simeon Kouzoff. Le coquin a laisse
entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre,
Maximitch?

-- Grace a Dieu, tout est tranquille, repondit le Cosaque; il n'y
a que le caporal Prokoroff qui s'est battu au bain avec la femme
Oustinia Pegoulina pour un seau d'eau chaude.

-- Ivan Ignatiitch[30], dit la femme du capitaine au petit
vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif,
et punis-les tous deux.

-- C'est bon, Maximitch, va-t'en avec Dieu.

-- Piotr Andreitch, Maximitch vous conduira a votre logement."

Je pris conge; l'_ouriadnik_ me conduisit a une _isba_ qui se
trouvait sur le bord escarpe de la riviere, tout au bout de la
forteresse. La moitie de l'_isba_ etait occupee par la famille de
Simeon Kouzoff, l'autre me fut abandonnee. Cette moitie se
composait d'une chambre assez propre, coupee en deux par une
cloison. Saveliitch commenca a s'y installer, et moi, je regardai
par l'etroite fenetre. Je voyais devant moi s'etendre une steppe
nue et triste; sur le cote s'elevaient des cabanes. Quelques
poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le
perron et tenant une auge a la main, appelait des cochons qui lui
repondaient par un grognement amical. Et voila dans quelle contree
j'etais condamne a passer ma jeunesse!... Une tristesse amere me
saisit; je quittai la fenetre et me couchai sans souper, malgre
les exhortations de Saveliitch, qui ne cessait de repeter avec
angoisse: "O Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait
ma maitresse si l'enfant allait tomber malade?"

Le lendemain, a peine avais-je commence de m'habiller, que la
porte de ma chambre s'ouvrit. Il entra un jeune officier, de
petite taille, de traits peu reguliers, mais dont la figure
basanee avait une vivacite remarquable.

"Pardonnez-moi, me dit-il en francais, si je viens ainsi sans
ceremonie faire votre connaissance. J'ai appris hier votre
arrivee, et le desir de voir enfin une figure humaine s'est
tellement empare de moi que je n'ai pu y resister plus longtemps.
Vous comprendrez cela quand vous aurez vecu ici quelque temps."

Je devinai sans peine que c'etait l'officier renvoye de la garde
pour l'affaire du duel. Nous fimes connaissance. Chvabrine avait
beaucoup d'esprit. Sa conversation etait animee, interessante. Il
me depeignit avec beaucoup de verve et de gaiete la famille du
commandant, sa societe et en general toute la contree ou le sort
m'avait jete. Je riais de bon coeur, lorsque ce meme invalide, que
j'avais vu rapiecer son uniforme dans l'antichambre du capitaine,
entra et m'invita a diner de la part de Vassilissa Iegorovna.
Chvabrine declara qu'il m'accompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vimes sur la
place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues
queues et des chapeaux a trois cornes. Ils etaient ranges en ligne
de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore
vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton.
Des qu'il nous apercut, il s'approcha de nous, me dit quelques
mots affables, et se remit a commander l'exercice. Nous allions
nous arreter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria d'aller
sur-le-champ chez Vassilissa Iegorovna, promettant qu'il nous
rejoindrait aussitot. "Ici, nous dit-il, vous n'avez vraiment rien
a voir."

Vassilissa Iegorovna nous recut avec simplicite et bonhomie, et me
traita comme si elle m'eut des longtemps connu. L'invalide et
Palachka mettaient la nappe.

"Qu'est-ce qu'a donc aujourd'hui mon Ivan Kouzmitch a instruire si
longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le
chercher pour diner. Mais ou est donc Macha[31]?"

A peine avait-elle prononce ce nom, qu'entra dans la chambre une
jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les
cheveux lisses en bandeau et retenus derriere ses oreilles que
rougissaient la pudeur et l'embarras. Elle ne me plut pas
extremement au premier coup d'oeil; je la regardai avec
prevention. Chvabrine m'avait depeint Marie, la fille du
capitaine, sous les traits d'une sotte. Marie Ivanovna alla
s'asseoir dans un coin et se mit a coudre. Cependant on avait
apporte le _chtchi_[32]. Vassilissa Iegorovna, ne voyant pas
revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka l'appeler.

"Dis au maitre que les visites attendent; le _chtchi_ se
refroidit. Grace a Dieu, l'exercice ne s'en ira pas, il aura tout
le temps de s'egosiller a son aise."

Le capitaine apparut bientot, accompagne du petit vieillard
borgne.

"Qu'est-ce que cela, mon petit pere? lui dit sa femme. La table
est servie depuis longtemps, et l'on ne peut pas te faire venir.

-- Vois-tu bien, Vassilissa Iegorovna, repondit Ivan Kouzmitch,
j'etais occupe de mon service, j'instruisais mes petits soldats.

-- Va, va, reprit-elle, ce n'est qu'une vanterie. Le service ne
leur va pas, et toi tu n'y comprends rien. Tu aurais du rester a
la maison, a prier le bon Dieu; ca t'irait bien mieux. Mes chers
convives, a table, je vous prie."

Nous primes place pour diner. Vassilissa Iegorovna ne se taisait
pas un moment et m'accablait de questions; qui etaient mes
parents, s'ils etaient en vie, ou ils demeuraient, quelle etait
leur fortune? Quand elle sut que mon pere avait trois cents
paysans:

"Voyez-vous! s'ecria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce
monde! Et nous, mon petit pere, en fait d'_ames_[33], nous n'avons
que la servante Palachka. Eh bien, grace a Dieu, nous vivons petit
a petit. Nous n'avons qu'un souci, c'est Macha, une fille qu'il
faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous
vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu qu'elle trouve
quelque brave homme! sinon, la voila eternellement fille."

Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna; elle etait devenue
toute rouge, et des larmes roulerent jusque sur son assiette.
J'eus pitie d'elle, et je m'empressai de changer de conversation.

"J'ai oui dire, m'ecriai-je avec assez d'a-propos, que les
Bachkirs ont l'intention d'attaquer votre forteresse.

-- Qui t'a dit cela, mon petit pere? reprit Ivan Kouzmitch.

-- Je l'ai entendu dire a Orenbourg, repondis-je.

-- Folies que tout cela, dit le commandant; nous n'en avons pas
entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un
peuple intimide, et les Kirghises aussi ont recu de bonnes lecons.
Ils n'oseront pas s'attaquer a nous, et s'ils s'en avisent, je
leur imprimerai une telle terreur, qu'ils ne remueront plus de dix
ans.

-- Et vous ne craignez pas, continuai-je en m'adressant a la femme
du capitaine, de rester dans une forteresse exposee a de tels
dangers?

-- Affaire d'habitude, mon petit pere, reprit-elle. Il y a de cela
vingt ans, quand on nous transfera du regiment ici, tu ne saurais
croire comme j'avais peur de ces maudits paiens. S'il m'arrivait
parfois de voir leur bonnet a poil, si j'entendais leurs
hurlements, crois bien, mon petit pere, que mon coeur se
resserrait a mourir. Et maintenant j'y suis si bien habituee, que
je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les
brigands rodent autour de la forteresse.

-- Vassilissa Iegorovna est une dame tres brave, observa gravement
Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.

-- Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle n'est pas de
la douzaine des poltrons.

-- Et Marie Ivanovna, demandai-je a sa mere, est-elle aussi hardie
que vous?

-- Macha! repondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusqu'a
present elle n'a pu entendre le bruit d'un coup de fusil sans
trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan
Kouzmitch s'imagina, le jour de ma fete, de faire tirer son canon,
elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu'elle manqua de s'en
aller dans l'autre monde. Depuis ce jour-la, nous n'avons plus
tire ce maudit canon."

Nous nous levames de table; le capitaine et sa femme allerent
dormir la sieste, et j'allai chez Chvabrine, ou nous passames
ensemble la soiree.


CHAPITRE IV
_LE DUEL_

Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la
forteresse de Belogorsk devint non seulement supportable, mais
agreable meme. J'etais recu comme un membre de la famille dans la
maison du commandant. Le mari et la femme etaient d'excellentes
gens. Ivan Kouzmitch, qui d'enfant de troupe etait parvenu au rang
d'officier, etait un homme tout simple et sans education, mais bon
et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort a
sa paresse naturelle. Vassilissa Iegorovna dirigeait les affaires
du service comme celles de son menage, et commandait dans toute la
forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientot de
se montrer sauvage. Nous fimes plus ample connaissance. Je trouvai
en elle une fille pleine de coeur et de raison, Peu a peu je
m'attachai a cette bonne famille, meme a Ivan Ignatiitch, le
lieutenant borgne.

Je devins officier. Mon service ne me pesait guere. Dans cette
forteresse benie de Dieu, il n'y avait ni exercice a faire, ni
garde a monter, ni revue a passer. Le commandant instruisait
quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n'etait
pas encore parvenu a leur apprendre quel etait le cote droit, quel
etait le cote gauche. Chvabrine avait quelques livres francais; je
me mis a lire, et le gout de la litterature s'eveilla en moi. Le
matin je lisais, et je m'essayais a des traductions, quelquefois
meme a des compositions en vers. Je dinais presque chaque jour
chez le commandant, ou je passais d'habitude le reste de la
journee. Le soir, le pere Garasim y venait accompagne de sa femme
Akoulina, qui etait la plus forte commere des environs. Il va sans
dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi.
Cependant d'heure en heure sa conversation me devenait moins
agreable. Ses perpetuelles plaisanteries sur la famille du
commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de
Marie Ivanovna, me deplaisaient fort. Je n'avais pas d'autre
societe que cette famille dans la forteresse, mais je n'en
desirais pas d'autre.

Malgre toutes les propheties, les Bachkirs ne se revoltaient pas.
La tranquillite regnait autour de notre forteresse. Mais cette
paix fut troublee subitement par une guerre intestine.

J'ai deja dit que je m'occupais un peu de litterature. Mes essais
etaient passables pour l'epoque, et Soumarokoff[34] lui-meme leur
rendit justice bien des annees plus tard. Un jour, il m'arriva
d'ecrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que,
sous pretexte de demander des conseils, les auteurs cherchent
volontiers un auditeur benevole; je copiai ma petite chanson, et
la portai a Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait
apprecier une oeuvre poetique.

Apres un court preambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et
lui lus les vers suivants[35]:

_"Helas! en fuyant Macha, j'espere recouvrer ma liberte!_
_"Mais les yeux qui m'ont fait prisonnier sont toujours devant
moi._
_"Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet etat
cruel, prends pitie de ton prisonnier."_

"Comment trouves-tu cela?" dis-je a Chvabrine, attendant une
louange comme un tribut qui m'etait du.

Mais, a mon grand mecontentement, Chvabrine, qui d'ordinaire
montrait de la complaisance, me declara net que ma chanson ne
valait rien.

"Pourquoi cela? lui demandai-je en m'efforcant de cacher mon
humeur.

-- Parce que de pareils vers, me repondit-il, sont dignes de mon
maitre Trediakofski[36]."

Il prit le feuillet de mes mains, et se mit a analyser
impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me dechirant de la
facon la plus maligne. Cela depassa mes forces; je lui arrachai le
feuillet des mains, je lui declarai que, de ma vie, je ne lui
montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas
moins de cette menace.

"Voyons, me dit-il, si tu seras en etat de tenir ta parole; les
poetes ont besoin d'un auditeur, comme Ivan Kouzmitch d'un carafon
d'eau-de-vie avant diner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas
Marie Ivanovna?

-- Ce n'est pas ton affaire, repondis-je en froncant le sourcil,
de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de
tes suppositions.

-- Oh! oh! poete vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de
plus en plus. Ecoute un conseil d'ami: Macha n'est pas digne de
devenir ta femme.

-- Tu mens, miserable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un
effronte!"

Chvabrine changea de visage.

"Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main
fortement; vous me donnerez satisfaction.

-- Bien, quand tu voudras!" repondis-je avec joie, car dans ce
moment j'etais pret a le dechirer.

Je courus a l'instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une
aiguille a la main. D'apres l'ordre de la femme de commandant, il
enfilait des champignons qui devaient secher pour l'hiver.

"Ah! Piotr Andreitch, me dit-il en m'apercevant, soyez le
bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici?
oserais-je vous demander."

Je lui declarai en peu de mots que je m'etais pris de querelle
avec Alexei Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch,
d'etre mon second. Ivan Ignatiitch m'ecouta jusqu'au bout avec une
grande attention, en ecarquillant son oeil unique.

"Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexei
Ivanitch, et que j'en suis temoin? c'est la ce que vous voulez
dire? oserais-je vous demander.

-- Precisement.

-- Mais, mon Dieu! Piotr Andreitch, quelle folie avez-vous en
tete? Vous vous etes dit des injures avec Alexei Ivanitch; eh
bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous
a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera
une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un
troisieme; et puis allez chacun de votre cote. Dans la suite, nous
vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant... Est-ce une
bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander.
Encore si c'etait vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec
lui, car je ne l'aime guere. Mais, si c'est lui qui vous perfore,
vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots
casses? oserais-je vous demander."

Les raisonnements du prudent officier ne m'ebranlerent pas. Je
restai ferme dans ma resolution.

"Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous
plaira; mais a quoi bon serai-je temoin de votre duel? Des gens se
battent; qu'y a-t-il la d'extraordinaire? oserais-je vous
demander. Grace a Dieu, j'ai approche de pres les Suedois et les
Turcs, et j'en ai vu de toutes les couleurs."

Je tachai de lui expliquer le mieux qu'il me fut possible quel
etait le devoir d'un second. Mais Ivan Ignatiitch etait hors
d'etat de me comprendre.

"Faites a votre guise, dit-il. Si j'avais a me meler de cette
affaire, ce serait pour aller annoncer a Ivan Kouzmitch, selon les
regles du service, qu'il se trame dans la forteresse une action
criminelle et contraire aux interets de la couronne, et faire
observer au commandant combien il serait desirable qu'il avisat
aux moyens de prendre les mesures necessaires..."

J'eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au
commandant. Je parvins a grand'peine a le calmer. Cependant il me
donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme d'habitude, je passai la soiree chez le commandant. Je
m'efforcais de paraitre calme et gai, pour n'eveiller aucun
soupcon et eviter les questions importunes. Mais j'avoue que je
n'avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se
sont trouvees dans la meme position. Toute cette soiree, je me
sentis dispose a la tendresse, a la sensibilite. Marie Ivanovna me
plaisait plus qu'a l'ordinaire. L'idee que je la voyais peut-etre
pour la derniere fois lui donnait a mes yeux une grace touchante.
Chvabrine entra. Je le pris a part, et l'informai de mon entretien
avec Ivan Ignatiitch.

"Pourquoi des seconds? me dit-il sechement. Nous nous passerons
d'eux."

Nous convinmes de nous battre derriere les tas de foin, le
lendemain matin, a six heures. A nous voir causer ainsi
amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

"Il y a longtemps que vous eussiez du faire comme cela, me dit-il
d'un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

-- Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui
faisait une patience dans un coin; je n'ai pas bien entendu."

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise
humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que
repondre. Chvabrine le tira d'embarras.

"Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.

-- Et avec qui, mon petit pere, t'es-tu querelle?

-- Mais avec Piotr Andreitch, et jusqu'aux gros mots.

-- Pourquoi cela?

-- Pour une veritable misere, pour une chansonnette.

-- Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c'est-il
arrive?

-- Voici comment. Piotr Andreitch a compose recemment une chanson,
et il s'est mis a me la chanter ce matin. Comme je la trouvais
mauvaise, Piotr Andreitch s'est fache. Mais ensuite il a reflechi
que chacun est libre de son opinion et tout est dit."

L'insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi
ne comprit ses grossieres allusions. Personne au moins ne les
releva. Des poesies, la conversation passa aux poetes en general,
et le commandant fit l'observation qu'ils etaient tous des
debauches et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de
renoncer a la poesie, comme chose contraire au service et ne
menant a rien de bon.

La presence de Chvabrine m'etait insupportable. Je me hatai de
dire adieu au commandant et a sa famille. En rentrant a la maison,
j'examinai mon epee, j'en essayai la pointe, et me couchai apres
avoir donne l'ordre a Saveliitch de m'eveiller le lendemain a six
heures.

Le lendemain, a l'heure indiquee, je me trouvais derriere les
meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas a
paraitre. "On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hater."
Nous mimes bas nos uniformes, et, restes en gilet, nous tirames
nos epees du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de
cinq invalides, sortit de derriere un tas de foin. Il nous intima
l'ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obeimes de
mauvaise humeur. Les soldats nous entourerent, et nous suivimes
Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas
militaire avec une majestueuse gravite.

Nous entrames dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit
les portes a deux battants, et s'ecria avec emphase: "Ils sont
pris!".

Vassilissa Iegorovna accourut a notre rencontre:

"Qu'est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre
forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrets...
Piotr Andreitch, Alexei Ivanitch, donnez vos epees, donnez,
donnez... Palachka, emporte les epees dans le grenier... Piotr
Andreitch, je n'attendais pas cela de toi; comment n'as-tu pas
honte? Alexei Ivanitch, c'est autre chose; il a ete transfere de
la garde pour avoir fait perir une ame. Il ne croit pas en Notre-
Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?"

Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant
de repeter: "Vois-tu bien! Vassilissa Iegorovna dit la verite; les
duels sont formellement defendus par le code militaire."

Cependant Palachka nous avait pris nos epees et les avait
emportees au grenier. Je ne pus m'empecher de rire; Chvabrine
conserva toute sa gravite.

"Malgre tout le respect que j'ai pour vous, dit-il avec sang-froid
a la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire
observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant
a votre tribunal. Abandonnez ce soin a Ivan Kouzmitch: c'est son
affaire.

-- Comment, comment, mon petit pere! repliqua la femme du
commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la meme
chair et le meme esprit? Ivan Kouzmitch, qu'est-ce que tu
baguenaudes? Fourre-les a l'instant dans differents coins, au pain
et a l'eau, pour que cette bete d'idee leur sorte de la tete. Et
que le pere Garasim les mette a la penitence, pour qu'ils
demandent pardon a Dieu et aux hommes."

Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna etait
extremement pale. Peu a peu la tempete se calma. La femme du
capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous
embrasser l'un l'autre. Palachka nous rapporta nos epees. Nous
sortimes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous
reconduisit.

"Comment n'avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colere, de nous
denoncer au commandant apres m'avoir donne votre parole de n'en
rien faire?

-- Comme Dieu est saint, repondit-il, je n'ai rien dit a Ivan
Kouzmitch; c'est Vassilissa Iegorovna qui m'a tout soutire. C'est
elle qui a pris toutes les mesures necessaires a l'insu du
commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!"

Apres cette reponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec
Chvabrine.

"Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.

-- Certainement, repondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang
votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut
feindre pendant quelques jours. Au revoir."

Et nous nous separames comme s'il ne se fut rien passe.

De retour chez le commandant, je m'assis, selon mon habitude, pres
de Marie Ivanovna; son pere n'etait pas a la maison; sa mere
s'occupait du menage. Nous parlions a demi-voix. Marie Ivanovna me
reprochait l'inquietude que lui avait causee ma querelle avec
Chvabrine.

"Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous
alliez vous battre a l'epee. Comme les hommes sont etranges! pour
une parole qu'ils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prets
a s'entr'egorger et a sacrifier, non seulement leur vie, mais
encore l'honneur et le bonheur de ceux qui... Mais je suis sure
que ce n'est pas vous qui avez commence la querelle: c'est Alexei
Ivanitch qui a ete l'agresseur.

-- Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?

-- Mais parce que..., parce qu'il est si moqueur! Je n'aime pas
Alexei Ivanitch, il m'est meme desagreable, et cependant je
n'aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m'aurait fort
inquietee.

-- Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?"

Marie Ivanovna se troubla et rougit: "Il me semble, dit-elle
enfin, il me semble que je lui plais.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu'il m'a fait des propositions de mariage.

-- Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?

-- L'an passe, deux mois avant votre arrivee,

-- Et vous n'avez pas consenti?

-- Comme vous voyez. Alexei Ivanitch est certainement un homme
d'esprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, a la seule
idee qu'il faudrait, sous la couronne, l'embrasser devant tous les
assistants... Non, non, pour rien au monde."

Les paroles de Marie Ivanovna m'ouvrirent les yeux et
m'expliquerent beaucoup de choses. Je compris la persistance que
mettait Chvabrine a la poursuivre. Il avait probablement remarque
notre inclination mutuelle, et s'efforcait de nous detourner l'un
de l'autre. Les paroles qui avaient provoque notre querelle me
semblerent d'autant plus infames, quand, au lieu d'une grossiere
et indecente plaisanterie, j'y vis une calomnie calculee. L'envie
de punir le menteur effronte devint encore plus forte en moi, et
j'attendais avec impatience le moment favorable.

Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j'etais occupe a
composer une elegie, et que je mordais ma plume dans l'attente
d'une rime, Chvabrine frappa sous ma fenetre. Je posai la plume,
je pris mon epee, et sortis de la maison.

"Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous
observe plus. Allons au bord de la riviere; la personne ne nous
empechera."

Nous partimes en silence, et, apres avoir descendu un sentier
escarpe, nous nous arretames sur le bord de l'eau, et nos epees se
croiserent.

Chvabrine etait plus adroit que moi dans les armes; mais j'etais
plus fort et plus hardi; et M. Beaupre, qui avait ete entre autres
choses soldat, m'avait donne quelques lecons d'escrime, dont je
profitai. Chvabrine ne s'attendait nullement a trouver en moi un
adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pumes nous
faire aucun mal l'un a l'autre; mais enfin, remarquant que
Chvabrine faiblissait, je l'attaquai vivement, et le fis presque
entrer a reculons dans la riviere. Tout a coup j'entendis mon nom
prononce a haute voix; je tournai rapidement la tete, et j'apercus
Saveliitch qui courait a moi le long du sentier... Dans ce moment
je sentis une forte piqure dans la poitrine, sous l'epaule droite,
et je tombai sans connaissance.


CHAPITRE V
_LA CONVALESCENCE_

Quand je revins a moi, je restai quelque temps sans comprendre ni
ce qui m'etait arrive, ni ou je me trouvais. J'etais couche sur un
lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse.
Saveliitch se tenait devant moi, une lumiere a la main. Quelqu'un
deroulait avec precaution les bandages qui entouraient mon epaule
et ma poitrine. Peu a peu mes idees s'eclaircirent. Je me rappelai
mon duel, et devinai sans peine que j'etais blesse. En cet
instant, la porte gemit faiblement sur ses gonds:

"Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit
tressaillir.

-- Toujours dans le meme etat, repondit Saveliitch avec un soupir;
toujours sans connaissance. Voila deja plus de quatre jours."

Je voulus me retourner, mais je n'en eus pas la force.

"Ou suis-je? Qui est ici?" dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s'approcha de mon lit, et se pencha doucement sur
moi.

"Comment vous sentez-vous? me dit-elle.

-- Bien, grace a Dieu, repondis-je d'une voix faible. C'est vous,
Marie Ivanovna; dites-moi..."

Je ne pus achever. Saveliitch poussa un cri, la joie se peignit
sur son visage.

"Il revient a lui, il revient a lui, repetait-il; graces te soient
rendues, Seigneur! Mon pere Piotr Andreitch, m'as-tu fait assez
peur? quatre jours! c'est facile a dire..."

Marie Ivanovna l'interrompit.

"Ne lui parle pas trop, Saveliitch, dit-elle: il est encore bien
faible."

Elle sortit et ferma la porte avec precaution. Je me sentais agite
de pensees confuses. J'etais donc dans la maison du commandant,
puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus
interroger Saveliitch; mais le vieillard hocha la tete et se
boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mecontentement, et
m'endormis bientot.

En m'eveillant, j'appelai Saveliitch; mais, au lieu de lui, je vis
devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne
puis exprimer la sensation delicieuse qui me penetra dans ce
moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en
l'arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas..., et tout a
coup je sentis sur ma joue l'impression humide et brulante de ses
levres. Un feu rapide parcourut tout mon etre.

"Chere bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez
a mon bonheur."



Elle reprit sa raison:

"Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu otant sa main, tous
etes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin
de vous, ... ne fut-ce que pour moi."

Apres ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur.
Je me sentais revenir a la vie.

Des cet instant je me sentis mieux d'heure en heure. C'etait le
barbier du regiment qui me pansait, car il n'y avait pas d'autre
medecin dans la forteresse; et grace a Dieu, il ne faisait pas le
docteur. Ma jeunesse et la nature haterent ma guerison. Toute la
famille du commandant m'entourait de soins. Marie Ivanovna ne me
quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la premiere
occasion favorable pour continuer ma declaration interrompue, et,
cette fois, Marie m'ecouta avec plus de patience. Elle me fit
naivement l'aveu de son affection, et ajouta que ses parents
seraient sans doute heureux de son bonheur. "Mais pensez-y bien,
me disait-elle; n'y aura-t-il pas d'obstacles de la part des
votres?"

Ce mot me fit reflechir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma
mere; mais, connaissant le caractere et la facon de penser de mon
pere, je pressentais que mon amitie ne le toucherait pas
extremement, et qu'il la traiterait de folie de jeunesse. Je
l'avouai franchement a Marie Ivanovna; mais neanmoins je resolus
d'ecrire a mon pere aussi eloquemment que possible pour lui
demander sa benediction. Je montrai ma lettre a Marie Ivanovna,
qui la trouva si convaincante et si touchante qu'elle ne douta
plus du succes, et s'abandonna aux sentiments de son coeur avec
toute la confiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma
convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel:
"Vois-tu bien, Piotr Andreitch, je devrais a la rigueur te mettre
aux arrets; mais te voila deja puni sans cela. Pour Alexei
Ivanich, il est enferme par mon ordre, et sous bonne garde, dans
le magasin a ble, et son epee est sous clef chez Vassilissa
Iegorovna. Il aura le temps de reflechir a son aise et de se
repentir."

J'etais trop content pour garder dans mon coeur le moindre
sentiment de rancune. Je me mis a prier pour Chvabrine, et le bon
commandant, avec la permission de sa femme, consentit a lui rendre
la liberte. Chvabrine vint me voir. Il temoigna un profond regret
de tout ce qui etait arrive, avoua que toute la faute etait a lui,
et me pria d'oublier le passe. Etant de ma nature peu rancunier,
je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je
voyais dans sa calomnie l'irritation de la vanite blessee; je
pardonnai donc genereusement a mon rival malheureux.

Je fus bientot gueri completement, et pus retourner a mon logis.
J'attendais avec impatience la reponse a ma lettre, n'osant pas
esperer, mais tachant d'etouffer en moi de tristes pressentiments.
Je ne m'etais pas encore explique avec Vassilissa Iegorovna et son
mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les etonner: ni moi ni
Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous etions
assures d'avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Saveliitch entra chez moi, une lettre a la
main. Je la pris en tremblant. L'adresse etait ecrite de la main
de mon pere. Cette vue me prepara a quelque chose de grave, car,
d'habitude, c'etait ma mere qui m'ecrivait, et lui ne faisait
qu'ajouter quelques lignes a la fin. Longtemps je ne pus me
decider a rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle:
"A mon fils Piotr Andreitch Grineff, gouvernement d'Orenbourg,
forteresse de Belogorsk". Je tachais de decouvrir, a l'ecriture de
mon pere, dans quelle disposition d'esprit il avait ecrit la
lettre. Enfin je me decidai a decacheter, et des les premieres
lignes je vis que toute l'affaire etait au diable. Voici le
contenu de cette lettre:

"Mon fils Piotr, nous avons recu le 15 de ce mois la lettre dans
laquelle tu nous demandes notre benediction paternelle et notre
consentement a ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff[37].
Et non seulement je n'ai pas l'intention de te donner ni ma
benediction ni mon consentement, mais encore j'ai l'intention
d'arriver jusqu'a toi et de te bien punir pour tes sottises comme
un petit garcon, malgre ton rang d'officier, parce que tu as
prouve que tu n'es pas digne de porter l'epee qui t'a ete remise
pour la defense de la patrie, et non pour te battre en duel avec
des fous de ton espece. Je vais ecrire a l'instant meme a Andre
Carlovitch pour le prier de te transferer de la forteresse de
Belogorsk dans quelque endroit encore plus eloigne afin de faire
passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mere est
tombee malade de douleur, et maintenant encore elle est alitee.
Qu'adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu'il te corrige, quoique
je n'ose pas avoir confiance en sa bonte.

"Ton pere,

"A. G."

La lecture de cette lettre eveilla en moi des sentiments divers.
Les dures expressions que mon pere ne m'avait pas menagees me
blessaient profondement; le dedain avec lequel il traitait Marie
Ivanovna me semblait aussi injuste que malseant; enfin l'idee
d'etre renvoye hors de la forteresse de Belogorsk m'epouvantait.
Mais j'etais surtout chagrine de la maladie de ma mere. J'etais
indigne contre Saveliitch, ne doutant pas que ce ne fut lui qui
avait fait connaitre mon duel a mes parents. Apres avoir marche
quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je
m'arretai brusquement devant lui, et lui dis avec colere: "Il
parait qu'il ne t'a pas suffi que, grace a toi, j'aie ete blesse
et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mere".

Saveliitch resta immobile comme si la foudre l'avait frappe.

"Aie pitie de moi, seigneur, s'ecria-t-il presque en sanglotant;
qu'est-ce que tu daignes me dire? C'est moi qui suis la cause que
tu as ete blesse? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine
devant toi pour recevoir l'epee d'Alexei Ivanitch. La vieillesse
maudite m'en a seule empeche. Qu'ai-je donc fait a ta mere?

-- Ce que tu as fait? repondis-je. Qui est-ce qui t'a charge
d'ecrire une denonciation contre moi? Est-ce qu'on t'a mis a mon
service pour etre mon espion?

-- Moi, ecrire une denonciation! repondit Saveliitch tout en
larmes. O Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que
m'ecrit le maitre, et tu verras si je te denoncais."

En meme temps il tira de sa poche une lettre qu'il me presenta, et
je lus ce qui suit:

"Honte a toi, vieux chien, de ce que tu ne m'as rien ecrit de mon
fils Piotr Andreitch, malgre mes ordres severes, et de ce que ce
soient des etrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi
que tu remplis ton devoir et la volonte de tes seigneurs? Je
t'enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir cache la
verite et pour ta condescendance envers le jeune homme. A la
reception de cette lettre, je t'ordonne de m'informer
immediatement de l'etat de sa sante, qui, a ce qu'on me mande,
s'ameliore, et de me designer precisement l'endroit ou il a ete
frappe, et s'il a ete bien gueri."

Evidemment Saveliitch n'avait pas en le moindre tort, et c'etait
moi qui l'avais offense par mes soupcons et mes reproches. Je lui
demandai pardon, mais le vieillard etait inconsolable.

"Voila jusqu'ou j'ai vecu! repetait-il; voila quelles graces j'ai
meritees de mes seigneurs pour tous mes longs services! je suis un
vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je
suis la cause de ta blessure! Non, mon pere Piotr Andreitch, ce
n'est pas moi qui suis fautif, c'est le maudit _moussie;_ c'est
lui qui t'a appris a pousser ces broches de fer, en frappant du
pied, comme si a force de pousser et de frapper on pouvait se
garer d'un mauvais homme! C'etait bien necessaire de depenser de
l'argent a louer le _moussie_!"

Mais qui donc s'etait donne la peine de denoncer ma conduite a mon
pere? Le general? il ne semblait pas s'occuper beaucoup de moi; et
puis, Ivan Kouzmitch n'avait pas cru necessaire de lui faire un
rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupcons
s'arretaient sur Chvabrine: lui seul trouvait un avantage dans
cette denonciation, dont la suite pouvait etre mon eloignement de
la forteresse et ma separation d'avec la famille du commandant.
J'allai tout raconter a Marie Ivanovna: elle venait a ma rencontre
sur le perron.

"Que vous est-il arrive? me dit-elle; comme vous etes pale!

-- Tout est fini", lui repondis-je, en lui remettant la lettre de
mon pere.

Ce fut a son tour de palir. Apres avoir lu, elle me rendit la
lettre, et me dit d'une voix emue: "Ce n'a pas ete mon destin. Vos
parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonte de
Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il
n'y a rien a faire, Piotr Andreitch; soyez heureux, vous au moins.

-- Cela ne sera pas, m'ecriai-je, en la saisissant par la main. Tu
m'aimes, je suis pret a tout. Allons nous jeter aux pieds de tes
parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels;
ils nous donneront, eux, leur benediction, nous nous marierons; et
puis, avec le temps, j'en suis sur, nous parviendrons a flechir
mon pere. Ma mere intercedera pour nous, il me pardonnera.

-- Non, Piotr Andreitch, repondit Marie: je ne t'epouserai pas
sans la benediction de tes parents. Sans leur benediction tu ne
seras pas heureux. Soumettons-nous a la volonte de Dieu. Si tu
rencontres une autre fiancee, si tu l'aimes, que Dieu soit avec
toi[38]. Piotr Andreitch, moi, je prierai pour vous deux."

Elle se mit a pleurer et se retira. J'avais l'intention de la
suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors d'etat de me
posseder et je rentrai a la maison. J'etais assis, plonge dans une
melancolie profonde, lorsque Saveliitch vint tout a coup
interrompre mes reflexions.

"Voila, seigneur, dit-il en me presentant une feuille de papier
toute couverte d'ecriture; regarde si je suis un espion de mon
maitre et si je tache de brouiller le pere avec le fils."

Je pris de sa main ce papier; c'etait la reponse de Saveliitch a
la lettre qu'il avait recue. La voici mot pour mot:

"Seigneur Andre Petrovitch, notre gracieux pere, j'ai recu votre
gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te facher contre moi,
votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les
ordres de mes maitres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien,
mais votre serviteur fidele, j'obeis aux ordres de mes maitres; et
je vous ai toujours servi avec zele jusqu'a mes cheveux blancs. Je
ne vous ai rien ecrit de la blessure de Piotr Andreitch, pour ne
pas vous effrayer sans raison; et voila que nous entendons que
notre maitresse, notre mere, Avdotia Vassilievna, est malade de
peur; et je m'en vais prier Dieu pour sa sante. Et Piotr Andreitch
a ete blesse dans la poitrine, sons l'epaule droite, sous une
cote, a la profondeur d'un _verchok_ et demi[39], et il a ete
couche dans la maison du commandant, ou nous l'avons apporte du
rivage: et c'est le barbier d'ici, Stepan Paramonoff, qui l'a
traite; et maintenant Piotr Andreitch, grace a Dieu, se porte
bien; et il n'y a rien que du bien a dire de lui: ses chefs, a ce
qu'on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iegorovna le traite
comme son propre fils; et qu'une pareille _occasion_ lui soit
arrivee, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a
quatre jambes et il bronche. Et vous daignez ecrire que vous
m'enverrez garder les cochons; que ce soit votre volonte de
seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu'a terre.

"Votre fidele esclave,

"Arkhip Savelieff."


Je ne pus m'empecher de sourire plusieurs fois pendant la lecture
de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en etat
d'ecrire a mon pere, et, pour calmer ma mere, la lettre de
Saveliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait
presque plus et tachait meme de m'eviter. La maison du commandant
me devint insupportable; je m'habituai peu a peu a rester seul
chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iegorovna me fit des
reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en
repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service
l'exigeait. Je n'avais que de tres rares entrevues avec Chvabrine,
qui m'etait devenu d'autant plus antipathique que je croyais
decouvrir en lui une inimitie secrete, ce qui me confirmait
davantage dans mes soupcons. La vie me devint a charge. Je
m'abandonnai a une noire melancolie, qu'alimentaient encore la
solitude et l'inaction. Je perdis toute espece de gout pour la
lecture et les lettres. Je me laissais completement abattre et je
craignais de devenir fou, lorsque des evenements soudains, qui
eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner a mon ame
un ebranlement profond et salutaire.


CHAPITRE VI
_POUGATCHEFF_

Avant d'entamer le recit des evenements etranges dont je fus le
temoin, je dois dire quelques mots sur la situation ou se trouvait
le gouvernement d'Orenbourg vers la fin de l'annee 1773. Cette
riche et vaste province etait habitee par une foule de peuplades a
demi sauvages, qui venaient recemment de reconnaitre la
souverainete des tsars russes. Leurs revoltes continuelles, leur
impatience de toute loi et de la vie civilisee, leur inconstance
et leur cruaute demandaient, de la part du gouvernement, une
surveillance constante pour les reduire a l'obeissance. On avait
eleve des forteresses dans les lieux favorables, et dans la
plupart on avait etabli a demeure fixe des Cosaques, anciens
possesseurs des rives du Iaik. Mais ces Cosaques eux-memes, qui
auraient du garantir le calme et la securite de ces contrees,
etaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et
dangereux pour le gouvernement imperial. En 1772, une emeute
survint dans leur principale bourgade. Cette emeute fut causee par
les mesures severes qu'avait prises le general Tranbenberg pour
ramener l'armee a l'obeissance. Elles n'eurent d'autre resultat
que le meurtre barbare de Tranbenberg, l'elevation de nouveaux
chefs, et finalement la repression de l'emeute a force de
mitraille et de cruels chatiments.

Cela s'etait passe peu de temps avant mon arrivee dans la
forteresse de Belogorsk. Alors tout etait ou paraissait
tranquille. Mais l'autorite avait trop facilement prete foi au
feint repentir des revoltes, qui couvaient leur haine en silence,
et n'attendaient qu'une occasion propice pour recommencer la
lutte.

Je reviens a mon recit.

Un soir (c'etait au commencement d'octobre 1773), j'etais seul a
la maison, a ecouter le sifflement du vent d'automne et a regarder
les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint
m'appeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis a
l'instant meme. J'y trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et
l'_ouriadnik_ des Cosaques. Il n'y avait dans la chambre ni la
femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour d'un air
preoccupe. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors
_l'ouriadnik_, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et
nous dit:

"Messieurs les officiers, une nouvelle importante! ecoutez ce
qu'ecrit le general."

Il mit ses lunettes et lut ce qui suit:

_"A monsieur le commandant de la forteresse de Belogorsk,
capitaine Mironoff_ (secret).

"Je vous informe par la presente que le fuyard et schismatique
Cosaque du Don Iemeliane Pougatcheff, apres s'etre rendu coupable
de l'impardonnable insolence d'usurper le nom du defunt empereur
Pierre III, a reuni une troupe de brigands, suscite des troubles
dans les villages du Iaik, et pris et meme detruit plusieurs
forteresses, en commettant partout des brigandages et des
assassinats. En consequence, des la reception de la presente, vous
aurez, monsieur le capitaine, a aviser aux mesures qu'il faut
prendre pour repousser le susdit scelerat et usurpateur, et, s'il
est possible, pour l'exterminer entierement dans le cas ou il
tournerait ses armes contre la forteresse confiee a vos soins."

"Prendre les mesures necessaires, dit le commandant en otant ses
lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! c'est facile a
dire. Le scelerat semble fort, et nous n'avons que cent trente
hommes, meme en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il n'y a pas
trop a compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch."

L'_ouriadnik_ sourit.

"Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez
ponctuels; placez des sentinelles, etablissez des rondes de nuit;
dans le cas d'une attaque, fermez les portes et faites sortir les
soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Casaques. Il faut
aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le
secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le
temps."

Apres avoir ainsi distribue ses ordres, Ivan Kouzmitch nous
congedia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que
nous venions d'entendre.

"Qu'en crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je.

-- Dieu le sait, repondit-il, nous verrons; jusqu'a present je ne
vois rien de grave. Si cependant..."

Alors il se mit a rever en sifflant avec distraction un air
francais.

Malgre toutes nos precautions, la nouvelle de l'apparition de
Pougatcheff se repandit dans la forteresse. Quel que fut le
respect d'Ivan Kouzmitch pour son epouse, il ne lui aurait revele
pour rien au monde un secret confie comme affaire de service.
Apres avoir recu la lettre du general, il s'etait assez
adroitement debarrasse de Vassilissa Iegorovna, en lui disant que
le pere Garasim avait recu d'Orenbourg des nouvelles
extraordinaires qu'il gardait dans le mystere le plus profond.
Vassilissa Iegorovna prit a l'instant meme le desir d'aller rendre
visite a la femme du pope, et, d'apres le conseil d'Ivan
Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur qu'elle ne la laissat
s'ennuyer toute seule.

Reste maitre du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur-
le-champ, et prit soin d'enfermer Palachka dans la cuisine, pour
qu'elle ne put nous epier.

Vassilissa Iegorovna revint a la maison sans avoir rien pu.tirer
de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son
absence, un conseil de guerre s'etait assemble chez Ivan
Kouzmitch, et que Palachka avait ete enfermee sous clef. Elle se
douta que son mari l'avait trompee, et se mit a l'accabler de
questions. Mais Ivan Kouzmitch etait prepare a cette attaque; il
ne se troubla pas le moins du monde, et repondit bravement a sa
curieuse moitie:

"Vois-tu bien, ma petite mere, les femmes du pays se sont mis en
tete d'allumer du feu avec de la paille: et comme cela peut etre
cause d'un malheur, j'ai rassemble mes officiers et je leur ai
donne l'ordre de veiller a ce que les femmes ne fassent pas de feu
avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles.

-- Et qu'avais-tu besoin d'enfermer Palachka? lui demanda sa
femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restee dans la cuisine
jusqu'a notre retour?"

Ivan Kouzmitch ne s'etait pas prepare a une semblable question: il
balbutia quelques mots incoherents. Vassilissa Iegorovna s'apercut
aussitot de la perfidie de son mari; mais, sure qu'elle
n'obtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions
et parla des concombres sales d'Akoulina Pamphilovna savait
preparer d'une facon superieure. De toute la nuit, Vassilissa
Iegorovna ne put fermer l'oeil, n'imaginant pas ce que son mari
avait en tete qu'elle ne put savoir.

Le lendemain, au retour de la messe, elle apercut Ivan Ignatiitch
occupe a oter du canon des guenilles, de petites pierres, des
morceaux de bois, des osselets et toutes sortes d'ordures que les
petits garcons y avaient fourrees. "Que peuvent signifier ces
preparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce qu'on
craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il
possible qu'Ivan Kouzmitch me cachat une pareille misere?" Elle
appela Ivan Ignatiitch avec la ferme resolution de savoir de lui
le secret qui tourmentait sa curiosite de femme.

Vassilissa Iegorovna debuta par lui faire quelques remarques sur
des objets de menage, comme un juge qui commence un interrogatoire
par des questions etrangeres a l'affaire pour rassurer et endormir
la prudence de l'accuse. Puis, apres un silence de quelques
instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la
tete:

"Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Qu'adviendra-t-il
de tout cela?

-- Eh! ma petite mere, repondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est
misericordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre;
j'ai nettoye le canon. Peut-etre bien repousserons-nous ce
Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera
personne ici.

-- Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?" demanda la femme du
commandant.

Ivan Ignatiitch vit bien qu'il avait trop parle, et se mordit la
langue. Mais il etait trop tard, Vassilissa Iegorovna le
contraignit a lui tout raconter, apres avoir engage sa parole
qu'elle ne dirait rien a personne.

Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien a personne, si ce
n'est a la femme du pope, et cela par l'unique raison que la vache
de cette bonne dame, etant encore dans la steppe, pouvait etre
enlevee par les brigands.

Bientot tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui
couraient sur son compte etaient fort divers. Le commandant envoya
l'_ouriadnik_ avec mission de bien s'enquerir de tout dans les
villages voisins. L'_ouriadnik_ revint apres une absence de deux
jours, et declara qu'il avait dans la steppe, a soixante verstes
de la forteresse, une grande quantite de feux, et qu'il avait oui
dire aux Bachkirs qu'une force innombrable s'avancait. Il ne
pouvait rien dire de plus precis, ayant craint de s'aventurer
davantage.

On commenca bientot a remarquer une grande agitation parmi les
Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils s'assemblaient
par petits groupes, parlaient entre eux a voix basse, et se
dispersaient des qu'ils apercevaient un dragon ou tout autre
soldat russe. On les fit espionner: Ioulai, Kalmouk baptise, fit
au commandant une revelation tres grave. Selon lui, l'_ouriadnik_
aurait fait de faux rapports; a son retour, le perfide Cosaque
aurait dit a ses camarades qu'il s'etait avance jusque chez les
revoltes, qu'il avait ete presente a leur chef, et que ce chef,
lui ayant donne sa main a baiser, s'etait longuement entretenu
avec lui. Le commandant fit aussitot mettre l'_ouriadnik_ aux
arrets, et designa Ioulai pour le remplacer. Ce changement fut
accueilli par les Cosaques avec un mecontentement visible. Ils
murmuraient a haute voix, et Ivan Ignatiitch, l'executeur de
l'ordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire
assez clairement:

"Attends, attends, rat de garnison!"

Le commandant avait eu l'intention d'interroger son prisonnier le
meme jour; mais l'_ouriadnik_ s'etait echappe, sans doute avec
l'aide de ses complices.

Un nouvel evenement vint accroitre l'inquietude du capitaine. On
saisit un Bachkir porteur de lettres seditieuses. A cette
occasion, le commandant prit le parti d'assembler derechef ses
officiers, et pour cela il voulut encore eloigner sa femme sous un
pretexte specieux. Mais comme Ivan Kouzmitch etait le plus adroit
et le plus sincere des hommes, il ne trouva pas d'autre moyen que
celui qu'il avait deja employe une premiere fois.

"Vois-tu bien, Vassilissa Iegorovna, lui dit-il en toussant a
plusieurs reprises, le pere Garasim a, dit-on, recu de la ville...

-- Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore
rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iemeliane
Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois."

Ivan Kouzmitch ecarquilla les yeux: "Eh bien, ma petite mere, dit-
il, si tu sais tout, reste, il n'y a rien a faire; nous parlerons
devant toi.

-- Bien, bien, mon petit pere, repondit-elle, ce n'est pas a toi
de faire le fin. Envoie chercher les officiers."

Nous nous assemblames de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant
sa femme, la proclamation de Pougatcheff, redigee par quelque
Cosaque a demi lettre. Le brigand nous declarait son intention de
marcher immediatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques
et les soldats a se reunir a lui, et conseillait aux chefs de ne
pas resister, les menacant en ce cas du dernier supplice. La
proclamation etait ecrite en termes grossiers, mais energiques, et
devait produire une grande impression sur les esprits des gens
simples,

"Quel coquin! s'ecria la femme du commandant. Voyez ce qu'il ose
nous proposer! de sortir a sa rencontre et de deposer a ses pieds
nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous
sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en
avons vu de toutes sortes! Est-il possible qu'il se soit trouve
des commandants assez laches pour obeir a ce bandit!

-- Ca ne devrait pas etre, repondit Ivan Kouzmitch; cependant on
dit que le scelerat s'est deja empare de plusieurs forteresses.

-- Il parait qu'il est fort, en effet, observa Chvabrine.

-- Nous allons savoir a l'instant sa force reelle, reprit le
commandant; Vassilissa Iegorovna, donne-moi la clef du grenier.
Ivan Ignatiitch, amene le Bachkir, et dis a Ioulai d'apporter des
verges.

-- Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant
de son siege; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans
cela elle entendrait, les cris, et ca lui ferait peur. Et moi,
pour dire la verite, je ne suis pas tres curieuse de pareilles
investigations. Au plaisir de vous revoir..."

La torture etait alors tellement enracinee dans les habitudes de
la justice, que l'ukase bienfaisant[40] qui en avait prescrit
l'abolition resta longtemps sans effet. On croyait que l'aveu de
l'accuse etait indispensable a la condamnation, idee non seulement
deraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matiere
juridique; car, si le deni de l'accuse ne s'accepte pas comme
preuve de son innocence, l'aveu qu'on lui arrache doit moins
encore servir de preuve de sa culpabilite. A present meme, il
m'arrive encore d'entendre de vieux juges regretter l'abolition de
cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait
de la necessite de la torture, ni les juges, ni les accuses eux-
memes. C'est pourquoi l'ordre du commandant n'etonna et n'emut
aucun de nous. Ivan Ignatiitch s'en alla chercher le Bachkir, qui
etait tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu
d'instants apres, on l'amena dans l'antichambre. Le commandant
ordonna qu'on l'introduisit en sa presence.

Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds
des entraves en bois. Il ota son haut bonnet et s'arreta pres de
la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais
je n'oublierai cet homme: il paraissait age de soixante et dix ans
au moins, et n'avait ni nez, ni oreilles. Sa tete etait rasee;
quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il etait de
petite taille, maigre, courbe; mais ses yeux a la tatare
brillaient encore.

"Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut a ces terribles indices
un des revoltes punis en 1741, tu es un vieux loup, a ce que je
vois; tu as deja ete pris dans nos pieges. Ce n'est pas la
premiere fois que tu te revoltes, puisque ta tete est si bien
rabotee. Approche-toi, et dis qui t'a envoye."

Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air
de complete imbecillite.

"Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que
tu ne comprends pas le russe? Ioulai, demande-lui en votre langue
qui l'a envoye, dans notre forteresse."

Ioulai repeta en langue tatare la question d'Ivan Kouzmitch. Mais
le Bachkir le regarda avec la meme expression, et sans repondre un
mot.

"Iachki[41]! s'ecria le commandant; je te ferai parler. Voyons,
otez-lui sa robe de chambre rayee, sa robe de fou, et mouchetez-
lui les epaules. Voyons, Ioulai, houspille-le comme il faut."

Deux invalides commencerent a deshabiller le Bachkir. Une vive
inquietude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit
a regarder de tous cotes comme un pauvre petit animal pris par des
enfants. Mais lorsqu'un des invalides lui saisit les mains pour
les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses
epaules en se courbant, lorsque Ioulai prit les verges et leva la
main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gemissement faible
et puissant, et, relevant la tete, ouvrit la bouche, ou, au lieu
de langue, s'agitait un court troncon.

Nous fumes tous frappes d'horreur.

"Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien
tirer de lui. Ioulai, ramene le Bachkir au grenier; et nous,
messieurs, nous avons encore a causer."

Nous continuions a debattre notre position, lorsque Vassilissa
Iegorovna se precipita dans la chambre, toute haletante, et avec
un air effare.

"Que t'est-il arrive? demanda le commandant surpris.

-- Malheur! malheur! repondit Vassilissa Iegorovna: le fort de
Nijneosern a ete pris ce matin; le garcon du pere Garasim vient de
revenir. Il a vu comment on l'a pris. Le commandant et tous les
officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les
scelerats vont venir ici."

Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le
commandant de la forteresse de Nijneosern, jeune homme doux et
modeste, m'etait connu. Deux mois auparavant il avait passe,
venant d'Orenbourg avec sa jeune femme, et s'etait arrete chez
Ivan Kouzmitch. La Nijneosernia n'etait situee qu'a vingt-cinq
verstes de notre fort. D'heure en heure il fallait nous attendre a
une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se presenta
vivement a mon imagination, et le coeur me manquait en y pensant.

"Ecoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est
de defendre la forteresse jusqu'au dernier soupir, cela s'entend.
Mais il faut songer a la surete des femmes. Envoyez-les a
Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une
forteresse plus eloignee et plus sure, ou les scelerat n'aient pas
encore eu le temps de penetrer."

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: "Vois-tu bien! ma mere; en
effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin,
jusqu'a ce que nous ayons reduit les rebelles?

-- Quelle folie! repondit la commandante. Ou est la forteresse que
les balles n'aient pas atteinte? En quoi la Belogorskaia n'est-
elle pas sure? Grace a Dieu, voici plus de vingt et un ans que
nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut-
etre y lasserons-nous Pougatcheff!

-- Eh bien, ma petite mere, repliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu
peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut-
il faire de Macha? C'est bien si nous le lassons, ou s'il nous
arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?...
 -- Eh bien! alors..."

Mais ici Vassilissa Iegorovna ne put que begayer et se tut,
etouffee par l'emotion.

"Non, Vassilissa Iegorovna, reprit la commandant, qui remarqua que
ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme,
peut-etre pour la premiere fois de sa vie; il ne convient pas que
Macha reste ici. Envoyons-la a Orenbourg chez sa marraine. La il y
a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre.
Et meme a toi j'aurais conseille de t'en aller aussi la-bas; car,
bien que tu sois vieille, pense a ce qui t'arrivera si la
forteresse est prise d'assaut.

-- C'est bien, c'est bien, dit la commandante, nous renverrons
Macha; mais ne t'avise pas de me prier de partir, je n'en ferais
rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles annees, de
me separer de toi, et d'aller chercher un tombeau solitaire en
pays etranger. Nous avons vecu ensemble, nous mourrons ensemble.

-- Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il n'y a pas de
temps a perdre. Va equiper Macha pour la route; demain nous la
ferons partir a la pointe du jour, et nous lui donnerons meme un
convoi, quoique, a vrai dire, nous n'ayons pas ici de gens
superflus. Mais ou donc est-elle?

-- Chez Akoulina Pamphilovna, repondit la commandante; elle s'est
trouvee mal en apprenant la prise de Nijneosern! je crains qu'elle
ne tombe malade. O Dieu Seigneur! jusqu'ou avons-nous vecu?"

Vassilissa Iegorovna alla faire les apprets du depart de sa fille.
L'entretien chez le commandant continua encore; mais je n'y pris
plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour le souper, pale et
les yeux rougis. Nous soupames en silence, et nous nous levames de
table plus tot que d'ordinaire. Chacun de nous regagna son logis
apres avoir dit adieu a toute la famille. J'avais oublie mon epee
et revins la prendre; je trouvais Marie sous la porte; elle me la
presenta.

"Adieu, Piotr Andreitch, me dit-elle en pleurant; on m'envoie a
Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-etre que Dieu
permettra que nous nous revoyions; si non..."

Elle se mit a sangloter.

"Adieu, lui dis-je, adieu, ma chere Marie! Quoi qu'il m'arrive,
sois sure que ma derniere pensee et ma derniere priere seront pour
toi."

Macha continuait a pleurer. Je sortis precipitamment.


CHAPITRE VII
_L'ASSAUT_

De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai meme pas mes
habits. J'avais eu l'intention de gagner de grand matin la porte
de la forteresse par ou Marie Ivanovna devait partir, pour lui
dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet.
L'agitation de mon ame me semblait moins penible que la noire
melancolie ou j'etais plonge precedemment. Au chagrin de la
separation se melaient en moi des esperances vagues mais douces,
l'attente impatiente des dangers et le sentiment d'une noble
ambition. La nuit passa vite. J'allais sortir, quand ma porte
s'ouvrit, et le caporal entra pour m'annoncer que nos Cosaques
avaient quitte pendant la nuit la forteresse, emmenant de force
avec eux Ioulai, et qu'autour de nos remparts chevauchaient des
gens inconnus. L'idee que Marie Ivanovna n'avait pu s'eloigner me
glaca de terreur. Je donnai a la hate quelques instructions au
caporal, et courus chez le commandant.

Il commencait a faire jour. Je descendais rapidement la rue,
lorsque je m'entendis appeler par quelqu'un. Je m'arretai.

"Ou allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch
en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et m'envoie
vous chercher. Le Pougatch[42] est arrive.

-- Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement
interieur.

-- Elle n'en a pas eu le temps, repondit Ivan Ignatiitch, la route
d'Orenbourg est coupee, la forteresse entouree. Cela va mal, Piotr
Andreitch."

Nous nous rendimes sur le rempart, petite hauteur formee par la
nature et fortifiee d'une palissade. La garnison s'y trouvait sous
les armes. On y avait traine le canon des la veille. Le commandant
marchait de long en large devant sa petite troupe; l'approche du
danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire.
Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une
vingtaine de cavaliers qui semblaient etre des Cosaques; mais
parmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, qu'il etait facile de
reconnaitre a leurs bonnets et a leurs carquois. Le commandant
parcourait les rangs de la petite armee, en disant aux soldats:
"Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd'hui pour notre mere
l'imperatrice, et faisons voir a tout le monde que nous sommes des
gens braves, fideles a nos serments."

Les soldats temoignerent a grands cris de leur bonne volonte.
Chvabrine se tenait pres de moi, examinant l'ennemi avec
attention. Les gens qu'on apercevait dans la steppe, voyant sans
doute quelques mouvements dans le fort, se reunirent en groupe et
parlerent entre eux. Le commandant ordonna a Ivan Ignatiitch de
pointer sur eux le canon, et approcha lui-meme la meche. Le boulet
passa en sifflant sur leurs tetes sans leur faire aucun mal. Les
cavaliers se disperserent aussitot, en partant au galop, et la
steppe devint deserte. En ce moment, parut sur le rempart
Vassilissa Iegorovna, suivie de Marie qui n'avait pas voulu la
quitter.

"Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? ou est
l'ennemi?

-- L'ennemi n'est pas loin, repondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu
le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur?

-- Non, papa, repondit Marie; j'ai plus peur seule a la maison."

Elle me jeta un regard, en s'efforcant de sourire. Je serrai
vivement la garde de mon epee, en me rappelant que je l'avais
recue la veille de ses mains, comme pour sa defense. Mon coeur
brulait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; j'avais
soif de lui prouver que j'etais digne de sa confiance, et
j'attendais impatiemment le moment decisif.

Tout a coup, debouchant d'une hauteur qui se trouvait a huit
verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d'hommes
a cheval, et bientot toute la steppe se couvrit de gens armes de
lances et de fleches. Parmi eux, vetu d'un cafetan rouge et le
sabre a la main, se distinguait un homme monte sur un cheval
blanc. C'etait Pougatcheff lui-meme. Il s'arreta, fut entoure, et
bientot, probablement d'apres ses ordres, quatre hommes sortirent
de la foule, et s'approcherent au grand galop jusqu'au rempart.
Nous reconnumes en eux quelques-uns de nos traitres. L'un d'eux
elevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre
portait au bout de sa pique la tete de Ioulai, qu'il nous lanca
par-dessus la palissade. La tete du pauvre Kaimouk roula aux pieds
du commandant.

Les traitres nous criaient:

"Ne tirez pas: sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici.

-- Enfants, feu!" s'ecria le capitaine pour toute reponse.

Les soldats firent une decharge. Le Cosaque qui tenait la lettre
vacilla et tomba de cheval; les autres s'enfuirent a toute bride.
Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna. Glacee de terreur a la
vue de la tete de Ioulai, etourdie du bruit de la decharge, elle
semblait inanimee. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna
d'aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal
sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval
du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut a
voix basse et la dechira en morceaux. Cependant on voyait les
revoltes se preparer a une attaque. Bientot les balles sifflerent
a nos oreilles, et quelques fleches vinrent s'enfoncer autour de
nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.

"Vassilissa Iegorovna, dit le commandant, les femmes n'ont rien a
faire ici. Emmene Macha; tu vois bien que cette fille est plus
morte que vive."

Vassilissa Iegorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un
regard sur la steppe, ou l'on voyait de grands mouvements parmi la
foule, et dit a son mari: "Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la
mort; benis Macha; Macha, approche de ton pere." Pale et
tremblante, Marie s'approcha d'Ivan Kouzmitch, se mit a genoux et
le salua jusqu'a terre. Le vieux commandant fit sur elle trois
fois le signe de la croix, puis la releva, l'embrassa, et lui dit
d'une voix alteree par l'emotion: "Eh bien, Macha, sois heureuse;
prie Dieu, il ne t'abandonnera pas. S'il se trouve un honnete
homme, que Dieu vous donne a tous deux amour et raison. Vivez
ensemble comme nous avons vecu ma femme et moi. Eh bien, adieu,
Macha. Vassilissa Iegorovna, emmene-la donc plus vite."

Marie se jeta a son cou, et se mit a sangloter. "Embrassons-nous
aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch;
pardonne-moi si je t'ai jamais fache.

-- Adieu, adieu, ma petite mere, dit le commandant en embrassant
sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en a la maison, et,
si tu en as le temps, mets un _sarafan_[43] a Macha."

La commandante s'eloigna avec sa fille. Je suivais Marie du
regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tete.

Ivan Kouzmitch revint a nous, et toute son attention fut tournee
sur l'ennemi. Les rebelles se reunirent autour de leur chef et
tout a coup mirent pied a terre precipitamment. "Tenez-vous bien,
nous dit le commandant, c'est l'assaut qui commence." En ce moment
meme retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles
accouraient a toutes jambes sur la forteresse. Notre canon etait
charge a mitraille. Le commandant les laissa venir a tres petite
distance, et mit de nouveau le feu a sa piece. La mitraille frappa
au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef
seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter
avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cesse,
redoublerent de nouveau. "Maintenant, enfants! s'ecria le
capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant!
Suivez-moi pour une sortie!"

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvames en un
instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidee, n'avait pas
bouge de place. "Que faites-vous donc, mes enfants? s'ecria Ivan
Kouzmitch; s'il faut mourir, mourons; affaire de service!"

En ce moment les rebelles se ruerent sur nous, et forcerent
l'entree de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses
armes. On m'avait renverse par terre; mais je me relevai et
j'entrai pele-mele avec la foule dans la forteresse. Je vis le
commandant blesse a la tete, et presse par une petite troupe de
bandits qui lui demandaient les clefs. J'allais courir a son
secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lierent
avec leurs _kouchaks_[44] en criant: "Attendez, attendez ce qu'on
va faire de vous, traitres au tsar!"

On nous traina le long des rues. Les habitants sortaient de leurs
maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout a
coup des cris annoncerent que le tsar etait sur la place,
attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la
foule se jeta de ce cote, et nos gardiens nous y trainerent.

Pougatcheff etait assis dans un fauteuil, sur le perron de la
maison du commandant. Il etait vetu d'un elegant cafetan cosaque,
brode sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orne de
glands d'or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure
ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l'entouraient.



Le pere Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix a la main,
au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les
victimes amenees devant lui. Sur la place meme, on dressait a la
hate une potence. Quand nous approchames, des Bachkirs ecarterent
la foule, et l'on nous presenta a Pougatcheff. Le bruit des
cloches cessa, et le plus profond silence s'etablit. "Qui est le
commandant?" demanda l'usurpateur. Notre _ouriadnik_ sortit des
groupes et designa Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le
vieillard avec une expression terrible et lui dit: "Comment as-tu
ose t'opposer a moi, a ton empereur?"

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernieres
forces et repondit d'une voix ferme: "Tu n'es pas mon empereur: tu
es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!"

Pougatcheff fronca le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitot
plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l'entrainerent
au gibet. A cheval sur la traverse, apparut le Bachkir defigure
qu'on avait questionne la veille; il tenait une corde a la main,
et je vis un instant apres le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en
l'air. Alors on amena a Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

"Prete serment, lui dit Pougatcheff, a l'empereur Piotr
Fedorovitch[45].

-- Tu n'es pas notre empereur, repondit le lieutenant en repetant
les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un
usurpateur."

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan
Ignatiitch fut pendu aupres de son ancien chef. C'etait mon tour.
Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m'appretant a
repeter la reponse de mes genereux camarades. Alors, a ma surprise
inexprimable, j'apercus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu
le temps de se couper les cheveux en rond et d'endosser un cafetan
de Cosaque. Il s'approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots
a l'oreille. "Qu'on le pende!" dit Pougatcheff sans daigner me
jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis a reciter
a voix basse une priere, en offrant a Dieu un repentir sincere de
toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui etaient
chers a mon coeur. On m'avait deja conduit sous le gibet. "Ne
crains rien, ne crains rien!" me disaient les assassins, peut-etre
pour me donner du courage. Tout a coup un cri se fit entendre:
"Arretez, maudits".

Les bourreaux s'arreterent. Je regarde... Saveliitch etait etendu
aux pieds de Pougatcheff.

"O mon propre pere, lui disait mon pauvre menin, qu'as-tu besoin
de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on t'en
donnera une bonne rancon; mais pour l'exemple et pour faire peur
aux autres, ordonne qu'on me pende, moi, vieillard."

Pougatcheff fit un signe; on me delia aussitot. "Notre pere te
pardonne", me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que
j'etais tres heureux de ma delivrance, mais je ne puis dire non
plus que je la regrettais. Mes sens etaient trop troubles. On
m'amena de nouveau devant l'usurpateur et l'on me fit agenouiller
a ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: "Baise la
main, baise la main!" criait-on autour de moi. Mais j'aurais
prefere le plus atroce supplice a un si infame avilissement.

"Mon pere Piotr Andreitch, me soufflait Saveliitch, qui se tenait
derriere moi et me poussait du coude, ne fais pas l'obstine;
qu'est-ce que cela te coute? Crache et baise la main du bri...
Baise-lui la main."

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant:
"Sa Seigneurie est, a ce qu'il parait, toute stupide de joie;
relevez-le". On me releva, et je restai en liberte. Je regardai
alors la continuation de l'infame comedie.

Les habitants commencerent a preter le serment. Ils approchaient
l'un apres l'autre, baisaient la croix et saluaient l'usurpateur.
Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la
compagnie, arme de ses grands ciseaux emousses, leur coupait les
queues. Ils secouaient la tete et approchaient les levres de la
main de Pougatcheff; celui-ci leur declara qu'ils etaient
pardonnes et recus dans ses troupes. Tout cela dura pres de trois
heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le
perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc
richement harnache. Deux Cosaques le prirent par les bras et
l'aiderent a se mettre en selle. Il annonca au pere Garasim qu'il
dinerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques
brigands trainaient sur le perron Vassilissa Iegorovna, echevelee
et demi-nue. L'un d'eux s'etait deja vetu de son mantelet; les
autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les
services a the et toutes sortes d'objets.

"O mes peres, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grace; mes
peres, mes peres, menez-moi a Ivan Kouzmitch."

Soudain elle apercut le gibet et reconnut son mari.

"Scelerats, s'ecria-t-elle hors d'elle-meme, qu'en avez-vous fait?
O ma lumiere, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les
baionnettes prussiennes ne t'ont touche, ni les balles turques; et
tu as peri devant un vil condamne fuyard.

-- Faites taire la vieille sorciere!" dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tete, et elle tomba
morte au bas des degres du perron. Pougatcheff partit; tout le
peuple se jeta sur ses pas.


CHAPITRE VIII
_LA VISITE INATTENDUE_

La place se trouva vide. Je me tenais au meme endroit, ne pouvant
rassembler mes idees troublees par tant d'emotions terribles.

Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus
que toute autre chose. "Ou est-elle? qu'est-elle devenue? a-t-elle
eu le temps de se cacher? sa retraite est-elle sure?" Rempli de
ces pensees accablantes, j'entrai dans la maison du commandant.
Tout y etait vide. Les chaises, les tables, les armoires etaient
brulees, la vaisselle en pieces. Un affreux desordre regnait
partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait a
la chambre de Marie Ivanovna, ou j'allais entrer pour la premiere
fois de ma vie. Son lit etait bouleverse, l'armoire ouverte et
devalisee. Une lampe brulait encore devant le _Kivot_[46], vide
egalement. On n'avait pas emporte non plus un petit miroir
accroche entre la porte et la fenetre. Qu'etait devenue l'hotesse
de cette simple et virginale cellule? Une idee terrible me
traversait l'esprit. J'imaginai Marie dans les mains des brigands.
Mon coeur se serra; je fondis en larmes et prononcai a haute voix
le nom de mon amante. En ce moment, un leger bruit se fit
entendre, et Palachka, toute pale, sortit de derriere l'armoire.

"Ah!-Piotr Andreitch, dit-elle en joignant les mains, quelle
journee! quelles horreurs!

-- Marie Ivanovna? demandai-je avec impatience; que fait Marie
Ivanovna?

-- La demoiselle est en vie, repondit Palachka; elle est cachee
chez Akoulina Pamphilovna.

-- Chez la femme du pope! m'ecriai-je avec terreur. Grand Dieu!
Pougatcheff est la!"

Je me precipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts
dans la rue, et, tout eperdu, me mis a courir vers la maison du
pope. Elle retentissait de chansons, de cris et d'eclats de rire.
Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka m'avait
suivi. Je l'envoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un
moment apres, la femme du pope sortit dans l'antichambre, un
flacon vide a la main.

"Au nom du ciel, ou est Marie Ivanovna? demandai-je avec une
agitation inexprimable.

-- Elle est couchee, ma petite colombe, repondit la femme du pope,
sur mon lit, derriere la cloison. Ah! Piotr Andreitch, un malheur
etait bien pres d'arriver. Mais, grace a Dieu, tout s'est
heureusement passe. Le scelerat s'etait a peine assis a table, que
la pauvrette se mit a gemir. Je me sentis mourir de peur. Il
l'entendit: "Qui est-ce qui gemit chez toi, vieille?" Je saluai le
brigand jusqu'a terre: "Ma niece, tsar; elle est malade et alitee
il y a plus d'une semaine.  -- Et ta niece est jeune?  -- Elle est
jeune, tsar.  -- Voyons, vieille, montre-moi ta niece." Je sentis
le coeur me manquer; mais que pouvais-je faire? "Fort bien, tsar;
mais la fille n'aura pas la force de se lever et de venir devant
Ta Grace.  -- Ce n'est rien, vieille; j'irai moi-meme la voir."
Et, le croiras-tu? le maudit est alle derriere la cloison. Il tira
le rideau, la regarda de ses yeux d'epervier, et rien de plus;
Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous etions deja prepares,
moi et le pere, a une mort de martyrs? Par bonheur, la petite
colombe ne l'a pas reconnu. O Seigneur Dieu! quelles fetes nous
arrivent! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui l'aurait cru? Et Vassilissa
Iegorovna, et Ivan Ignatiitch! Pourquoi celui-la? Et vous, comment
vous a-t-on epargne? Et que direz-vous de Chvabrine, d'Alexei
Ivanitch? Il s'est coupe les cheveux en rond, et le voila qui
bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand
j'ai parle de ma niece malade, croiras-tu qu'il m'a jete un regard
comme s'il eut voulu me percer de son couteau? Cependant il ne
nous a pas trahis. Graces lui soient rendues, au moins pour cela!"

En ce moment retentirent a la fois les cris avines des convives et
la voix du pere Garasim. Les convives demandaient du vin, et le
pope appelait sa femme.

"Retournez a la maison, Piotr Andreitch, me dit-elle tout en emoi.
J'ai autre chose a faire qu'a jaser avec vous. Il vous arrivera
malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piotr
Andreitch; ce qui sera sera; peut-etre que Dieu daignera ne pas
nous abandonner."

La femme du pope rentra chez elle; un peu tranquillise, je
retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs
Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les
bottes aux pendus. Je retins avec peine l'explosion de ma colere,
dont je sentais toute l'inutilite. Les brigands parcouraient la
forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait
partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai a la
maison. Saveliitch me rencontra sur le seuil.

"Grace a Dieu, s'ecria-t-il en me voyant, je croyais que les
scelerats t'avaient saisi de nouveau. Ah! mon pere Piotr
Andreitch, le croiras-tu? les brigands nous ont tout pris: les
habits, le linge, les effets, la vaisselle; ils n'ont rien laisse.
Mais qu'importe? Graces soient rendues a Dieu de ce qu'ils ne
t'ont pas au moins ote la vie! Mais as-tu reconnu, maitre, leur
_ataman_[47]?

-- Non, je ne l'ai pas reconnu; qui donc est-il?

-- Comment, mon petit pere! tu as deja oublie l'ivrogne qui t'a
escroque le _touloup_, le jour du chasse-neige, un _touloup_ de
peau de lievre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes
les coutures en l'endossant."

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon
guide etait frappante en effet. Je finis par me persuader que
Pougatcheff et lui etaient bien le meme homme, et je compris alors
la grace qu'il m'avait faite. Je ne pus assez admirer l'etrange
liaison des evenements. Un _touloup_ d'enfant, donne a un
vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les
cabarets assiegeait des forteresses et ebranlait l'empire.

"Ne daigneras-tu pas manger? me dit Saveliitch qui etait fidele a
ses habitudes. Il n'y a rien a la maison, il est vrai; mais je
chercherai partout, et je te preparerai quelque chose."

Reste seul, je me mis a reflechir. Qu'avais-je a faire? Ne pas
quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre a sa
troupe, etait indigne d'un officier. Le devoir voulait que
j'allasse me presenter la ou je pouvais encore etre utile a ma
patrie, dans les critiques circonstances ou elle se trouvait. Mais
mon amour me conseillait avec non moins de force de rester aupres
de Marie Ivanovna pour etre son protecteur et son champion.
Quoique je previsse un changement prochain et inevitable dans la
marche des choses, cependant je ne pouvais me defendre de trembler
en me representant le danger de sa position.

Mes reflexions furent interrompues par l'arrivee d'un Cosaque qui
accourait m'annoncer que le grand tsar m'appelait aupres de lui.

"Ou est-il? demandai-je en me preparant a obeir.

-- Dans la maison du commandant, repondit le Cosaque. Apres diner
notre pere est alle au bain; il repose maintenant. Ah! Votre
Seigneurie, on voit bien que c'est un important personnage; il a
daigne manger a diner deux cochons de lait rotis; et puis il est
monte au plus haut du bain[48], ou il faisait si chaud que Tarass
Kourotchine lui-meme n'a pu le supporter; il a passe le balai a
Bikbaieff, et n'est revenu a lui qu'a force d'eau froide. Il faut
en convenir, toutes ses manieres sont si majestueuses, ... et dans
le bain, a ce qu'on dit, il a montre ses signes de tsar: sur l'un
des seins, un aigle a deux tetes grand comme un _petak_[49]_, _et
sur l'autre, sa propre figure."

Je ne crus pas necessaire de contredire le Cosaque, et je le
suivis dans la maison du commandant, tachant de me representer a
l'avance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle
finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je
n'etais pas pleinement rassure.

Il commencait a faire sombre quand j'arrivai a la maison du
commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et
terrible; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le
perron, pres duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui
m'avait amene entra pour annoncer mon arrivee; il revint aussitot,
et m'introduisit dans cette chambre ou, la veille, j'avais dit
adieu a Marie Ivanovna.

Un tableau etrange s'offrit a mes regards. A une table couverte
d'une nappe, et toute chargee de bouteilles et de verres, etait
assis Pougatcheff, entoure d'une dizaine de chefs cosaques, en
bonnets et en chemises de couleur, echauffes par le vin, avec des
visages enflammes et des yeux etincelants. Je ne voyais point
parmi eux les nouveaux affides, les traitres Chvabrine et
l'_ouriadnik_.

"Ah! ah! c'est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant.
Soyez le bienvenu. Honneur a vous et place au banquet!"

Les convives se serrerent; je m'assis en silence au bout de la
table. Mon voisin, jeune Cosaque elance et de jolie figure, me
versa une rasade d'eau-de-vie, a laquelle je ne touchai pas.
J'etais occupe a considerer curieusement la reunion. Pougatcheff
etait assis a la place d'honneur, accoude sur la table et appuyant
sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage,
reguliers et agreables, n'avaient aucune expression farouche. Il
s'adressait souvent a un homme d'une cinquantaine d'annees, en
l'appelant tantot comte, tantot Timofeitch, tantot mon oncle. Tous
se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune
deference bien marquee pour leur chef. Ils parlaient de l'assaut
du matin, du succes de la revolte et de leurs prochaines
operations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses
opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c'est dans cet
etrange conseil de guerre qu'on prit la resolution de marcher sur
Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien pres d'etre couronne de
succes. Le depart fut arrete pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se leverent de
table, et prirent conge de Pougatcheff. Je voulais les suivre,
mais Pougatcheff me dit:

"Reste la, je veux te parler."

Nous demeurames en tete-a-tete.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff
me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil
gauche avec une expression indefinissable de ruse et de moquerie.
Enfin, il partit d'un long eclat de rire, et avec une gaiete si
peu feinte, que moi-meme, en le regardant, je me mis a rire sans
savoir pourquoi.

"Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur
quand mes garcons t'ont jete la corde au cou? je crois que le ciel
t'a paru de la grandeur d'une peau de mouton. Et tu te serais
balance sous la traverse sans ton domestique. J'ai reconnu a
l'instant meme le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pense, Votre
Seigneurie, que l'homme qui t'a conduit au gite dans la steppe
etait le grand tsar lui-meme?"

En disant ces mots, il prit un air grave et mysterieux.

"Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t'ai fait
grace pour ta vertu, et pour m'avoir rendu service quand j'etais
force de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre
chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand j'aurai
recouvre mon empire. Promets-tu de me servir avec zele?"

La question du bandit et son impudence me semblerent si risibles
que je ne pus reprimer un sourire.

"Pourquoi ris-tu? me demanda-t-il en froncant le sourcil; est-ce
que tu ne crois pas que je sois le grand tsar? reponds-moi
franchement."

Je me troublai. Reconnaitre un vagabond pour empereur, je n'en
etais pas capable; cela me semblait une impardonnable lachete.
L'appeler imposteur en face, c'etait me devouer a la mort; et le
sacrifice auquel j'etais pret sous le gibet, en face de tout le
peuple et dans la premiere chaleur de mon indignation, me
paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire.

Pougatcheff attendait ma reponse dans un silence farouche. Enfin
(et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi-
meme) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse
humaine. Je repondis a Pougatcheff:

"Ecoute, je te dirai toute la verite. Je t'en fais juge. Puis-je
reconnaitre en toi un tsar? tu es un homme d'esprit; tu verrais
bien que je mens.

-- Qui donc suis-je d'apres toi?

-- Dieu le sait; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu
perilleux."

Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond:

"Tu ne crois donc pas que je sois l'empereur Pierre? Eh bien!
soit. Est-ce qu'il n'y a pas de reussite pour les gens hardis?
est-ce qu'anciennement Grichka Otrepieff[50] n'a pas regne! Pense
de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Qu'est-ce que te
fait l'un ou l'autre? Qui est pope est pere. Sers-moi fidelement
et je ferai de toi un feld-marechal et un prince. Qu'en dis-tu?

-- Non, repondis-je avec fermete; je suis gentilhomme; j'ai prete
serment a Sa Majeste l'imperatrice; je ne puis te servir. Si tu me
veux du bien en effet, renvoie-moi a Orenbourg."

Pougatcheff se mit a reflechir:

"Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas
porter les armes contre moi?

-- Comment veux-tu que je te le promette? repondis-je; tu sais
toi-meme que cela ne depend pas de ma volonte. Si l'on m'ordonne
de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef
maintenant, tu veux que tes subordonnes t'obeissent. Comment puis-
je refuser de servir, si l'on a besoin de mon service? Ma tete est
dans tes mains; si tu me laisses libre, merci; si tu me fais
mourir, que Dieu te juge; mais je t'ai dit la verite."

Ma franchise plut a Pougatcheff.

"Soit, dit-il en me frappant sur l'epaule; il faut punir jusqu'au
bout, ou faire grace jusqu'au bout. Va-t'en des quatre cotes, et
fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et
maintenant va te coucher; j'ai sommeil moi-meme."

Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit etait calme
et froide; la lune et les etoiles, brillant de tout leur eclat,
eclairaient la place et le gibet. Tout etait tranquille et sombre
dans le reste de la forteresse. Il n'y avait plus que le cabaret
ou se voyait de la lumiere et ou s'entendaient les cris des
buveurs attardes. Je jetai un regard sur la maison du pope; les
portes et les volets etaient fermes; tout y semblait parfaitement
tranquille.

Je rentrai chez moi et trouvai Saveliitch qui deplorait mon
absence. La nouvelle de ma liberte recouvree le combla de joie.

"Graces te soient rendues, Seigneur! dit-il en faisant le signe de
la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du
jour, et nous irons a la garde de Dieu. Je t'ai prepare quelque
petite chose; mange, mon pere, et dors jusqu'au matin, tranquille
comme dans la poche du Christ...

Je suivis son conseil, et, apres avoir soupe de grand appetit, je
m'endormis sur le plancher tout nu, aussi fatigue d'esprit que de
corps.


CHAPITRE IX
_LA SEPARATION_

De tres bonne heure le tambour me reveilla. Je me rendis sur la
place. La, les troupes de Pougatcheff commencaient a se ranger
autour de la potence ou se trouvaient encore attachees les
victimes de la veille. Les Cosaques se tenaient a cheval; les
soldats de pied, l'arme au bras; les enseignes flottaient.
Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le notre, etaient
poses sur des affuts de campagne. Tous les habitants s'etaient
reunis au meme endroit, attendant l'usurpateur. Devant le perron
de la maison du commandant, un Cosaque tenait par la bride un
magnifique cheval blanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le
corps de la commandante; on l'avait pousse de cote et recouvert
d'une mechante natte d'ecorce. Enfin Pougatcheff sortit de la
maison. Toute la foule se decouvrit. Pougatcheff s'arreta sur le
perron, et dit le bonjour a tout le monde. L'un des chefs lui
presenta un sac rempli de pieces de cuivre, qu'il se mit a jeter a
pleines poignees. Le peuple se precipita pour les ramasser, en se
les disputant avec des coups. Les principaux complices de
Pougatcheff l'entourerent: parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos
regards se rencontrerent, il put lire le mepris dans le mien, et
il detourna les yeux avec une expression de haine veritable et de
feinte moquerie. M'apercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un
signe de la tete, et m'appela pres de lui.

"Ecoute, me dit-il, pars a l'instant meme pour Orenbourg. Tu
declareras de ma part au gouverneur et a tous les generaux qu'ils
aient a m'attendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoir
avec soumission et amour filial; sinon ils n'eviteront pas un
supplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie."

Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine: "Voila,
enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obeissez-lui en toute
chose; il me repond de vous et de la forteresse".

J'entendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maitre de
la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu! que deviendra-
t-elle? Pougatcheff descendit le perron; on lui amena son cheval;
il s'elanca rapidement en selle, sans attendre l'aide des Cosaques
qui s'appretaient a le soutenir.

En ce moment, je vis sortir de la foule mon Saveliitch; il
s'approcha de Pougatcheff, et lui presenta une feuille de papier.
Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire.

"Qu'est-ce? demanda Pougatcheff avec dignite.

-- Lis, tu daigneras voir", repondit Saveliitch.

Pougatcheff recut le papier et l'examina longtemps d'un air
d'importance. "Tu ecris bien illisiblement, dit-il enfin; nos yeux
lucides[51] ne peuvent rien dechiffrer. Ou est mon secretaire en
chef?"

Un jeune garcon, en uniforme de caporal, s'approcha en courant de
Pougatcheff. "Lis a haute voix", lui dit l'usurpateur en lui
presentant le papier. J'etais extremement curieux de savoir a quel
propos mon menin s'etait avise d'ecrire a Pougatcheff. Le
secretaire en chef se mit a epeler d'une voix retentissante ce qui
va suivre:

"Deux robes de chambre, l'une en percale, l'autre en soie rayee:
six roubles.

-- Qu'est-ce que cela veut dire? interrompit Pougatcheff en
froncant le sourcil.

-- Ordonne de lire plus loin", repondit Saveliitch avec un calme
parfait.

Le secretaire en chef continua sa lecture:

"Un uniforme en fin drap vert: sept roubles.

"Un pantalon de drap blanc: cinq roubles.

"Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes: dix
roubles.

"Une cassette avec un service a the: deux roubles et demi.

-- Qu'est-ce que toute cette betise? s'ecria Pougatcheff. Que me
font ces cassettes a the et ces pantalons avec des manchettes?"

Saveliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit a expliquer
la chose: "Cela, mon pere, daigne comprendre que c'est la note du
bien de mon maitre emporte par les scelerats.

-- Quels scelerats? demanda Pougatcheff d'un air terrible.

-- Pardon, la langue m'a tourne, repondit Saveliitch; pour des
scelerats, non, ce ne sont pas des scelerats; mais cependant tes
garcons ont bien fouille et bien vole; il faut en convenir. Ne te
fache pas; le cheval a quatre jambes, et pourtant il bronche.
Ordonne de lire jusqu'au bout.

-- Voyons, lis."

Le secretaire continua:

"Une couverture en perse, une autre en taffetas ouate: quatre
roubles.

"Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge: quarante
roubles.

"Et encore un petit _touloup_ en peau de lievre, dont on a fait
abandon a Ta Grace dans le gite de la steppe: quinze roubles.

-- Qu'est-ce que cela?" s'ecria Pougatcheff dont les yeux
etincelerent tout a coup.

J'avoue que j'eus peur pour mon pauvre menin. Il allait
s'embarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheff
l'interrompit.

"Comment as-tu bien ose m'importuner de pareilles sottises?
s'ecria-t-il en arrachant le papier des mains du secretaire, et en
le jetant au nez de Saveliitch. Sot vieillard! On vous a
depouilles, grand malheur! Mais tu dois, vieux hibou,
eternellement prier Dieu pour moi et mes garcons, de ce que toi et
ton maitre vous ne pendez pas la-haut avec les autres rebelles...
Un _touloup_ en peau de lievre! je te donnerai un _touloup_ en
peau de lievre! Mais sais-tu bien que je te ferai ecorcher vif
pour qu'on fasse des _touloups_ de ta peau.

-- Comme il te plaira, repondit Saveliitch; mais je ne suis pas un
homme libre, et je dois repondre du bien de mon seigneur."

Pougatcheff etait apparemment dans un acces de grandeur d'ame. Il
detourna la tete, et partit sans dire un mot. Chvabrine et les
chefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de la
forteresse. Le peuple lui fit cortege. Je restai seul sur la place
avec Saveliitch. Mon menin tenait dans la main son memoire, et le
considerait avec un air de profond regret. En voyant ma cordiale
entente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti.
Mais sa sage intention ne lui reussit pas. J'allais le gronder
vertement pour ce zele deplace, et je ne pus m'empecher de rire.

"Ris, seigneur, ris, me dit Saveliitch; mais quand il te faudra
remonter ton menage a neuf, nous verrons si tu auras envie de
rire."

Je courus a la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. La femme
du pope vint a ma rencontre pour m'apprendre une douloureuse
nouvelle. Pendant la nuit, la fievre chaude s'etait declaree chez
la pauvre fille. Elle avait le delire. Akoulina Pamphilovna
m'introduisit dans sa chambre. J'approchai doucement du lit. Je
fus frappe de l'effrayant changement de son visage. La malade ne
me reconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sans
entendre le pere Garasim et sa bonne femme, qui, selon toute
apparence, s'efforcaient de me consoler. De lugubres idees
m'agitaient. La position d'une triste orpheline, laissee seule et
sans defense au pouvoir des scelerats, m'effrayait autant que me
desolait ma propre impuissance; mais Chvabrine, Chvabrine surtout
m'epouvantait. Reste chef, investi des pouvoirs de l'usurpateur,
dans la forteresse ou se trouvait la malheureuse fille objet de sa
haine, il etait capable de tous les exces. Que devais-je faire?
comment la secourir, comment la delivrer? Un seul moyen restait et
je l'embrassai. C'etait de partir en toute hate pour Orenbourg,
afin de presser la delivrance de Belogorsk, et d'y cooperer, si
c'etait possible. Je pris conge du pope et d'Akoulina Pamphilovna,
en leur recommandant avec les plus chaudes instances celle que je
considerais deja comme ma femme. Je saisis la main de la pauvre
jeune fille, et la couvris de baisers et de larmes.

"Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu, Piotr
Andreitch; peut-etre nous reverrons-nous dans un temps meilleur.
Ne nous oubliez pas et ecrivez-nous souvent. Vous excepte, la
pauvre Marie Ivanovna n'a plus ni soutien ni consolateur."

Sorti sur la place, je m'arretai un instant devant le gibet, que
je saluai respectueusement, et je pris la route d'Orenbourg, en
compagnie de Saveliitch, qui ne m'abandonnait pas.

J'allais ainsi, plonge dans mes reflexions, lorsque j'entendis
tout d'un coup derriere moi un galop de chevaux. Je tournai la
tete et vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en
main un cheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour
que je l'attendisse. Je m'arretai, et reconnus bientot notre
_ouriadnik_. Apres nous avoir rejoints au galop, il descendit de
son cheval, et me remettant la bride de l'autre: "Votre
Seigneurie, me dit-il, notre pere vous fait don d'un cheval et
d'une pelisse de son epaule."

A la selle etait attache un simple _touloup_ de peau de mouton.

"Et de plus, ajouta-t-il en hesitant, il vous donne un demi-
rouble... Mais je l'ai perdu en route; excusez genereusement."

Saveliitch le regarda de travers: "Tu l'as perdu en route, dit-il;
et qu'est-ce qui sonne dans ta poche, effronte que tu es?

-- Ce qui sonne dans ma poche! repliqua l'_ouriadnik_ sans se
deconcerter, Dieu te pardonne; vieillard! c'est un mors de bride
et non un demi-rouble.

-- Bien, bien! dis-je en terminant la dispute; remercie de ma part
celui qui t'envoie; tache meme de retrouver en t'en allant le
demi-rouble perdu, et prends-le comme pourboire.



-- Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son
cheval; je prierai eternellement Dieu pour vous."

A ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, et
fut bientot hors de la vue.

Je mis le _touloup_ et montai a cheval, prenant Saveliitch en
croupe.

"Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce n'est pas
inutilement que j'ai presente ma supplique au bandit? Le voleur a
eu honte; quoique cette longue rosse bachkire et ce _touloup_ de
paysan ne vaillent pas la moitie de ce que ces coquins nous ont
vole et de ce que tu as toi-meme daigne lui donner en present,
cependant ca peut nous etre utile. D'un mechant chien, meme une
poignee de poils."


CHAPITRE X
_LE SIEGE_

En approchant d'Orenbourg, nous apercumes une foule de forcats
avec les tetes rasees et des visages defigures par les tenailles
du bourreau[52]. Ils travaillaient aux fortifications de la place
sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns
emportaient sur des brouettes les decombres qui remplissaient le
fosse; d'autres creusaient la terre avec des beches. Des macons
transportaient des briques et reparaient les murailles. Les
sentinelles nous arreterent aux portes pour demander nos
passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse
de Belogorsk, il nous conduisit tout droit chez le general. Je le
trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle
d'automne avait deja depouilles de leurs feuilles, et, avec l'aide
d'un vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille.
Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la sante. Il
parut tres content de me voir, et se mit a me questionner sur les
terribles evenements dont j'avais ete le temoin. Je le lui
racontai. Le vieillard m'ecoutait avec attention, et, tout en
m'ecoutant, coupait les branches mortes.

"Pauvre Mironoff, dit-il quand j'achevai ma triste histoire! c'est
tommage, il avait ete pon officier. Et matame Mironoff, elle etait
une ponne tame, et passee maitresse pour saler les champignons. Et
qu'est devenue Macha, la fille du capitaine?"

Je lui repondis qu'elle etait restee a la forteresse, dans la
maison du pope.

"Aie! aie! aie! fit le general, c'est mauvais, c'est tres mauvais;
il est tout a fait impossible de compter sur la discipline des
brigands."

Je lui fis observer que la forteresse de Belogorsk n'etait pas
fort eloignee, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas
a envoyer un detachement de troupes pour en delivrer les pauvres
habitants. Le general hocha la tete avec un air de doute.

"Nous verrons, dit-il; nous avons tout le temps d'en parler. Je te
prie de venir prendre le the chez moi. Il y aura ce soir conseil
de guerre; tu peux nous donner des renseignements precis sur ce
coquin de Pougatcheff et sur son armee. Va te reposer en
attendant."

J'allai au logis qu'on m'avait designe, et ou deja s'installait
Saveliitch. J'y attendis impatiemment l'heure fixee. Le lecteur
peut bien croire que je n'avais garde de manquer a ce conseil de
guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie.
A l'heure indiquee, j'etais chez le general.

Je trouvai chez lui l'un des employes civils d'Orenbourg, le
directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit
vieillard gros et rouge, vetu d'un habit de soie moiree. Il se mit
a m'interroger sur le sort d'Ivan Kouzmitch, qu'il appelait son
compere, et souvent il m'interrompait par des questions
accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne
prouvaient pas un homme verge dans les choses de la guerre,
montraient en lui de l'esprit naturel et de la finesse. Pendant ce
temps, les autres convies s'etaient reunis. Quand tous eurent pris
place, et qu'on eut offert a chacun une tasse de the, le general
exposa longuement et minutieusement en quoi consistait l'affaire
en question.

"Maintenant, messieurs, il nous faut decider de quelle maniere
nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou
defensivement? Chacune de ces deux manieres a ses avantages et ses
desavantages. La guerre offensive presente plus d'espoir d'une
rapide extermination de l'ennemi; mais la guerre defensive est
plus sure et presente moins de dangers. En consequence, nous
recueillerons les voix suivant l'ordre legal, c'est-a-dire en
consultant d'abord les plus jeunes par le rang. Monsieur
l'enseigne, continua-t-il en s'adressant a moi, daignez nous
enoncer votre opinion."

Je me levai et, apres avoir depeint en peu de mots Pougatcheff et
sa troupe, j'affirmai que l'usurpateur n'etait pas en etat de
resister a des forces disciplinees.

Mon opinion fut accueillie par les employes civils avec un visible
mecontentement. Ils y voyaient l'impertinence etourdie d'un jeune
homme. Un murmure s'eleva, et j'entendis distinctement le mot
_suceur de lait_[53] prononce a demi-voix. Le general se tourna de
mon cote et me dit en souriant:

"Monsieur l'enseigne, les premieres voix dans les conseils de
guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant
nous allons continuer a recueillir les votes. Monsieur le
conseiller de college, dites-nous votre opinion."

Le petit vieillard en habit d'etoffe moiree se hata d'avaler sa
troisieme tasse de the, qu'il avait melange d'une forte dose de
rhum.

"Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu'il ne faut agir ni
offensivement ni defensivement.

-- Comment cela, monsieur le conseiller de college? repartit le
general stupefait. La tactique ne presente pas d'autres moyens; il
faut agir offensivement ou defensivement.

-- Votre Excellence, agissez subornativement[54].

-- Eh! oh! votre opinion est tres judicieuse; les actions
subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous
profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tete du
coquin soixante-dix ou meme cent roubles a prendre sur les fonds
secrets.

-- Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un
belier kirghise au lieu d'etre un conseiller de college, si ces
voleurs ne nous livrent leur _ataman_ enchaine par les pieds et
les mains.

-- Nous y reflechirons et nous en parlerons encore, reprit le
general. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des
mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l'ordre
legal."

Toutes les opinions furent contraires a la mienne. Les assistants
parlerent a l'envi du peu de confiance qu'inspiraient les troupes,
de l'incertitude du succes, de la necessite de la prudence, et
ainsi de suite. Tous etaient d'avis qu'il valait mieux rester
derriere une forte muraille en pierre, sous la protection du
canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin,
quand toutes les opinions se furent manifestees, le general secoua
la cendre de sa pipe, et prononca le discours suivant:

"Messieurs, je dois tous declarer que, pour ma part, je suis
entierement de l'avis de M. l'enseigne; car cette opinion est
fondee sur les preceptes de la saine tactique, qui prefere presque
toujours les mouvements offensifs aux mouvements defensifs."

Il s'arreta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon
amour-propre. Je jetai un coup d'oeil fier sur les employes
civils, qui chuchotaient entre eux d'un air d'inquietude et de
mecontentement.

"Mais, messieurs, continua le general en lachant avec un soupir
une longue bouffee de tabac, je n'ose pas prendre sur moi une si
grande responsabilite, quand il s'agit de la surete des provinces
confiees a mes soins par Sa Majeste Imperiale, ma gracieuse
souveraine. C'est pour cela que je me vois contraint de me ranger
a l'avis de la majorite, laquelle a decide que la prudence ainsi
que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siege
qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de l'ennemi
par la force de l'artillerie, et, si la possibilite s'en fait
voir, par des sorties bien dirigees."

Ce fut le tour des employes de me regarder d'un air moqueur. Le
conseil se separa. Je ne pus m'empecher de deplorer la faiblesse
du respectable soldat qui, contrairement a sa propre conviction,
s'etait decide a suivre l'opinion d'ignorants sans experience.

Plusieurs jours apres ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff,
fidele a sa promesse, s'approcha d'Orenbourg. Du haut des
murailles de la ville, je pris connaissance de l'armee des
rebelles. Il me sembla que leur nombre avait decuple depuis le
dernier assaut dont j'avais ete temoin. Ils avaient aussi de
l'artillerie enlevee dans les petites forteresses conquises par
Pougatcheff. En me rappelant la decision du conseil, je previs une
longue captivite dans les murs d'Orenbourg, et j'etais pret a
pleurer de depit.

Loin de moi l'intention de decrire le siege d'Orenbourg, qui
appartient a l'histoire et non a des memoires de famille. Je dirai
donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de
l'autorite, ce siege fut desastreux pour les habitants, qui eurent
a souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie a
Orenbourg devenait insupportable; chacun attendait avec angoisse
la decision de la destinee. Tous se plaignaient de la disette, qui
etait affreuse. Les habitants finirent par s'habituer aux bombes
qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts memes de Pougatcheff
n'excitait plus une grande emotion. Je mourais d'ennui. Le temps
passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de
Belogorsk, car toutes les routes etaient coupees, et la separation
d'avec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps
consistait a faire des promenades militaires.

Grace a Pougatcheff, j'avais un assez bon cheval, avec lequel je
partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du
rempart, et j'allais tirailler contre les eclaireurs de
Pougatcheff. Dans ces especes d'escarmouches, l'avantage restait
d'ordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment,
et d'excellentes montures. Notre maigre cavalerie n'etait pas en
etat de leur tenir tete. Quelquefois notre infanterie affamee se
mettait aussi en campagne; mais la profondeur de la neige
l'empechait d'agir avec succes contre la cavalerie volante de
l'ennemi. L'artillerie tonnait vainement du haut des remparts, et,
dans la campagne, elle ne pouvait avancer a cause de la faiblesse
des chevaux extenues. Voila quelle etait notre facon de faire la
guerre, et voila ce que les employes d'Orenbourg appelaient
prudence et prevoyance.

Un jour que nous avions reussi a dissiper et a chasser devant nous
une troupe assez nombreuse, j'atteignis un Cosaque reste en
arriere, et j'allais le frapper de mon sabre turc, lorsqu'il ota
son bonnet, et s'ecria:

"Bonjour, Piotr Andreitch; comment va votre sante?"

Je reconnus notre _ouriadnik_. Je ne saurais dire combien je fus
content de le voir.

"Bonjour, Maximitch, lui dis-je; y a-t-il longtemps que tu as
quitte Belogorsk?

-- Il n'y a pas longtemps, mon petit pere Piotr Andreitch; je ne
suis revenu qu'hier. J'ai une lettre pour vous.

-- Ou est-elle? m'ecriai-je tout transporte.

-- Avec moi, repondit Maximitch en mettant la main dans son sein.
J'ai promis a Palachka de tacher de vous la remettre."

Il me presenta un papier plie, et partit aussitot au galop. Je
l'ouvris, et lus avec agitation les lignes suivantes:


"Dieu a voulu me priver tout a coup de mon pere et de ma mere. Je
n'ai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. J'ai recours a
vous, parce que je sais que vous m'avez toujours voulu du bien, et
que vous etes toujours pret a secourir ceux qui souffrent. Je prie
Dieu que cette lettre puisse parvenir jusqu'a vous. Maximitch m'a
promis de vous la faire parvenir. Palachka a oui dire aussi a
Maximitch qu'il vous voit souvent de loin dans les sorties, et que
vous ne vous menagez pas, sans penser a ceux qui prient Dieu pour
vous avec des larmes. Je suis restee longtemps malade, et lorsque
enfin j'ai ete guerie, Alexei Ivanitch, qui commande ici a la
place de feu mon pere, a force le pere Garasim de me remettre
entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous
sa garde dans notre maison. Alexei Ivanitch me force a l'epouser.
Il dit qu'il m'a sauve la vie en ne decouvrant pas la ruse
d'Akoulina Pamphilovna quand elle m'a fait passer pres des
brigands pour sa niece; mais il me serait plus facile de mourir
que de devenir la femme d'un homme comme Chvabrine. Il me traite
avec beaucoup de cruaute, et menace, si je ne change pas d'avis,
si je ne consens pas a ses propositions, de me conduire dans le
camp du bandit, ou j'aurai le sort d'Elisabeth Kharloff[55]. J'ai
prie Alexei Ivanitch de me donner quelque temps pour reflechir. Il
m'a accorde trois jours; si, apres trois jours, je ne deviens pas
sa femme, je n'aurai plus de menagement a attendre. O mon pere
Piotr Andreitch, vous etes mon seul protecteur. Defendez-moi,
pauvre fille. Suppliez le general et tous vos chefs de nous
envoyer du secours aussitot que possible, et venez vous-meme si
vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise,

"Marie Mironoff."


Je manquai de devenir fou a la lecture de cette lettre. Je
m'elancai vers la ville, en donnant sans pitie de l'eperon a mon
pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tete mille
projets pour delivrer la malheureuse fille, sans pouvoir m'arreter
a aucun. Arrive dans la ville, j'allai droit chez le general, et
j'entrai en courant dans sa chambre.

Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe d'ecume.
En me voyant, il s'arreta; mon aspect sans doute l'avait frappe,
car il m'interrogea avec une sorte d'anxiete sur la cause de mon
entree si brusque.



"Votre Excellence, lui dis-je, j'accours aupres de vous comme
aupres de mon pauvre pere. Ne repoussez pas ma demande; il y va du
bonheur de toute ma vie.

-- Qu'est-ce que c'est, mon pere? demanda le general stupefait;
que puis-je faire pour toi? Parle.

-- Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de
soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la
forteresse de Belogorsk."

Le general me regarda fixement, croyant sans doute que j'avais
perdu la tete, et il ne se trompait pas beaucoup.

"Comment? comment? balayer la forteresse de Belogorsk! dit-il
enfin.

-- Je vous reponds du succes, repris-je avec chaleur; laissez-moi
seulement sortir.

-- Non, jeune homme, dit-il en hochant la tete. Sur une si grande
distance, l'ennemi vous couperait facilement toute communication
avec le principal point strategique, ce qui le mettrait en mesure
de remporter sur vous une victoire complete et decisive. Une
communication interceptee, voyez-vous..."

Je m'effrayai en le voyant entraine dans des dissertations
militaires, et je me hatai de l'interrompre.

"La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de m'ecrire une
lettre; elle demande du secours. Chvabrine la force a devenir sa
femme.

-- Vraiment! Oh! ce Chvabrine est un grand coquin. S'il me tombe
sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et
nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en
attendant, il faut prendre patience.

-- Prendre patience! m'ecriai-je hors de moi. Mais d'ici la il
fera violence a Marie.

-- Oh! repondit le general. Mais cependant ce ne serait pas un
grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux d'etre la femme
de Chvabrine, qui peut maintenant la proteger. Et quand nous
l'aurons fusille, alors, avec l'aide de Dieu, les fiances se
trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps
filles; je veux dire qu'une veuve trouve plus facilement un mari.

-- J'aimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la ceder a
Chvabrine.

-- Ah bah! dit le vieillard, je comprends a present; tu es
probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors c'est une autre
affaire. Pauvre garcon! Mais cependant il ne m'est pas possible de
te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expedition est
deraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilite."

Je baissai la tete; le desespoir m'accablait. Tout a coup une idee
me traversa l'esprit, et ce qu'elle fut, le lecteur le verra dans
le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers.


CHAPITRE XI
_LE CAMP DES REBELLES_

Je quittai le general et m'empressai de retourner chez moi.
Saveliitch me recut avec ses remontrances ordinaires.

"Quel plaisir trouves-tu, seigneur, a batailler contre ces
brigands ivres? Est-ce l'affaire d'un boyard? Les heures ne sont
pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien. Encore, si tu
faisais la guerre aux Turcs ou aux Suedois! Mais c'est une honte
de dire a qui tu la fais."

J'interrompis son discours:

"Combien ai-je en tout d'argent?

-- Tu en as encore assez, me repondit-il d'un air satisfait. Les
coquins ont eu beau fouiller partout, j'ai pu le leur souffler."

En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotee
toute remplie de pieces de monnaie d'argent.

"Bien, Saveliitch, lui dis-je; donne-moi la moitie de ce que tu as
la, et garde pour toi le reste. Je pars pour la forteresse de
Belogorsk.

-- O mon pere Piotr Andreitch, dit mon bon menin d'une voix
tremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu? Comment veux-tu te
mettre en route maintenant que tous les passages sont coupes par
les voleurs? Prends du moins pitie de tes parents, si tu n'as pas
pitie de toi-meme. Ou veux-tu aller? Pourquoi? Attends un peu. Les
troupes viendront et prendront tous les brigands. Alors tu pourras
aller des quatre cotes."

Mais ma resolution etait inebranlable.

"Il est trop tard pour reflechir, dis-je au vieillard, je dois
partir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas,
Saveliitch, Dieu est plein de misericorde; nous nous reverrons
peut-etre. Je te recommande bien de n'avoir aucune honte de
depenser mon argent, ne fais pas l'avare; achete tout ce qui t'est
necessaire, meme en payant les choses trois fois leur valeur. Je
te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas dans trois
jours...

-- Que dis-tu la, seigneur? interrompit Saveliitch; que je te
laisse aller seul! mais ne pense pas meme a m'en prier. Si tu as
resolu de partir, j'irai avec toi, fut-ce a pied, mais je ne
t'abandonnerai pas. Que je reste sans toi blotti derriere une
muraille de pierre! mais j'aurais donc perdu l'esprit. Fais ce que
tu voudras, seigneur; mais je ne te quitte pas."

Je savais bien qu'il n'y avait pas a disputer contre Saveliitch,
et je lui permis de se preparer pour le depart. Au bout d'une
demi-heure, j'etais en selle sur mon cheval, et Saveliitch sur une
rosse maigre et boiteuse, qu'un habitant de la ville lui avait
donnee pour rien, n'ayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnames
les portes de la ville; les sentinelles nous laisserent passer, et
nous sortimes enfin d'Orenbourg.

Il commencait a faire nuit. La route que j'avais a suivre passait
devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route
etait encombree et cachee par la neige; mais a travers la steppe
se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelees.
J'allais au grand trot. Saveliitch avait peine a me suivre, et me
criait a chaque instant:

"Pas si vite, seigneur; au nom du ciel! pas si vite. Ma maudite
rosse ne peut pas attraper ton diable a longues jambes. Pourquoi
te hates-tu de la sorte? Est-ce que nous allons a un festin? Nous
sommes plutot sous la hache, Piotr Andreitch! O Seigneur Dieu! cet
enfant de boyard perira pour rien."

Bientot nous vimes etinceler les feux de Berd. Nous approchames
des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles a
la bourgade. Saveliitch, sans rester pourtant en arriere,
n'interrompait pas ses supplications lamentables. J'esperais
passer heureusement devant la place ennemie, lorsque j'apercus
tout a coup dans l'obscurite cinq paysans armes de gros batons.
C'etait une garde avancee du camp de Pougatcheff. On nous cria:
"Qui vive?" Ne sachant pas le mot d'ordre, je voulais passer
devant eux sans repondre; mais ils m'entourerent a l'instant meme,
et l'un d'eux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre,
et frappai le paysan sur la tete. Son bonnet lui sauva la vie;
cependant il chancela et lacha la bride. Les autres s'effrayerent
et se jeterent de cote. Profitant de leur frayeur, je piquai des
deux et partis au galop. L'obscurite de la nuit, qui
s'assombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque,
regardant en arriere, je vis que Saveliitch n'etait plus avec moi.
Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, n'avait pu se
debarrasser des brigands. Qu'avais-je a faire? Apres avoir attendu
quelques instants, et certain qu'on l'avait arrete, je tournai mon
cheval pour aller a son secours.

En approchant du ravin, j'entendis de loin des cris confus et la
voix de mon Saveliitch. Hatant le pas, je me trouvai bientot a la
portee des paysans de la garde avancee qui m'avait arrete quelques
minutes auparavant. Saveliitch etait au milieu d'eux. Ils avaient
fait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se preparaient
a le garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jeterent sur
moi avec de grands cris, et dans un instant je fus a bas de mon
cheval. L'un d'eux, leur chef, a ce qu'il parait, me declara
qu'ils allaient nous conduire devant le tsar.

"Et notre pere, ajouta-t-il, ordonnera s'il faut vous pendre a
l'heure meme, ou si l'on doit attendre la lumiere de Dieu."

Je ne fis aucune resistance. Saveliitch imita mon exemple, et les
sentinelles nous emmenerent en triomphe.

Nous traversames le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutes les
maisons de paysans etaient eclairees. On entendait partout des
cris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue,
mais personne ne fit attention a nous et ne reconnut en moi un
officier d'Orenbourg. On nous conduisit a une _isba_ qui faisait
l'angle de deux rues. Pres de la porte se trouvaient quelques
tonneaux de vin et deux pieces de canon.

"Voila le palais, dit l'un des paysans; nous allons vous
annoncer."

Il entra dans _l'isba_. Je jetai un coup d'oeil sur Saveliitch; le
vieillard faisait des signes de croix en marmottant ses prieres.
Nous attendimes longtemps. Enfin le paysan reparut et me dit:
"Viens, notre pere a ordonne de faire entrer l'officier".

J'entrai dans _l'isba_, ou dans le palais, comme l'appelait le
paysan. Elle etait eclairee par deux chandelles en suif, et les
murs etaient tendus de papier d'or. Du reste, tous les meubles,
les bancs, la table, le petit pot a laver les mains suspendu a une
corde, l'essuie-main accroche a un clou, la fourche a enfourner
dressee dans un coin, le rayon en bois charge de pots en terre,
tout etait comme dans une autre _isba_. Pougatcheff se tenait
assis sous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet,
la main sur la hanche. Autour de lui etaient ranges plusieurs de
ses principaux chefs avec une expression forcee de soumission et
de respect. On voyait bien que la nouvelle de l'arrivee d'un
officier d'Orenbourg avait eveille une grande curiosite chez les
rebelles, et qu'ils s'etaient prepares a me recevoir avec pompe.
Pougatcheff me reconnut au premier coup d'oeil. Sa feinte gravite
disparut tout a coup.

"Ah! c'est Votre Seigneurie! me dit-il avec vivacite. Comment te
portes-tu? pourquoi Dieu t'amene-t-il ici?"

Je repondis que je m'etais mis en voyage pour mes propres
affaires, et que ses gens m'avaient arrete.

"Et pour quelles affaires?" demanda-t-il.

Je ne savais que repondre. Pougatcheff, s'imaginant que je ne
voulais pas m'expliquer devant temoins, fit signe a ses camarades
de sortir. Tous obeirent, a l'exception de deux qui ne bougerent
pas de leur place.

"Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cache rien."

Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents de
l'usurpateur. L'un d'eux, petit vieillard chetif et courbe, avec
une maigre barbe grise, n'avait rien de remarquable qu'un large
ruban bleu passe en sautoir sur son cafetan de gros drap gris.
Mais je n'oublierai jamais son compagnon. Il etait de haute
taille, de puissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans.
Une epaisse barbe rousse, des yeux gris et percants, un nez sans
narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues
donnaient a son large visage couture de petite verole une etrange
et indefinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe
kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le
sus plus tard, etait le caporal deserteur Beloborodoff. L'autre,
Athanase Sokoloff, surnomme Khlopoucha[56], etait un criminel
condamne aux mines de Siberie, d'ou il s'etait evade trois fois.
Malgre les sentiments qui m'agitaient alors sans partage, cette
societe ou j'etais jete d'une maniere si inattendue fit sur moi
une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite a
moi-meme par ses questions.

"Parle; pour quelles affaires as-tu quitte Orenbourg?"

Une idee singuliere me vint a l'esprit. Il me sembla que la
Providence, en m'amenant une seconde fois devant Pougatcheff, me
donnait par la l'occasion d'executer mon projet Je me decidai a la
saisir, et sans reflechir longtemps au parti que je prenais, je
repondis a Pougatcheff:

"J'allais a la forteresse de Belogorsk pour y delivrer une
orpheline qu'on opprime."

Les yeux de Pougatcheff s'allumerent.

"Qui de mes gens oserait offenser une orpheline? s'ecria-t-il.
Eut-il un front de sept pieds, il n'echapperait point a ma
sentence. Parle, quel est le coupable?

-- Chvabrine, repondis-je; il tient en esclavage la meme jeune
fille que tu as vue chez la femme du pretre, et il veut la
contraindre a devenir sa femme.

-- Je vais lui donner une lecon, a Chvabrine, s'ecria Pougatcheff
d'un air farouche. Il apprendra ce que c'est que de faire chez moi
a sa tete et d'opprimer mon peuple. Je le ferai pendre.

-- Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha d'une voix
enrouee. Tu t'es trop hate de donner a Chvabrine le commandement
de la forteresse, et maintenant tu te hates trop de le pendre. Tu
as deja offense les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour
chef; ne va donc pas offenser a present les gentilshommes en les
suppliciant a la premiere accusation.

-- Il n'y a ni a les combler de graces ni a les prendre en pitie,
dit a son tour le petit vieillard au ruban bleu; il n'y a pas de
mal de faire pendre Chvabrine; mais il n'y aurait pas de mal de
bien questionner M. l'officier. Pourquoi a-t-il daigne nous rendre
visite? S'il ne te reconnait pas pour tsar, il n'a pas a te
demander justice; et s'il te reconnait, pourquoi est-il reste
jusqu'a present a Orenbourg au milieu de tes ennemis?
N'ordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et d'y
allumer un peu de feu[57]? Il me semble que Sa Grace nous est
envoyee par les generaux d'Orenbourg."

La logique du vieux scelerat me sembla plausible a moi-meme. Un
frisson involontaire me parcourut tout le corps quand je me
rappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff apercut mon
trouble.

"Eh! eh! Votre Seigneurie, dit-il en clignant de l'oeil, il me
semble que mon feld-marechal a raison. Qu'en penses-tu?"

Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma resolution. Je lui
repondis avec calme que j'etais en sa puissance, et qu'il pouvait
faire de moi ce qu'il voulait.

"Bien, dit Pougatcheff; dis-moi maintenant dans quel etat est
votre ville.

-- Grace a Dieu, repondis-je, tout y est en bon ordre.

-- En bon ordre! repeta Pougatcheff, et le peuple y meurt de
faim."

L'usurpateur disait la verite; mais d'apres le devoir que
m'imposait mon serment, je l'assurai que c'etait un faux bruit, et
que la place d'Orenbourg etait suffisamment approvisionnee.

"Tu vois, s'ecria le petit vieillard, qu'il te trompe avec
impudence. Tous les fuyards declarent unanimement que la famine et
la peste sont a Orenbourg, qu'on y mange de la charogne, et encore
comme un mets d'honneur. Et Sa Grace nous assure que tout est en
abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au meme gibet
ce jeune garcon, pour qu'ils n'aient rien a se reprocher."

Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ebranle
Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit a contredire son
camarade.

"Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses qu'a pendre et a
etrangler, il te va bien de faire le heros. A te voir, on ne sait
ou ton ame se tient; tu regardes deja dans la fosse, et tu veux
faire mourir les autres. Est-ce que tu n'as pas assez de sang sur
la conscience?

-- Mais quel saint es-tu toi-meme? repartit Beloborodoff; d'ou te
vient cette pitie?

-- Sans doute, repondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pecheur,
et cette main... (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa
manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable
d'avoir verse du sang chretien. Mais j'ai tue mon ennemi, et non
pas mon hote, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur,
mais non a la maison et derriere le poele, avec la hache et la
massue, et non pas avec des commerages de vieille femme."

Le vieillard detourna la tete, et grommela entre ses dents:
"Narines arrachees!

-- Que murmures-tu la, vieux hibou? reprit Khlopoucha; je t'en
donnerai, des narines arrachees; attends un peu, ton temps viendra
aussi. J'espere en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un
jour, et jusque-la prends garde que je ne t'arrache ta vilaine
barbiche.

-- Messieurs les generaux, dit Pougatcheff avec dignite, finissez
vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les
chiens galeux d'Orenbourg fretillaient des jambes sous la meme
traverse; mais ce serait un malheur si nos bons chiens a nous se
mordaient entre eux."

Khlopoucha et Beloborodoff ne dirent mot, et echangerent un sombre
regard. Je sentis la necessite de changer le sujet de l'entretien,
qui pouvait se terminer pour moi d'une fort desagreable facon. Me
tournant vers Pougatcheff, je lui dis d'un air souriant: "Ah!
j'avais oublie de te remercier pour ton cheval et ton _touloup_.
Sans toi je ne serais pas arrive jusqu'a la ville, car je serais
mort de froid pendant le trajet."

Ma ruse reussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.

"La beaute de la dette, c'est le payement, me dit-il avec son
habituel clignement d'oeil. Conte-moi maintenant l'histoire;
qu'as-tu a faire avec cette jeune fille que Chvabrine persecute?
n'aurait-elle pas accroche ton jeune coeur, eh?

-- Elle est ma fiancee, repondis-je a Pougatcheff en m'apercevant
du changement favorable qui s'operait eu lui, et ne voyant aucun
risque a lui dire la verite.

-- Ta fiancee! s'ecria Pougatcheff; pourquoi ne l'as-tu pas dit
plus tot? Nous te marierons, et nous nous en donnerons a tes
noces."

Puis, se tournant vers Beloborodoff: "Ecoute, feld-marechal, lui
dit-il; nous sommes d'anciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons-
nous a souper. Demain nous verrons ce qu'il faut faire de lui; le
matin est plus sage que le soir."

J'aurais refuse de bon coeur l'honneur qui m'etait propose; mais
je ne pouvais m'en defendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants
du maitre de _l'isba_, couvrirent la table d'une nappe blanche,
apporterent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et
de biere. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois a la table de
Pougatcheff et de ses terribles compagnons.

L'orgie dont je devins le temoin involontaire continua jusque bien
avant dans la nuit. Enfin l'ivresse finit par triompher des
convives. Pougatcheff s'endormit sur sa place, et ses compagnons
se leverent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux.
Sur l'ordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe,
ou je trouvai Saveliitch, et l'on me laissa seul avec lui sous
clef. Mon menin etait si etonne de tout ce qu'il voyait et de tout
ce qui se passait autour de lui, qu'il ne me fit pas la moindre
question. Il se coucha dans l'obscurite, et je l'entendis
longtemps gemir et se plaindre. Enfin il se mit a ronfler, et moi,
je m'abandonnai a des reflexions qui ne me laisserent pas fermer
l'oeil un instant de la nuit.

Le lendemain matin on vint m'appeler de la part de Pougatcheff. Je
me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une _kibitka_
attelee de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue.
Pougatcheff, que je rencontrai dans l'antichambre, etait vetu d'un
habit de voyage, d'une pelisse et d'un bonnet kirghises. Ses
convives de la veille l'entouraient, et avaient pris un air de
soumission qui contrastait fort avec ce que j'avais vu le soir
precedent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et m'ordonna de
m'asseoir a ses cotes dans la _kibitka_.

Nous primes place.

"A la forteresse de Belogorsk!" dit Pougatcheff au robuste cocher
tatar qui, debout, dirigeait l'attelage.

Mon coeur battit violemment. Les chevaux s'elancerent, la
clochette tinta, la _kibitka_ vola sur la neige.

"Arrete! arrete!" s'ecria une voix que je ne connaissais que trop;
et je vis Saveliitch qui courait a notre rencontre. Pougatcheff
fit arreter.

"O mon pere Piotr Andreitch, criait mon menin, ne m'abandonne pas
dans mes vieilles annees au milieu de ces scel...

-- Ah! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore
rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.

-- Merci, tsar, merci, mon propre pere, repondit Saveliitch en
prenant place; que Dieu te donne cent annees de vie pour avoir
rassure un pauvre vieillard! Je prierai Dieu toute ma vie pour
toi, et je ne parlerai jamais du _touloup_ de lievre."

Ce _touloup_ de lievre pouvait a la fin facher serieusement
Pougatcheff, Mais l'usurpateur n'entendit pas ou affecta de ne pas
entendre cette mention deplacee. Les chevaux se remirent au galop.
Le peuple s'arretait dans la rue, et chacun nous saluait en se
courbant jusqu'a la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes
de tete a droite et a gauche. En un instant nous sortimes de la
bourgade et primes notre course sur un chemin bien fraye.

On peut aisement se figurer ce que je ressentais. Dans quelques
heures je devais revoir celle que j'avais crue perdue a jamais
pour moi. Je me representais le moment de notre reunion; mais
aussi je pensais a l'homme dans les mains duquel se trouvait ma
destinee, et qu'un etrange concours de circonstances attachait a
moi par un lien mysterieux. Je me rappelais la cruaute brusque, et
les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le defenseur de
ma fiancee. Pougatcheff ne savait pas qu'elle fut la fille du
capitaine Mironoff; Chvabrine, pousse a bout, etait capable de
tout lui reveler, et Pougatcheff pouvait apprendre la verite par
d'autres voies. Alors, que devenait Marie? A cette idee un frisson
subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma
tete.

Tout a coup Pougatcheff interrompit mes reveries: "A quoi, Votre
Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser?

-- Comment veux-tu que je ne pense pas? repondis-je; je suis un
officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et
maintenant je voyage avec toi, dans la meme voiture, et tout le
bonheur de ma vie depend de toi.

-- Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?"

Je repondis qu'ayant deja recu de lui grace de la vie, j'esperais,
non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.

"Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit l'usurpateur.
Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore
aujourd'hui, le petit vieux voulait me prouver a toute force que
tu es un espion et qu'il fallait te mettre a la torture, puis te
pendre. Mais je n'y ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la
voix de peur que Saveliitch et le Tatar ne l'entendissent, parce
que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton _touloup_. Tu
vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le pretend
ta confrerie."

Me rappelant la prise de la forteresse de Belogorsk je ne crus pas
devoir le contredire, et ne repondis mot.

"Que dit-on de moi a Orenbourg? demanda Pougatcheff apres un court
silence.

-- Mais on dit que tu n'es pas facile a mater. Il faut en
convenir, tu nous as donne de la besogne."

Le visage de l'usurpateur exprima la satisfaction de l'amour-
propre.

"Oui, me dit-il d'un air glorieux, je suis un grand guerrier.
Connait-on chez vous, a Orenbourg, la bataille de Iouzeieff[58]?
Quarante generaux ont ete tues, quatre armees faites prisonnieres.
Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?"

La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drole.

"Qu'en penses-tu toi-meme? lui dis-je; pourrais-tu battre
Frederic?

-- Fedor Fedorovitch[59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos
generaux, et vos generaux l'ont battu. Jusqu'a present mes armes
ont ete heureuses. Attends, attends, tu en verras bien d'autres
quand je marcherai sur Moscou.

-- Et tu comptes marcher sur Moscou?"

L'usurpateur se mit a reflechir; puis il dit a demi-voix: "Dieu
sait, ... ma rue est etroite, ... j'ai peu de volonte, ... mes
garcons ne m'obeissent pas, ... ce sont des pillards, ... il me
faut dresser l'oreille... Au premier revers ils sauveront leurs
cous avec ma tete.

-- Eh bien, dis-je a Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les
abandonner toi-meme avant qu'il ne soit trop tard, et avoir
recours a la clemence de l'imperatrice?"

Pougatcheff sourit amerement: "Non, dit-il, le temps du repentir
est passe; on ne me fera pas grace; je continuerai comme j'ai
commence. Qui sait?... Peut-etre!... Grichka Otrepieff a bien ete
tsar a Moscou.

-- Mais sais-tu comment il a fini? On l'a jete par une fenetre, on
l'a massacre, on l'a brule, on a charge un canon de sa cendre et
on l'a dispersee a tous les vents."

Le Tatar se mit a fredonner une chanson plaintive; Saveliitch,
tout endormi, vacillait de cote et d'autre. Notre _kibitka_
glissait rapidement sur le chemin d'hiver... Tout a coup j'apercus
un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un
clocher sur la rive escarpee du Iaik. Un quart d'heure apres, nous
entrions dans la forteresse de Belogorsk.


CHAPITRE XII
_L'ORPHELINE_

La _kibitka_ s'arreta devant le perron de la maison du commandant.
Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et
etaient accourus en foule. Chvabrine vint a la rencontre de
l'usurpateur; il etait vetu en Cosaque et avait laisse croitre sa
barbe. Le traitre aida Pougatcheff a sortir de voiture, en
exprimant par des paroles obsequieuses son zele et sa joie. A ma
vue il se troubla; mais se remettant bientot: "Tu es avec nous?
dit-il; ce devrait etre depuis longtemps".

Je detournai la tete sans lui repondre.

Mon coeur se serra quand nous entrames dans la petite chambre que
je connaissais si bien, ou se voyait encore, contre le mur, le
diplome du defunt commandant, comme une triste epitaphe.
Pougatcheff s'assit sur ce meme sofa ou maintes fois Ivan
Kouzmitch s'etait assoupi au bruit des gronderies de sa femme.
Chvabrine apporta lui-meme de l'eau-de-vie a son chef. Pougatcheff
en but un verre, et lui dit en me designant: "Offres-en un autre a
Sa Seigneurie".

Chvabrine s'approcha de moi avec son plateau; je me detournai pour
la seconde fois. Il me semblait hors de lui-meme. Avec sa finesse
ordinaire, il avait devine sans doute que Pougatcheff n'etait pas
content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec mefiance.
Pougatcheff lui fit quelques questions sur l'etat de la
forteresse, sur ce qu'on disait des troupes de l'imperatrice et
sur d'autres sujets pareils. Puis, tout a coup, et d'une maniere
inattendue:

"Dis-moi, mon frere, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille
que tu tiens sous ta garde? Montre-la-moi."

Chvabrine devint pale comme la mort.

"Tsar, dit-il d'une voix tremblante, tsar, ... elle n'est pas sous
ma garde, elle est au lit dans sa chambre.

-- Mene-moi chez elle", dit l'usurpateur en se levant.

Il etait impossible d'hesiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff
dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.

Chvabrine s'arreta dans l'escalier: "Tsar, dit-il, vous pouvez
exiger de moi ce qu'il vous plaira; mais ne permettez pas qu'un
etranger entre dans la chambre de ma femme.

-- Tu es marie! m'ecriai-je, pret a le dechirer.

-- Silence! interrompit Pougatcheff, c'est mon affaire. Et toi,
continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas
l'important. Qu'elle soit ta femme ou non, j'amene qui je veux
chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi."

A la porte de la chambre Chvabrine s'arreta de nouveau et dit
d'une voix entrecoupee: "Tsar, je vous previens qu'elle a la
fievre, et depuis trois jours elle ne cesse de delirer.

-- Ouvre!" dit Pougatcheff.

Chvabrine se mit a fouiller dans ses poches et finit par dire
qu'il avait oublie la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied;
la serrure ceda, la porte s'ouvrit et nous entrames.

Je jetai un rapide coup d'oeil dans la chambre et faillis
m'evanouir. Sur le plancher et dans un grossier vetement de
paysanne, Marie etait assise, pale, maigre, les cheveux epars.
Devant elle se trouvait une cruche d'eau recouverte d'un morceau
de pain. A ma vue elle fremit et poussa un cri percant. Je ne
saurais dire ce que j'eprouvai.

Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec un amer
sourire: "Ton hopital est en ordre!"

Puis, s'approchant de Marie: "Dis-moi, ma petite colombe, pourquoi
ton mari te punit-il ainsi?

-- Mon mari! reprit-elle; il n'est pas mon mari; jamais je ne
serai sa femme. Je suis resolue a mourir plutot, et je mourrai si
l'on ne me delivre pas."

Pougatcheff lanca un regard furieux sur Chvabrine: "Tu as ose me
tromper, s'ecria-t-il; sais-tu, coquin, ce que tu merites?"

Chvabrine tomba a genoux.

Alors le mepris etouffa en moi tout sentiment de haine et de
vengeance. Je regardai avec degout un gentilhomme se trainer aux
pieds d'un deserteur cosaque. Pougatcheff se laissa flechir.

"Je te pardonne pour cette fois, dit-il a Chvabrine; mais sache
bien qu'a ta premiere faute je me rappellerai celle-la."

Puis, s'adressant a Marie, il lui dit avec douceur: "Sors, jolie
fille, je suis le tsar".

Marie Ivanovna lui jeta un coup d'oeil rapide, et devina que
c'etait l'assassin de ses parents qu'elle avait devant les yeux.
Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans
connaissance. Je me precipitais pour la secourir, lorsque ma
vieille connaissance Palachka entra fort hardiment dans la chambre
et s'empressa autour de sa maitresse. Pougatcheff sortit, et nous
descendimes tous trois dans la piece de reception.

"Eh! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nous avons
delivre la jolie fille; qu'en dis-tu? ne faudrait-il pas envoyer
chercher le pope, et lui faire marier sa niece. Si tu veux, je
serai ton _pere assis_, Chvabrine le garcon de noce, puis nous
nous mettrons a boire, et nous fermerons les portes."

Ce que je redoutais arriva. Des qu'il entendit la proposition de
Pougatcheff, Chvabrine perdit la tete.

"Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous ai menti; mais
Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fille n'est pas la niece du
pope: elle est la fille d'Ivan Mironoff, qui a ete supplicie a la
prise de cette forteresse."

Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants.

"Qu'est-ce que cela veut dire? s'ecria-t-il avec la surprise de
l'indignation.

-- Chvabrine t'a dit vrai, repondis-je avec fermete.

-- Tu ne m'avais pas dit celai reprit Pougatcheff dont le visage
s'assombrit tout a coup.

-- Mais sois-en le juge, lui repondis-je; pouvais-je declarer
devant tes gens qu'elle etait la fille de Mironoff? Ils l'eussent
dechiree a belles dents; rien n'aurait pu la sauver.

-- Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognes n'auraient
pas epargne cette pauvre fille; ma commere la femme du pope a bien
fait de les tromper.

-- Ecoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition; je ne sais
comment t'appeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voit que je
serais pret a te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi.
Seulement, ne me demande rien qui soit contraire a mon honneur et
a ma conscience de chretien. Tu es mon bienfaiteur; finis comme tu
as commence. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline la ou Dieu
nous amenera. Et nous, quoi qu'il arrive, et ou que tu sois, nous
prierons Dieu chaque jour pour qu'il veille au salut de ton
ame..."



Je parus avoir touche le coeur farouche de Pougatcheff.

"Qu'il soit fait comme tu le desires, dit-il; il faut punir
jusqu'au bout, ou pardonner jusqu'au bout; c'est la ma coutume.
Prends ta fiancee, emmene-la ou tu veux, et que Dieu vous donne
bonheur et raison."

Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de m'ecrire un sauf-
conduit pour toutes les barrieres et forteresses soumises a son
pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme petrifie.
Pougatcheff alla faire l'inspection de la forteresse; Chvabrine le
suivit, et moi je restai, pretextant les preparatifs de voyage.

Je courus a la chambre de Marie; la porte etait fermee. Je
frappai:

"Qui est la?" demanda Palachka.

Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derriere la
porte.

"Attendez, Piotr Andreitch, dit-elle, je change d'habillement.
Allez chez Akoulina Pamphilovna; je m'y rends a l'instant meme."

J'obeis et gagnai la maison du pere Garasim. Le pope et sa femme
accoururent a ma rencontre. Saveliitch les avait deja prevenus de
tout ce qui s'etait passe.

"Bonjour, Piotr Andreitch, me dit la femme du pope. Voila que Dieu
a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Comment
allez-vous? Nous avons parle de vous chaque jour. Et Marie
Ivanovna, que n'a-t-elle pas souffert sans vous, ma petite
colombe! Mais dites-moi, mon pere, comment vous en etes-vous tire
avec Pougatcheff? Comment ne vous a-t-il pas tue? Eh bien! pour
cela merci au scelerat!

-- Finis, vieille, interrompit le pete Garasim! ne radote pas sur
tout ce que tu sais; a trop parler, point de salut. Entrez, Piotr
Andreitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps que nous ne nous
sommes vus."

La femme du pope me fit honneur de tout ce qu'elle avait sous la
main, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta comment
Chvabrine les avait contraints a lui livrer Marie Ivanovna;
comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se separer
d'eux; comment elle avait eu avec eux des relations continuelles
par l'entremise de Palachka, fille adroite et resolue, qui
faisait, comme on dit, danser _l'ouriadnik_ lui-meme au son de son
flageolet; comment elle avait conseille a Marie Ivanovna de
m'ecrire une lettre, etc. De mon cote, je lui racontai en peu de
mots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croix
quand ils entendirent que Pougatcheff savait qu'ils l'avaient
trompe.

"Que la puissance de la croix soit avec nous! disait Akoulina
Pamphilovna; que Dieu detourne ce nuage! Bien, Alexei Ivanitch!
bien, fin renard!"

En ce moment, la porte s'ouvrit, et Marie Ivanovna parut, avec un
sourire sur son pale visage. Elle avait quitte son vetement de
paysanne, et venait habillee comme de coutume, avec simplicite et
bienseance.

Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer une seule
parole. Nous gardions tous deux le silence par plenitude de coeur.
Nos hotes sentirent que nous avions autre chose a faire qu'a
causer avec eux; ils nous quitterent. Nous restames seuls. Marie
me raconta tout ce qui lui etait arrive depuis la prise de la
forteresse, me depeignit toute l'horreur de sa situation, tous les
tourments que lui avait fait souffrir l'infame Chvabrine. Nous
rappelames notre heureux passe, en versant tous deux des larmes.
Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui etait
impossible de demeurer dans une forteresse soumise a Pougatcheff
et commandee par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser a me
refugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce moment
toutes les calamites d'un siege. Marie n'avait plus un seul parent
dans le monde, je lui proposai donc de se rendre a la maison de
campagne de mes parents. Elle fut toute surprise d'une telle
proposition. La mauvaise disposition qu'avait montree mon pere a
son egard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que mon
pere tiendrait a devoir et a honneur de recevoir chez lui la fille
d'un veteran mort pour sa patrie.

"Chere Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces
evenements etranges nous ont reunis irrevocablement. Rien au monde
ne saurait plus nous separer."

Marie Ivanovna m'ecoutait dans un silence digne, sans feinte
timidite, sans minauderies deplacees. Elle sentait, aussi bien que
moi, que sa destinee etait irrevocablement liee a la mienne; mais
elle repeta qu'elle ne serait ma femme que de l'aveu de mes
parents. Je ne trouvai rien a repliquer. Mon projet devint notre
commune resolution.

Une heure apres, l'_ouriadnik_ m'apporta mon sauf-conduit avec le
griffonnage qui servait de signature a Pougatcheff, et m'annonca
que le tsar m'attendait chez lui. Je le trouvai pret a se mettre
en route. Comment exprimer ce que je ressentais en presence de cet
homme, terrible et cruel pour tous excepte pour moi seul? Et
pourquoi ne pas dire l'entiere verite? Je sentais en ce moment une
forte sympathie m'entrainer vers lui. Je desirais vivement
l'arracher a la horde de bandits dont il etait le chef et sauver
sa tete avant qu'il fut trop tard. La presence de Chvabrine et la
foule qui s'empressait autour de nous m'empecherent de lui
exprimer tous les sentiments dont mon coeur etait plein.

Nous nous separames en amis. Pougatcheff apercut dans la foule
Akoulina Pamphilovna, et la menaca amicalement du doigt en
clignant de l'oeil d'une maniere significative. Puis il s'assit
dans sa _kibitka_, en donnant l'ordre de retourner a Berd, et
lorsque les chevaux prirent leur elan, il se pencha hors de la
voiture et me cria: "Adieu, Votre Seigneurie; peut-etre que nous
nous reverrons encore."

En effet, nous nous sommes revus une autre fois; mais dans quelles
circonstances!

Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle
glissait rapidement sa _kibitka_. La foule se dissipa, Chvabrine
disparut. Je regagnai la maison du pope, ou tout se preparait pour
notre depart. Notre petit bagage avait ete mis dans le vieil
equipage du commandant. En un instant les chevaux furent atteles.
Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents,
enterres derriere l'eglise. Je voulais l'y conduire; mais elle me
pria de la laisser aller seule, et revint bientot apres en versant
des larmes silencieuses. Le pere Garasim et sa femme sortirent sur
le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeames a trois dans
l'interieur de la _kibitka_, Marie, Palachka et moi, et Saveliitch
se jucha de nouveau sur le devant.

"Adieu, Marie Ivanovna, notre chere colombe; adieu, Piotr
Andreitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope;
bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur!"

Nous partimes. Derriere la fenetre du commandant, j'apercus
Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une
sombre haine. Je ne voulus pas triompher lachement d'un ennemi
humilie, et detournai les yeux.

Enfin, nous franchimes la barriere principale, et quittames pour
toujours la forteresse de Belogorsk.


CHAPITRE XIII
_L'ARRESTATION_

Reuni d'une facon si merveilleuse a la jeune fille qui me causait
le matin meme tant d'inquietude douloureuse, je ne pouvais croire
a mon bonheur, et je m'imaginais que tout ce qui m'etait arrive
n'etait qu'un songe. Marie regardait d'un air pensif, tantot moi,
tantot la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris
tous ses sens. Nous gardions le silence; nos coeurs etaient trop
fatigues d'emotions. Au bout de deux heures, nous etions deja
rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi a
Pougatcheff. Nous y changeames de chevaux. A voir la celerite
qu'on mettait a nous servir et le zele empresse du Cosaque barbu
dont Pougatcheff avait fait le commandant, je m'apercus que grace
au babil du postillon qui nous avait amenes, on me prenait pour un
favori du maitre.

Quand nous nous remimes en route, il commencait a faire sombre.
Nous nous approchames d'une petite ville ou, d'apres le commandant
barbu, devait se trouver un fort detachement qui etait en marche
pour se reunir a l'usurpateur. Les sentinelles nous arreterent, et
au cri de: "Qui vive?" notre postillon repondit a haute voix: "Le
compere du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise."

Aussitot un detachement de hussards russes nous entoura avec
d'affreux jurements.

"Sors, compere du diable, me dit un marechal des logis aux
epaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta
bourgeoise."

Je sortis de la _kibitka_ et demandai qu'on me conduisit devant
l'autorite. En voyant un officier, les soldats cesserent leurs
imprecations, et le marechal des logis me conduisit chez le major.
Saveliitch me suivait en grommelant: "En voila un, de compere du
tsar! nous tombons du feu dans la flamme. O Seigneur Dieu, comment
cela finira-t-il?"

La _kibitka_ venait au pas derriere nous.

En cinq minutes, nous arrivames a une maisonnette tres eclairee.
Le marechal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour
annoncer sa capture. Il revint a l'instant meme et me declara que
Sa Haute Seigneurie[60] n'avait pas le temps de me recevoir,
qu'elle lui avait donne l'ordre de me conduire en prison et de lui
amener ma bourgeoise.

"Qu'est-ce que cela veut dire? m'ecriai-je furieux; est-il devenu
fou?

-- Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, repondit le marechal
des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonne de conduire
Votre Seigneurie en prison, et d'amener Sa Seigneurie a Sa Haute
Seigneurie, Votre Seigneurie."

Je m'elancai sur le perron! les sentinelles n'eurent pas le temps
de me retenir, et j'entrai tout droit dans la chambre ou six
officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait la
banque. Quelle fut ma surprise, lorsqu'apres l'avoir un moment
devisage je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui
m'avait si bien devalise dans l'hotellerie de Simbisrk!

"Est-ce possible! m'ecriai-je; Ivan Ivanovitch, est-ce toi?

-- Ah bah! Piotr Andreitch! Par quel hasard? D'ou viens-tu?
Bonjour, frere; ne veux-tu pas ponter une carte?

-- Merci; fais-moi plutot donner un logement.

-- Quel logement te faut-il? Reste chez moi.

-- Je ne le puis, je ne suis pas seul.

-- Eh bien, amene aussi ton camarade.

-- Je ne suis pas avec un camarade; je suis... avec une dame.

-- Avec une dame! ou l'as-tu pechee, frere?"

Apres avoir dit ces mots, Zourine siffla d'un ton si railleur que
tous les autres se mirent a rire, et je demeurai tout confus.

"Eh bien, continua Zourine, il n'y a rien a faire; je te donnerai
un logement. Mais c'est dommage; nous aurions fait nos bamboches
comme l'autre fois. Hola! garcon, pourquoi n'amene-t-on pas la
commere de Pougatcheff? Est-ce qu'elle ferait l'obstinee? Dis-lui
qu'elle n'a rien a craindre, que le monsieur qui l'appelle est
tres bon, qu'il ne l'offensera d'aucune maniere, et en meme temps
pousse-la ferme par les epaules.

-- Que fais-tu la? dis-je a Zourine; de quelle commere de
Pougatcheff parles-tu? c'est la fille du defunt capitaine
Mironoff. Je l'ai delivree de sa captivite et je l'emmene
maintenant a la maison de mon pere, ou je la laisserai.

-- Comment! c'est donc toi qu'on est venu m'annoncer tout a
l'heure? Au nom du ciel, qu'est-ce que cela veut dire?

-- Je te raconterai tout cela plus tard. Mais a present, je t'en
supplie, rassure la pauvre fille, que les hussards ont
horriblement effrayee."

Zourine fit a l'instant toutes ses dispositions. Il sortit lui-
meme dans la rue pour s'excuser aupres de Marie du malentendu
involontaire qu'il avait commis, et donna l'ordre au marechal des
logis de la conduire au meilleur logement de la ville. Je restai a
coucher chez lui.

Nous soupames ensemble, et des que je me trouvai seul avec
Zourine, je lui racontai toutes mes aventures. Il m'ecouta avec
une grande attention, et quand j'eus fini, hochant de la tete:

"Tout cela est bien, frere, me dit-il; mais il y a une chose qui
n'est pas bien. Pourquoi diable veux-tu te marier? En honnete
officier, en bon camarade, je ne voudrais pas te tromper. Crois-
moi, je t'en conjure: le mariage n'est qu'une folie. Est-ce bien a
toi de t'embarrasser d'une femme et de bercer des marmots? Crache
la-dessus. Ecoute-moi, separe-toi de la fille du capitaine. J'ai
nettoye et rendu sure la route de Simbirsk; envoie-la demain a tes
parents, et toi, reste dans mon detachement. Tu n'as que faire de
retourner a Orenbourg. Si tu tombes derechef dans les mains des
rebelles, il ne te sera pas facile de t'en depetrer encore une
fois. De cette facon, ton amoureuse folie se guerira d'elle-meme,
et tout se passera pour le mieux."

Quoique je ne fusse pas pleinement de son avis, cependant je
sentais que le devoir et l'honneur exigeaient ma presence dans
l'armee de l'imperatrice; je me decidai donc a suivre en cela le
conseil de Zourine, c'est-a-dire a envoyer Marie chez mes parents,
et a rester dans sa troupe.

Saveliitch se presenta pour me deshabiller. Je lui annoncai qu'il
eut a se tenir pret a partir le lendemain avec Marie Ivanovna. Il
commenca par faire le recalcitrant.

"Que dis-tu la, seigneur? Comment veux-tu que je te laisse? qui te
servira, et que diront tes parents?"

Connaissant l'obstination de mon menin, je resolus de le flechir
par ma sincerite et mes caresses.

"Mon ami Arkhip Saveliitch, lui dis-je, ne me refuse pas, sois mon
bienfaiteur. Ici je n'ai nul besoin de domestique, et je ne serais
pas tranquille si Marie Ivanovna se mettait en route sans toi. En
la servant, tu me sers moi-meme, car je suis fermement decide a
l'epouser des que les circonstances me le permettront."

Saveliitch croisa les mains avec un air de surprise et de
stupefaction inexprimable.

"Se marier! repetait-il, l'enfant veut se marier! Mais que dira
ton pere? et ta mere, que pensera-t-elle?

-- Ils consentiront sans nul doute, repondis-je, des qu'ils
connaitront Marie Ivanovna. Je compte sur toi-meme. Mon pere et ma
mere ont en toi pleine confiance. Tu intercederas pour nous,
n'est-ce pas?"

Le vieillard fut touche.

"O mon pere Piotr Andreitch, me repondit-il, quoique tu veuilles
te marier trop tot, Marie Ivanovna est une si bonne demoiselle,
que ce serait pecher que de laisser passer une occasion pareille.
Je ferai ce que tu desires. Je la reconduirai, cet ange de Dieu,
et je dirai en toute soumission a tes parents qu'une telle fiancee
n'a pas besoin de dot."

Je remerciai Saveliitch, et allai partager la chambre de Zourine.
Dans mon agitation, je me remis a babiller. D'abord Zourine
m'ecouta volontiers; puis ses paroles devinrent plus rares et plus
vagues, puis enfin il repondit a l'une de mes questions par un
ronflement aigu, et j'imitai son exemple.

Le lendemain, quand je communiquai mes plans a Marie, elle en
reconnut la justesse, et consentit a leur execution. Comme le
detachement de Zourine devait quitter la ville le meme jour, et
qu'il n'y avait plus d'hesitation possible, je me separai de Marie
apres l'avoir confiee a Saveliitch, et lui avoir donne une lettre
pour mes parents. Marie Ivanovna me dit adieu toute eploree; je ne
pus rien lui repondre, ne voulant pas m'abandonner aux sentiments
de mon ame devant les gens qui m'entouraient. Je revins chez
Zourine, silencieux et pensif, il voulut m'egayer, j'esperais me
distraire; nous passames bruyamment la journee, et le lendemain
nous nous mimes en marche.

C'etait vers la fin du mois de fevrier. L'hiver, qui avait rendu
les manoeuvres difficiles, touchait a son terme, et nos generaux
s'appretaient a une campagne combinee. Pougatcheff avait rassemble
ses troupes et se trouvait encore sous Orenbourg. A l'approche de
nos forces, les villages revoltes rentraient dans le devoir.
Bientot le prince Galitzine remporta, une victoire complete sur
Pougatcheff, qui s'etait aventure pres de la forteresse de
Talitcheff: le vainqueur debloqua Orenbourg, et il semblait avoir
porte le coup de grace a la rebellion. Sur ces entrefaites,
Zourine avait ete detache contre des Bachkirs revoltes, qui se
disperserent avant que nous eussions pu les apercevoir. Le
printemps, qui fit deborder les rivieres et coupa ainsi les
routes, nous surprit dans un petit village tatar, ou nous nous
consolions de notre inaction par l'idee que cette petite guerre
d'escarmouches avec des brigands allait bientot se terminer.

Mais Pougatcheff n'avait pas ete pris: il reparut bientot dans les
forges de la Siberie[61]. Il rassembla de nouvelles bandes et
recommenca ses brigandages. Nous apprimes bientot la destruction
des forteresses de Siberie, puis la prise de Khasan, puis la
marche audacieuse de l'usurpateur sur Moscou. Zourine recut
l'ordre de passer la Volga.

Je ne m'arreterai pas au recit des evenements de la guerre.
Seulement je dirai que les calamites furent portees au comble. Les
gentilshommes se cachaient dans les bois; l'autorite n'avait plus
de force nulle part; les chefs des detachements isoles punissaient
ou faisaient grace sans rendre compte de leur conduite. Tout ce
vaste et beau pays etait mis a feu et a sang. Que Dieu ne nous
fasse plus voir une revolte aussi insensee et aussi impitoyable!

Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint a fuir de
nouveau. Zourine recut, bientot apres, la nouvelle de la prise du
bandit et l'ordre de s'arreter. La guerre etait finie. Il m'etait
donc enfin possible de retourner chez mes parents. L'idee de les
embrasser et de revoir Marie, dont je n'avais aucune nouvelle, me
remplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait et
me disait en haussant les epaules: "Attends, attends que tu sois
marie; tu verras que tout ira au diable".

Et cependant, je dois en convenir, un sentiment etrange
empoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang de
tant de victimes innocentes et l'idee du supplice qui l'attendait
ne me laissaient pas de repos. "Iemela[62], Iemela, me disais-je
avec depit, pourquoi ne t'es-tu pas jete sur les baionnettes ou
offert aux coups de la mitraille? C'est ce que tu avais de mieux a
faire[63]."

Cependant Zourine me donna un conge. Quelques jours plus tard,
j'allais me trouver au milieu de ma famille, lorsqu'un coup de
tonnerre imprevu vint me frapper.

Le jour de mon depart, au moment ou j'allais me mettre en route,
Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier a la main et d'un
air soucieux. Je sentis une piqure au coeur; j'eus peur sans
savoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et m'annonca
qu'il avait a me parler.

"Qu'y a-t-il? demandai-je avec inquietude.

-- Un petit desagrement, repondit-il en me tendant son papier. Lis
ce que je viens de recevoir."

C'etait un ordre secret adresse a tous les chefs de detachements
d'avoir a m'arreter partout ou je me trouverais, et de m'envoyer
sous bonne garde a Khasan devant la commission d'enquete creee
pour instruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me
tomba des mains.

"Allons, dit Zourine, mon devoir est d'executer l'ordre.
Probablement que le bruit de tes voyages faits dans l'intimite de
Pougatcheff est parvenu jusqu'a l'autorite. J'espere bien que
l'affaire n'aura pas de mauvaises suites, et que tu te justifieras
devant la commission. Ne te laisse point abattre et pars a
l'instant."

Ma conscience etait tranquille; mais l'idee que notre reunion
etait reculee pour quelques mois encore me serrait le coeur. Apres
avoir recu les adieux affectueux de Zourine, je montai dans ma
_telega_[64], deux hussards s'assirent a mes cotes, le sabre nu, et
nous primes la route de Khasan.


CHAPITRE XIV
_LE JUGEMENT_

Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon
eloignement sans permission d'Orenbourg. Je pouvais donc aisement
me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas defendu de
faire des sorties contre l'ennemi, mais on nous y encourageait.
Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient etre
prouvees par une foule de temoins et devaient paraitre au moins
suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires
que j'allais subir et arrangeais mentalement mes reponses. Je me
decidai a declarer devant les juges la verite toute pure et tout
entiere, bien convaincu que c'etait a la fois le moyen le plus
simple et le plus sur de me justifier.

J'arrivai a Khasan, malheureuse ville que je trouvai devastee et
presque reduite en cendres. Le long des rues, a la place des
maisons, se voyaient des amas de matieres calcinees et des
murailles sans fenetres ni toitures. Voila la trace que
Pougatcheff y avait laissee. On m'amena a la forteresse, qui etait
restee, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre
les mains de l'officier de garde. Celui-ci fit appeler un marechal
ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant a froid. De
la, on me conduisit dans le batiment de la prison, ou je restai
seul dans un etroit et sombre cachot qui n'avait que les quatre
murs et une petite lucarne garnie de barres de fer.

Un pareil debut ne presageait rien de bon. Cependant je ne perdis
ni mon courage ni l'esperance. J'eus recours a la consolation de
tous ceux qui souffrent, et, apres avoir goute pour la premiere
fois la douceur d'une priere elancee d'un coeur innocent et plein
d'angoisses, je m'endormis paisiblement, sans penser a ce qui
adviendrait de moi.

Le lendemain, le geolier vint m'eveiller en m'annoncant que la
commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, a
travers une cour, a la demeure du commandant, s'arreterent dans
l'antichambre et me laisserent gagner seul les appartements
interieurs.

J'entrai dans un salon assez vaste. Derriere la table, couverte de
papiers, se tenaient deux personnages, un general avance en age,
d'un aspect froid et severe, et un jeune officier aux gardes,
ayant au plus une trentaine d'annees, d'un exterieur agreable et
degage; pres de la fenetre, devant une autre table, etait assis un
secretaire, la plume sur l'oreille et courbe sur le papier, pret a
inscrire mes depositions.

L'interrogatoire commenca. On me demanda mon nom et mon etat. Le
general s'informa si je n'etais pas le fils d'Andre Petrovitch
Grineff, et, sur ma reponse affirmative, il s'ecria severement:
"C'est bien dommage qu'un homme si honorable ait un fils tellement
indigne de lui!"

Je repondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations
qui pesaient sur moi, j'esperais les dissiper sans peine par un
aveu sincere de la verite. Mon assurance lui deplut.

"Tu es un hardi compere, me dit-il en froncant le sourcil; mais
nous en avons vu bien d'autres."

Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et a quelle
epoque j'etais entre au service de Pougatcheff, et a quelles
sortes d'affaires il m'avait employe.

Je repondis avec, indignation qu'etant officier et gentilhomme, je
n'avais pu me mettre au service de Pougatcheff, et qu'il ne
m'avait charge d'aucune sorte d'affaires.

"Comment donc s'est-il fait, reprit mon juge, que l'officier et le
gentilhomme ait ete seul gracie par l'usurpateur, pendant que tous
ses camarades etaient lachement assassines? Comment, s'est-il fait
que le meme officier et gentilhomme ait pu vivre en fete et
amicalement avec les rebelles, et recevoir du scelerat en chef des
cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble?
D'ou provient une si etrange intimite? et sur quoi peut-elle etre
fondee, si ce n'est sur la trahison, ou tout au moins sur une
lachete criminelle et impardonnable?"

Les paroles de l'officier aux gardes me blesserent profondement,
et je commencai avec chaleur ma justification. Je racontai comment
s'etait faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, au
milieu d'un ouragan; comment il m'avait reconnu et fait grace a la
prise de la forteresse de Belogorsk. Je convins qu'en effet
j'avais accepte de l'usurpateur un _touloup_ et un cheval; mais
j'avais defendu la forteresse de Belogorsk contre le scelerat
jusqu'a la derniere extremite. Enfin, j'invoquai le nom de mon
general, qui pouvait temoigner de mon zele pendant le siege
desastreux d'Orenbourg.

Le severe vieillard prit sur la table une lettre ouverte qu'il se
mit a lire a haute voix:

"En reponse a la question de Votre Excellence, sur le compte de
l'enseigne Grineff, qui se serait mele aux troubles et serait
entre en relations avec le brigand, relations reprouvees par la
loi du service et contraires a tous les devoirs du serment, j'ai
l'honneur, de declarer que ledit enseigne Grineff s'est trouve au
service a Orenbourg, depuis le mois d'octobre 1773 jusqu'au 24
fevrier de la presente annee, jour auquel il s'absenta de la
ville, et depuis lequel il ne s'est plus represente. Cependant, on
a oui dire aux deserteurs ennemis qu'il s'etait rendu au camp de
Pougatcheff, et qu'il l'avait accompagne a la forteresse de
Belogorsk, ou il avait ete precedemment en garnison. D'un autre
cote, par rapport a sa conduite, je puis..."

Ici le general interrompit sa lecture, et me dit avec durete:

"Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification?"

J'allais continuer comme j'avais commence et reveler ma liaison
avec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentis
soudain un degout invincible a faire une telle declaration. Il me
vint a l'esprit que, si je la nommais, la commission la ferait
comparaitre; et l'idee d'exposer son nom a tous les propos
scandaleux des scelerats interroges, et de la mettre elle-meme en
leur presence, cette horrible idee me frappa tellement que je me
troublai, balbutiai et finis par me taire.

Mes juges, qui semblaient ecouter mes reponses avec une certaine
bienveillance, furent de nouveau prevenus contre moi par la vue de
mon trouble. L'officier aux gardes demanda que je fusse confronte
avec le principal denonciateur. Le general ordonna d'appeler le
_coquin d'hier_. Je me tournai vivement vers la porte pour
attendre l'apparition de mon accusateur. Quelques moments apres,
on entendit resonner des fers, et entra... Chvabrine. Je fus
frappe du changement qui s'etait opere en lui. Il etait pale et
maigre. Ses cheveux, naguere noirs comme du jais, commencaient a
grisonner. Sa longue barbe etait en desordre. Il repeta toutes ses
accusations d'une voix faible, mais ferme. D'apres lui, j'avais
ete envoye par Pougatcheff en espion a Orenbourg; je sortais tous
les jours jusqu'a la ligne des tirailleurs pour transmettre des
nouvelle ecrites de tout ce qui se passait dans la ville; enfin
j'etais decidement passe du cote de l'usurpateur, allant avec lui
de forteresse en forteresse, et tachant, par tous les moyens, de
nuire a mes complices de trahison, pour les supplanter dans leurs
places, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je l'ecoutai
jusqu'au bout en silence, et me rejouis d'une seule chose: il
n'avait pas prononce le nom de Marie. Est-ce parce que son amour-
propre souffrait a la pensee de celle qui l'avait dedaigneusement
repousse, ou bien est-ce que dans son coeur brulait encore une
etincelle du sentiment qui me faisait taire moi-meme? Quoi que ce
fut, la commission n'entendit pas prononcer le nom de la fille du
commandant de Belogorsk. J'en fus encore mieux confirme dans la
resolution que j'avais prise, et, quand les juges me demanderent
ce que j'avais a repondre aux inculpations de Chvabrine, je me
bornai a dire que je m'en tenais a ma declaration premiere, et que
je n'avais rien a ajouter a ma justification. Le general ordonna
que nous fussions emmenes; nous sortimes ensemble. Je regardai
Chvabrine avec calme, et ne lui dis pas un mot. Il sourit d'un
sourire de haine satisfaite, releva ses fers, et doubla le pas
pour me devancer. On me ramena dans la prison, et depuis lors je
n'eus plus a subir de nouvel interrogatoire.

Je ne fus pas temoin de tout ce qui me reste a apprendre au
lecteur; mais j'en ai entendu si souvent le recit, que les plus
petites particularites en sont restees gravees dans ma memoire, et
qu'il me semble que j'y ai moi-meme assiste.

Marie fut recue par mes parents avec la bienveillance cordiale qui
distinguait les gens d'autrefois. Dans cette occasion qui leur
etait offerte de donner asile a une pauvre orpheline, ils voyaient
une grace de Dieu. Bientot ils s'attacherent sincerement a elle,
car on ne pouvait la connaitre sans l'aimer. Mon amour ne semblait
plus une folie meme a mon pere, et ma mere ne revait plus que
l'union de son Petroucha a la fille du capitaine.

La nouvelle de mon arrestation frappa d'epouvante toute ma
famille. Cependant, Marie avait raconte si naivement a mes parents
l'origine de mon etrange liaison avec Pougatcheff, que, non
seulement ils ne s'en etaient pas inquietes, mais que cela les
avait fait rire de bon coeur. Mon pere ne voulait pas croire que
je pusse etre mele dans une revolte infame dont l'objet etait le
renversement du trone et l'extermination de la race des
gentilshommes. Il fit subir a Saveliitch un severe interrogatoire,
dans lequel mon menin confessa que son maitre avait ete l'hote de
Pougatcheff, et que le scelerat, certes, s'etait montre genereux a
son egard. Mais en meme temps il affirma, sous un serment
solennel, que jamais il n'avait entendu parler d'aucune trahison.
Les vieux parents se calmerent un peu et attendirent avec
impatience de meilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle etait
tres agitee, et ne se taisait que par modestie et par prudence.

Plusieurs semaines se passerent ainsi. Tout a coup mon pere recoit
de Petersbourg une lettre de notre parent le prince B... Apres les
premiers compliments d'usage, il lui annoncait que les soupcons
qui s'etaient eleves sur ma participation aux complots des rebelle
ne s'etaient trouves que trop fondes, ajoutant qu'un supplice
exemplaire aurait du m'atteindre, mais que l'imperatrice, par
consideration pour les loyaux services et les cheveux blancs de
mon pere, avait daigne faire grace a un fils criminel; et qu'en
lui faisant remise d'un supplice infamant, elle avait ordonne
qu'il fut envoye au fond de la Siberie pour y subir un exil
perpetuel.

Ce coup imprevu faillit tuer mon pere. Il perdit sa fermete
habituelle, et sa douleur, muette d'habitude, s'exhala en plainte
ameres. "Comment! ne cessait-il de repeter tout hors de lui-meme,
comment! mon fils a participe aux complots de Pougatcheff? Dieu
juste! jusqu'ou ai-je vecu? L'imperatrice lui fait grace de la
vie; mais est-ce plus facile a supporter pour moi? Ce n'est pas le
supplice qui est horrible; mon aieul a peri sur l'echafaud pour la
defense de ce qu'il venerait dans le sanctuaire de sa
conscience[65], mon pere a ete frappe avec les martyrs Volynski et
Khouchlchoff[66]; mais qu'un gentilhomme trahisse son serment,
qu'il s'unisse a des bandits, a des scelerats, a des esclaves
revoltes, ... honte, honte eternelle a notre race!"

Effrayee de son desespoir, ma mere n'osait pas pleurer en sa
presence et s'efforcait de lui rendre du courage en parlant des
incertitudes et de l'injustice de l'opinion; mais mon pere etait
inconsolable.

Marie se desolait plus que personne. Bien persuadee que j'aurais
pu me justifier si je l'avais voulu, elle se doutait du motif qui
me faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mes
infortunes. Elle cachait a tous les yeux ses souffrances, mais ne
cessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur son
sofa, mon pere feuilletait le _Calendrier de la cour;_ mais ses
idees etaient bien loin de la, et la lecture de ce livre ne
produisait pas sur lui l'impression ordinaire. Il sifflait une
vieille marche. Ma mere tricotait en silence, et ses larmes
tombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui
travaillait dans la meme chambre, declara tout a coup a mes
parents qu'elle etait forcee de partir pour Petersbourg, et
qu'elle les priait de lui en fournir les moyens. Ma mere se montra
tres affligee de cette resolution.

"Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller a Petersbourg? Toi aussi,
tu veux donc nous abandonner?"

Marie repondit que son sort dependait de ce voyage, et qu'elle
allait chercher aide et protection aupres des gens en faveur,
comme fille d'un homme qui avait peri victime de sa fidelite.

Mon pere baissa la tete. Chaque parole qui lui rappelait le crime
suppose de son fils lui semblait un reproche poignant.

"Pars, lui dit-il enfin avec un soupir; nous ne voulons pas mettre
obstacle a ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari un honnete
homme, et non pas un traitre tache d'infamie!"

Il se leva et quitta la chambre.

Restee seule avec ma mere, Marie lui confia une partie de ses
projets: ma mere l'embrassa avec des larmes, en priant Dieu de lui
accorder une heureuse reussite. Peu de jours apres, Marie partit
avec Palachka et le fidele Saveliitch, qui, forcement separe de
moi, se consolait en pensant qu'il etait au service de ma fiancee.

Marie arriva heureusement jusqu'a Sofia, et, apprenant que la cour
habitait en ce moment le palais d'ete de Tsars-koie-Selo, elle
resolut de s'y arreter. Dans la maison de poste on lui donna un
petit cabinet derriere une cloison. La femme du maitre de poste
vint aussitot babiller avec elle, lui annonca pompeusement qu'elle
etait la niece d'un chauffeur de poeles attache a la cour, et
l'initia a tous les mysteres du palais. Elle lui dit a quelle
heure l'imperatrice se levait, prenait le cafe, allait a la
promenade; quels grands seigneurs se trouvaient alors aupres de sa
personne; ce qu'elle avait daigne dire la veille a table; qui elle
recevait le soir; en un mot, l'entretien d'Anna Vlassievna[67]
semblait une page arrachee aux memoires du temps, et serait tres
precieuse de nos jours. Marie Ivanovna l'ecoutait avec grande
attention. Elles allerent ensemble au jardin imperial, ou Anna
Vlassievna raconta a Marie l'histoire de chaque allee et de chaque
petit pont. Toutes les doux regagnerent ensuite la maison,
enchantees l'une de l'autre.

Le lendemain, de tres bonne heure, Marie s'habilla et retourna
dans le jardin imperial. La matinee etait superbe. Le soleil
dorait de ses rayons les cimes des tilleuls qu'avait deja jaunis
la fraiche haleine de l'automne. Le large lac etincelait immobile.
Les cygnes, qui venaient de s'eveiller, sortaient gravement des
buissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord d'une
charmante prairie ou l'on venait d'eriger un monument en l'honneur
des recentes victoires du comte Roumiantzieff[68]. Tout a coup un
petit chien de race anglaise courut a sa rencontre en aboyant.
Marie s'arreta effrayee. En ce moment resonna une agreable voix de
femme.

"N'ayez point peur, dit-elle; il ne vous mordra pas."

Marie apercut une dame assise sur un petit banc champetre vis-a-
vis du monument, et alla s'asseoir elle-meme a l'autre bout du
siege. La dame l'examinait avec attention, et, de son cote, apres
lui avoir jete un regard a la derobee, Marie put la voir a son
aise. Elle etait en peignoir blanc du matin, en bonnet leger et en
petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans; sa
figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et une
gravite temperee par le doux regard de ses jeux bleus et son
charmant sourire. Elle rompit la premiere le silence:

"Vous n'etes sans doute pas d'ici? dit-elle.

-- Il est vrai, madame; je suis arrivee hier de la province.

-- Vous etes arrivee avec vos parents?

-- Non, madame, seule.

-- Seule! mais vous etes bien jeune pour voyager seule.

-- Je n'ai ni pere ni mere.

-- Vous etes ici pour affaires?

-- Oui, madame; je suis venue presenter une supplique a
l'imperatrice.

-- Vous etes orpheline; probablement vous avez a vous plaindre
d'une injustice ou d'une offense?

-- Non, madame; je suis venue demander grace et non justice.

-- Permettez-moi une question: qui etes-vous?

-- Je suis la fille du capitaine Mironoff.

-- Du capitaine Mironoff? de celui qui commandait une des
forteresses de la province d'Orenbourg?

-- Oui; madame."

La dame parut emue.

"Pardonnez-moi, continua-t-elle d'une voix encore plus douce, de
me meler de vos affaires. Mais je vais a la cour; expliquez-moi
l'objet de votre demande; peut-etre me sera-t-il possible de vous
aider."

Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dame inconnue,
l'attirait involontairement et lui inspirait de la confiance.
Marie prit dans sa poche un papier plie; elle le presenta a sa
protectrice inconnue qui le parcourut a voix basse.

Elle commenca par lire d'un air attentif et bienveillant; mais
soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait des yeux
tous ses mouvements, fut effrayee de l'expression severe de ce
visage si calme et si gracieux un instant auparavant.

"Vous priez pour Grineff, dit la dame d'un ton glace.
L'imperatrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passe a
l'usurpateur, non comme un ignorant credule, mais comme un vaurien
deprave et dangereux.

-- Ce n'est pas vrai! s'ecria Marie.

-- Comment! ce n'est pas vrai? repliqua la dame qui rougit
jusqu'aux yeux.

-- Ce n'est pas vrai, devant Dieu, ce n'est pas vrai. Je sais
tout, je vous conterai tout; c'est pour moi seule qu'il s'est
expose a tous les malheurs qui l'ont frappe. Et s'il ne s'est pas
disculpe devant la justice, c'est parce qu'il n'a pas voulu que je
fusse melee a cette affaire."

Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur sait deja.

La dame l'ecoutait avec une attention profonde.

"Ou vous etes-vous logee?" demanda-t-elle quand la jeune fille eut
termine son recit.

Et en apprenant que c'etait chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec
un sourire:

"Ah! je sais. Adieu; ne parlez a personne de notre rencontre.
J'espere que vous n'attendrez pas longtemps la reponse a votre
lettre."

A ces mots elle se leva et s'eloigna par une allee couverte. Marie
Ivanovna retourna chez elle remplie d'une riante esperance.

Son hotesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible, disait-
elle, pendant l'automne, a la sante d'une jeune fille. Elle
apporta le _samovar_, et, devant, une tasse de the, elle allait
reprendre ses interminables propos sur la cour, lorsqu'une voiture
armoriee s'arreta devant le perron. Un laquais a la livree
imperiale entra dans la chambre, annoncant que l'imperatrice
daignait mander en sa presence la fille du capitaine Mironoff.

Anna Vlassievna fut toute bouleversee par cette nouvelle.

"Ah! Mon Dieu, s'ecria-t-elle, l'imperatrice vous demande a la
cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivee? et comment vous
presenterez-vous a l'imperatrice, ma petite mere? Je crois que
vous ne savez meme pas marcher a la mode de la cour. Je devrais
vous conduire; ou ne faudrait-il pas envoyer chercher la fripiere,
pour qu'elle vous pretat sa robe jaune a falbalas?"

Mais le laquais declara que l'imperatrice voulait que Marie
Ivanovna vint seule et dans le costume ou on la trouverait. Il n'y
avait qu'a obeir, et Marie Ivanovna partit.

Elle pressentait que notre destinee allait s'accomplir; son coeur
battait avec violence. Au bout de quelques instants le carrosse
s'arreta devant le palais, et Marie, apres avoir traverse une
longue suite d'appartements vides et somptueux, fut enfin
introduite dans le boudoir de l'imperatrice. Quelques seigneurs,
qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement
passage a la jeune fille. L'imperatrice, dans laquelle Marie
reconnut la dame du jardin, lui dit gracieusement:

"Je suis enchantee de pouvoir exaucer votre priere. J'ai fait tout
regler, convaincue de l'innocence de votre fiance. Voila une
lettre que vous remettrez a votre futur beau-pere."

Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de l'imperatrice, qui la
releva et la baisa sur le front.

"Je sais, dit-elle, que vous n'etes pas riche, mais j'ai une dette
a acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyez
tranquille sur votre avenir."

Apres avoir comble de caresses la pauvre orpheline, l'imperatrice
la congedia, et Marie repartit le meme jour pour la campagne de
mon pere, sans avoir eu seulement la curiosite de jeter un regard
sur Petersbourg.

* * *

Ici se terminent les memoires de Piotr Andreitch Grineff; mais on
sait, par des traditions de famille, qu'il fut delivre de sa
captivite vers la fin de l'annee 1774, qu'il assista au supplice
de Pougatcheff, et que celui-ci, l'ayant reconnu dans la foule,
lui fit un dernier signe avec la tete qui, un instant plus tard,
fut montree au peuple, inanimee et sanglante. Bientot apres, Piotr
Andreitch devint l'epoux de Marie Ivanovna. Leur descendance
habite encore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison
seigneuriale du village de... on montre la lettre autographe de
Catherine II, encadree sous une glace. Elle est adressee au pere
de Piotr Andreitch, et contient, avec la justification de son
fils, des eloges donnes a l'intelligence et au bon coeur de la
fille du capitaine.



      [1] Celebre general de Pierre le Grand et de l'imperatrice
Anne.
      [2] Qui veut dire maitre, pedagogue. Les instituteurs
etrangers l'ont adopte pour nommer leur profession.
      [3] Ce mot signifie qui n'a pas encore sa croissance. On
appelle ainsi les gentilshommes qui n'ont pas encore pris de
service.
      [4] Avdolia, fille de Basile. On sait qu'en Russie le nom
patronymique est inseparable du prenom, et bien plus usite que le
nom de famille.
      [5] Diminutif de Piotr, Pierre.
      [6] Anastasie, fille de Garasim.
      [7] Chef-lieu du gouvernement d'Orenbourg, le plus oriental de
la Russie d'Europe, et qui s'etend meme en Asie.
      [8] Pelisse courte n'atteignant pas le genou.
      [9] Jean, fils de Jean.
      [10] Le rouble valait alors, comme aujourd'hui le rouble
d'argent, quatre francs de notre monnaie.
      [11] Pierre, fils d'Andre.
      [12] Espece de cidre qui fait la boisson commune des Russes.
      [13] Ouragan de neige.
      [14] Tapis fait de la seconde ecorce du tilleul et qui couvre
la capote d'une kibitka.
      [15] Parrain du mariage.
      [16] Planchette de sapin ou de bouleau, qui sert de chandelle.
      [17] Fleuve qui se jette dans l'Oural.
      [18] Bouilloire a the
      [19] Cafetan court.
      [20] Les paysans russes portent la hache passee dans la
ceinture ou derriere le dos.
      [21] Lit ordinaire des paysans russes.
      [22] Allusion aux recompenses faites par les anciens tsars a
leurs boyards, auxquels ils donnent leur pelisse.
      [23] Maisons de paysans.
      [24] Grossieres gravures enluminees.
      [25] Jean, fils de Kouzma.
      [26] Formule de politesse affable.
      [27] Officier subalterne de Cosaques.
      [28] Alexis, fils de Jean.
      [29] Basile (au feminin), fille d'Iegor.
      [30] Jean, fils d'Ignace.
      [31] Diminutif de Maria.
      [32] Soupe russe faite de viande et de legumes.
      [33] En russe, on dit tant d'ames pour tant de paysans.
      [34] Poete celebre alors, oublie depuis.
      [35] Ils sont ecrits dans le style suranne de l'epoque.
      [36] Poete ridicule, dont Catherine II s'est moquee jusque
dans son _Reglement de l'ermitage_.
      [37] Maniere meprisante d'ecrire le nom patronymique.
      [38] Formule de consentement.
      [39] Environ trois pouces.
      [40] De Catherine II.
      [41] Jurement tatar.
      [42] Ce mot, pris dans Pougatcheff, signifie epouvantail.
      [43] Robe paree; c'est l'usage, chez les Russes, d'enterrer
les morts dans leurs plus riches habits.
      [44] Ceintures que portent tous les paysans russes.
      [45] Pierre III.
      [46] Petite armoire plate et vitree ou l'on enferme les
saintes images, et qui forme un autel domestique.
      [47] Chef militaire chez les Cosaques.
      [48] A vapeur.
      [49] Piece de cinq kopeks en cuivre.
      [50] Le premier des faux Demetrius.
      [51] Allusion aux anciennes formules des suppliques adressees
au tsar: "Je frappe la terre du front, et je presente ma supplique
a tes yeux lucides...".
      [52] Alors on leur arrachait les narines. Cette coutume
barbare a ete abolie par l'empereur Alexandre.
      [53] Blanc bec.
      [54] Il y a egalement dans le russe un mot forge avec le verbe
"suborner".
      [55] Fille d'un autre commandant de forteresse, que tua
Pougatcheff.
      [56] Nom d'un celebre bandit du siecle precedent, qui a lutte
longtemps contre les troupes imperiales.
      [57] Pour la torture.
      [58] Legere escarmouche ou l'avantage etait reste a
Pougatcheff
      [59] Nom donne a Frederic le Grand par les soldats russes.
      [60] Titre d'un officier superieur.
      [61] Nom general des etablissements metallurgiques de l'Oural.
      [62] Diminutif de Iemeliane.
      [63] Apres s'etre avance jusqu'aux portes de Moscou, qu'il
aurait peut-etre enleve si son audace n'eut faibli au dernier
moment, Pougatcheff, battu, avait ete livre par ses compagnons
pour cent mille roubles. Enferme dans une cage de fer et conduit a
Moscou, il fut execute en 1775.
      [64] Petit chariot d'ete.
      [65] Un aieul de Pouschkine fut condamne a mort par Pierre le
Grand.
      [66] Chefs du parti russe contre Biron, sous l'imperatrice
Anne; ils furent tous deux supplicies avec barbarie.
      [67] Anne, fille de Blaise.
      [68] Roumiantzeff, vainqueur des Turcs a Larga et a Kagoul en
1772.





End of Project Gutenberg's La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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