Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zevaco

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Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico

Author: Michel Zevaco

Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***




Produced by Renald Levesque





MICHEL ZEVACO

LES PARDAILLAN



Les amours du Chico



I

LES IDEES DE JUANA

Nous avons dit que Pardaillan, mettant a profit le temps pendant lequel
les conjures se retiraient, avait eu un entretien assez anime avec le
Chico.

Pardaillan avait demande au petit homme s'il n'existait pas quelque
entree secrete, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la
grotte, par ou lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir a son gre.

Le nain s'etait d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, penetrer seul
et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'etait une maniere de
suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur francais, qui
venait d'echapper par miracle a une mort affreuse, s'exposat ainsi,
comme a plaisir.

Mais Pardaillan avait insiste, et, comme il avait une maniere a lui,
tout a fait irresistible, de demander certaines choses, le nain avait
fini par ceder et l'avait conduit dans un couloir ou se trouvait,
affirmait-il, une entree que nul autre que lui ne connaissait.

On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les
conjures ne connaissaient cette entree.

Pendant que Pardaillan etait dans la salle, le nain, horriblement
inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posee sur le ressort qui
actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui
se passait de l'autre cote de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoisse, le
signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui
qu'il considerait maintenant comme un grand ami.

Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le
nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des
manifestations d'une joie aussi bruyante que sincere, qui l'emurent
doucement.

--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de la-dedans, dit-il,
quand il se fut un peu calme.

--Bah! repondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne
m'atteint pas aisement.

--J'espere que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui
tremblait a la pensee que le Francais ne s'avisat de s'exposer encore,
bien inutilement, a son sens.

A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:

--Ma foi, oui! Ce sejour est peut-etre agreable pour des betes de
nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour
d'honnetes gens comme Chico. Allons-nous-en donc!

Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagne de Chico,
fit son entree dans l'auberge de la Tour.

Dans la vaste cheminee de la cuisine, un feu clair petillait, et la
gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugreait et
bougonnait contre les jeunes maitresses qui ne veulent en faire qu'a
leur tete, et qui, apres avoir passe la plus grande partie de la nuit
debout, sont levees les premieres et parees de leurs plus beaux atours,
genent les serviteurs honnetes et consciencieux acharnes a leur besogne.

C'est qu'en effet la petite Juana etait descendue la premiere, n'ayant
pu trouver le repos espere.

Elle etait bien pale, la petite Juana, et ses yeux cernes, brillants
de fievre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-etre des larmes
versees abondamment. Mais, si inquiete, si fatiguee et si desorientee
qu'elle fut, la coquetterie n'avait pas cede le pas chez elle. Et c'est
paree de ses plus riches et de ses plus beaux vetements, soigneusement
coiffee, finement chaussee, qu'elle allait et venait, ayant toujours
l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entree, comme si elle eut
attendu quelqu'un.

C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer
Pardaillan, flanque de Chico, l'air triomphant. Et, du meme coup, le
sourire s'epanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'etaient ses
levres, ses joues si pales rosirent, et ses yeux inquiets, comme embues
de larmes, retrouverent tout leur eclat, comme par enchantement.

--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'ecria-t-elle.
Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don Cesar, sont tres inquiets
a votre sujet?

--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un
instant.

Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tot, si
vivement presse le Chico de sauver le chevalier, s'il etait possible,
Juana, qui avait prodigue des promesses sinceres de reconnaissance et
d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se
changea en consternation. Elle ne parut meme pas le voir; ou plutot, si.
Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si
elle eut eu a lui reprocher quelque trahison indigne.

Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:

--Seigneur, desirez-vous monter vous reposer tout de suite? Desirez-vous
prendre quelque chose avant?

--Juana, ma jolie, je desire me restaurer d'abord. Faites-moi donc
servir la moindre des choses, une tranche de pate, avec deux bouteilles
de vin de France.

--Je vais vous servir moi-meme, seigneur, dit Juana.

--Honneur auquel je suis tres sensible, ma belle enfant! Pendant que
vous y etes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, a rassurer sur mon compte
MM. Cervantes et El Torero.

--Tout de suite, seigneur!

Vive, legere et heureuse, Juana s'elanca dans l'escalier pour informer
les amis du seigneur francais de son retour inespere, apres avoir fait
signe a une servante de dresser le couvert.

Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit
a rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain
le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit:

--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes!

--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloque.

Pardaillan haussa les epaules et:

--Tu lui as fait que tu m'as sauve, dit-il.

--Mais c'est elle qui m'en a prie!

--Precisement!

Et, comme le nain ouvrait des yeux enormes, il se mit a rire de tout son
coeur.

--Ne cherche pas a comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime.

--Oh! fit le Chico incredule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a
foudroye du regard.

--C'est precisement a cause de cela que je dis qu'elle t'aime.

Le nain secoua douloureusement la tete. Pardaillan en eut pitie.

--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me
voir vivant...

--Vous voyez bien...

--Mais elle est furieuse apres toi.

--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obeir.

--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tue. Elle
n'aurait pas voulu que ce fut toi qui, precisement, me sauvasses.

--Parce que?

--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne
soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aime Juana, tu eusses ete
jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauve! Voila ce qu'elle se
dit. Comprends-tu?

--Mais, si je ne vous avais pas sauve, elle m'eut tourne le dos. Elle
m'eut traite d'assassin. Alors?

--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne
t'inquiete pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en
moi? Oui ou non?

--Oui, tiens.

--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi.
Tes affaires vont bien, je t'en reponds.

Pour ne pas desobliger Pardaillan, Chico s'efforca de refouler son
chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins
morose.

A ce moment, Juana redescendait et annoncait:

--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre
Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez
prendre place, goutez cet excellent pate en attendant l'omelette qui
saute.

Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux.

--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne
savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je
pense m'y connaitre.

Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait etre celui qui avait
l'honneur d'etre qualifie de brave par le seigneur francais, le brave
des braves:

--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est
aussi un ami que j'aime.

A dire vrai, si Juana etait surprise et intriguee, le Chico ne l'etait
pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait etre cet ami dont
parlait Pardaillan.

Quoi qu'il en soit, Juana se hata de reparer le mal, et, curieuse, comme
toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du
reste.

Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table
et, designant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand
ebahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:

--Ca, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi la, en face de moi, et
soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas vole, que t'en semble?

Chico commencait a considerer Pardaillan comme un etre exceptionnel,
plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait
appris a respecter.

Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero etaient descendus et,
bientot assis a la meme table, choquaient leurs verres contre les verres
de Pardaillan et de Chico.

Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le
chevalier attable avec le petit vagabond, se garderent bien d'en laisser
rien paraitre. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied
d'egalite, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
ils s'empresserent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur
qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle venerait au-dessus de
tout, temoigner une grande consideration a son eternelle poupee, cette
poupee a qui elle croyait faire un tres grand honneur en lui permettant
de baiser le bout de son soulier.

Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amuse, lisait sur
sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait
sans oser les formuler tout haut.

--Croiriez-vous, dit-il a un certain moment, que ce petit diable a ose
lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je
suis encore vivant.

--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?

--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite
poitrine de cette reduction d'homme bat un coeur ferme et genereux.
Il n'est pas de bravoure comparable a celle qui s'ignore. Je vous
expliquerai un jour peut-etre ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami,
non pour l'amour de moi, mais pour lui-meme.

--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne
de votre amitie, nous nous honorerons de faire comme vous.

Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il etait
heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il
regardait comme des heros, le plongeaient dans une gene qu'il ne
parvenait pas a surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
constamment du cote de Juana pour juger de l'effet produit sur elle
par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu
d'etre satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre
oeil et lui faisait son plus gracieux sourire...

Apres avoir ainsi frappe indirectement l'esprit de la fillette,
Pardaillan la prit a partie directement et, moitie plaisant, moitie
serieux:

--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonne,
votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauve, je vous suis
redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la
femme qui aura le bonheur d'etre aimee de Chico pourra compter sur cet
amour jusqu'a la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidele n'a
battu dans une poitrine d'homme.

Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:

"Vous ne m'apprenez rien de nouveau."

Pardaillan se montra tres sobre d'explications. C'etait du reste assez
son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris
concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire
ressortir le role de Chico, qu'il prit plaisir a exagerer, sincerement
d'ailleurs, car il etait de ces natures d'elite qui s'exagerent a
elles-memes le peu de bien qu'on leur fait.

Ces explications donnees, il pretexta une grande fatigue, et, sur ce
point, il n'exagerait pas, car, tout autre que lui se fut ecroule depuis
longtemps, et monta s'etendre dans les draps blancs qui l'attendaient.

Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la
Giralda et le Chico resta seul.

Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement,
apres avoir tourne et vire dans le patio, sure qu'il ne la quittait pas
des yeux, elle se dirigea d'un air detache vers un petit reduit qu'elle
avait arrange a sa guise et qui etait comme son boudoir a elle, boudoir
bien modeste. Et, en se retirant, la petite madree regardait par-dessus
son epaule pour voir s'il la suivait.

Et, comme elle voulait qu'il vint, elle tourna a demi la tete et
l'ensorcela d'un sourire.

Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la
rejoignit dans le petit reduit, le coeur battant a se briser dans sa
poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui
faire.

Juana s'etait assise dans l'unique siege qui meublait la piece, tres
petite. C'etait un vaste fauteuil en bois sculpte. Comme elle etait
petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chene
cire.

Le Chico se faufila dans la piece et resta devant elle muet et l'air
fort penaud. Voyant qu'il ne se decidait pas a parler, elle entama la
conversation, et, avec un visage serieux, sans qu'il lui fut possible de
discerner si elle etait contente ou fachee:

--Alors, dit-elle, il parait que tu es brave, Chico?

Ingenument, il dit:

--Je ne sais pas.

Agacee, elle reprit avec un commencement de nervosite:

--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaitre, lui,
qui est la bravoure meme.

--S'il le dit, cela doit etre... Mais, moi, je n'en sais rien.

Les petits talons de Juana commencerent de frapper sur le bois du
tabouret un rappel inquietant pour Chico, qui connaissait ces
signes revelateurs de la colere naissante de sa petite maitresse.
Naturellement, cela ne fit qu'accroitre son trouble.

--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras,
tu l'aimeras jusqu'a la mort? fit-elle brusquement.

On se tromperait etrangement si on concluait de cette question que Juana
etait une effrontee ou une rouee sans pudeur ni retenue. Juana etait
parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait a elle seule a
justifier ce qu'il y avait de risque dans sa question. Rouee, elle se
fut bien gardee de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de
l'epoque etaient autrement libres que celles de nos jours, ou tout se
farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie.

Le Chico rougit et balbutia:

--Je ne sais pas!

Elle frappa du pied avec colere.

--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agacant. Pour qu'il ait
dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.

--Je ne lui ai pas parle de cela, je le jure!

--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras
jusqu'a la mort?

Et caline:

--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la
connais? Parle donc! tu restes la, bouche bee. Tu m'agaces!

Les yeux du Chico lui criaient: "C'est toi que j'aime!" Elle le voyait
tres bien, mais elle voulait qu'il le dit. Elle voulait l'entendre.

Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:

--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.

Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'etait pas la l'aveu qu'elle
voulait lui arracher, et elle eut une moue depitee. Sotte qu'elle etait
d'avoir cru un instant a la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait
meme pas jusqu'a dire deux mots: "Je t'aime!" Elle ne savait pas; la
petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus
braves.

Et dans son depit, cette pensee lui vint, puisqu'il n'etait bon qu'a
cela, de l'humilier, de l'amener a se prosterner devant elle.

Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:

--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu
faire ici? Que veux-tu?

Tres pale, mais plus resolument qu'il ne l'eut cru lui-meme, il dit:

--Je voulais te demander si tu etais contente.

Elle prit son air de petite reine pour demander:

--De quoi veux-tu que je sois contente?

--Mais... d'avoir trouve le Francais... de l'avoir ramene.

Avec cette impudence particuliere a la femme, elle se recria d'un air
etonne et scandalise:

--Eh! que m'importe le Francais! Ca, perds-tu la tete?

Effare, ne sachant plus a quel saint se vouer, il balbutia:

--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...

--Moi?... Sornettes! Tu as reve!

Du coup, le Chico fut assomme. Eh quoi! avait-il reve reellement, comme
elle le disait avec un aplomb deconcertant? Il savait bien que non,
tiens! S'etait-elle jouee de lui? Avait-elle voulu le mettre a
l'epreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se revolterait? Le seigneur de
Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme
qui aime ne deteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle.
Oui! ce devait etre cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi?

Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait delicieusement de son
trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eut voulu le
pietiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout
l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-dela
de tout... Peut-etre alors se revolterait-il enfin, peut-etre oserait-il
redresser la tete et parler en maitre!

Est-ce a dire qu'elle etait mauvaise et mechante? Nullement. Elle
s'ignorait, voila tout.

Dire qu'elle etait amoureuse de Chico serait exagere. Elle etait a un
tournant de sa vie. Jusque-la, elle avait cru sincerement n'eprouver
pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutat, cette
affection etait plus profonde qu'elle ne croyait.

Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il
suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restat ce qu'elle la
croyait: purement fraternelle. C'etait l'affaire d'une etincelle a faire
jaillir.

Or, au moment precis ou ces sentiments s'agitaient inconsciemment
en elle, Pardaillan lui etait apparu. Sur ce caractere quelque peu
romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'etait
emballee comme une jeune cavale indomptee. Pardaillan lui etait
apparu comme le heros reve. Trop innocente encore pour raisonner ses
sensations, elle s'etait abandonnee les yeux fermes. Et c'est ainsi que
nous l'avons vue pleurer des larmes de desespoir a la pensee que celui
qu'elle avait elu etait peut-etre mort.

Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruaute
inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se
revolter, refoulant stoiquement sa douleur, voici que le Chico, avec
cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement,
sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son
argument, le Chico avait dit la seule chose peut-etre capable de
l'arreter sur la pente fatale ou elle s'engageait: "Qu'esperes-tu?"

Sans le savoir, sans le vouloir, c'etait un coup de maitre que faisait
le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de
l'echapper belle, car ses paroles, apres son depart, Juana les tourna et
les retourna sans treve dans son esprit.

Elle etait la fille d'un modeste hotelier, un hotelier qui passait pour
etre assez riche, mais un hotelier quand meme. Et, ceci, c'etait une
tare terrible a une epoque et dans un pays ou tout ce qui n'etait pas
"ne" n'existait pas. Que pouvait-elle esperer? Rien, assurement. Jamais
ce seigneur ne consentirait a la prendre pour epouse legitime. Quant au
reste, elle etait trop fiere, elle avait ete elevee trop au-dessus de sa
condition pour que l'idee d'une bassesse put l'effleurer.

Le resultat de ses reflexions avait ete que son amour pour Pardaillan
s'etait considerablement attenue. Or, le terrain que perdait le
chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutat elle-meme.

Et c'est a ce moment-la que Pardaillan revenait. Certes elle fut
heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa a ses yeux et
reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de
s'etre efface et sacrifie. Elle se disait que, elle, elle ne se serait
pas sacrifiee et aurait defendu son bien du bec et des ongles. De la
l'accueil frigide qu'elle fit au nain.

Or, Pardaillan raconta que le nain s'etait defendu comme un beau diable
et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du
Chico monterent! Pourquoi rever de chimeres? Le bonheur etait peut-etre
la. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De la le revirement
en faveur du nain. De la ce tete-a-tete. Il fallait que le Chico se
declarat. Et voila qu'elle se heurtait a sa timidite insurmontable.
Elle enrageait d'autant plus que, malgre elle, tout en s'efforcant
de l'amener a composition, elle ne pouvait s'empecher de songer a
Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eut pas tant tergiverse.

Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente denegation,
apres etre reste un long moment perplexe et silencieux, courba l'echine,
accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement:

--J'ai fait ce que tu m'as demande, et Dieu sait s'il m'en a coute!
Pourquoi es-tu fachee?

Ainsi, voila tout ce qu'il trouvait a dire. Ah! si elle avait ete a sa
place, comme elle eut vertement releve l'impertinente pretention de
celui qui eut voulu la faire passer pour une sotte et se fut gausse a ce
point d'elle. Decidement, le Chico n'etait pas un homme. Et cette pensee
fugitive qu'elle avait eue de l'amener a se prosterner, tout pareil a un
chien couchant, cette pensee lui revint plus precise, prit la forme d'un
desir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
resolut de la realiser coute que coute.

Pour realiser cet imperieux desir, elle radoucit son ton en lui disant:

--Mais je ne suis pas fachee.

En disant ces mots, elle croisa negligemment une jambe fine et nerveuse,
moulee dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant,
elle agitait doucement son pied qui arrivait a hauteur de la poitrine
du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on
trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire:

"Embrasse-le donc, nigaud!"

Et le petit pied allait, venait, s'agitait, presentait la semelle, tres
blanche, a peine maculee, repetait dans son langage muet:

"Mais va donc! va donc!"

Si bien que le Chico ne put resister a la tentation, et, comme elle
souriait encore, preuve qu'elle n'etait pas fachee, il se laissa tomber
sur les genoux.

Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage.
Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eut pas
remarque qu'ainsi agenouille elle lui touchait la figure.

Mais c'etait un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensee de
toucher a ce petit pied sans son autorisation a elle ne lui venait meme
pas. Qu'eut-elle dit? Tiens! Il etait bien loin de se douter que, s'il
avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses levres
sur ses levres, elle lui eut probablement rendu son baiser.

Mais, comme la semelle passait encore un coup a portee de sa bouche,
comme la tentation etait trop forte, il reunit tout son courage, et,
d'une voix implorante:

--Si tu n'es pas fachee, tu veux bien que...

Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'etait plaquee sur
ses levres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si
elle eut voulu les ecorcher, les faire saigner.

Si naif et si timide qu'il fut, le Chico comprit cette fois. Ivre de
joie, il posa ses levres partout sur cette semelle, sans s'inquieter de
savoir si elle etait maculee ou non. Tiens! il avait bien baise la terre
ou s'etait pose le soulier; il pouvait, a plus forte raison, baiser le
soulier lui-meme.

Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner
son humble bonheur, il allongea la tete, le suivit des levres, se
courbant davantage, jusqu'a poser sa face sur le bois du tabouret.

C'est la sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de
se derober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie
satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tete, d'un
air dominateur qui semblait dire:

"Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'a cela.
Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, a moi!

Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut
savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait:

--Tu vois bien que je n'etais pas fachee, dit-elle.

Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un
peu, se courba encore un coup, posa une derniere fois ses levres sur le
bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant
tres convaincu, avec un air de gratitude profonde:

--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.

Elle rougit davantage encore. Non, elle n'etait pas bonne. Elle avait
ete mauvaise et mechante. Au lieu de la remercier il devait la battre,
elle l'avait bien merite. En se morigenant ainsi elle-meme, elle voulut
tenter un dernier effort, et, a brule-pourpoint:

--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Francais?

A son tour, il rougit, comme si cette question eut ete un reproche
sanglant. Il baissa la tete et fit signe oui, d'un air honteux.

--Pourquoi? fit-elle avidement.

Elle esperait qu'il allait repondre enfin:

"Parce que je t'aime et que je suis jaloux!"

Helas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il
bredouilla:

--Je ne sais pas!

C'etait fini. Il n'y avait plus rien a faire, rien a esperer. Elle se
mit a trepigner, et, rouge, de colere cette fois, elle cria:

--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en!
va-t'en!

Il courba l'echine et se retira humblement.

Or, s'il fut revenu a l'improviste, il eut pu voir deux larmes, deux
perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone
prostree dans son fauteuil.

Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaitre devant elle
quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'ame,
attendant que la tempete fut apaisee.



II

FAUSTA ET LE TORERO

Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagne, le Torero s'etait
rendu aupres de sa fiancee, la jolie Giralda.

Don Cesar ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait
dit cette mysterieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa
famille, qu'elle pretendait connaitre. Malheureusement, la Giralda
avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, fremissant d'impatience,
attendait que la matinee fut assez avancee pour se presenter devant
cette princesse inconnue, car il avait decide d'aller trouver Fausta.

Vers neuf heures du matin, a bout de patience, le jeune homme ceignit
son epee, recommanda a la Giralda de ne pas bouger de l'hotellerie ou
elle etait en surete, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.

Il descendit l'escalier interieur, en chene sculpte, dont les marches,
cirees a outrance, etaient reluisantes et glissantes comme le parquet
d'une salle d'honneur du palais, et penetra dans la cuisine.

Un cabinet semblable a peu pres au bureau d'un hotel moderne avait ete
menage la, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.

Le Torero penetra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant
la jeune fille:

--Senorita, dit-il, je sais que vous etes aussi bonne que jolie, c'est
pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancee pendant quelques
instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne
soupconne sa presence chez vous?

Avec son plus gracieux sourire, Juana repondit:

--Seigneur Cesar, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter a
l'instant chercher votre fiancee, et, tant que durera votre absence,
je la garderai pres de moi, dans ce reduit ou nul ne penetre sans ma
permission.

--Mille graces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur.
Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. a son reveil,
que j'ai du m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard.
J'espere etre de retour d'ici a une heure ou deux au plus.

--Le sire de Pardaillan sera prevenu.

Une fois dehors, le Torero se dirigea a grands pas vers la maison des
Cypres, ou il esperait trouver la princesse. A defaut, il pensait que
quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait ou il pourrait la
trouver ailleurs.

Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques
heretiques. Comme le roi honorait de sa presence sa bonne ville de
Seville, l'Inquisition avait donne a cette sinistre ceremonie une
ampleur inaccoutumee, tant par le nombre des victimes--sept: autant de
condamnes qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du
ceremonial.

Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanches qui, tous, se
hataient vers la place San Francisco, theatre ordinaire de toutes les
rejouissances publiques. Nous disons rejouissances, et c'est a dessein.
En effet, non seulement les autodafes constituaient a peu pres les
seules rejouissances offertes au peuple, mais encore on etait arrive a
le persuader qu'en assistant a ces sauvages hecatombes humaines, en se
rejouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait a son
salut.

Parmi la foule de gens presses d'aller occuper les meilleures places,
il s'en trouvait qui, reconnaissant don Cesar, le designaient a leurs
voisins en murmurant sur un mode admiratif:

"El Torero! El Torero!"

Quelques-uns le saluaient avec deference. Il rendait les saluts et les
sourires d'un air distrait et continuait hativement sa route.

Enfin, il penetra dans la maison des Cypres, franchit le perron et se
trouva dans ce vestibule qu'il avait a peine regarde la nuit meme, alors
qu'il etait a la recherche de la Giralda et de Pardaillan.

Comme il n'avait pas les preoccupations de la veille, il fut ebloui par
les splendeurs entassees dans cette piece. Mais il se garda bien de rien
laisser paraitre de ces impressions, car quatre grands escogriffes de
laquais, chamarres d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
comme des statues et le devisageaient d'un air a la fois respectueux et
arrogant.

Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda,
sur un ton qui n'admettait pas de resistance, au premier venu de ces
escogriffes, d'aller demander a sa maitresse si elle consentait a
recevoir don Cesar, gentilhomme castillan.

Sans hesiter, le laquais repondit avec deference:

--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maitresse, n'est pas en
ce moment a sa maison de campagne.

--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est
toujours un renseignement.

Et, tout haut:

--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut
interet et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire ou je pourrai
la rencontrer.

Le laquais reflechit une seconde et:

--Si le seigneur don Cesar veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le
conduire aupres de M. l'Intendant qui pourra peut-etre le renseigner.

Le Torero, a la suite du laquais, traversa une enfilade de pieces
meublees avec un luxe inoui, dont il n'avait jamais eu l'idee. Au
premier etage, il fut introduit dans une chambre confortablement
meublee. C'etait la chambre de M. l'Intendant a qui le laquais expliqua
ce que desirait le visiteur.

M. l'Intendant etait un vieux bonhomme tout courbe, d'une politesse
obsequieuse.

--Le laquais qui vous a conduit a moi, dit cet important personnage, me
dit que vous vous appelez don Cesar. Je pense que ceci n'est que votre
prenom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire pres de mon
illustre maitresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous
comprendrez cela, je l'espere.

Tres froid, le jeune homme repondit:

--Je m'appelle don Cesar, tout court. On m'appelle aussi le Torero.

--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au
desespoir de ma maladresse; j'espere que monseigneur aura la bonte de
me la pardonner... La princesse est menacee dans ce pays, et je dois
veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai
l'insigne honneur de conduire monseigneur aupres de la princesse qui
attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.

Devant ce respect outre, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero
demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si
ce discours ne s'adressait pas a un autre. Il se vit seul avec M.
l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter
en le contrariant:

--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don
Cesar, tout court, et je n'ai aucun droit a ce titre de monseigneur que
vous me prodiguez si abondamment.

Mais le vieil intendant secoua la tete et, se frottant les mains a s'en
ecorcher les paumes:

--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en
attendant mieux.

Le Torero palit et, d'une voix etranglee par l'emotion:

--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?

--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera
elle-meme.

--En ce cas, conduisez-moi aupres d'elle!

--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesca l'intendant qui
se hata de prendre son chapeau, son manteau et se precipita a la suite
du Torero.

Hors la maison, l'intendant preceda don Cesar et, trottinant a pas
rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco,
deja encombree d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle
promis.

Si le pave de la place etait envahi par une masse compacte de populaire,
les tribunes, les balcons, les fenetres qui entouraient la place
n'etaient pas moins garnis. Mais la, c'etait la foule elegante des
seigneurs et des nobles dames.

Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la meme impatience
sauvage.

Au centre de la place se dressait le bucher, immense piedestal de
fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept
condamnes.

Face au bucher, se dressait l'autel construit sur la place meme, pare
de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculee,
enguirlande, fleuri, illumine comme pour une grande fete: et c'etait en
effet jour de grande fete.

Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans
discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il
annoncait que la fete etait commencee, c'est-a-dire que les condamnes,
les juges, les moines, les confreries, la cour, le roi, tout ce qui
constituait le cortege, sortaient de la cathedrale pour traverser
processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi
encombrees de curieux, avant d'aboutir a la place ou les victimes, du
haut de leur bucher, devaient assister a la celebration de la messe,
avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.

La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels
etaient les sentiments qui eclataient sur toutes les faces convulsees.
Pas un mot de pitie, pas une protestation.

Derriere l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte,
se tracait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui
paraissait aussi casse, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
somptueuses maisons en facade sur la place.

Contrairement a toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas
un seul spectateur a ses nombreuses fenetres, pas plus qu'a ses balcons.

Guide par l'intendant, apres avoir traverse un certain nombre de pieces,
meublees et ornees avec plus de magnificence encore que les salles de la
maison des Cypres, don Cesar fut introduit dans un petit cabinet, desert
pour le moment.

L'intendant le pria d'attendre la un instant, le temps d'aller aviser sa
maitresse.

Dans le couloir ou il s'engagea, le vieil intendant tout casse redressa
soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier etage
et penetra dans un salon, dont le balcon large et spacieux etalait sur
la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forge.

Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande
simplicite, blanc, depuis les pieds nonchalamment poses sur un coussin
de soie rouge merveilleusement brode jusqu'a la collerette tres simple,
sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose
meditative.

Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la
vigueur d'un homme dans la force de l'age, s'inclina profondement devant
elle et attendit.

--Eh bien, maitre Centurion? interrogea Fausta.

Centurion, puisque c'etait lui qui, adroitement grime, venait de jouer
le role d'intendant. Centurion repondit respectueusement:

--Eh bien, il est venu, madame.

--Vous l'avez amene?

--Il attend votre bon plaisir en bas.

Fausta repeta le meme signe de tete et parut reflechir un moment.

--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosite.

--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire aupres
de vous.

Fausta eut un mince sourire.

--Je sais qu'il ne vous affectionne pas precisement, dit-elle.

--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai.
Cela ne laisse pas que de m'inquieter beaucoup. Car enfin, si vos
projets aboutissent et qu'il continue a me detester, c'en est fait de la
situation que vous avez daigne me faire entrevoir.

--Rassurez-vous, maitre. Continuez a me servir fidelement sans vous
inquieter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je
reponds que le roi oubliera les injures faites a l'amoureux sans nom et
sans fortune. Introduisez-le...

Centurion s'inclina et sortit immediatement.

Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero aupres de Fausta
et, apres avoir referme la porte sur lui, il se retirait discretement.

En voyant Fausta, don Cesar fut ebloui. Jamais beaute aussi accomplie
n'etait apparue a ses yeux ravis. Avec une grace juvenile, il s'inclina
profondement devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par
respect.

Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle
esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherche a le produire, elle
l'esperait. Il se realisait au-dela de ses desirs. Elle avait lieu
d'etre satisfaite.

D'un oeil exerce, elle etudiait le jeune prince qui attendait dans
une attitude pleine de dignite, ni trop humble ni trop fiere. Cette
attitude, pleine de tact, la male beaute du jeune homme, son elegance
sobre, dedaigneuse de toute recherche outree, le sourire un peu
melancolique, l'oeil droit, tres doux, la loyaute qui eclatait sur tous
ses traits, le front large qui denotait une intelligence remarquable,
enfin la force physique que revelaient des membres admirablement
proportionnes dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire etait tout a
son avantage, l'impression qu'il lui produisait, a elle, pour etre
prudemment dissimulee, ne fut pas moins favorable.

De cet examen tres rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable,
sans paraitre le soupconner, le Torero se tira tout a son avantage. Chez
Fausta, la femme et l'artiste se declarerent egalement satisfaites.

Tout le plan de Fausta dependait de la decision qu'allait prendre le
Torero. Cette decision elle-meme dependait de l'effet qu'elle produirait
sur lui.

Qu'il se derobat, qu'il refusat de renoncer a son amour pour la Giralda,
et ses plans se trouvaient singulierement compromis.

L'oeuvre n'etait pas irrealisable pourtant, du moins elle l'esperait.
Et, quant a sa difficulte meme, pour une nature combative comme la
sienne, c'etait un stimulant.

Quant a la Giralda, qui pouvait etre sa pierre d'achoppement, on a deja
vu qu'elle avait pris une decision a son egard. C'etait tres simple,
la Giralda disparaitrait. Si puissant que fut l'amour du Torero, il ne
tiendrait pas devant l'irreparable, c'est-a-dire la mort de la
femme aimee. Il etait jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et,
d'ailleurs, pour activer sa guerison, elle avait une couronne a lui
donner.

Fausta ne connaissait qu'un seul etre au monde capable de rester froid
devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.

Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.

Oui, l'oeuvre de seduction serait difficile, mais non pas impossible.

Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil,
elle fit appel a toute sa puissance de seduction, et, de cette voix
harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:

--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don Cesar?

Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.

--Vous aussi qu'on appelle El Torero?

--Moi-meme, madame.

--Vous ne connaissez pas votre veritable nom. Vous ignorez tout de votre
naissance et de votre famille. Vous supposez etre venu au monde, voici
environ vingt-deux ans, a Madrid. C'est bien cela?

--Tout a fait, madame.

--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insiste sur ces menus details.
Je tenais a eviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des
consequences tres graves. Veuillez vous asseoir.

De la main, elle designait un siege place pres de son fauteuil, et un
gracieux sourire ponctuait le geste.

Le Torero obeit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la
souplesse de ses attitudes, et, a part soi, elle murmura:

"Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet
aventurier, eleve a la diable, je ferai un monarque superbe et
magnifique."

A ce moment, des clameurs furieuses eclataient sur la place. Le cortege
des condamnes approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait
ses sentiments par des hurlements feroces:

"A mort!... Mort aux heretiques!..."

Suivis de ces autres cris:

"Le roi!... le roi!... Vive le roi!..."

Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois completement,
le _Miserere_, entonne a pleine voix par des milliers de moines, de
penitents, de freres de cent confreries diverses, se faisait entendre,
encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en
meme temps.

Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente,
funebre, sinistre, sa note mugissante.

Cependant, dominant la gene que lui causaient ces rumeurs, mettant tous
ses efforts a surmonter le trouble etrange que la beaute de Fausta avait
dechaine en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:

--Vous avez bien voulu temoigner quelque interet a une personne qui
m'est chere. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en
exprimer ma gratitude.

Et il etait en effet tres emu, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais
creature humaine ne lui avait produit un effet comparable a celui que
lui produisait Fausta.

Jamais personne ne lui en avait impose autant.

Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait
interieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance
en amour, chez l'homme, etait decidement une bien fragile chose. Cette
petite bohemienne, a qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque
importance, comptait decidement bien peu. La victoire lui paraissait
maintenant certaine, et, si une chose l'etonnait, c'etait d'en avoir
doute un instant.

Mais l'allusion du Torero a la Giralda lui deplut. Elle mit quelque
froideur dans la maniere dont elle repondit:

--Je ne me suis interessee qu'a vous, sans vous connaitre. Ce que j'ai
fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En consequence, vous
n'avez pas a me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.

A son tour, le Torero fut choque du supreme dedain avec lequel elle
parlait de celle qu'il adorait.

Des l'instant ou cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer a
l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce
fut d'une voix plus ferme qu'il dit:

--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assure que
vous aviez ete pleine de bonte et d'attentions a son egard.

--Bontes, attentions--s'il y en a eu reellement--dit Fausta d'un ton
radouci et avec un sourire, je vous repete que tout cela s'adressait a
vous seul.

--Pourquoi, madame? fit ingenument le Torero, puisque vous ne me
connaissiez pas.

Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur
enveloppante:

--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra
aisement le mobile auquel j'ai obei. Si vous appreniez, monsieur, qu'on
premedite d'assassiner lachement une inoffensive creature, qui vous est
inconnue, que feriez-vous?

--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette
creature d'avoir a se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui
preterais l'appui de mon bras.

--Eh bien, monsieur, c'est la tout le secret de l'interet que je vous ai
porte, sans vous connaitre. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et
j'ai cherche a vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a
un instant, devant etre, inconsciemment, je me hate de le dire,
l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez
l'approcher. Quand j'ai cru le danger passe, je vous ai facilite de mon
mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'a elle. Tout cela,
monsieur, je l'ai fait par humanite, comme vous l'auriez fait, comme
aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaitre
jamais. Et, a vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse
attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout merite si
l'on parait rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors
bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont
fait desirer vivement vous connaitre. Aujourd'hui que je vous ai vu,
je me felicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me
considerer comme une amie devouee, prete a tout entreprendre pour vous
sauver.

Toute la fin de cette tirade avait ete debitee avec une emotion
communicative qui fit une impression profonde sur le Torero.
Profondement emu a son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent
de gratitude tres sincere:

--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous
remercier. Mais, franchement, ne vous inquietez-vous pas un peu a la
legere? Suis-je donc si menace?

Tres gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du
Torero, elle dit:

--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont
comptes; je vous dis: vous n'avez que quelques heures a vivre... si vous
vous complaisez dans cette insouciante confiance.

Si brave qu'il fut, le Torero palit legerement.

--Est-ce a ce point? fit-il.

Toujours tres grave, elle fit oui de la tete et reprit:

--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproche de cette jeune
fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du
moins, vous ne l'eussiez retrouvee.

Un vague soupcon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint
froid, tout son calme soudain reconquis.

--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.

--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction
impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.

Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme
imperturbable.

Le commencement de soupcon imprecis qui l'avait effleure se fondit
instantanement sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par
ce trouble etrange qui l'avait agite et qu'il croyait avoir maitrise.

--Mais, enfin, madame, fit-il en passant a un autre ordre d'idees, qui
est donc cet ennemi mortellement acharne apres moi? Le savez-vous?

--Je le sais.

--Son nom?

--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est necessaire que
vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fut-ce que pour defendre
vos jours menaces. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...

Elle s'arreta, comme si elle eut hesite a porter un coup qu'elle
pressentait tres rude.

--C'est?...

--Votre pere! lacha brusquement Fausta.

Et, sous ses dehors apitoyes, elle l'etudiait avec la froide et curieuse
attention du praticien se livrant a quelque experience.

L'effet, du reste, fut foudroyant, depassant au-dela tout ce qu'elle
avait imagine.

Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui
n'avait plus rien d'humain:

--Vous avez dit?...

Tres ferme, elle repeta sur un ton energique:

--Votre pere!...

Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des
yeux qui semblaient implorer grace.

--Mon pere!... On m'avait dit pourtant...

--Quoi donc?

Et, de ses yeux, en apparence tres doux, elle le fouillait avec une
curiosite aigue. Savait-il? Ne savait-il pas?

--On m'avait dit qu'il etait mort, voici vingt ans et plus...

--Votre pere est vivant! dit-elle avec une energie croissante.

--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.

Elle haussa les epaules.

--Histoire inventee a plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas eloigner de
vous tout soupcon de la verite!

Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non!
decidement, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:

--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songe a cela?...
Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon pere
vit?... Mon pere!...

Et il repetait doucement ce nom, comme s'il eut eprouve un soulagement
ineffable a le prononcer.

Tout autre que Fausta eut ete attendri, eut eu pitie de lui. Mais Fausta
ne voyait que le but a atteindre.

Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:

--Votre pere est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est
lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a jure votre
mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous defendez
energiquement.

Ces mots rappelerent le jeune homme au sens de la realite, momentanement
oubliee. Mais, que son pere voulut sa mort, cela lui paraissait
impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit
une excuse a cette monstruosite. Et, tout a coup, il se mit a rire
franchement et s'ecria joyeusement:

--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite!
Est-ce qu'un pere peut chercher a meurtrir son enfant, la chair de sa
chair? Eh! non, c'est impossible! Mon pere ignore qui je suis. Dites-moi
son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous
entendrons.

Lentement, comme pour bien faire penetrer en son esprit chaque parole,
elle dit:

--Votre pere sait qui vous etes... C'est pour cela qu'il veut vous
supprimer.

Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispee a sa poitrine,
comme s'il eut voulu s'arracher le coeur.

--Impossible! begaya-t-il.

--Cela est! dit Fausta rudement.

--Que maudite soit l'heure presente! tonna le Torero. Pour que mon pere
veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque batard... Il faut donc
que ma mere...

--Arretez! gronda Fausta en se redressant, fremissante. Vous
blasphemez!... Sachez, malheureux, que votre mere fut toujours epouse
chaste et irreprochable! Votre mere, que vous alliez maudire dans un
moment d'egarement que je comprends, votre mere est morte martyre... et
son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut precisement celui qui
vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait
vivant, apres vous avoir cru mort durant de longues annees. L'assassin
de votre mere, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre
pere!

--Horreur! Mais si je ne suis pas un batard...

--Vous etes un enfant legitime, interrompit Fausta avec force. Je vous
en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.

Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.

Lui, cependant, a moitie fou de douleur et de honte, clamait
douloureusement:

--S'il en est ainsi, c'est donc que mon pere est un monstre sanguinaire,
un fou furieux!

--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.

--Et ma mere?... ma pauvre mere? sanglota le Torero.

--Votre mere fut une sainte.

--Ma mere! repeta le Torero, avec une douceur infinie.

--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement
Fausta.

Le Torero se redressa, etincelant, et, d'une voix furieuse:

--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon pere
pour venger ma mere?... C'est impossible!

Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle etait patiente,
Fausta; c'etait ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle
n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la
laisser germer.

--Avant de venger votre mere, il faut vous defendre vous-meme. N'oubliez
pas que vous etes menace.

--Mon pere est donc un bien puissant personnage?

--Puissant au-dessus de tout.

Dans l'etat d'esprit ou il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une
mediocre importance a ces paroles.

--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore a quel mobile
vous obeissez en me disant les choses terribles que vous venez de me
devoiler.

--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obei d'abord a un simple sentiment
d'humanite. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous
cacher que vous m'avez ete sympathique. C'est a cette sympathie,
desinteressee, croyez-le, que vous devez le vif interet que je vous
porte et que vous meritez.

--Je ne doute pas de la purete de vos intentions, a Dieu ne plaise!
madame. Mais, ce que vous venez de me reveler est si extraordinaire, si
incroyable que...

--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta.
Je n'ai rien avance que je ne sois en etat de prouver d'irrefutable
maniere.

--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... pere?

--Oui!

--Quand, madame?

--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-etre. Peut-etre dans
quelques jours seulement...

--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il
advienne, soyez assuree de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...

--Il s'agit d'abord de la preserver, votre vie!

--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain
qu'on ne me reduira pas aisement, si puissant qu'on soit.

--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.

--Mais, reprit le Torero, pour me defendre, il est certaines choses que
j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser
quelques questions?

--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y repondrai en toute sincerite.

--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle
etre la cause de ma mort?

A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacres, eclaterent
avec plus de force sur la place. Evidemment, le cortege venait de
deboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments
par les memes vivats et les memes cris de mort.

Sans repondre a la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de
son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et
vit qu'elle ne s'etait pas trompee. Elle se retourna vers le Torero, qui
la regardait faire non sans surprise, et, tres calme:

--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.

De plus en plus etonne, don Cesar secoua la tete, et, doucement:

--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles.
Ils me revoltent.

--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me
repugnent pas, a moi?

Le Torero comprit qu'elle devait avoir un interet puissant a le
faire assister a cette scene. Malgre sa repugnance, il se leva et la
rejoignit.

Le cortege funebre faisait lentement le tour de la place.

En tete, caracolait une compagnie de "carabins", l'arquebuse posee sur
la cuisse. Derriere les cavaliers venait une deuxieme compagnie de gens
d'armes, a pied. Cavaliers et fantassins etaient charges de refouler le
populaire et de frayer un passage a la procession.

Derriere les soldats venait une longue theorie de penitents noirs, la
cagoule rabattue, un cierge a la main.

En tete des penitents, un colosse, la tete couverte de la cagoule, comme
tous les autres, portait peniblement une immense croix de metal.

Tous ces penitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_.

Apres cette interminable theorie de penitents, venaient les gardes de
l'Inquisition: gardes a cheval, gardes a pied, et, immediatement apres,
le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tete.

Derriere le tribunal, sous un dais rutilant, un eveque, en habits
sacerdotaux, portant a bras tendus le saint sacrement, et, derriere, les
sept condamnes, en chemise, pieds nus, la tete decouverte, un cierge
enorme a la main.

Derriere la foule des pretres et des moines, une triple rangee
d'arquebusiers, a pied, et seul, la tete decouverte, sombre, trainant la
jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.

A sa droite, un pas en arriere, son fils: l'infant Philippe, heritier
du trone. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames,
dignitaires, toua en habits de ceremonie.

Voila ce que vit le Torero.

Le cortege s'arreta devant l'autel de la place.

Un juge lut a haute voix la sentence de mort aux condamnes.

Un pretre s'approcha de chaque condamne et lui donna un coup sur la
poitrine, ce qui voulait dire qu'il etait expulse de la communaute des
vivants.

Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en
delire.

Alors, l'eveque monta a l'autel. En meme temps, les condamnes etaient
hisses sur le bucher, attaches au poteau. Et la messe commenca.

Lorsque l'eveque prononca les dernieres paroles de l'evangile, la fumee
commenca de s'elever en tourbillonnant, et, en meme temps que la fumee,
les hurlements eclaterent:

"Mort aux heretiques! Mort aux heretiques!"

Alors, du haut du bucher, une voix protesta.

C'etait un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche,
ayant occupe une charge importante a la cour. Le Torero, qui le
connaissait de vue, le reconnut aussitot.

Et le condamne clamait:

--Je ne suis pas un heretique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe
sur ceux qui m'ont condamne! J'en appelle a...

On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlerent
furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix.

En meme temps, les flammes commencerent a s'elever, vinrent doucement
lecher les pieds nus des condamnes, comme pour gouter a la proie qui
leur etait offerte. Et, l'ayant trouvee a leur gout, elle s'eleverent
davantage encore, enlacerent les victimes, les etreignirent, les
happerent.

--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses
yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?

--Il a commis le crime que tu reves de commettre!... le crime pour
lequel tu seras condamne comme lui, execute comme lui... si je n'arrive
a te persuader.

--Quel crime? repeta machinalement le Torero.

--Il a entretenu des relations avec une heretique qu'il a epousee.

--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohemienne!...

Mais la Giralda est catholique!

--Elle est bohemienne, dit rudement Fausta, elle est heretique...

--Elle a ete baptisee, se debattit le Torero.

--Qu'elle montre son acte de bapteme... elle ne le pourra. Et, le
put-elle, elle a vecu en heretique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui
reves d'unir ton sort au sien, tu seras traite comme celui-ci.

--Quel est donc l'infame qui impose de telles lois?

--Ton pere.

--Mon pere! encore! Mais qui est donc ce tigre altere de sang que la
nature maudite me donna pour pere?

Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des
somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de
Fausta, etait reste, jusque-la, inoccupe. Et voila que les larges
portes-fenetres, donnant acces au balcon, venaient de s'ouvrir toutes
grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de pretres et de
moines se montraient par les baies.

Un fauteuil unique fut traine sur le balcon et un personnage, devant qui
tous les autres s'effacaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement,
tandis que tous les assistants, restes a l'interieur, se groupaient
derriere le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la
main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur
le bucher embrase et sur la foule hurlante un regard froid et acere.

En reponse au cri de revolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha
de lui jusqu'a le toucher, et, la face etincelante, le dominant du
regard, imperieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix
tonnante:

--Ton pere!... Tu veux savoir qui est ton pere?...

Le Torero eut l'intuition rapide d'une revelation formidable, et,
affole, il begaya:

--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?

Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et
repeta:

--Tu veux connaitre ton pere?... Eh bien, regarde!... le voici!...

Et son index tendu designait le personnage qui, froidement, d'un air
ennuye, regardait se consumer les corps des sept supplicies.

Le Torero fit deux pas en arriere, et, les yeux hagards, cria d'une voix
ou il y avait plus de douleur certes que d'horreur:

--Le roi!...



III

LE FILS DU ROI

Un long moment, Fausta considera silencieusement, avec une sombre
satisfaction, le jeune homme qui paraissait accable de douleur.

Elle avait mene toute cette partie de son entretien avec une habilete
infernale.

Serieusement documentee, elle savait que le roi Philippe, qui
n'inspirait que la terreur a la majorite de ses sujets, etait abhorre
par une minorite composee d'une elite dans laquelle tous les elements de
la societe fraternisaient, momentanement unis dans la haine et l'horreur
que leur inspirait le sombre despote.

Grands seigneurs aux idees liberales, artistes, savants, soldats,
bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette
minorite. Le mecontentement etait assez general, assez profond pour
qu'un mouvement occulte fut tente par quelques-uns, ambitieux ou
illumines, dont le desinteressement ne pouvait etre suspecte. Nous avons
vu Fausta presider et diriger a son gre une reunion de ces revoltes.
Qu'un mouvement serieux vint a se dessiner, et une foule d'inconnus ou
d'hesitants se joindraient a ceux qui auraient donne le branle.

Fausta savait tout cela.

Elle savait encore que le Torero etait au nombre de ceux pour qui le
nom du roi etait synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et a qui il
n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du
tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
d'avoir assassine son pere.

La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date,
farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'etait pas
affilie a ceux qui cherchaient, dans l'ombre, a frapper, ou tout au
moins a renverser le despote, ce n'etait pas par prudence ou par
dedain. Sa haine etait personnelle, et il etait resolu a l'assouvir
personnellement.

Tels etaient les sentiments de don Cesar a l'egard du roi Philippe au
moment ou Fausta s'etait dressee devant lui pour lui crier: "C'est ton
pere!"

On comprend que le coup avait pu l'accabler.

Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'age de raisonner, don Cesar,
trompe par des recits--probablement interesses--ou la fiction cotoyait
dangereusement la verite, don Cesar s'etait complu a dresser, dans son
coeur, un autel a la veneration paternelle. Ce pere, qu'il n'avait
jamais connu, il le voyait grand, noble, genereux, il le parait des
qualites les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu.

Ceci, c'etait le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui
paraissait pas croyable.

Il se disait:

"J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon pere... il ne
peut pas etre mon pere puisque... je sens que je le hais toujours!...
Non, non, mon pere est mort!..."

Mais Fausta avait ete trop energiquement affirmative. Il n'y avait pas
a douter: c'etait bien cela, le roi etait bien son pere. Alors, il se
raccrochait desesperement a son ideal renverse, il cherchait des excuses
a cet homme qu'on lui designait pour son pere. Il se disait que, sans
doute, il l'avait mal juge, et il fouillait furieusement les actes
connus du roi pour y decouvrir quelque chose, susceptible de le grandir
a ses yeux.

Et, desespere, s'accablant d'injures et d'anathemes, il constatait qu'il
ne trouvait rien. Et, dans une revolte de tout son etre, il se disait:

"C'est mon pere, pourtant! C'est mon pere! Est-il possible qu'un fils
haisse son pere? N'est-ce pas plutot moi qui suis un monstre denature?"

Alors, sa pensee bifurqua: il pensa a sa mere.

On ne lui en avait parle que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute
autre que nous ignorons, sa mere n'avait jamais occupe dans son coeur
la place qu'y avait eue son pere. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
avait pense a elle souvent, chaque jour. Mais la premiere place avait
toujours ete pour son pere. Et voici que, par un de ces revirements
qu'il ne cherchait pas a s'expliquer, tout d'un coup, la mere detronait
le pere et prenait sa place.

Et ceci, c'etait le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment souffle
la haine dans son coeur, la haine contre son pere, et qui, soudain, pour
excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus
profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait
intervenir sa mere.

Maintenant, le Torero, ballotte, dechire entre ces sentiments divers,
n'etait plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer a sa
guise.

Le plus fort etait fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le
fils du roi, etait a elle, elle n'avait qu'a tendre la main pour le
prendre. Elle serait reine, imperatrice, elle dominerait le monde par
lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains.

Et, en attendant, il fallait le lacher sur celui qu'elle lui avait
dit etre son pere. Il fallait lui faire admettre l'idee d'un meurtre,
regicide double de parricide, en le parant des apparences d'une legitime
defense.

Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbites
obstinement fixes sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta
poussa les battants de la fenetre, laissa retomber les lourds rideaux,
derobant a ses yeux une vue qui lui etait si penible.

En effet, des qu'il ne vit plus le roi, don Cesar poussa un long soupir
de soulagement et parut sortir d'un reve angoissant comme un cauchemar.

Fausta, voyant qu'il s'etait ressaisi et qu'il etait maintenant a meme
de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave ou percait une
sourde emotion:

--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement devoile la
verite. Les circonstances ont ete plus fortes que ma volonte et m'ont
emportee malgre moi.

Le Torero fut secoue d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux
talons. Ce titre de "monseigneur" avait pris dans la bouche de Fausta
une ampleur insoupconnee.

En meme temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression penible
qu'il traduisit en repetant avec amertume et en secouant la tete:

--Monseigneur!...

--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en
attendant mieux.

Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse
avait, presque textuellement, prononce les memes paroles. Que lui
voulait-on, decidement? Il resolut de le savoir au plus tot, et, comme
Fausta lui indiquait son siege en disant: "Daignez vous asseoir", le
Torero s'assit, bien resolu a tirer au clair tout ce qui lui paraissait
obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait.

--Ainsi, madame, dit-il d'une voix tres calme en apparence, vous
pretendez que je suis fils legitime du roi Philippe?

Fausta le fouilla d'un regard penetrant, et ne put s'empecher de rendre
interieurement hommage a la force d'ame de ce jeune homme.

"Decidement, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier
venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre a sa place,
eut accepte la revelation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci
reste froid. Il ne se laisse pas eblouir, il discute, et, je crois. Dieu
me pardonne! que son plus cher desir serait d'acquerir la preuve que je
me suis trompee. Serait-il denue d'ambition a ce point? Apres avoir eu
le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
d'avoir mis la main sur un de ces desabuses, un de ces fous pour qui
fortune, naissance, puissance, couronne meme, ne sont que des mots vides
de sens?"

En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard charge
d'imprecations et de menaces, comme si elle eut somme Dieu de lui venir
en aide.

Et, a la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement,
elle repondit du tac au tac:

--Des documents, d'une authenticite indiscutable, que je possede, des
temoins, dignes de foi, pretendent que vous etes fils legitime du
roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne pretends rien,
personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour
tres prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.

Tres doucement, le Torero dit:

--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je
suspecte vos intentions!

Et, avec un sourire amer:

--Je n'ai pas recu l'education reservee aux fils de roi... futurs rois
eux-memes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas ete
eleve sur les marches du trone. J'ai vecu dans les ganaderias, madame,
au milieu des fauves que j'eleve pour le plus grand plaisir des princes,
mes freres. C'est mon metier, madame, a moi, un metier dont je vis,
n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de
taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous etes
accoutumee sans doute, vous, princesse souveraine.

Fausta approuva gravement de la tete.

Le Torero, s'etant excuse a sa maniere, reprit aussitot:

--Ma mere, madame, comment s'appelait-elle?

--Vous etes prince legitime, dit Fausta. Votre mere s'appelait Elisabeth
de France, epouse legitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par
consequent.

Le Torero passa la main sur son front moite.

--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils
legitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnee d'un pere
contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'epouse legitime, haine
qui est allee jusqu'a l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit,
n'est-ce pas, que ma mere etait morte des mauvais traitements que lui
infligeait son epoux?

--Je l'ai dit et je le prouverai.

--Ma mere etait donc coupable?

--Votre mere, je l'ai dit et je le repete, et je le prouverai, la reine,
votre mere, votre auguste mere, etait une sainte.

Evidemment, elle exagerait considerablement. Elisabeth de Valois, fille
de Catherine de Medicis, faconnee au metier de reine par sa redoutable
mere, pouvait avoir ete tout ce qu'il lui aurait plu d'etre, hormis une
sainte.

Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piete
filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu
sa mere, pour lui faire accepter toutes les exagerations qu'il lui
conviendrait d'imaginer.

Fausta avait besoin d'exasperer autant qu'il serait en son pouvoir le
sentiment filial en faveur de la mere.

Plus celle-ci apparaitrait grande, noble, irreprochable aux yeux du
fils, et plus, forcement, sa fureur contre l'epoux, bourreau de sa mere,
se dechainerait violente, irresistible.

Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il
eut un long soupir de soulagement et demanda:

--Puisque ma mere etait irreprochable, pourquoi cet acharnement,
pourquoi ce long martyre dont vous avez parle? Le roi serait-il
reellement le monstre altere de sang que d'aucuns pretendent qu'il est?

Il oubliait que lui-meme l'avait toujours considere comme tel.
Maintenant qu'il savait qu'il etait son pere, il cherchait
instinctivement a le rehabiliter a ses propres yeux.

Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle repondit:

--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de
tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'egoisme, c'est la secheresse
de coeur, c'est la cruaute en personne. Malheur a qui lui resiste ou lui
deplait. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant
d'excuse.

--Ah! fit vivement le Torero. Peut-etre fut-elle legere, inconsequente,
oh! innocemment, sans le vouloir?

--Non, la reine n'eut rien a se reprocher. Si j'ai parle d'un semblant
d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune a bien des hommes:
la jalousie.

--Jaloux!... Sans motif?

--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.

--Comment peut-on etre jaloux de qui l'on n'aime pas?

Fausta sourit.

--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.

--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que
vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-etre,
l'appeler ferocite.

Fausta sourit encore d'un sourire enigmatique qui ne disait ni oui ni
non.

--C'est toute une histoire mysterieuse et lamentable qu'il me faut vous
conter, dit-elle, apres un leger silence. Vous en avez entendu parler
vaguement, sans doute. Nul ne sait la verite exacte, et nul, s'il
savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frere,
de celui qui serait l'heritier du trone a votre place, s'il n'etait pas
mort a la fleur de l'age.

--L'infant Carlos! s'exclama le Torero.

--Lui-meme, dit Fausta. Ecoutez donc.

Alors, cette terrible histoire de son vrai pere, Fausta se mit a la lui
raconter, en l'arrangeant a sa maniere, en brouillant la verite avec le
mensonge, de telle sorte qu'il eut fallu la connaitre a fond pour s'y
reconnaitre.

Elle la raconta avec une minutie de details, avec des precisions qui
ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui a qui elle
s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces details
correspondaient a certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient
lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-la
incomprehensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.

Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir
avec un relief saisissant le role odieux du roi, du pere, de l'epoux,
cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le defendre. En
meme temps, la figure de la reine se detachait, douce, victime resignee
jusqu'a la mort d'un implacable bourreau.

Quand le recit fut termine, il etait convaincu de la legitimite de
sa naissance, il etait convaincu de l'innocence de sa mere, il etait
convaincu de son long martyre. En meme temps, il sentait gronder en
lui une haine furieuse contre le bourreau qui, apres avoir assassine
lentement la mere, voulait a tout prix supprimer l'enfant devenu un
homme. Et il se sentait anime d'un desir ardent de vengeance.

Quand elle eut donc termine son recit, Fausta vit le jeune homme dans
l'etat d'exasperation ou elle le voulait; elle attaqua resolument, selon
sa coutume:

--Vous m'avez demande, monseigneur, pourquoi je m'etais interessee a
vous sans vous connaitre. Et je vous ai dit que j'avais repondu a un
sentiment d'humanite fort comprehensible. J'ai ajoute que, depuis que
je vous avais vu, ce sentiment avait fait place a une sympathie qui
s'accroit de plus en plus, au fur et a mesure que je vous penetre
davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je
vous ai offert mon amitie, je vous l'offre encore.

--Madame, vous me voyez confus et emu a tel point que je ne trouve pas
de paroles pour vous exprimer ma gratitude.

--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...

--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en
apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insense, assez ingrat,
pour refuser l'offre genereuse d'une amitie qui me serait precieuse
au-dessus de tout?

Elle secoua la tete avec un sourire empreint d'une douce melancolie.

--Defions-nous des mouvements spontanes, prince.

Et, avec une emotion intense qui fit frissonner delicieusement le jeune
homme enivre:

--S'il nous etait permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je
pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans desemparer ce que le mien me
dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants
de la terre, car je devine en vous les qualites rares qui font les
grands rois.

Tres emu par ces paroles prononcees avec un accent de conviction
ardente, plus emu encore par ce qu'elles laissaient deviner de
sous-entendu flatteur, le Torero s'ecria:

--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entierement a
vous.

L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme
pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en
rapporter a elle. Et, tres calme, tres douee:

--Avant de dire oui ou non, je dois etablir en quelques mots nos
positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et
ce que vaut cette amitie que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler
ce que vous etes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
ce que vous pouvez faire, et ou vous allez.

--Je vous ecoute, madame, fit avec deference le Torero. Il me semble
que la vie me paraitrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus
l'eclairer de votre radieuse presence.

Ceci etait dit avec cette galanterie outree particuliere a l'epoque
en general, et plus specialement au temperament, extreme en tout, de
l'Espagnol. Neanmoins, Fausta crut demeler un accent de sincerite
indeniable dans la maniere dont furent prononcees ces paroles.

Elle reprit avec force:

--Vous etes pauvre, sans nom, isole, incapable d'entreprendre quoi que
ce soit de grand, malgre votre popularite, parce que votre obscurite
et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des
prejuges de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si
vous avez du genie, vous etes condamne quand meme a vegeter, obscur
et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux
emplois publics. Ce que je vous dis la est-il vrai?

--Tres vrai, madame. Mais je ne desire ni la gloire ni les honneurs. Mon
obscurite ne me pese pas, et, quant a la pauvrete, elle m'est legere. Au
reste, vous savez peut-etre que, si je voulais accepter tous les
dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arene a mon
intention, je pourrais etre riche.

--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero.
On dit aussi: genereux comme le Torero. Cependant, maintenant que
vous savez que vous etes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
l'humble et obscure existence qui fut la votre jusqu'a ce jour.

--Pourquoi, madame? fit naivement le Torero. Cette existence a son
charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais.

Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles
denotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets.

--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de
vivre, meme obscur, pauvre, ignore, denue de biens et d'ambition. Vous
oubliez que demain, quand vous paraitrez dans l'arene, vous serez
miserablement assassine, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si
je vous abandonne.

Le Torero eut un sourire de defi.

--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous
laisserez pas egorger comme mouton a l'abattoir.

--C'est bien cela, madame.

--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort detient la puissance
supreme, vous oubliez que, celui-la, c'est le roi. Pensez-vous qu'il
s'arretera a des demi-mesures et se contentera de lacher sur vous
quelques miserables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons
qui n'hesiteront pas a tirer l'epee pour votre defense. Insense que vous
etes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armee
sera sur pied a votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes,
avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espere,
on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille.
Vous serez frappe le premier et votre mort paraitra accidentelle, Je
vous dis que vous etes condamne irremediablement.

Ces paroles, prononcees avec une violence croissante, firent impression
sur le Torero. Neanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.

--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.

Fausta etendit la main vers le balcon, et designant le bucher que les
lourds rideaux derobaient a leur vue:

--Le meme crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son
innocence.

Si brave que fut le Torero, il sentit la terreur se glisser
sournoisement en lui et c'etait ce que voulait Fausta.

--Eh bien, soit, fit-il apres une legere hesitation, je fuirai. Je
quitterai l'Espagne.

Fausta sourit.

--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.

--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves
resolus a tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force.

--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armee
entiere, car vous vous heurterez, vous, a une armee, a dix armees s'il
le faut.

Le Torero la considera un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas,
qu'elle etait sincerement convaincue que le roi ne reculerait devant
rien pour le faire disparaitre. A son tour, il eut la perception tres
nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'a un fil. En meme
temps, il comprit que la lutte etait impossible. Machinalement, il
demanda:

--Que faire alors?

Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui
arracher.

Tres calme, elle reprit:

--Avant de vous repondre, laissez-moi vous poser une question:
Voulez-vous vivre?

--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet age, on trouve
la vie assez bonne pour y tenir!

--Etes-vous resolu a vous defendre?

--N'en doutez pas, madame.

--Encore faudrait-il savoir jusqu'a quel point?

--Par tous les moyens, madame.

--S'il en est ainsi, si vous m'ecoutez, peut-etre reussirai-je a vous
sauver.

--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne
vous ait mis a mal.

Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines
circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la
plus naturelle du monde. Malgre ce calme effroyable, elle apprehendait
vivement l'effet de ses paroles, et ce n'etait pas sans anxiete qu'elle
observait le jeune homme.

Le Torero, a cette proposition inattendue, s'etait dresse brusquement,
et, livide, tremblant, il s'exclamait:

--Tuer le roi!... tuer mon pere!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous
voulez m'eprouver sans doute?

--Je croyais, dit Fausta avec un leger dedain, que vous etiez un homme.
Je me suis trompee. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une
femme, je ne laisserais pas la mort de ma mere sans vengeance.

--Ma mere! dit le Torero d'un air egare.

--Oui, votre mere! Morte assassinee par celui qui vous assassinera,
puisque vous tremblez a la seule pensee de frapper.

--Ma mere! repeta le Tcrero en crispant les poings avec fureur. Mais
le tuer, lui, mon pere!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue
moi-meme.

Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le
terrain gagne dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle
changea de tactique, et avec un haussement d'epaules:

--Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?

--Cependant, vous avez dit...

--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il
faut tuer.

Le Torero eut un soupir de soulagement d'une eloquence muette. Ses
traits convulses se rasserenerent, et, pour cacher son desarroi, il
s'excusa en disant:

--Pardonnez ma nervosite, madame.

--Elle me parait naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler
clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on
apprenne que vous etes son fils legitime et l'heritier de sa couronne.
Il eut pu employer la procedure usuelle. Cela lui eut simplifie la
besogne en lui permettant de vous frapper plus surement peut-etre. Mais,
si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats,
qui peut jurer qu'une indiscretion ne sera pas commise?

--Cependant, vous disiez tout a l'heure que j'etais menace d'une
arrestation suivie d'une condamnation a mort, naturellement.

--Oui. Mais le roi ne se resoudra a cette extremite que lorsqu'il lui
sera dument demontre qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez
plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
de la divulgation de votre naissance.

--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose a toutes
ces complications. La pensee que je suis reduit a comploter bassement
contre mon propre pere, cette pensee m'est aussi douloureuse qu'odieuse,
et j'avoue qu'elle m'enleve toute ma lucidite.

--Je comprends vos scrupules et je les approuve.

Encore ne faudrait-il pas les pousser a l'extreme. Helas! je concois que
votre coeur soit dechire, mais, si douloureux pour vous, si penible pour
moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis
donc: Ne vous obstinez pas a voir le pere dans la personne du roi. Le
pere n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez
voir, c'est lui seul que vous devez combattre.

Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit
douloureusement:

--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine a
l'accepter.

Fausta se fit glaciale.

--Entendez-vous par la, dit-elle, que vous renoncez a vous defendre et
que vous consentez a tendre benevolement le cou pour mieux recevoir la
mort?

Le Torero reflechit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec
une anxiete qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se decida.

--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai
droit a la vie, comme tout le monde. Je me defendrai donc coute que
coute.

Fausta le vit bien decide cette fois. Elle se hata de reprendre:

--Prenez les devants. Le roi craint qu'un facheux hasard ne fasse
connaitre votre naissance. Proclamez-la vous-meme, hautement. Je vous
remettrai les preuves irrefutables de cette naissance. Ces preuves,
etalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
royaume sache que vous etes l'heritier legitime de la couronne. Il faut
que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mere
et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'elevera un tel cri de
reprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trone.
Voila comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le.

--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi
vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue
capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait etre aveugle pour
ne pas voir qu'un front aussi pur que le votre ne peut receler que des
pensees nobles et pures.

Fausta daigna sourire.

--Vous pensez donc, madame, que j'echapperai a la haine mortelle du roi
en proclamant moi-meme ma naissance?

--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La verite etant
connue de tous, votre meurtrier serait incontinent designe par tous. Si
puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel defi
jete a la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de
vous traduire devant un tribunal. La, vous reclamerez hardiment la
reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les
preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner.
Vous serez proclame, c'est votre droit, heritier de la couronne. Vous
n'aurez qu'a attendre qu'il plaise a Dieu de rappeler a son divin
tribunal le meurtrier de votre mere pour regner a votre tour.

--Est-ce possible? balbutia le Torero ebloui.

--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera
beaucoup plus tot que vous ne croyez. Le roi est vieux, use, malade. Ses
jours sont comptes.

--Eh bien, madame, dit genereusement le Torero, si extraordinaire
que cela vous puisse paraitre, je lui souhaite de me faire attendre
longtemps.

Fausta eut un mince sourire. Allons, decidement, elle l'avait tout
doucement amene a accepter ses idees. Il restait maintenant a lui faire
abandonner la Giralda.

Sans qu'elle eut pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait la
le plus dur de sa tache. Mais elle avait mene a bien des intrigues
autrement scabreuses. L'avoir amene a trouver tout naturel de monter
sur un trone, c'etait enorme. Quant au reste, la mort a bref delai de
Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulut ou non, une
fois pris dans l'engrenage, il serait bien force d'aller jusqu'au bout.
Et, quant a la petite bohemienne, s'il se montrait irreductible sur ce
point, elle aurait tot fait de s'en debarrasser.

--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plonge dans un reve eblouissant,
ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers
vous?

--Nous parlerons de cela tout a l'heure, dit Fausta d'un air detache.
Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de
cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques
difficultes.

--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.

--D'abord la journee de demain. Je vous l'ai dit: une armee entiere
tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, emeute,
tel est le plan du roi, conseille par M. d'Espinosa. Dans la lutte,
vous seriez tue: simple accident. Vous ne serez pas tue. J'en fais mon
affaire, mes precautions sont prises. A l'armee du roi, j'oppose une
armee a moi, que j'ai levee de mes deniers.

--Vous avez fait cela? fit le Torero, emerveille.

--Je l'ai fait.

--Mais pourquoi?

--Je vous le dirai tout a l'heure, dit froidement Fausta. A cette armee
de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est a moi, qui a pour mission
de veiller uniquement sur votre precieuse personne, se joindra le
populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est repandu
a pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une trainee
de poudre, le bruit se repandra que le Torero est menace. De toutes
parts les defenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En meme temps le
bruit se repandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est
sous ce nom que vous regnerez--disparu des sa naissance, poursuivi
sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son pere.
L'infant Carlos sera acclame de tous.

--Je vous admire, madame, dit sincerement le Torero.

Sans relever ces mots, Fausta reprit:

--Donc vous etes sauf. Au milieu d'une armee qui vous acclame, je defie
le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero;
apres-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entiere est
a vous. Vingt mille hommes d'armes, a vous, tiennent en respect les
troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi
est pris, detrone, enferme dans un couvent, et vous montez sur le trone
a sa place.

Et, comme le Torero ebauchait un geste de protestation, elle ajouta
vivement:

--Mais vous etes genereux. Vous n'abuserez pas de votre victoire.
Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'egal a egal. Et il
s'estime trop heureux, devant la rapidite foudroyante du mouvement, de
vous reconnaitre publiquement pour l'heritier de sa couronne. Et vous,
en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir.
Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.

--Je reve!... balbutia le Torero.

--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du
Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous
donne mes Etats d'Italie avec ce que vous aurez en propre par heritage,
cela vous donne la moitie de l'Italie. Vous prenez le reste.

--Oh!

--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le reve de votre pere,
cela. Vous l'envahissez par les Pyrenees et par les Alpes. En meme temps
vos armees descendent des Flandres. Une campagne rapidement menee vous
livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous
remontez au nord et a l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez
envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut
celui de Charlemagne. Vous etes le maitre du monde. Voila ce que vous
pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?

Fausta s'etait enflammee peu a peu a l'evocation de ses reves
gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illumine transporterent
litteralement le Torero, qui, ne sachant s'il etait eveille ou s'il
revait, s'ecria:

--Il faudrait etre frappe de folie pour ne pas accepter. Mais vous,
madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse desinvolture des
millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos
Etats, vous enfin qui m'eblouissez par l'evocation d'une prestigieuse
puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?

Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du
Torero, lentement, en egrenant chaque syllabe:

--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.

Et le fixant toujours d'un regard aigu:

--Il reste a regler la facon dont se fera le partage.

Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en
connaisseur.

--Il est necessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.

Tres galamment, il repondit:

--Ce que vous ferez sera bien fait.

--Ce partage se fera de la maniere la plus simple et la plus naturelle.

Elle le laissa en suspens un inappreciable instant et brusquement elle
porta le coup:

--Je serai votre epouse!

Le Torero bondit. Il s'attendait a tout, hormis a une pretention
semblable, formulee d'une maniere si anormale, qui n'etait pas sans le
choquer quelque peu. Il tombait de tres haut. Fini le reve prestigieux;
il se trouvait face a face avec la realite brutale. Il lui semblait que
ce n'etait pas la meme femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de
l'emballement, cette incomparable beaute avait excite en lui le desir.
Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait
peur.

Dans sa stupeur, il ne put que begayer:

--M'epouser! Vous! madame! vous!

Fausta comprit que c'etait l'instant critique. Elle se redressa de toute
sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irresistible,
et adoucissant l'eclat de son regard:

--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne
ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque
que vous allez etre?

--Je vois, dit don Cesar, qui recouvrait toute sa lucidite, je vois que
vous etes, en effet, la jeunesse meme, et quant a la beaute, jamais, je
le crois sincerement, nulle beaute n'egala la votre. Mais...

--Mais?... Dites toute votre pensee...

--Eh bien, oui, je dirai toute ma pensee. Je vous dirai en toute
sincerite que je me crois tout a fait indigne du tres grand honneur que
vous me voulez faire. Vous etes trop souveraine et pas assez... femme.

Fausta eut un sourire quelque peu dedaigneux.

--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'etes pas assez de
votre cote. Vous n'etes plus un homme: vous etes un roi. Il faut vous
habituer a voir et a penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur
extravagante de penser qu'il pouvait etre question d'amour entre nous?
Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant
d'etre femme, de meme que l'homme doit s'effacer en vous devant le
souverain.

Le Torero hocha la tete d'un air peu convaincu:

--Ces sentiments vous sont naturels a vous qui etes nee souveraine et
avez vecu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et,
si mon coeur parle, j'ecoute ce qu'il me dit.

Audacieusement, elle dit:

--Et votre coeur est pris.

Tres simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec
fermete, il repondit en s'inclinant tres bas:

--Oui, madame.

-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant.
L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.

--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est
donne une fois, il ne se reprend plus.

Fausta haussa dedaigneusement les epaules.

--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait
en etre autrement.

Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus
doucement:

--Allez, prince, et revenez apres-demain. Ne parlez pas, vous dis-je.
J'attends votre retour avec confiance. Votre reponse ne peut pas ne pas
etre conforme a mes desirs. Allez.

Et, d'un geste doux et imperieux a la fois, elle le congedia sans qu'il
eut pu dire ce qu'il avait a dire:

Le Torero parti, Fausta reflechit longuement. Elle avait tres bien
compris ce qui s'etait passe dans l'esprit du Torero. Elle avait vu
dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer
hautement son amour pour la petite bohemienne: mis en demeure de choisir
entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince,
sans hesiter, eut refuse la couronne pour conserver son amour. Fausta
avait senti cela, et c'est en pensant a cela qu'elle avait dit:
"N'accomplissez pas l'irreparable."

Elle restait a sa place, tres soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourne
au gre de ses desirs. Le prince lui echappait. Tout n'etait pas perdu
cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait
l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevee, elle ne doutait pas
qu'il ne vint a elle, soumis et obeissant.

Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion,
degrime, ayant repris sa personnalite, parut avec son sourire
obsequieux.

Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des
instructions detaillees concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo
s'eclipsa sans doute pour proceder a l'execution immediate des ordres
recus.

Fausta demeura encore une fois seule.

Elle alla droit a un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir
secret et en sortit un parchemin qu'elle considera longuement avant de
le cacher dans son sein, en murmurant:

"Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le
remettre a M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups.
D'abord, je me concilie l'amitie du grand inquisiteur et du roi. S'ils
ont des soupcons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
trouve securite et liberte d'action. Ensuite, tout ce que le roi
Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son
successeur.

Elle reflechit une seconde, et:

"Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin
a M. d'Espinosa? Voila sa mission manquee, lui qui a promis de rapporter
ce parchemin a Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je
me debarrasse peut-etre en meme temps de Pardaillan. Avec ses idees
speciales, il est capable de se croire Deshonore."

Et avec un sourire terrible:

"Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit deshonore et qu'il ne peut
laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource:
le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
C'est a voir!..."

Elle demeura encore un moment reveuse, et ce nom de Pardaillan appela
dans son esprit celui de son fils, et elle songea:

"Myrthis! Ou peut bien etre Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan?
Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant."

Elle reflechit encore un moment et murmura:

"Oui, tout ceci sera liquide rapidement, soit que je reussisse, soit que
j'echoue. Il sera temps de rechercher mon fils."

Ayant pris cette resolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et
jeta un ordre a la suivante, accourue.

Quelques instants plus tard, la litiere de Fausta s'arretait devant le
vestibule d'honneur du grand inquisiteur, loge au palais.

Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, a qui, en echange de
certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanement la fameuse
declaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne
heritier de la couronne de France.



IV

ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO

En quittant Fausta, le Torero s'etait dirige en hate vers l'auberge de
la Tour, ou il avait laisse celle qu'il considerait comme sa fiancee
confiee aux bons soins de la petite Juana.

Il allait d'un pas accelere, sans se soucier des passants qu'il
bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait
redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur
la Giralda...

Chose etrange, maintenant qu'il n'etait plus captive par le charme de
Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance
qu'elle lui avait contee n'etait qu'un roman imagine en vue d'il ne
savait quelle mysterieuse intrigue.

"Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien
ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je ete assez sot pour me
laisser abuser a ce point? Le brave homme qui m'a eleve et qui m'a donne
maintes preuves de sa loyaute et de son devouement m'a toujours assure
que mon pere avait ete mis a la torture sur l'ordre du roi et que, pour
etre bien assure de la bonne execution de cet ordre, il avait tenu a
assister lui-meme a l'epouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut
pas etre mon pere."

Et avec une ironie feroce:

"Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitie seulement que
j'aie pu m'arreter un instant a pareille folie! Suis-je fait pour
etre roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la
satisfaction d'une stupide vanite, j'aurai sacrifie ma liberte, mes
amis, mon amour et lie mon sort a celui de Mme Fausta, qui fera de
moi un instrument bon a tuer des milliers de mes semblables pour
l'assouvissement de son ambition a elle! Sans compter que je me donnerai
la un maitre redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au
diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royaute. Torero je suis.
Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et
tant jolie Giralda! Je demanderai a mon ami, M. de Pardaillan, de
m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Presente par un
gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunte pour ne
pas faire mon chemin, honnetement, sans crime et sans felonie. Allons,
c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui."

En monologuant de la sorte, il etait arrive a l'hotellerie, et ce fut
avec une angoisse, qu'il ne parvint pas a surmonter, qu'il penetra dans
le cabinet de la mignonne Juana.

Il fut rassure tout de suite. La Giralda etait la, bien tranquille,
riant et jasant avec la petite Juana. Presque du meme age toutes les
deux, aussi jolies, de meme condition, vives et rieuses, aussi franches,
elles etaient devenues tout de suite une paire d'amies.

Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait
avec son sourire narquois sur la fiancee de ce jeune prince pour qui il
s'etait pris d'une soudaine et vive sympathie.

Lorsque Pardaillan s'etait reveille, apres avoir dormi une partie de la
matinee, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part
du desir exprime par don Cesar de le voir veiller sur la Giralda. Sans
dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son epee--cette epee qu'il
avait ramassee sur le champ de bataille, lors de sa lutte epique avec
les estafiers de Fausta--et il etait descendu, sans perdre un instant,
se mettre a la disposition de la petite Juana.

Il s'etait place de facon a barrer la route a quiconque eut ete assez
temeraire pour penetrer dans le cabinet sans l'assentiment de la
maitresse du lieu. Et, a le voir si calme, si confiant dans sa force,
les deux jeunes filles s'etaient senties plus en surete que si elles
avaient ete sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du
roi.

Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:

--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Ou est-il donc?

Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incredule:

--Est-ce bien serieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce
titre d'ami a un aussi pietre personnage que le Chico?

--Ma chere enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne
plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un pietre
personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci!
l'habitude de subordonner mes sentiments a la condition sociale de
ceux a qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est
qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis
extremement reserve dans mes amities, ce sera une maniere de vous dire
que le Chico merite tout a fait ce titre.

--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en
parle de si elogieuse facon?

--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous desirez en savoir plus
long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquerir mon
estime. Pour le moment, tenez pour tres serieux que je le considere
reellement comme un ami et repondez, s'il vous plait, a ma question:
Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis
a vous aussi, ma jolie Juana?

Il sembla a Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la facon
dont le chevalier prononca ces dernieres paroles. Mais, avec le seigneur
francais, il n'etait jamais facile de se prononcer nettement. Il avait
une si singuliere maniere de s'exprimer, il avait un sourire surtout si
deconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arreta-t-elle
pas a ce soupcon, et avec une moue enfantine:

--Il m'agacait, dit-elle, je l'ai chasse.

--Oh! oh! quel mefait a-t-il donc commis?

--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.

--Un sot!... le Chico! Voila ce que vous ne me ferez pas croire. C'est
un garcon tres fin au contraire, tres intelligent, et qui vous est, je
crois, tres attache. J'espere que ce renvoi n'est pas definitif et que
je le reverrai bientot ici.

--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin
de l'y convier. Jamais je n'ai vu drole aussi ehonte, aussi depourvu
d'amour-propre.

--Avec vous, peut-etre, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air
depite avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas
trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se
permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
benevolement que vous dites.

--Il est de fait qu'il a la tete assez pres du bonnet et ce n'est pas a
sa louange, convenez-en.

--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, a moi, le Chico. Quelle
que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hotesse.

Comme bien on pense, Juana aurait ete bien en peine de refuser quoi que
ce soit a Pardaillan. La grace fut donc magnanimement accordee. Bien
mieux, on courut a la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.

Pardaillan comprit que le nain avait du se terrer dans son gite
mysterieux et il n'insista pas davantage.

Reduit a la seule conversation des deux jeunes filles, il commencait a
trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le delivrer.

La Giralda se doutait bien que son fiance avait du se rendre chez cette
princesse qui pretendait connaitre sa famille et se disait en mesure de
lui reveler le secret de sa naissance. Mais, comme don Cesar etait parti
sans lui dire ou il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu
qu'elle savait.

Cela, d'autant plus aisement que Pardaillan, avec sa discretion outree,
s'abstint soigneusement de toute allusion a l'absence du Torero. Il
pensait que, pour que don Cesar fut resolu a s'absenter alors qu'il
croyait sa fiancee en peril, c'est qu'il devait y avoir necessite
imperieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancee:
il veillait. Il se demandait bien, non sans inquietude, ou pouvait etre
alle le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.

Quoi qu'il en soit, l'arrivee du Torero lui fut tres agreable.

Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux
qu'il affectionnait.

De son cote, le Torero eprouvait l'imperieux besoin de se confier a un
ami. Non pas qu'il hesitat sur la conduite a tenir, non pas qu'il eut
des regrets de la determination prise de refuser les offres de Fausta,
mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui
lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il etait persuade
qu'un esprit delie comme celui du chevalier saurait projeter la lumiere
sur ces obscurites.

Resolu a tout dire a son nouvel ami, apres avoir remercie la petite
Juana avec une effusion emue, apres l'avoir assuree de son eternelle
gratitude, il entraina le chevalier dans une petite salle ou il lui
serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans temoin, et en
meme temps de surveiller de pres l'entree du cabinet ou il laissait la
Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa
fiancee etait menacee. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
se tenait sur ses gardes.

Lorsqu'ils se trouverent seuls, attables devant quelques flacons
poudreux, le Torero dit:

--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison ou nous nous
sommes introduits cette nuit et ou j'ai trouve ma fiancee appartient a
une princesse etrangere?

Pardaillan savait parfaitement a quoi s'en tenir. Neanmoins, il prit son
air le plus ingenument etonne pour repondre:

--Non, ma foi! J'ignorais completement ce detail.

--Cette princesse pretend connaitre le secret de ma naissance. J'ai
voulu en avoir le coeur net. Je suis alle la voir.

Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il
allait porter a ses levres, et malgre lui s'ecria:

--Vous avez vu Fausta?

--Je reviens de chez elle.

--Diable! grommela Pardaillan, voila ce que je craignais.

--Vous la connaissez donc?

--Un peu, oui.

--Quelle femme est-ce?

--C'est une jeune femme... Au fait, quel age a-t-elle? Vingt ans,
peut-etre, peut-etre trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est
remarquablement belle, et... vous avez du le remarquer, je presume...

Le Torero hocha doucement la tete.

--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarque en effet. Je
desire savoir quelle sorte de femme elle est.

--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et
genereuse en proportion de sa fortune. On la dit tres puissante aussi.
C'est elle qui a renverse le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son
trone le jouteur le plus terrible de cette epoque, le pape Sixte-Quint.
Et, ici meme, je ne serais pas surpris qu'elle reussit a dominer votre
roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous facher, et M.
d'Espinosa lui-meme, qui me parait autrement redoutable que son maitre.

Le Torero ecoutait avec une attention passionnee. Il sentait confusement
que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup
plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'etait une nature tres
fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connut le chevalier que
depuis peu, il n'avait pas ete long a remarquer que cet homme ne disait
que ce qu'il jugeait bon de devoiler.

--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut
avoir confiance en elle.

--Ah! tres bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en
Fausta! Cela depend d'une foule de considerations qu'elle est seule a
connaitre, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous
faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machine--et elle a
parfois la franchise de vous prevenir--vous pouvez vous en rapporter
a elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-etre
prudent de s'informer jusqu'a quel point aide et assistance lui seront
profitables a elle-meme. Il serait au moins imprudent de compter sur
elle des l'instant ou vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime,
tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez ete aussi pres de votre
derniere heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si
vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.

--C'est qu'elle m'a revele des choses extraordinaires. Et je ne serais
pas fache de savoir jusqu'a quel point je dois preter creance a ses
paroles.

--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais
non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit a son
point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
pas toujours a la verite exacte.

Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion
exacte tant qu'il s'obstinerait a proceder par questions directes. Il
jugea que le mieux etait de conter point par point les differentes
parties de son entrevue.

--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable.
Tenez-vous bien, chevalier, vous allez etre etonne. Elle pretend que je
suis... fils de roi!

Pardaillan ne parut nullement etonne.

--Pourquoi pas, don Cesar? J'ai toujours pense que vous deviez etre de
tres illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgre
la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une
lieue.

--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de la a etre de
sang royal, et, qui mieux est, heritier d'un trone, le trone d'Espagne,
avouez qu'il y a loin.

--Je ne dis pas non. Cela ne me parait pas impossible pourtant, et
j'avoue, quant a moi, que vous feriez figure de roi autrement noble
et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui regne sur les
Espagnes.

--Vous ajouteriez foi a de pareilles billevesees?

--Pourquoi pas?

Et, avec une intonation etrange, le chevalier ajouta:

--N'avez-vous pas ajoute foi a ces billevesees, comme vous dites?

--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de
sotte vanite et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai reflechi
depuis, et maintenant...

--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil petilla.

--Je comprends l'absurdite d'une pareille assertion.

--Je confesse que je ne vois rien d'absurde la.

--Peut-etre auriez-vous raison en ce qui concerne la pretention
elle-meme. Ce qui la rend absurde a mes yeux, ce sont les circonstances
anormales qui l'accompagnent.

--Expliquez-vous.

--Voyons, est-il admissible que, fils legitime du roi et d'une mere
irreprochable, j'aie ete poursuivi par la haine aveugle de mon pere?
Qu'on en ait ete reduit, pour sauver les jours menaces de l'enfant, a
l'enlever, le cacher, l'elever--si on peut dire, car, en resume, je me
suis eleve tout seul--obscur, pauvre, desherite?

--Cela peut paraitre etrange. Mais, etant donne le caractere feroce,
ombrageux a l'exces du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de
tout a fait impossible a ce qui peut paraitre un roman.

Le Torero secoua energiquement la tete.

--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans
lesquelles j'ai ete eleve sont normales, naturelles, je dirai mieux,
elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon
cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout
dire. Ces memes conditions me paraissent tout a fait inadmissibles dans
un cas normal et legitime... tel que la naissance de l'heritier legitime
d'un trone.

Ayant dit ces mots avec une conviction evidemment sincere, le Torero
demeura un moment reveur.

Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait
de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-meme:

"Pas si mal raisonne que cela."

Cependant le Torero reprenait:

--Et quand bien meme je serais le fils du roi, quand bien meme Mme
Fausta etalerait a mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces
fameuses preuves qu'elle detient, parait-il, eh bien, voulez-vous que
je vous dise? Je refuserais de reconnaitre le roi pour mon pere, je
m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaitrais, je fuirais
l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.

--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux petillaient.

--Voyons, chevalier, si le roi, mon pere, me tendait les bras, s'il me
reconnaissait, s'il s'efforcait de reparer le passe, ne serais-je pas en
droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?

--Si votre pere vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre
devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il
pourrait vous avoir fait.

--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais.
Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.

--Diable! que vous offre-t-on?

--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le
concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection
paternelle. En echange de ces millions et de ces concours, on me propose
de me dresser contre mon pretendu pere. Mon premier acte de fils sera un
acte de rebellion envers mon pere.

--C'est a la tete d'une armee que je prendrai contact avec ce pere, et
c'est les armes a la main que je lui adresserai mon premier mot. Et,
quand je l'aurai humilie, bafoue, vaincu, je lui imposerai de me
reconnaitre officiellement pour son heritier. Voila ce que l'on m'offre,
ce que l'on me propose, chevalier.

--Et vous avez accepte?

--Chevalier, vous etes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous
considere comme un frere aine que j'aime et que j'admire. Je ne veux
avoir rien de cache pour vous. Or, vous qui m'avez temoigne estime et
confiance, apprenez a me connaitre et sachez que j'ai commis cette
mauvaise action de songer a accepter.

--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne a
prendre.

--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait presente les
choses de telle maniere, je crois. Dieu me pardonne, que la raison
m'abandonnait: j'etais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition.
J'etais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse a
ce moment m'a fait une derniere proposition, ou, pour mieux dire, m'a
pose une derniere condition.

--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il
retournait.

--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes
conquetes en devenant ma femme.

--He! vous ne seriez pas si a plaindre, persifla Pardaillan. On vous
offre la fortune, un trone, la gloire, des conquetes prodigieuses, et,
comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de
la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espere bien
que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi
merveilleuses.

--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette derniere proposition qui m'a
sauve. J'ai songe a ma petite Giralda qui m'a aime de tout son coeur
alors que je n'etais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la
menacait, oh! d'une maniere detournee. J'ai compris qu'en tout cas elle
serait la premiere victime de ma lachete, et que, pour me hausser a ce
trone, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre
de l'innocente amoureuse sacrifiee. Et j'ai ete, je vous jure, bien
honteux.

"Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, apres celle-la, nier ta
puissance!"

Et tout haut, d'un air railleur:

--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.

--Je n'ai pas eu le temps de refuser.

--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.

--La princesse ne m'a pas laisse parler. Elle a exige que ma reponse fut
renvoyee a apres-demain.

--Pourquoi ce delai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.

--Elle pretend que demain se passeront des evenements qui influeront sur
ma decision.

--Ah! quels evenements?

--La princesse a formellement refuse de s'expliquer sur ce point.

On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait
l'attentat premedite sur sa personne, que lui avait annonce Fausta.
Celle-ci avait parle d'une armee mise sur pied, d'emeute, de
bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait
considerablement exagere. Il croyait donc a une vulgaire tentative
d'assassinat, et eut rougi de paraitre implorer un secours pour si peu.
Il devait amerement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.

Pardaillan de son cote cherchait a demeler la verite dans les reticences
du jeune homme. Il n'eut pas de peine a la decouvrir, puisqu'il avait
entendu Fausta adjurer les conjures de se rendre a la corrida pour y
sauver le prince menace de mort. Il conclut en lui-meme:

"Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me
dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai la, moi aussi."

Et tout haut, il dit:

--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Apres-demain vous pourrez dire a
la princesse que vous acceptez d'etre son heureux epoux.

--Ni apres-demain ni jamais, dit energiquement le Torero. J'espere bien
ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma
conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun
droit au trone qu'on veut me faire voler. Et, quand bien meme je serais
fils du roi, quand bien meme j'aurais droit a ce trone, ma resolution
est irrevocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour
accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentit a me
reconnaitre spontanement. Je suis bien tranquille sur ce point. Et,
quant a l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me
suffit.

Les yeux de Pardaillan petillaient de joie. Il le sentait bien sincere,
bien determine. Neanmoins, il tenta une derniere epreuve.

--Bah! fit-il, vous reflechirez. Une couronne est une couronne. Je ne
connais pas de mortel assez grand, assez desinteresse pour refuser la
supreme puissance.

--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare.
N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas a me faire changer d'idee.
Laissez-moi plutot vous demander un service.

--Dix services, cent services, dit le chevalier tres emu.

--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette reponse, je
l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne
nous vaut rien, a moi et a la Giralda.

--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.

--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous
emmener avec vous dans votre beau pays de France?

--Morbleu! c'est la ce que vous appelez demander un service! Mais,
cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant a tenir
compagnie a un vieux routier tel que moi!

--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez a traiter ici
seront terminees, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je
pourrais me faire ma place au soleil, sans deroger a l'honneur.

--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y
perdrai mon nom.

--Autre chose, dit le Torero avec une emotion contenue: s'il m'arrivait
malheur...

--Ah! fit Pardaillan herisse.

--Il faut tout prevoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la,
protegez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me
promettre cela?

--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancee sera ma
soeur, et malheur a qui oserait lui manquer.

--Me voici tout a fait rassure, chevalier. Je sais ce que vaut votre
parole.

--Eh bien, eclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez
bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez eprouve un
dechirement a renoncer a la couronne qu'on vous offrait, soyez console,
car vous n'etes pas plus fils du roi Philippe que moi.

--Ah! je le savais bien! s'ecria triomphalement le Torero. Mais,
vous-meme, comment savez-vous?

--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en
donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'etes pas
le fils du roi, vous n'aviez aucun droit a la couronne offerte.

Et avec une gravite qui impressionna le Torero:

--Mais vous n'avez pas le droit de hair le roi Philippe. Il vous faut
renoncer a certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce
serait un crime, vous m'entendez, un crime!

--Chevalier, dit le Torero aussi emu que Pardaillan, si tout autre que
vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A
vous, je dis ceci: Des l'instant ou vous affirmez que mon projet serait
criminel, j'y renonce.

--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en feliciter. Vous viendrez
en France, pays ou l'on respire la joie et la sante; vous y epouserez
votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
d'enfants.

Et Pardaillan eclata de son bon rire sonore.

Le Torero, entraine, lui repondit en riant aussi.

--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.
Je crois a ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous
portez bonheur a vos amis.

Pardaillan le considera un moment d'un air reveur.

--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est
restee gravee la--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on
appelait la bohemienne Saizuma, et qui en realite portait un nom
illustre qu'elle avait oublie elle-meme, une serie de malheurs
terrifiants ayant trouble sa raison, Saizuma donc m'a dit la meme chose,
a peu pres dans les memes termes. Seulement elle ajouta que je portais
le malheur en moi, ce qui n'etait pas precisement pour m'etre agreable.

Et il se replongea dans une reverie douloureuse, a en juger par
l'expression de sa figure. Sans doute, il evoquait un passe, proche
encore, passe de luttes epiques, de deuils et de malheurs.

Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans
le savoir, eveille en lui de penibles souvenirs, et pour le tirer de sa
reverie il lui dit:

--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?
Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouve en presence d'un certain
intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du "monseigneur"
a tout propos et meme hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour
donner aux mots leur veritable signification. Elle aussi m'a appele
monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononce par l'intendant,
place dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais
jamais soupconnee. Elle serait arrivee a me persuader que j'etais un
grand personnage.

--Oui, elle possede au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez
pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit a ce titre.

--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur?
fit en riant le Torero.

--Je le devrais, dit serieusement le chevalier. Si je ne le fais pas,
c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention
d'ennemis tout-puissants.

--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacee?

--Je crois que vous ne serez reellement en surete que lorsque vous aurez
quitte a tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition
que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comble de joie.

Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent emu:

--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois a ma naissance
mysterieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret
n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et
partout a des gens qui savent et qui semblent s'etre fait une loi de se
taire?

Vivement emu, Pardaillan dit avec douceur:

--Tres peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard
fortuit que j'ai connu la verite.

--Ne me la ferez-vous pas connaitre?

Pardaillan eut une seconde d'hesitation, et:

--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop
penible. Je vous dirai donc tout.

--Quand? fit vivement le Torero.

--Quand nous serons en France.

Le Torero hocha douloureusement la tete.

--Je retiens votre promesse, dit-il.

Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air detache:

--Vous prendrez part a la course de demain?

--Sans doute.

--Vous etes absolument decide?

--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y
paraitre. On ne se derobe pas a un ordre du roi. Puis il est une autre
consideration qui me met dans l'obligation d'obeir. Je ne suis pas
riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est
instituee de jeter des dons dans l'arene quand j'y parais. Ce sont ces
dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le
seul pour qui le temoignage des spectateurs se traduise par des especes
monnayees, je n'en suis pas humilie. Le roi d'ailleurs preche d'exemple.
A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.

--Bien, bien, j'irai donc voir de pres ce que c'est qu'une course de
taureaux.

Les deux amis passerent le reste de la journee a causer et ne sortirent
pas de l'hotellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne
heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces
le lendemain.



V

DANS L'ARENE

A l'epoque ou se deroulent les evenements que nous avons entrepris de
narrer, _alancear en coso_, c'est-a-dire jouter de la lance en champ
clos, etait une mode qui faisait fureur. Les tournois a la francaise
etaient completement delaisses et, du grand seigneur au modeste
gentilhomme, chacun tenait a honneur de descendre dans l'arene combattre
le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'etait suivie que par la
noblesse. Le peuple ne prenait pas part a la course et se contentait d'y
assister en spectateur.

Le sire qui descendait dans l'arene--roi, prince ou simple
gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier role: le matador. En meme
temps, il etait aussi le picador, puisque, comme ce dernier il etait
monte, barde de fer et arme de la lance. Aucun reglement ne venait
l'entraver et, pourvu qu'il sauvat sa peau, tous les moyens lui etaient
bons.

Les autres roles etaient tenus par les gens de la suite du combattant:
gentilshommes, pages, ecuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant
l'etat de fortune du maitre; ils avaient pour mission de l'aider, de
detourner de lui l'attention du taureau, de le defendre en un mot. Le
plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un
bouquet. Le torero improvise pouvait cueillir du bout de la lance ou de
l'epee ce trophee. Tres rares etaient les braves qui se risquaient a ce
jeu terriblement dangereux.

Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu
ordinaire des rejouissances publiques, avait ete livree a de nombreuses
equipes d'ouvriers charges de l'amenager selon sa nouvelle destination.

La piste, le toril, les gradins destines aux seigneurs invites par
le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de facon toute
rudimentaire.

C'est ainsi que les principaux materiaux utilises pour la construction
de l'arene consistaient surtout en charrettes, tonneaux, treteaux,
caisses, le tout habilement deguise et assujetti par des planches.

La corrida etant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation
du roi. Nous avons dit que des gradins avaient ete construits a cet
effet. En dehors de ces gradins, les fenetres et les balcons des maisons
bordant la place etaient reserves a de grands seigneurs. Le roi lui-meme
prenait place au balcon du palais. Ce balcon, tres vaste, etait agrandi
pour la circonstance, orne de tentures et de fleurs, et prenait toutes
les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
massaient derriere le roi.

Le populaire s'entassait sur la place meme, en des espaces limites par
des cordes et gardes par des hommes d'armes.

Le seigneur qui prenait part a la course faisait generalement dresser sa
tente richement pavoisee et ornee de ses armoiries. C'est la que, aide
de ses serviteurs, il s'armait de toutes pieces, la qu'il se retirait
apres la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il
etait blesse. C'etait, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace
etait reserve a son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle etait
nombreuse.

Pour ne pas deroger a l'usage, le Torero s'etait rendu de bonne heure
sur les lieux, afin de surveiller lui-meme son installation tres
modeste--nous savons qu'il n'etait pas riche. Une toute petite tente
sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.

En effet, a l'encontre des autres toreros qui, armes de pied en
cap, etaient montes sur des chevaux solides et fougueux, revetus de
caparacons de combat, don Cesar se presentait a pied. Il dedaignait
l'armure pesante et massive et revetait un costume de cour d'une
elegance sobre et discrete qui faisait valoir sa taille moyenne, mais
admirablement proportionnee. Le seul luxe de ce costume residait dans la
qualite des etoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.

Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour
de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bete en
fureur, et une petite epee de parade en acier forge, qui etait une
merveille de flexibilite et de resistance. L'epee ne devait lui servir
qu'en cas de peril extreme. Jamais, jusqu'a ce jour, il ne s'en etait
servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dexterite
merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le
vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien a braver le taureau, a
l'agacer jusqu'a la fureur, mais se refusait energiquement a le frapper.

Sa suite se composait generalement de deux compagnons qui le secondaient
de leur mieux, mais a qui don Cesar ne laissait pas souvent l'occasion
d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
prenaient jamais au depourvu, et l'on eut pu croire qu'il les devinait.
En cas de peril, les deux compagnons s'efforcaient de detourner
l'attention du taureau.

En arrivant sur l'emplacement qui lui etait reserve, le Torero reconnut
avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente a cote de
laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait
parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
avait cherche a differentes reprises a s'emparer de la jeune fille. Il
savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et
que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On concoit que ce
voisinage, peut-etre intentionnel, ne pouvait lui etre agreable.

Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une
grande discussion entre la Giralda et don Cesar. Sous l'empire de
pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancee de s'abstenir de
paraitre a la course et de rester prudemment cachee a l'auberge de la
Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle
que perdue dans la foule.

Mais la Giralda voulait etre la. Elle savait bien que le jeu auquel
allait se livrer son fiance pouvait lui etre fatal. Elle n'eut rien fait
ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eut pu
l'empecher de se rendre sur les lieux ou son amant risquait d'etre tue.

La mort dans l'ame, le Torero dut se resigner a autoriser ce qu'il lui
etait impossible d'empecher. Et la Giralda, paree de ses plus beaux
atours, etait partie avec le Torero pour se meler au populaire.

Naturellement, elle aurait prefere aller s'asseoir sur les gradins
tendus de velours qu'elle apercevait la-bas. Mais il eut fallu etre
invitee par le roi, et, pour etre invitee, il eut fallu qu'elle fut de
noblesse. Elle n'etait qu'une humble bohemienne, elle le savait, et,
sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort
qui etait le sien.

Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda etait aussi connue,
aussi aimee que le Torero lui-meme. Or, parmi la foule ou elle se
glissait a la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son
nom, et, avec cette galanterie outree, particuliere aux Espagnols, avec
force oeillades et madrigaux, les hommes s'effacaient, lui faisaient
place.

C'est ainsi qu'elle etait parvenue au premier rang. Et, chose bizarre,
le hasard voulut qu'elle se trouvat seule a l'endroit ou elle aboutit.
Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants,
empresses, mais respectueux.

Jusqu'aux deux soldats de garde a cet endroit qui lui temoignerent leur
admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, a
passer de l'autre cote de la corde, ou elle serait seule, ayant de l'air
et de l'espace devant elle, delivree de l'atroce torture de se sentir
pressee, de toutes parts, a en etouffer.

Un escabeau, apporte la par elle ne savait qui, pousse de main en main
jusqu'a elle, lui fut offert galamment et la voila assise en deca de
l'enceinte reservee au populaire.

En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec
les deux soldats, raides comme a la parade, places a sa droite et a sa
gauche, avec ce groupe compact de cavaliers places derriere elle, elle
apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son eclatante beaute, sous
la lumiere eblouissante d'un soleil a son zenith, comme la reine de la
fete, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.

Peut-etre se fut-elle inquietee du soin avec lequel tous, galants
cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussee jusqu'a cette place
d'honneur, peut-etre eut-elle eprouve quelque apprehension a la vue de
ces mines patibulaires.

Peut-etre, si elle avait regarde plus attentivement les malgre la
chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes,
deteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas
de ces capes releve par des rapieres demesurement longues, les ceintures
garnies de dagues de toutes les dimensions, son etonnement et son
inquietude se fussent indubitablement changes en effroi.

Mais la Giralda, toute a son bonheur de se voir si merveilleusement
placee, ne remarqua rien.

Pardaillan etait parti de l'hotellerie vers les deux heures. La course
devant commencer a trois heures, il avait une heure devant lui pour
franchir une distance qu'il eut pu facilement parcourir en un quart
d'heure.

Derriere lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du
gentilhomme qui le precedait, trop occupe qu'il etait a egrener un
enorme chapelet qu'il avait a la main. Seulement, de distance en
distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait
un signe imperceptible, tantot a quelque mendiant, tantot a un soldat,
tantot a un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux,
apres avoir repondu par un autre signe, s'elancait aussitot vers une
destination inconnue.

Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps,
que diable! N'etait-il pas invite directement par le roi en personne?
Il ferait beau voir qu'on ne trouvat pas une place convenable pour le
representant de Sa Majeste le roi de France!

Quand a se dire qu'apres son algarade de l'avant-veille, ou il avait si
fort malmene, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous
les yeux memes de Sa Majeste a qui, pour comble, il avait parle de facon
plutot cavaliere; quant a se dire qu'il serait peut-etre prudent a lui
de ne pas se montrer a de puissants personnages qui, surement, devaient
lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.

Pas davantage il ne pensa a Mme Fausta, qui, certainement, devait etre
furieuse d'avoir vu s'ecrouler le joli projet qu'elle avait forme de
le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu
assommer a coups de banquette les estafiers qu'elle avait laches sur
lui, et de le voir se retirer, libre, sans une ecorchure, desinvolte et
narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit
Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter
Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce
cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.

Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque
peu froisse a Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait completement
l'arrivee a Seville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le
duc et le cardinal, reconcilies dans leur haine commune de Pardaillan,
attendaient impatiemment d'etre remis de leurs blessures qui, pour le
moment, les tenaient cloues, pestant et sacrant, sur les lits que le
grand inquisiteur avait mis a leur disposition.

Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour
lequel il s'etait pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui
de son bras.

Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avancant
d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait aprement, il avait
l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'epee.

De temps en temps il se retournait d'un air indifferent. Mais le moine
qui le suivait toujours, pas a pas, avait l'air si confit en devotion
qu'il ne lui vint pas a l'esprit que ce pouvait etre un espion qui le
serrait de pres.

Il n'etait pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit a
renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.

"Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!"

Du coup le moine suiveur fut completement dedaigne. Le souvenir des
decisions prises par Fausta, dans la reunion nocturne qu'il avait
surprise, lui revint a la memoire.

"Diable! fit-il, devenu soudain serieux, je pensais qu'il s'agissait
d'un simple coup de main. Je m'apercois que la chose est autrement grave
que je n'imaginais."

D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il
assujettit son ceinturon et s'assura que l'epee jouait aisement dans le
fourreau. Mais alors il s'arreta net au milieu de la rue.

"Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?"

Cela, c'etait sa rapiere.

On se souvient qu'il avait perdu son epee en sautant dans la chambre au
parquet truque. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion,
laches sur lui par Fausta, il avait ramasse la rapiere echappee des
mains d'un eclope et l'avait emportee.

Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'epee a la
main, il confiait litteralement son existence a la solidite de sa lame.
L'adresse et la force se trouvaient annihilees si le fer venait a se
briser. Les regles du combat etant loin d'etre aussi severes que celles
d'a present, un homme desarme etait un homme mort, car son adversaire
pouvait le frapper sans pitie, sans qu'il y eut forfaiture. On concoit
des lors l'importance capitale qu'il y avait a ne se servir que d'armes
eprouvees et le soin avec lequel ces armes etaient verifiees et
entretenues par leur proprietaire.

Pardaillan, expose plus que quiconque, apportait un soin meticuleux a
l'entretien des siennes. De retour a l'auberge il avait mis de cote
l'epee conquise, reservant a plus tard d'eprouver l'arme. Il avait
incontinent choisi dans sa collection une autre rapiere pour remplacer
celle perdue.

Or, Pardaillan venait de s'apercevoir la, dans la rue, que la rapiere
qu'il avait au cote etait precisement celle qu'il avait ramassee la
veille et mise de cote.

"C'est etrange, murmurait-il a part lui. Je suis pourtant sur de l'avoir
prise a son clou. Comment ai-je pu etre distrait a ce point?"

Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'epee du
fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et
finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.

"Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ebahi, je jurerais que ce
n'est pas la l'epee que j'ai ramassee chez Mme Fausta. Celle-ci me
parait plus legere."

Il reflechit un moment, cherchant a se souvenir:

"Non, je ne vois pas. Personne n'a penetre dans ma chambre. Et
pourtant... c'est inimaginable!..."

Un moment il eut l'idee de retourner a l'auberge changer son arme. Une
sorte de fausse honte le retint. Il se livra a un nouvel examen de la
rapiere. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible resistante, bien
en main quant a la garde, tres longue, comme il les preferait, il ne
decouvrit aucun defaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.

Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les epaules et en
bougonnant:

"Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traitres,
d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maitre
poltron. La rapiere est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas
notre temps a l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment
curieuses autour de moi."

En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraitre
naturelles a un etranger, mais qui ne pouvaient manquer d'eveiller
l'attention d'un observateur comme Pardaillan.

A l'heure qu'il etait, la plus grande partie de la population s'ecrasait
sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure a peine separant
l'instant ou la course commencerait. Les rues etaient a peu pres
desertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes
les boutiques etaient fermees. Les portes et les fenetres etaient
cadenassees et verrouillees. On eut dit d'une ville abandonnee.

Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place
sur le lieu de la course s'etaient calfeutres chez eux. Pourquoi? Quel
mot d'ordre mysterieux avait fait se fermer hermetiquement portes et
fenetres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant
la place?

Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes
d'armes occuper les rues etroites qui aboutissaient a cette place.
Et, au bout des rues ainsi occupees, des cavaliers s'echelonnaient,
etablissant un vaste cordon autour de cette place.

Ces soldats laissaient passer sans difficultes tous ceux qui se
rendaient a la course.

Alors, que faisaient-ils la?

Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du
temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites
rues qui y aboutissaient.

Partout les memes dispositions etaient prises. C'etait d'abord des
soldats qui s'engouffraient dans des maisons ou ils se tapissaient,
invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue.
Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-la, chose beaucoup plus
grave, des canons.

Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il etait evident
que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait
impossible a quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.

Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme
de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas a s'y meprendre. Il lui
semblait que, en meme temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre,
executee par des troupes adverses, il en eut jure, se dessinait
nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en meme temps
que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obeir a un
mot d'ordre. En apparence, c'etait de paisibles citoyens qui voulaient,
a toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exerce
de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenes de
corrida, des combattants.

Des lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre
des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des
conjures achetes par Fausta.

Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme,
ce qui etait significatif, occupaient les memes rues, occupees par les
troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
fortune s'improvisaient a la hate. Treteaux, tables, escabeaux, caisses
defoncees, charrettes renversees s'empilaient pele-mele, etaient
instantanement occupes par des groupes de curieux.

Et Pardaillan se disait:

"De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la
conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisement
position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur reserve quelque joli
coup de sa facon, dans lequel ils me paraissent donner tete baissee. Ou
bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent
bien exposees."

Ayant ainsi envisage les choses, tout autre que Pardaillan s'en fut
retourne tranquillement, puisque, en resume, il n'avait rien a voir dans
la dispute qui se preparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan
avait sa logique a lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le
monde. Apres avoir bien peste, il prit son air le plus renfrogne, et,
par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il penetra dans
l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
d'ambassadeur, invite personnellement par Sa Majeste. Et il se dirigea
vers la place qui lui etait assignee.

A ce moment, le roi parut sur son balcon, amenage en tribune. Un
magnifique velum de velours rouge frange d'or, maintenu a ses extremites
par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.

Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui etait le sien. M.
d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout,
derriere le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent
place sur l'estrade, chacun selon son rang.

A cote d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis
le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honore le
page d'un gracieux sourire et le second le tolerait a son cote, alors
qu'il eut du se tenir derriere. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un
riche coussin de velours etait place a la gauche de l'inquisiteur, sur
lequel le page s'etait assis le plus naturellement du monde. En sorte
que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'a tourner la tete a droite ou
a gauche pour s'entretenir a part, soit avec son ministre, soit avec ce
page a qui on accordait cet honneur extraordinaire.

Le mysterieux page n'etait autre que Fausta.

Fausta, le matin meme, avait livre a Espinosa le fameux parchemin qui
reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique heritier de la couronne de
France. Le geste spontane de Fausta lui avait concilie la faveur du roi
et les bonnes graces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonne
la precieuse declaration du feu roi Henri III sans poser ses petites
conditions.

L'une de ces conditions etait qu'elle assisterait a la course dans la
loge royale et qu'elle y serait placee de facon a pouvoir s'entretenir
en particulier, a tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre
condition, comme corollaire de la precedente, etait que tout messager
qui se presenterait en prononcant le nom de Fausta serait immediatement
admis en sa presence, quels que fussent le rang, la condition sociale;
voire le costume de celui qui se presenterait ainsi.

D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour etre certain qu'elle ne
posait pas une telle condition par pure vanite. Elle devait avoir des
raisons serieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce
qu'elle demandait.

Peut-etre tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?

Or, le roi avait une dent feroce contre ce petit gentilhomme, cette
maniere de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilie, lui, le roi,
et qui, non content de malmener ses fideles, dans sa propre antichambre,
avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence
qui reclamait un chatiment exemplaire.

Des que le roi parut au balcon, les ovations eclaterent, enthousiastes,
aux fenetres et aux balcons de la place, occupes par les plus grands
seigneurs du royaume. Les memes vivats eclaterent aussi, nourris et
spontanes, dans les tribunes occupees par des seigneurs de moindre
importance. De la, les acclamations s'etendirent au peuple masse debout
sur la place. La verite nous oblige a dire qu'elles furent, la, moins
nourries.

Le roi remercia de la main et, aussitot, un silence solennel plana sur
cette multitude.

C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins,
cherchant a gagner la place qui lui etait reservee. Car, d'Espinosa,
conseille par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait
escompte qu'il aurait l'audace de se presenter, et il avait pris ses
dispositions en consequence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait
ete reservee a l'envoye de S. M. le roi de Navarre.

Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par consequent
toutes les autres personnes assises, s'efforcait de regagner sa place.
Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames,
tous exagerement imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans
quelque brouhaha.

D'autant plus que, fort de son droit, desireux de pousser la bravade a
ses limites extremes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie
exquise vis-a-vis des dames, se redressait, la moustache herissee,
l'oeil etincelant, devant les hommes et ne menageait pas les bravades
quand on ne s'effacait pas de bonne grace.

Bref, cela fit un tel tapage qu'a l'instant les yeux du roi, ceux de
la cour et des milliers de personnes massees la se porterent sur le
perturbateur qui, sans souci de l'etiquette, se dirigeait vers sa place,
comme on monte a l'assaut.

Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.

Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre
a temoin du scandale.

Le grand inquisiteur repondit par un demi-sourire qui signifiait:

"Laissez faire. Bientot, nous aurons notre tour."

Philippe approuva d'un signe de tete et se retourna, de facon a tourner
le dos a Pardaillan qui atteignait enfin sa place.

Or, une chose que Pardaillan ignorait completement, attendu qu'il etait
toujours le dernier renseigne sur tout ce qui le touchait et qu'il
etait peut-etre le seul a trouver tres naturelles les actions qu'on
s'accordait a trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba
Roja avait produit, a la cour comme en ville, une sensation enorme. On
ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'emerveillait de la
force surhumaine de cet etranger qui avait, comme en se jouant, desarme
une des premieres lames d'Espagne, mate et corrige comme un gamin
turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'etonnait et on
s'indignait quelque peu que l'insolent n'eut pas ete chatie comme il le
meritait.

Lorsque Pardaillan parvint a sa place, il jeta un coup d'oeil machinal
autour de lui et demeura stupefait. Il ne voyait que regards haineux et
attitudes menacantes.

Et, comme notre chevalier n'etait pas homme a se laisser defier, meme du
regard, sans repondre a la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta
un moment debout a sa place, promenant autour de lui des regards
fulgurants, ayant aux levres un sourire de mepris qui faisait verdir de
rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'etiquette.

A ce moment, les trompettes lancerent a toute volee, dans l'air
lumineux, l'eclat aigu de leurs notes cuivrees.

C'etait le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs.
Mais, s'il eclatait a ce moment, c'etait par suite d'une meprise
deplorable: un geste du roi mal interprete.

Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment precis
ou Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoye du roi de
France.

C'est ce que comprit le roi, qui, pale de fureur, se tourna vers
Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en execution duquel l'officier;
coupable d'avoir mal interprete les gestes du roi, et donne l'ordre aux
trompettes de sonner, fut incontinent arrete et mis aux fers.

Notre heros etait un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant
de paraitre accepter comme un hommage rendu ce qui n'etait qu'un hasard
fortuit.

"Vive Dieu! dit-il a part soi, une politesse en vaut une autre."

Et, avec son sourire le plus naivement ingenu, mais au fond de l'oeil
l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un
geste theatral qu'il etait seul a posseder, il adressa a la tribune
royale un salut d'une ampleur demesuree.

Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait a ce moment pour
jeter l'ordre d'arreter l'officier qui avait fait sonner les trompettes,
le roi recut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme
c'etait un sire profondement dissimule, il dut, en se mordant les levres
de depit, repondre par un gracieux sourire, a seule fin de ne pas
contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et
approuvait.

C'etait plus que n'esperait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement,
en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si
un enchanteur avait passe par la, bouleversant de fond en comble les
sentiments intimes de ses feroces voisins, il ne vit autour de lui que
sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux levres, une
moue de dedain, il songea que le sourire que le roi venait de lui
accorder, moralement contraint et force, avait suffi pour changer la
haine en adulation.



VI

LE PLAN DE FAUSTA

Nous avons dit que le Torero s'etait trouve dans la desagreable
obligation de dresser sa tente pres de celle de Barba Roja.

Sans qu'il s'en doutat, ce voisinage deplaisant etait du a une
intervention de Fausta. Voici comment:

Le roi et son grand inquisiteur avaient resolu l'arrestation de don
Cesar et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt
ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt annees d'attente
n'avaient pu attenuer, etait cependant surpassee par la haine recente
qu'il venait de vouer a l'homme coupable d'avoir douloureusement blesse
son incommensurable orgueil.

Si le roi n'obeissait qu'a sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait
sans passion et n'en etait que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni
haine, ni colere. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et
methodique, mais resolu, comme l'etait d'Espinosa, cette crainte etait
autrement dangereuse et plus terrible que la haine.

De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du
roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne
paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et
le conseiller d'un prince qui fut demeure sans nom et peu redoutable
sans ce concours inespere.

L'erreur de d'Espinosa etait de s'obstiner a voir un ambitieux en
Pardaillan. La nature chevaleresque et desinteressee au possible de cet
homme, si peu semblable aux hommes de son epoque, lui avait completement
echappe.

S'il eut mieux compris le caractere de son adversaire, il se fut rendu
compte que jamais Pardaillan n'eut consenti a la besogne qu'on le
soupconnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero
avait manifeste l'intention de revendiquer des droits inexistants, etant
donne les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de
pretendant, comme on s'efforcait de le lui faire faire, Pardaillan lui
eut tourne dedaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul
soupcon d'une action qu'il etait incapable de concevoir, d'Espinosa
commettait donc lui-meme une mechante action.

Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire generosite de
Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa etait gentilhomme.
Comme tel, il avait foi en la parole donnee et en la loyaute de son
adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprecier.

Donc, d'Espinosa et le roi, son maitre, etaient d'accord sur ces deux
points: la prise et la mise a mort de Pardaillan et du Torero. La seule
divergence de vues qui existat entre eux, concernant Pardaillan, etait
dans la maniere dont ils entendaient mettre a execution leur projet. Le
roi eut voulu qu'on arretat purement et simplement l'homme qui lui avait
manque de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques
hommes. Pris, l'homme etait juge, condamne, execute. Tout etait dit.

D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer a la majeste royale
etait, a ses yeux, un crime que les supplices les plus epouvantables
etaient impuissants a faire expier comme il le meritait. Mais
qu'etait-ce que quelques minutes de tortures, comparees a l'enormite
du forfait? Bien peu de chose, en verite. Avec un homme d'une force
physique extraordinaire, jointe a une force d'ame peu commune, on
pouvait meme dire que ce n'etait rien. Il fallait trouver quelque chose
d'inedit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
prolongeat des jours et des jours en des transes, en des affres
insupportables.

C'est la que Fausta etait intervenue et lui avait souffle l'idee qu'il
avait aussitot adoptee.

Ce que devait etre le chatiment imagine par Fausta, c'est ce que nous
verrons plus tard.

Pour le moment, toutes les mesures etaient prises pour assurer
l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-etre
d'Espinosa, mieux renseigne qu'il ne voulait bien le laisser voir,
avait-il pris d'autres dispositions mysterieuses concernant Fausta, et
qui eussent donne a reflechir a celle-ci, si elle les avait connues.
Peut-etre!

Fausta etait d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait
Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de
mettre a execution etait, en grande partie, son oeuvre a elle.

La s'arretait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce
qu'elle se jugeait impuissante a le frapper elle-meme, mais elle voulait
sauver don Cesar, indispensable a ses projets d'ambition.

Or, Fausta se trompait dans son appreciation du caractere du Torero,
comme d'Espinosa s'etait trompe dans la sienne, sur celui de Pardaillan.
Comme d'Espinosa, sur une erreur elle batit un plan qui, meme s'il se
fut realise, eut ete inutile.

La Giralda etant, dans son idee, l'obstacle, sa suppression s'imposait.
Fausta avait jete les yeux sur Barba Roja pour mener a bien cette partie
de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la
passion sauvage du colosse pour la jolie bohemienne.

Admirablement renseignee sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait
que Barba Roja etait une brute incapable de resister a ses passions. Son
amour, violent, brutal, etait plutot du desir sensuel que de la passion
veritable.

En revanche, a la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait
infligee. Barba Roja s'etait pris pour Pardaillan d'une haine feroce. Si
le hasard voulait que le colosse se trouvat la quand on procederait a
l'arrestation du chevalier, il etait homme a oublier momentanement son
amour pour se ruer sur celui qu'il haissait.

Or, la besogne de Barba Roja etait toute tracee. A lui incombait le soin
de debarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il
fallait, de toute necessite, qu'il s'en tint au role qu'elle lui avait
assigne.

Fausta n'avait pas hesite. L'intelligence de Barba Roja etait loin
d'egaler sa force. Centurion, style par Fausta, etait arrive aisement a
le persuader que Pardaillan etait epris de la bohemienne. Et, avec cette
familiarite cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
dogue du roi, il avait conclu en disant:

--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous
le lui renverrez... quelque peu endommage. Croyez-moi, c'est la une
vengeance autrement interessante que le stupide coup de dague que vous
revez.

Barba Roja avait donne tete baissee dans le panneau.

Par surcroit de precaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de
prendre part a la course. Le roi s'etait fait tirer l'oreille. Il
n'avait pas pardonne a son dogue une defaite qui lui paraissait trop
facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait la une
maniere de montrer que les coups de Pardaillan n'etaient pas, au
demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empechaient pas celui qui les
avait recus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures apres. Le
roi s'etait laisse convaincre.

Quant a Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgre que son
bras le fit encore souffrir, il s'etait jure d'estoquer proprement son
taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'etendait sur lui
au moment ou, precisement, il avait lieu de se croire momentanement en
disgrace.

Par cette derniere precaution, Fausta s'etait sentie plus tranquille.
Barba Roja, apres avoir couru son taureau, serait occupe avec la
Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi evitee.
Et, comme Fausta prevoyait tout, au cas ou Barba Roja, blesse par le
taureau, ne pourrait participer a l'enlevement de la jolie bohemienne.
Centurion et ses hommes opereraient sans lui, et a son lieu et place.

Puisque nous faisons un expose de la situation des partis en presence,
il nous parait juste, laissant pour un instant ces puissants personnages
a leurs preparatifs, de voir un peu ce qu'on avait a leur opposer du
cote adverse.

D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, completement
ignorante des dangers qu'elle court, naivement heureuse de ce qu'elle
croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'elu de son
coeur.

D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des apprehensions,
c'etait surtout au sujet de sa fiancee. Un secret instinct l'avertissait
qu'elle etait menacee. Pour lui-meme, il etait bien tranquille. Ainsi
qu'il l'avait dit a Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
considerablement exagere les dangers auxquels il etait expose.

Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait
interet a sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver etait
d'etre assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force a
se defendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas
non plus dans les coulisses de l'arene, coulisses a ciel ouvert, sous
les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc,
toutes les histoires de Mme Fausta n'etaient que... des histoires.

S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il
aurait perdu quelque peu de cette insouciante quietude.

Enfin, il y avait Pardaillan.

Pardaillan, sans partisans, sans allies, sans troupes, sans amis, seul,
absolument seul.

Pardaillan, malheureusement, s'etait ecarte de l'excavation par ou il
entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle
souterraine, ou se reunissaient les conjures, au moment ou Fausta
parlait a Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
fille fut menacee.

En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero.
Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait
vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait la et la mort
seule eut pu l'empecher de tenir sa promesse.

Chose incroyable, l'idee ne lui vint pas que les formidables preparatifs
qui s'etaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser,
que le Torero.

De ce qu'il ne se croyait pas directement menace, il ne s'ensuit pas
qu'il s'estimait en parfaite securite au milieu de cette foule de
seigneurs, dont il sentait la sourde hostilite.

Et, comme il sentait autour de lui gronder la colere, comme il ne voyait
que visages renfrognes ou menacants, il se herissa plus que jamais,
toute son attitude devint une provocation qui s'adressait a une
multitude.

Comme on le voit, la partie etait loin d'etre egale, et, comme le
pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'etre
emporte par la tourmente.



VII

LA CORRIDA

Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, a la place que
d'Espinosa avait eu la precaution de lui faire garder, les trompettes
sonnerent.

C'etait le signal impatiemment attendu annoncant que le roi ordonnait de
commencer.

Barba Roja avait ete designe pour courir le premier taureau. Le deuxieme
revenait a un seigneur quelconque dont nous n'avons pas a nous occuper;
le troisieme, au Torero.

Barba Roja, mure dans son armure, monte sur une superbe bete
caparaconnee de fer comme le cavalier, se tenait donc a ce moment dans
la piste, entoure d'une dizaine d'hommes a lui, charges de le seconder
dans sa lutte.

La piste etait, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y
avaient que faire, mais eprouvaient l'imperieux besoin de venir parader
la, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et
les gradins.

Necessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la
selle, la lance au poing, les yeux obstinement fixes sur la porte du
toril, par ou devait penetrer la bete qu'il allait combattre.

En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de
Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers charges de l'entretien
de la piste, d'enlever les blesses ou les cadavres, de repandre du sable
sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
mille et un petits travaux accessoires, dont la necessite urgente se
revelait a la derniere minute.

Lorsque les trompettes sonnerent, ce fut une debandade generale, qui
excita au plus haut point l'hilarite des milliers de spectateurs et eut
l'insigne honneur d'arracher un mince sourire a Sa Majeste. On savait
que l'entree du taureau suivait de tres pres la sonnerie et, dame! nul
ne se souciait de se trouver soudain face a face avec la bete.

Ce bref intermede, c'etait la comedie preludant au drame.

Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barriere
protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier
choc du fauve, achevaient a peine de se masser prudemment derriere son
cheval, que, deja, le taureau faisait son entree.

C'etait une bete splendide: noire tachetee de blanc, sa robe etait
luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou
enorme; la tete puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes
longues et effilees, etait fierement redressee, dans une attitude de
force et de noblesse impressionnantes.

En sortant du toril, ou depuis de longues heures il etait demeure dans
l'obscurite, il s'arreta tout d'abord, comme ebloui par l'aveuglante
lumiere d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se
presentant noblement, les bravos saluerent son entree, ce qui parut le
surprendre et le deconcerter.

Bientot, il se ressaisit et il secoua sa tete entre les cornes de
laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour
etre proclame vainqueur; a moins qu'il ne preferat tuer le taureau,
auquel cas le trophee lui revenait de droit, meme si la bete etait mise
a mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.

Le taureau secoua plusieurs fois sa tete, comme s'il eut voulu jeter bas
la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut
la piste. Tout de suite, a l'autre extremite, il decouvrit le cavalier
immobile, attendant qu'il se decidat a prendre l'offensive.

Des qu'il apercut cette statue de fer, il se rua en un galop effrene.

C'etait ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit a fond de train, la
lance en arret.

Et, tandis que l'homme et la bete, rues en une course echevelee
foncaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule
angoissee.

Le choc fut epouvantablement terrible.

De toute la force des deux elans contraires, le fer de la lance penetra
dans la partie superieure du cou.

Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour
obliger le taureau a passer a sa droite, en meme temps qu'il tournait
son cheval a gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force
prodigieuse, augmentee encore par la rage et la douleur, et le cheval,
dresse droit sur ses sabots de derriere, agitait violemment dans le vide
ses jambes de devant.

Un instant, on put craindre qu'il ne tombat a la renverse, ecrasant son
cavalier dans sa chute.

Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derriere la bete,
s'efforcaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques
dont le fer, tres aiguise, affectait la forme d'un croissant. C'est ce
que l'on appelait la _media-luna_.

Tout a coup, sans qu'on put savoir par suite de quelle manoeuvre, le
cheval, degage, retombe sur ses quatre pieds, fila ventre a terre, se
dirigeant vers la barriere, comme s'il eut voulu la franchir, tandis que
le taureau poursuivait sa course en sens contraire.

Alors, ce fut la fuite eperdue chez les auxiliaires de Barba Roja,
personne, on le concoit, ne se souciant de rester sur le chemin du
taureau, qui courait droit devant lui.

Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant
elle, la bete s'arreta, se retourna et chercha de tous les cotes, en
agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'etait pas grave; elle avait
eu le don de l'exasperer. Sa colere etait a son paroxysme et il etait
visible--toutes ses attitudes parlaient un langage tres clair, tres
comprehensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui
faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta a la place ou elle
s'etait arretee et attendit, en jetant autour d'elle des regards
sanglants.

Etant donne les dispositions nouvelles de la bete, etant donne surtout
qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il etait clair que la
deuxieme passe serait plus terrible que la premiere.

Barba Roja avait pousse jusqu'a la barriere. Arrive la, il s'arreta
net et il fit face a l'ennemi. Il attendit un instant, tres court, et,
voyant que le taureau semblait mediter quelque coup et ne paraissait pas
dispose a l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut a sa rencontre
en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eut ete a meme de le
comprendre.

--Taureau! criait-il a tue-tete, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lache!
couard! chien couchant!...

Le taureau, sournoisement, epiait les moindres gestes de l'homme qui
avancait lentement, pret a saisir au bond l'occasion propice.

Au fur et a mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accelerait son
allure et redoublait d'injures vociferees d'une voix de stentor. C'etait
d'ailleurs dans les moeurs de l'epoque.

Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de repondre.

Mais les spectateurs, qui se passionnaient a ce jeu terrible, se
chargeaient de repondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour
l'homme et criaient:

"Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles!
Donne-le a tes chiens!

D'autres, au contraire, tenaient pour la bete et repondaient:

"Viens-y! tu seras bien recu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu
n'oseras pas y aller!"

Et Barba Roja avancait toujours, s'efforcant de couvrir de sa voix
les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux
adversaire, accelerant toujours son allure.

Quand le taureau vit l'homme a sa portee, il baissa brusquement la tete,
visa un inappreciable instant, et, dans une detente foudroyante de ses
jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.

Contre toute attente, il n'y eut pas collision.

Le taureau, ayant manque le but, passa tete baissee a une allure
desordonnee. Le cavalier, qui avait dedaigne de frapper, poursuivit sa
route ventre a terre du cote oppose.

Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit
bondir, il obligea son cheval a obliquer a gauche. La manoeuvre etait
audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement etre un ecuyer
consomme, doue d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout etre
absolument sur de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture
fut douee d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec
une precision admirable, elle eut un succes complet.

Si le taureau avait charge avec l'intention manifeste de tuer, il n'en
etait pas de meme du cavalier, qui ne visait qu'a enlever le flot de
rubans.

Effectivement, soit adresse reelle, confinant au prodige,
soit--plutot--chance extraordinaire, le colosse reussit pleinement
et, en s'eloignant a toute bride, dresse droit sur les etriers,
il brandissait fierement la lance, au bout de laquelle flottait
triomphalement le trophee de soie, dont la possession faisait de lui le
vainqueur de cette course.

Et la foule des spectateurs, electrisee par ce coup d'audace,
magistralement reussi, salua la victoire de l'homme par des vivats
joyeux, et c'etait toute justice, car ce coup etait extremement rare,
et, pour se risquer a l'essayer, il fallait etre doue d'un courage a
toute epreuve.

Mais Barba Roja avait a faire oublier la lecon que lui avait infligee le
chevalier de Pardaillan; il avait a se faire pardonner sa defaite et
a consolider son credit ebranle pres du roi. Il n'avait pas hesite a
s'exposer pour atteindre ce resultat, et son audace avait ete largement
recompensee par le succes d'abord, ensuite par le roi lui-meme, qui
daigna manifester sa satisfaction a voix haute.

Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, apres en avoir fait hommage
a la dame de son choix, se retirer de la lice. C'etait son droit. Mais,
grise par son succes, enorgueilli par la royale approbation, il voulut
faire plus et mieux, et, bien qu'il eut senti son bras faiblir lors de
son contact avec la bete, il resolut incontinent de pousser la lutte
jusqu'au bout et d'abattre son taureau.

C'etait d'une temerite folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait
etre considere comme jeu d'enfant a cote de ce qu'il entreprenait. Ce
fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se
disposait a poursuivre la course.

En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commence par
foncer au hasard, par instinct combatif. Des la premiere passe, il avait
compris qu'il s'etait trompe. Chaque passe, denuee de succes, etait une
lecon pour lui.

Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et
sa fureur restaient les memes, mais il acquerait la ruse qui lui avait
fait defaut jusque-la.

Le premier choc avait eu lieu non loin de la barriere, presque en
face de Pardaillan. C'est la que le taureau avait eprouve sa premiere
deception, la qu'il avait ete frappe par le fer de la lance, la qu'il
revenait toujours. Le deloger du refuge qu'il s'etait choisi devenait
terriblement dangereux.

Afin de permettre a leur maitre de parader un moment en promenant le
trophee conquis, les aides de Barba Roja s'efforcaient de detourner de
lui l'attention de l'animal.

Mais le taureau semblait avoir compris que, son veritable ennemi,
c'etait cette enorme masse de fer a quatre pattes, comme lui, qui
evoluait la-bas. C'etait de la qu'etait parti le coup qui l'avait
meurtri. C'etait cela qu'il voulait meurtrir a son tour.

Et, comme il se mefiait, maintenant, il ne bougeait pas du gite qu'il
s'etait choisi. Il dedaignait les appels, les feintes, les attaques
sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agace, il se ruait
sur ceux qui le harcelaient de trop pres, mais il ne continuait pas la
poursuite et revenait invariablement a son endroit favori, comme s'il
eut voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici
qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.

Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment parade, il
s'affermit sur les etriers, assura sa lance dans son poing enorme et,
voyant que la bete refusait de quitter son refuge, il prit du champ et
fonca sur elle a toute vitesse.

Comme elle avait deja fait une fois, la bete le laissa approcher et,
quand elle le jugea a la distance qui lui convenait, elle bondit de son
cote.

Maintenant, ecoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme
faisait obliquer son cheval a gauche, de telle sorte que la lance portat
sur le cote droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait execute cette
manoeuvre. Deux fois le taureau avait donne dans le piege et avait passe
par le chemin que l'homme lui indiquait.

Or, le taureau avait appris la manoeuvre.

Deux lecons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait
plus la lui faire.

Donc, le taureau fonca droit devant lui comme il avait toujours fait.
Seulement, a l'instant precis ou le cavalier changeait la direction de
son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il
tourna a droite.

Le resultat de cette manoeuvre imprevue de la bete fut epouvantable.

Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut
souleve, enleve, projete avec une violence, une force irresistibles.

Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les etriers, portant tout le poids du
corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter,
le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'equilibre, la violence
du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
monture, passant par-dessus le taureau lui-meme, alla s'aplatir sur
le sable de la piste, proche de la barriere, ou il demeura immobile,
evanoui.

Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs
haletants.

Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba
Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'elancaient
au secours du maitre, les autres s'efforcaient de detourner de lui
l'attention de la bete ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par
la vue du sang repandu. Car le cheval, malgre le caparacon de fer,
frappe au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, beante.

Relever un homme du poids de Barba Roja n'etait pas besogne si facile,
d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.

Il fallut donc renoncer a le relever et s'occuper incontinent de
le transporter hors de la piste. La barriere n'etait pas loin,
heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troubles
par les evolutions du taureau, seraient parvenus a le faire passer de
l'autre cote de l'abri, si le taureau n'avait eu une idee bien arretee
et n'eut poursuivi l'execution de cette idee avec une tenacite
deconcertante.

Nous avons dit que la bete en voulait a cette masse de fer et surtout a
celle qui l'avait frappe.

Voici qui le prouve:

Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait
autour de lui, sans donner dans les pieges que lui tendaient les hommes
du cavalier, ecrase sur le sol, cherchant a l'eloigner de la monture, il
s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait
donner une idee.

Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait
bafoue, c'est-a-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui
l'avait blesse, c'est-a-dire l'homme etendu sur le sable.

Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le
lacha et se retourna vers l'endroit ou etait tombe l'homme.

Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idee de vengeance et la mettait
a execution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que
toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le detourner
echouerent piteusement.

Le taureau, de temps en temps, se detournait de sa route pour courir sus
aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait
pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blesse, qu'il
voulait, c'etait visible, atteindre a tout prix.

Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que
jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilite des efforts de leurs
camarades, se sentant enfin menaces eux-memes, se resignerent a
abandonner leur maitre et s'empresserent de courir a la barriere et de
la franchir.

Un immense cri de detresse jaillit de toutes les poitrines, etreintes
par l'horreur et l'angoisse.

La piste avait ete envahie par une foule de braves, courageux certes,
animes des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans
une confusion inexprimable, se tenant prudemment a distance du taureau
et ne reussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation,
qu'a l'exasperer davantage, si possible.

A moins d'un miracle, c'en etait fait de Barba Roja, Tous le comprirent
ainsi.

Le roi, dans sa loge, se tourna legerement vers d'Espinosa et,
froidement:

--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quete d'un nouveau
garde du corps pour mon service particulier.

Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours etale sur le sol.
La seule chance qui lui restait de s'en tirer residait maintenant
dans la solidite de son armure et dans la versatilite de la bete qui
chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait
esperer en rechapper, fortement eclope sans doute, estropie peut-etre,
mais enfin avec des chances de survivre a ses blessures. Si la bete
montrait le meme acharnement qu'elle avait montre pour le cheval, il n'y
avait pas d'armure assez puissante pour resister a la force des coups
redoubles qu'elle lui porterait.

Et, maintenant, quelques toises a peine la separaient de son ennemi
inerte...

A ce moment, un fremissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec
le frisson de la terreur qui la secouait jusque-la, agita cette foule
enervee par l'angoisse.

Sur les gradins, aux fenetres, aux balcons, des hommes se dressaient,
debout, hagards, congestionnes, cherchant a voir, a voir malgre tout,
sans s'occuper de gener le voisin. Une immense acclamation retentit dans
les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux
voir, se repercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues
adjacentes:

"Noel! Noel! pour le brave gentilhomme!"

Dans la tribune royale, le meme frisson de curiosite et d'espoir secoua
tous les dignitaires qui oublierent momentanement la severe etiquette
pour se bousculer derriere le roi, s'approcher de la rampe du balcon
pour voir.

Jusqu'au roi lui-meme qui, deposant son flegme et son impassibilite, se
dressa tout droit, les deux mains crispees sur le velours de la rampe de
fer, se penchant hors du balcon.

Seule, au milieu de la fievre generale, Fausta demeura froide,
impassible, un enigmatique sourire se jouant sur ses levres, qui
tremblaient legerement.

Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenetres,
voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous,
tous, ils voulaient voir.

Voir quoi?

Ceci:

Un homme venait de bondir dans la piste et seul, a pied, sans armure,
ayant a la main une longue dague, hardiment, posement, avec un
sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer resolument entre la
bete et Barba Roja.

Et, tout a coup, apres le tumulte, le fremissement, l'acclamation
spontanee, un silence prodigieux plana sur l'assemblee haletante.

Le roi regarda d'Espinosa et lui dit a voix basse, avec un sourire
livide:

"Monsieur de Pardaillan!"

Il y avait, dans la maniere dont il prononca ces paroles, de la stupeur
et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitot:

"Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand
inquisiteur, que nous voici debarrasses du bravache, sans que nous y
soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de
Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manque aux egards dus a son
representant.

--Je le crois aussi, sire, repondit d'Espinosa avec son calme accoutume.

--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan
va etre mis a mal par ce fauve? intervint deliberement Fausta.

--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravedis de
sa peau.

Fausta secoua gravement la tete et, avec un accent prophetique qui
impressionna fortement le roi et d'Espinosa:

--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement
cette brute.

--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.

--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus
du commun des mortels, meme si ces mortels ont le front ceint de la
couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne perira pas encore
dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir
au moyen que je vous ai indique.

Le roi regarda d'Espinosa et ne repondit pas, mais il demeura tout
songeur.

Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet
adversaire inattendu, s'etait arrete comme s'il eut ete etonne.

Apres cet instant de courte hesitation, il baissa la tete, visa son
adversaire et, presque aussitot, il la redressa et porta un coup
foudroyant de rapidite.

Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans
l'action. Il s'etait place de profil devant la bete, solidement campe
sur les pieds bien unis en equerre, le coude leve, la garde de la dague,
longue et flexible, devant la poitrine, la tete legerement penchee a
droite, de facon a bien viser l'endroit ou il voulait Frapper.

Le taureau, de son cote, ayant bien vise son but, fonca tete baissee, et
vint s'enferrer lui-meme.

Pardaillan s'etait contente de le recevoir a la pointe de la dague en
effacant a peine sa poitrine.

Enferre, le taureau ne bougea plus.

Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables
spectateurs de cette lutte extraordinaire.

Que se passait-il donc? Le taureau etait-il blesse? Etait-il touche
seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?

Et le temeraire gentilhomme, qui semblait mue en statue! Que faisait-il
donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le
taureau se ressaisit et le mit en pieces?

Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.

A vrai dire, le chevalier n'etait guere plus fixe que les spectateurs.

Il voyait bien que la dague s'etait enfoncee jusqu'a la garde. Il
sentait bien tressaillir et flechir le taureau. Mais, diantre! avec un
adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure etait-elle
suffisamment grave? N'allait-il pas se reveiller de cette sorte de
torpeur et lui faire payer par une mort epouvantable le coup qu'il
venait de lui porter?

C'est ce que se demandait Pardaillan...

Mais il n'etait pas homme a rester longtemps indecis. Il resolut d'en
avoir le coeur net, coute que coute. Brusquement, il retira l'arme, qui
apparut rouge de sang, et s'ecarta, au cas, improbable, d'une supreme
revolte de la bete.

Brusquement, le taureau, foudroye, tomba comme une masse.

Alors, ce fut une detente dans la foule. Les traits convulses reprirent
leur expression naturelle, les gorges contractees se dilaterent, les
nerfs se detendirent. On respira largement: on eut dit qu'on craignait
de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
violemment comprimes.

Sous l'influence de la reaction, des femmes eclaterent en sanglots
convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux eclats. Ce fut un
soulagement universel d'abord, puis un etonnement prodigieux et puis,
tout a coup, la joie eclata, bruyante, animee, et se fondit en une
acclamation delirante a l'adresse de l'homme courageux qui venait
d'accomplir cet exploit.

Pardaillan, sa dague sanglante a la main, resta un bon moment a
contempler d'un oeil reveur et attriste l'agonie du taureau que, par un
coup de maitre prodigieux a l'epoque, il venait de mettre a mort.

En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains
gentilshommes qui l'avaient devisage d'un air provocant. Il oubliait
Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient a une fenetre proche
du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants
l'eussent foudroye a distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et
d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuees
d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menacaient.

Apres avoir longuement considere le taureau expirant, il murmura avec un
accent de pitie inexprimable:

"Pauvre bete!..."

Ainsi, dans l'ingenuite de son ame, sa pitie allait a la bete qui l'eut
infailliblement broye s'il n'eut pris les devants.

En faisant ces reflexions plutot desabusees, ses yeux tomberent sur
la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispe. Il la jeta
violemment, loin de lui, dans un geste de repulsion et de degout.

Il apercut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient
leur maitre, toujours evanoui, et, machinalement, ses yeux allerent
alternativement du colosse qu'on emportait a la bete, qu'on s'appretait
deja a trainer hors de la piste.

Ses traits reprirent leur premiere expression de reverie melancolique,
tandis qu'il songeait:

"Qui pourrait me dire lequel est le plus feroce, le plus brute, de
l'homme qu'on emporte la-bas ou de la bete, que j'ai stupidement
sacrifiee?"

Et, comme, necessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le
feliciter, il s'eloigna a grandes enjambees furieuses, sans vouloir
rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur,
tout deconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet
intrepide gentilhomme francais, si fort et si brave, n'etait pas quelque
peu dement.

Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut
retrouver le Torero, sous sa tente, ayant resolu de ne pas reoccuper le
siege qu'on lui avait reserve, mais ne voulant pas cependant abandonner
le prince au moment ou il aurait besoin de l'appui de son bras.

Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec
un interet passionne les phases du combat. Mais, alors que partout
ailleurs--ou a peu pres--on souhaitait ardemment la victoire du
gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
sa mort. "On" s'applique specialement a Fausta, a Philippe II et a
d'Espinosa.

Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier,
non arme pour une lutte inegale, devait infailliblement succomber,
victime de sa temeraire generosite, sous l'empire de la superstition qui
lui suggerait la pensee que Pardaillan etait invulnerable, Fausta, tout
en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de
la brute.

Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, tres simplement, elle fit:

--Eh bien, qu'avais-je dit?

--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.

--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois
que vous avez raison: cet homme est invulnerable. Nous ne pouvons le
frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indique. Je n'en
vois pas d'autre. Je m'en tiendrai a celui-la, qui me parait bon.

--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.

Le roi etait l'homme des procedes lents et tortueux et des
dissimulations patientes, autant qu'il etait tenace dans ses rancunes.

--Peut-etre, dit-il, apres ce qui vient de se passer, serait-il opportun
de remettre a plus tard la mise a execution de nos projets.

D'Espinosa, a qui s'adressaient plus particulierement ces paroles,
regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec
un accent de froide resolution et un geste tranchant comme un coup de
hache:

--Trop tard! dit-il.

Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur
n'acquiescat a la demande du roi.

Philippe considera a son tour, un moment, son grand inquisiteur en face,
puis, il detourna negligemment la tete sans plus insister.

Ce simple geste du roi, c'etait la condamnation de Pardaillan.



VIII

LE CHICO REJOINT PARDAILLAN

La course qui suit ne se rattachant par aucun point a ce recit, nous
laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succede a
Barba Roja--serieusement endommage par sa chute, parait-il--et nous
suivrons le chevalier de Pardaillan.

Il penetra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption
autour de la piste, comme de nos jours.

Plus que de nos jours, ce couloir etait occupe par la suite des
seigneurs qui devaient prendre part a une des courses et par une foule
d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruee de tous ceux que
l'intervention imprevue du Francais avait enthousiasmes et qui s'etaient
precipites vers lui.

La porte de la barriere franchie, la foule acclamant le vainqueur et
s'ecartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva
en face de celui qu'il cherchait, c'est-a-dire du Torero, a moitie
deshabille, tenant sa cape d'une main, son epee de l'autre, et qui
paraissait tout haletant comme a la suite d'un grand effort longtemps
soutenu.

Retire sous sa tente ou il procedait a sa toilette, avec tout le soin
minutieux qu'on apportait a cette operation jugee alors tres importante,
don Cesar avait ete un des derniers a avoir connaissance de l'accident
survenu a Barba Roja.

Bien qu'il eut de tres legitimes raisons de considerer le colosse comme
un ennemi, le Torero avait une trop genereuse nature pour hesiter sur
la conduite a tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps
d'achever de se vetir, sauter sur sa cape et son epee, partir en
courant, tel fut son premier mouvement.

Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il esperait arriver
a temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers
lui.

Mais il avait compte sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que
lentement, trop lentement au gre de son impatiente generosite.

Etroitement presse dans la cohue, qu'il s'efforcait vainement de
traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme
francais.

On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper.
Pardaillan, seul, etait capable d'un trait de bravoure et de generosite
pareil.

Presse de toutes parts, ecumant de rage et de colere, etreint par
l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de desespoir, se
contenter d'ecouter le recit du combat fait a voix haute par ceux
qui voyaient, repete et commente de bouche en bouche par ceux qui ne
voyaient pas.

La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer
d'inquietude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour
ces luttes violentes, les spectateurs, electrises, acclamaient
impartialement aussi bien la bete que l'homme, lorsqu'un coup excitait
leur admiration.

Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu
d'espoir. Il n'eut qu'a preter l'oreille pour entendre les exclamations
les plus diverses:

"Le taureau s'est ecroule comme une masse!--Un coup, un seul coup lui
a suffi, senor!--Et avec une mechante petite dague!--Splendide!
Merveilleux!--Voila un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas
Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le meme gentilhomme qui a,
l'autre jour, administre la correction que vous savez a ce pauvre Barba
Roja, qui joue de malheur decidement!--Quoi, le meme?--C'est comme j'ai
l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrige Barba Roja,
aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble,
genereux!"

En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits
et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il
le connaissait.

Malgre tout, il n'etait pas encore rassure, lorsque le mouvement de la
foule, s'ecartant pour faire place au triomphateur, le mit face a face
avec celui qu'il s'etait vainement efforce de secourir.

--He! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, ou courez-vous
ainsi, demi nu?

Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero
s'ecria, en designant de la main la foule qui les entourait:

--Je voulais penetrer dans la piste, mais j'ai ete pris au milieu de
cette presse, et, malgre tous mes efforts, je n'ai pu me degager a
temps.

Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient
devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.

--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'etait pas aisee au milieu
d'une cohue pareille.

Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit tres doucement:

--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller
plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas,
ajouta-t-il en froncant legerement le sourcil, avoir autour de moi
autant d'indiscrets personnages.

Ceci dit a voix assez haute pour etre entendu de tous, sur ce ton froid
qui lui etait particulier quand l'impatience commencait a le gagner,
souligne par un coup d'oeil imperieux, fit s'ecarter vivement les plus
pressants.

Lorsqu'ils se trouverent sous la tente:

--Ah! chevalier, s'ecria le Torero encore emu, quelle imprudence!...
Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon
existence!

Le chevalier prit son expression la plus naivement etonnee.

--Moi! s'ecria-t-il; et comment cela?

--Comment? Mais en vous jetant temerairement, comme vous l'avez fait,
au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du
caractere du taureau, vous ne savez rien de sa maniere de combattre,
vous soupconnez a peine la force prodigieuse dont la nature l'a dote, et
vous allez deliberement vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme,
une dague a la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous
soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne
pas en revenir?

--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est precisement
celle qui m'a tire d'affaire, tandis que la pauvre bete y a laisse sa
vie. Et c'est grace a vous, du reste.

--Comment, grace a moi! s'ecria le Torero qui ne savait plus si le
chevalier parlait serieusement ou s'il etait en train de se moquer de
lui.

Mais Pardaillan reprit, sur un ton au serieux duquel il n'y avait pas a
se meprendre:

--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien depeint la
bete, vous m'avez si bien devoile son caractere et ses manieres, vous
m'avez si bien indique et ses ruses et la facilite avec laquelle on
peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montre l'anatomie de
son corps, enfin, vous m'avez indique de facon si nette et si exacte
l'endroit precis ou il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'a me
souvenir de vos lecons, qu'a suivre a la lettre vos indications pour la
tuer avec une facilite dont je suis a la fois etonne et honteux. Tout
l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne
justice.

Ecrase par la logique de ce raisonnement debite avec un serieux
imperturbable et, qui pis est, avec une sincerite manifeste, le Torero
leva les bras au ciel.

--Vous avez une maniere de presenter les choses tout a fait
particuliere.

Ceci etait dit sur un ton tel que Pardaillan eclata franchement de rire.
Et le Torero ne put s'empecher de partager son hilarite.

--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarite fut calmee, je vous
dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le
triomphateur que vous vous refusez a etre, c'est precisement, d'avoir su
garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
maniere les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner.

--Parlons serieusement. Savez-vous que vous etes en droit de me garder
quelque rancune de ce coup qu'il vous plait de qualifier de merveilleux?

--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?

--Parce que, sans ce coup-la, a l'heure qu'il est, je crois bien que le
seigneur Barba Roja aurait rendu son ame a Dieu.

--Je ne vois pas...

--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me
souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main.

En disant ces mots, Pardaillan etudiait de son oeil scrutateur le loyal
visage de son jeune ami.

--Je l'ai dit, en effet, repondit le Torero, et j'espere bien qu'il en
sera ainsi que je desire.

--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit
froidement le chevalier.

Le Torero secoua doucement la tete:

--Quand je suis parti a peine vetu, comme vous le voyez, je courais au
secours d'une creature humaine en peril. Je vous jure bien, chevalier,
qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien reussi je n'ai pas
pense un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi.

L'oeil de Pardaillan petilla de joyeuse malice.

--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-etre
pour vous-meme qu'a la toute derniere extremite, si je ne vous avais
prevenu, vous l'eussiez tente en faveur d'un ennemi?

--Oui, certes, fit energiquement le Torero. Mais ne detestez-vous pas
vous-meme Barba Roja?

Pardaillan avait fait entendre ce leger sifflement qui pouvait exprimer
aussi bien l'assentiment ou la denegation.

Puis, il dit paisiblement:

--Savez-vous a quoi je pense?

--Non! dit le Torero surpris.

--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami
Cervantes ne soit pas ici present.

De plus en plus ebahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il
n'etait pas encore habitue, le Torero ouvrit des yeux enormes et demanda
machinalement:

--Pourquoi?

--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, a vous entendre,
une belle occasion de vous donner, a vous aussi, ce nom de don Quichotte
dont il me rebat les oreilles a tout bout de champ.

Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:

--Mais, dites-moi, ou avez-vous pris que je deteste le Barba Roja?

--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir ou j'etais si bien ecrase
que je n'ai pu en sortir.

--Voila comme on travestit toujours la verite, murmura le chevalier. Je
n'ai pas de raisons d'en vouloir a Barba Roja. C'est bien plutot lui qui
me veut la malemort.

A ce moment, une main souleva la portiere qui masquait l'entree de la
tente et un personnage entra deliberement.

--He! c'est mon ami Chico! s'ecria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu
es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don Cesar, ce magnifique
pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pale, et ce
haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie
bleue, doublee de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos
couleurs. Et cette dague au cote! Sais-tu que tu as tout a fait grand
air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois la.

Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.

Le nain etait vraiment superbe.

Habituellement il affectait un dedain superbe pour la toilette. Il ne
pouvait en etre autrement, d'ailleurs, habitue qu'il etait a courir la
campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charite des
ames pieuses, il etait bien oblige d'endosser un costume qui inspirat
la pitie. Car il ne faut pas oublier que le Chico etait un mendiant, un
simple et vulgaire mendiant. Au reste, a l'epoque, la mendicite etait un
metier comme un autre.

Le Chico donc etait habituellement en haillons. Tres propres, il est
vrai, depuis la lecon que lui avait infligee la petite Juana; mais des
haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain
n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
beaux habits eux-memes n'etaient que de la friperie, en comparaison du
magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-la.

Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de
renseigner le chevalier.

--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la
tete qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en realite c'est moi qui
suis son oblige, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de
m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
aux couleurs de celui que j'endosse moi-meme, et du diable si je sais
avec quel argent il a pu faire ces frais considerables! Je ne pouvais
vraiment pas lui refuser, apres tant d'attentions delicates. Ce qui fait
qu'on me verra dans l'arene avec un page portant mes couleurs.

--Oui-da! fit Pardaillan, qui etudiait sans en avoir l'air le petit
homme. Mais c'est tres bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en
reponds.

Le Chico etait heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait
ingenument voir.

--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur a mon noble maitre. Puisque
vous le dites, j'y ai reussi.

--Tout a fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maitre, en
parlant de don Cesar? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-meme
n'en sait rien!

--Il l'est, dit le nain avec conviction.

--C'est probable, c'est certain meme. Mais enfin il serait, je crois,
bien en peine de montrer ses parchemins.

Pardaillan avait sans doute une arriere-pensee en poussant ainsi le nain
sur une question qui avait alors une tres grande importance. Peut-etre,
connaissant sa fierte, s'amusait-il tout bonnement a le taquiner.

Quoi qu'il en soit, le Chico repondit vivement:

--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en regle, tiens!

--Ah bah! fit Pardaillan, surpris a son tour.

Irreverencieusement, le Chico haussa les epaules.

--Parce que vous etes etranger, vous ne savez pas, dit-il. Don Cesar est
un ganadero (eleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui
anoblit.

--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit la, don Cesar?

--Sans doute! Ne le saviez-vous pas?

--Ma foi non.

--C'est a ce titre seul que je dois le tres grand honneur que veut bien
me faire notre sire le roi, en m'admettant a courir devant lui.

--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?

--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je
possede m'a ete leguee par celui qui m'a eleve et qui la tenait, sans
nul doute, de mon pere ou de ma mere. Mais elle ne me rapporte rien.

--Vous m'en direz tant...

Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions
aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa
course:

--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle
mouche t'a pique de venir precisement aujourd'hui t'enroler dans la
suite de don Cesar?

Le Chico regarda fixement Pardaillan.

--Vous le savez bien, dit-il.

--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire!

Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portiere, et baissant la
voix:

--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle
souterraine, dit-il.

--Quel rapport?...

--Vous savez bien que don Cesar est en peril, puisque vous ne le quittez
pas d'une semelle.

--Quoi! fit Pardaillan, emu par la simplicite naive de ce devouement.
Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le defendre
que tu as pris cette dague qui te donne un air si crane?

Et il considerait le petit homme avec une admiration attendrie.

Le nain cependant se meprit sur la signification de ce coup d'oeil, et,
hochant tristement la tete, il dit, sans amertume:

--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite
taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille.
Peut-on savoir? La piqure d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour
detourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis etre ce
mosquito, tiens!

--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensee
de chercher a diminuer ton genereux devouement. Mais, mon petit, sais-tu
que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?

--Je le sais, tiens!

--Sais-tu que tu risques ta peau?

--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et
puis, si vous croyez que je tiens a la vie, vous vous trompez, ajouta le
nain d'un ton desabuse.

--Chico, fit sincerement Pardaillan, tu es tout petit par la taille,
mais tu as un grand coeur.

--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le
dites, et cela doit etre, puisque vous le dites. Depuis que je vous
connais, j'ai comme cela des idees que je ne comprends pas tres bien.
On m'eut fort etonne en me disant que je pourrais concevoir de telles
idees. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous etes, ce que vous
voulez, ou vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai
vu, je ne suis plus le meme. Un mot de vous me bouleverse, et, pour
meriter un compliment de vous, je passerais sans hesiter a travers un
brasier!

Pardaillan, tres emu par l'accent poignant du petit homme, murmura:

"Pauvre petit bougre!"

Et tout haut, avec une douceur inexprimable:

--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je
devine ce que tu ne dis pas.

Et changeant de ton, avec une brusquerie affectee:

--Ou t'etais-tu terre hier, Chico? On t'a cherche vainement de tous
cotes.

--Qui donc m'a cherche? Vous?

--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hoteliere que tu
connais bien.

--Juana! dit le Chico qui rougit.

--Tu l'as nommee.

Le nain hocha la tete.

--Qu'est-ce a dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?

Le Chico eut une imperceptible hesitation.

--Non! dit-il. Cependant...

--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.

--Elle m'avait chasse la veille... j'ai peine a croire...

--Qu'elle t'ait envoye chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es
qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.

--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoye chercher? dit le nain devenu
radieux.

--Je me tue a te le dire, mort-diable!

--Alors?...

--Alors tu pourras aller la voir apres la course. Tu seras bien recu,
j'en reponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.

--Je les tirerai, tiens! s'ecria le nain rayonnant de joie.

--A moins que tu ne preferes te retirer tout de suite..., hasarda le
chevalier.

--Comment cela? fit naivement le Chico.

--En t'en allant avant la bataille.

--Abandonner don Cesar dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive
qu'arrive, je reste, tiens!

--A la bonne heure! Silence, voici le Torero.

--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant
la portiere, sans entrer, le moment approche.

--A vos ordres, don Cesar.



IX

L'ORAGE ECLATE

Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la
loge royale, un incident que nous devons relater ici.

Fausta avait obtenu que toute personne qui se reclamerait de son nom
serait admise seance tenante en sa presence.

Au moment ou le Torero, accompagne de Pardaillan et de sa suite,
laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le
couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert
de poussiere s'etait presente a la loge royale, demandant a parler a Mme
la princesse Fausta.

Admis seance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler,
indique d'un coup d'oeil discret le roi, qui le devisageait avec son
insistance accoutumee.

Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement:

--Parlez, comte, Sa Majeste le permet.

Le courrier s'inclina profondement devant le roi et dit:

--Madame, j'arrive de Rome a franc etrier.

D'Espinosa et Philippe II dresserent l'oreille.

--Quelles nouvelles? fit negligemment Fausta.

--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier a qui
Fausta venait de donner le titre de comte.

Cette nouvelle, lancee a brule-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de
foudre.

Malgre son empire prodigieux sur elle-meme, Fausta tressaillit.

Le roi sursauta et dit vivement:

--Vous dites, monsieur?

--Je dis que Sa Saintete le pape Sixte-Quint n'est plus, repeta le comte
en s'inclinant.

--Et je ne suis pas encore avise! gronda d'Espinosa.

Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tete qui
n'annoncait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fut.

Fausta sourit imperceptiblement.

--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police
est mieux organisee que la mienne.

--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumee, ma police n'est pas
faite par des pretres.

--Ce qui veut dire?... gronda Philippe.

--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont superieurs en tout
ce qui concerne l'elaboration d'un plan, la mise a execution d'une
intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique
que necessite un tel voyage accompli a franc etrier. En semblable
occurrence, le plus savant et le plus intelligent des pretres ne vaudra
pas un ecuyer consomme.

--C'est juste, dit le roi radouci.

--Votre Majeste, ajouta Fausta pour panser la blessure faite a
l'amour-propre du roi, Votre Majeste verra que son messager aura fait
toute la diligence qu'il etait permis d'attendre de lui. Dans quelques
heures il sera ici.

--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans repondre directement a Fausta,
savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succeder au Saint-Pere?

On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment etait mort
Sixte-Quint. Sixte-Quint c'etait un ennemi qui s'en allait. Et quel
ennemi!

L'essentiel pour lui etait d'etre delivre du vieux et terrible jouteur.

Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le
pape defunt, ou serait-il un allie? Voila ce qui etait important.

Le courrier de Fausta se tenait raide et tres pale. Il etait visible
qu'il avait donne un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que
par un prodige de volonte.

A la question du roi, il repondit:

--On parle de S. Em. le cardinal de Cremone, Nicolas Sfondrato.

--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.

--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.

Le roi fit une moue significative.

--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.

La moue du roi s'accentua.

--Mais l'election du nouveau pape dependra en grande partie du neveu du
pape defunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra
docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.

--Ah! fit le roi d'un air reveur, en remerciant d'un signe de tete.

--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez
besoin.

Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se
la fit pas renouveler.

--Ce cardinal de Montalte, de qui depend en partie l'election du pape
futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier
fut sorti.

--Il l'est, fit Fausta avec un sourire enigmatique.

--Ainsi que le neveu du cardinal de Cremone, ce Sfondrato, duc de
Ponte-Maggiore?

--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le
sourire se fit plus aigu encore.

--Ne vous ont-ils pas suivie ici?

--Je crois que oui, sire.

Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui
d'Espinosa qui repondit par un imperceptible signe de tete.

Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de
l'autre. Elle comprit et elle pensa:

"D'Espinosa va me debarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans
le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commencaient a
me gener plus que je n'aurais voulu."

Et sa pensee se reportant sur Sixte-Quint qui n'etait plus:

"Le vieil athlete est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas
bien de retourner la-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre
gigantesque? A present que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de
force a me resister?"

Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait reflechir
profondement:

"Non, dit-elle, fini le reve de la papesse Fausta. Fini! momentanement.
Ce que j'entreprends ici ne le cede en rien en grandeur et en puissance
a ce que j'avais reve. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus
surement a la couronne pontificale? Puis il faut tout prevoir: si je
parais renoncer a mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes
biens, mes Etats, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me
seront rendus. En cas d'adversite, je puis me retirer en Italie, j'y
serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils
de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans
crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irreductible
ennemi. Le tresor que j'avais prudemment cache, et dont Myrthis seule
connait la retraite, echappera a la convoitise de celui qui n'est plus.
Mon fils, du moins, sera riche."

Et avec une sorte d'etonnement:

"D'ou vient que je me sens prise de l'imperieux desir de revoir
l'innocente petite creature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie
de la savoir enfin a l'abri de tout danger?..."

A l'instant precis ou elle se posait ces questions, d'Espinosa disait:

--Et vous, madame, que comptez-vous faire?

Si haut place que fut d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur
d'Espagne, la desinvolture avec laquelle il se permettait de
l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne
voulant pas se facher en presence du roi, elle se fit glaciale pour
demander a son tour:

--A quel sujet?

--Au sujet de la succession du pape Sixte V.

--Eh! dit Fausta d'un air souverainement detache, en quoi cette
succession peut-elle m'interesser?

D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une
insistance lourde de menaces:

"N'avez-vous pas tente certaine entreprise, dont l'insucces vous a valu
une condamnation a mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, ete la
prisonniere de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne
serez-vous pas tentee de reprendre vos projets momentanement abandonnes?

--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent
plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte,
quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.

--Ainsi, madame, cette mort ne change rien a nos conventions? Vous
n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome?

--Non, cardinal. J'entends rester ici.

Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'interesser a
la course, ne perdait pas un mot de cette conversation:

--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.

Philippe II la regarda d'un air etonne.

Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa repondit pour
lui:

--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'etes-vous pas l'astre le plus
resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majeste, j'ose vous l'assurer, vous
gardera pres d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.

L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace
dans ces paroles d'une galanterie raffinee en apparence.

Fausta ne s'y meprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la
haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et
s'effacait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux levres:

"Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonniere a Seville
jusqu'a ce que le pape de ton choix soit designe pour succeder a
Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me
debarrassant de Montai te et de Sfondrato."

Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'ecria de son
air le plus aimable:

--He quoi! madame, vous songeriez a nous quitter?

--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon
sejour a la cour d'Espagne. A moins que Votre Majeste ne me chasse,
ai-je ajoute.

--Vous chasser, madame! Par la Trinite Sainte! vous n'y pensez pas! M.
le cardinal vous le disait fort justement, a l'instant: nous ne saurions
plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous etes
notre prisonniere. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui
dependra de nous pour que cette captivite ne vous soit pas trop penible.

--Votre Majeste me comble! dit serieusement Fausta.

En elle-meme, elle songeait:

"Prisonniere, soit, o roi! Si tout marche au gre de mes desirs, bientot
tu seras mon prisonnier a ton tour."

Cependant la deuxieme course venait de s'achever sans incident
remarquable, et les nombreux valets affectes a ce service s'activaient
au nettoyage de la piste. C'etait comme un entracte en attendant la
troisieme course, celle du Torero.

Cette course, c'etait le clou de la fete.

Dans le peuple, on trouvait deux categories de spectateurs: ceux pour
qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les
passionner au plus haut point.

En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit
qu'ils fussent affilies a la societe secrete dont le duc de Castrana
etait le chef nominal, soit qu'ils eussent ete soudoyes avec l'or de
Fausta. Ceux-la attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
etaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-la, quand
ils se mettraient en mouvement, entraineraient infailliblement ceux qui
ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne
permettraient pas, sans protester, qu'on touchat a leur heros.

Dans la noblesse, a part un nombre infime de privilegies, fort avant
dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient
tout--tout ce que le roi avait consenti a avouer, bien entendu--tout le
reste savait qu'il etait question de l'arrestation du Torero et que
la cour craignait que cette arrestation ne provoquat un soulevement
populaire.

Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes
massees par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues
environnantes.

Ces soldats, la longueur de l'attente commencait de les enerver, et,
sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la
meme impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur
interminable faction.

Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et
ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur
la multitude. C'etait le calme decevant qui precede l'orage.

Philippe II etait loin d'etre un sentimental. La pitie, la clemence
existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments.
Et c'etait cela precisement qui faisait sa force et le rendait si
redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincere. Et sa foi
n'etait pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race,
en la superiorite de sa dynastie.

Eh bien, le silence qui pesa tout a coup sur cette foule, l'instant
d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, etait si impressionnant
qu'il impressionna le roi.

Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenetres encadrant
des tetes curieuses. La, c'etait l'insouciance, la securite absolue. La,
nul danger a courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas,
s'arreta aux tribunes.

Et Philippe se posa la question:

"Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves,
vaillants, pleins de force et de vie, figes la dans l'angoisse de
l'attente? Combien?..."

Et son oeil s'attarda sur les tribunes.

Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-dela les
barrieres et les palissades et les cordes, et les gardes, et les
arquebusiers, et les hommes d'armes.

La, c'etait la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. La,
point de retraite prudemment menagee; la, chaque spectateur pouvait
devenir une victime, payer de sa vie la curiosite satisfaite.

Et le roi Philippe, inaccessible a la pitie, ne put reprimer un long
frisson, et dans le desarroi de son esprit fulgura cette autre question,
plus terrible encore que la premiere:

"Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit
d'envoyer a la mort tant de braves gens?"

Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se
croyait si fort au-dessus de l'humanite, vint estomper l'eclat de son
regard si froid l'instant d'avant.

A cet instant precis, une voix murmura a son oreille.

--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous
echapper. Tout a l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir
et tout sera dit.

Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.

Debout derriere lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la
pourpre de son costume de cardinal, comme une enorme tache de sang qui
s'etendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang reclamant
du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnee que ce sang repandu
se confondrait avec elle, disparaitrait en elle.

Et, comme si la presence de cette ombre rouge planant sur lui eut suffi
a faire vaciller ses resolutions, le roi qui, a l'instant meme, etait
presque decide a faire grace, le roi redevint flottant et irresolu.

--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'apres les nouvelles qui nous sont
parvenues, on pourrait surseoir a nos projets? Tout bien pese, en
quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on
l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec defense de rentrer dans
nos Etats, a peine de la vie?

D'Espinosa etait loin de s'attendre a un pareil revirement. Neanmoins
il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mecontentement. Il
etait sans doute accoutume a lutter sourdement contre son orgueilleux
maitre pour arriver a lui faire adopter comme siennes propres les
decisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.

--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en
debarrasser a bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire
de Pardaillan.

Fausta fremit. Quel acces de generosite prenait donc le roi? Allait-il
faire grace aussi a Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme
si elle eut voulu aider, de toute sa volonte tenace, la volonte de
d'Espinosa.

Mais Philippe ne songeait pas a etendre sa mansuetude jusque sur le
chevalier. Il repondit donc vivement:

--Pour celui-la, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre a
plus tard son execution.

Rudement, d'Espinosa dit:

--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le chatiment du a son
insolence. Ce chatiment ne saurait etre differe plus longtemps. Il y va
de la majeste royale, a laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter
sans payer ce crime de sa vie.

Le roi hocha la tete. Il ne paraissait pas tres convaincu. Alors
d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta:

--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que
je n'invente ni n'exagere rien.

--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon temoignage peut-il vous etre
utile?

--Vous allez le savoir, madame. Des traitres, des fous se sont trouves,
qui ont fait ce reve insense de se revolter contre leur roi, de soulever
le pays, de dechainer la guerre civile et de pousser sur le trone ce
jeune homme precisement sur le sort duquel vous avez la faiblesse de
vous apitoyer, sire.

--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez
votre tete, monsieur! dit le roi presque a voix haute.

--Je le sais, dit froidement d'Espinosa.

--Et vous dites? Repetez! grinca Philippe.

--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a ete fomente contre la
couronne, contre la vie peut-etre du roi. Je dis que ce complot doit
eclater ici meme, dans un instant. Je dis que ceci merite un chatiment
exemplaire, terrible, dont il soit parle longtemps. Je dis que toutes
mes dispositions sont prises pour la repression. Et j'en appelle au
temoignage de la princesse Fausta ici presente.

Si maitresse d'elle-meme qu'elle fut, Fausta ne put s'empecher de jeter
autour d'elle ce regard du noye qui cherche a quelle branche il pourra
se raccrocher.

"D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe.
Il se sera trouve parmi les conjures quelque traitre qui, pour un titre,
pour un peu d'or, n'a pas hesite a nous trahir tous. Je vais etre
arretee. Je suis perdue, irremediablement. Que n'ai-je amene mes trois
braves Francais!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!"

Ces reflexions passerent dans son esprit avec l'instantaneite d'un
eclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et
comme le roi, soupconneux, se tournait vers elle et disait:

--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez!
Expliquez-vous!

Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans
les yeux:

--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure verite.

D'une voix dure, le roi demanda:

--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru
devoir nous aviser?

Fausta allait pousser la bravade a un point qui pouvait lui etre fatal.
Deja cette femme extraordinaire, dont le courage intrepide s'etait
manifeste en mainte circonstance critique, tourmentait la poignee de la
mignonne dague qu'elle avait au cote; deja son oeil d'aigle avait
mesure la distance qui separait le balcon du sol et combine qu'un bond
adroitement calcule pouvait la soustraire au danger d'une arrestation
immediate; deja elle ouvrait la bouche pour la supreme bravade et
ployait les jarrets pour le saut medite, lorsque le grand inquisiteur,
d'une voix apaisee, declara:

--J'en ai appele au temoignage de la princesse, assure que j'etais
de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la
suspectais, ni qu'elle fut melee en quoi que ce soit a une entreprise
folle, vouee a un echec certain (et il insista sur ces mots). Si la
princesse n'a pas parle, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
a l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais
tout et elle a du penser, a juste raison, que je saurais faire mon
devoir.

La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des levres de
Fausta, ses jambes pretes a bondir se detendirent lentement, sa main
cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait
d'un signe de tete les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:

"Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un
avertissement? Il faut savoir. Je saurai."

Apaise par la declaration du grand inquisiteur, le roi daignait
s'excuser en ces termes:

--Excusez ma vivacite, madame, mais ce que me dit M. le Grand
Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais
douter de tout et de tous.

Fausta se contenta d'agreer les excuses royales d'un signe de tete
d'une souveraine indifference. Quant a d'Espinosa il reprit d'une voix
grondante:

--Et maintenant, sire, que je vous ai devoile la verite, maintenant que
je vous ai montre ce que complotent les braves gens sur le sort de qui
il vous plait de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontes du
roi, annuler les ordres que j'ai donnes, leur laisser le champ libre,
leur donner toutes les facilites pour l'execution de leur forfait.

Et, sans attendre de reponse, il se dirigea d'un pas rude et violent
vers la sortie.

--Arretez, cardinal! cria le roi.

D'Espinosa attendait cet ordre; il etait sur que son maitre, le
lancerait. Sans hate, sans joie, sans triompher, il se retourna
posement, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hate ni trop de
lenteur, et, tres calme, comme toujours, comme si rien ne s'etait passe,
il revint se placer derriere le fauteuil du roi.

--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que
tout le monde l'entendit dans la loge, vous etes un bon serviteur, et
nous n'oublierons pas le signale service que vous nous rendez en ce
jour.

D'Espinosa s'inclina profondement. Il avait obtenu la reparation qu'il
esperait.

--Faites commencer la joute de ce Torero tant repute, ajouta le roi. Je
suis curieux de voir si le drole merite la reputation qu'on lui fait en
Andalousie.



X

LE TRIOMPHE DU CHICO

LE Torero etait sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de
satin rouge; dans sa main droite il tenait son epee de parade.

Cette cape etait une cape speciale, de dimensions tres reduites. Quant a
l'epee, dont, jusqu'a ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgre
les apparences, c'etait une arme merveilleuse, flexible et resistante,
sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolede.

Pres de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les
quatre etaient pres de la porte d'entree, le Torero s'entretenant avec
Pardaillan, lequel avait manifeste son intention d'assister a la course
a cet endroit qui lui paraissait bien place pour intervenir, le cas
echeant.

Pres de cette porte d'entree, le couloir etait encombre par une foule de
gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engage pour la
circonstance.

Ni Pardaillan ni le Torero ne preterent la moindre attention a ceux qui
se trouvaient la et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y etre.

Le moment etant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du
chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face a la porte
par ou devait sortir le taureau dont il aurait a soutenir le choc. Ses
deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter a
compter de cet instant, se placerent derriere lui.

Des qu'il fut en place, comme la bete pouvait etre lachee brusquement,
tous ceux qui encombraient la lice s'empresserent de lui laisser le
champ libre en se dirigeant a toutes jambes vers les barrieres, qu'ils
se haterent de franchir, sous les quolibets de la foule amusee.

Les courtisans savaient que le Torero etait condamne. Lorsque sa
silhouette elegante se detacha, seule, au milieu de l'arene, au lieu de
l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter a bien
combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions,
un silence mortel s'etablit soudain.

Le peuple, lui, ignorait que le Torero fut condamne ou non. Ceux qui
savaient etaient des hommes a Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-la
etaient bien resolus a le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme
pour ceux qui ne savaient pas, le Torero etait une idole.

Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse deconcerta tout
d'abord les rangs serres du populaire. Puis l'amour du Torero fut le
plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin
le desir imperieux de le venger seance tenante de ce que plus d'un
considerait comme un outrage dont il prenait sa part.

Le Torero, immobile au milieu de la piste, percut cette sourde hostilite
d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire
dedaigneux, mais, quoi qu'il en eut, cet accueil, auquel il n'etait pas
accoutume, lui fut tres penible.

Comme s'il eut devine ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit
et bientot une rumeur sourde s'eleva, timidement d'abord, puis se
propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement eclata en
un tonnerre d'acclamations delirantes. Ce fut la reponse populaire au
silence dedaigneux des courtisans.

Reconforte par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos
aux gradins et a la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son
epee, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans melange. Apres
quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le
roi qui, rigide et observateur des regles de la plus meticuleuse des
etiquettes, se vit dans la necessite de rendre le salut a celui qui,
peut-etre, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur
qu'il avait ete plus sensible a l'affront du Torero saluant la vile
populace avant de le saluer, lui, le roi.

Ce geste du Torero, froidement premedite, qui denotait chez lui une
audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans,
lesquels firent entendre un murmure reprobateur. Il le fut aussi de la
foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
qui, trouvant la l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le
secret, s'ecria au milieu de l'attention generale:

--Bravo, don Cesar!

Et le Torero repondit a cette approbation precieuse pour lui par un
sourire significatif.

Ces menus incidents, qui passeraient inapercus aujourd'hui, avaient
alors une importance considerable. Rien n'est plus fier et plus
ombrageux qu'un gentilhomme espagnol.

Le roi etant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le
roi, c'etait insulter toute la gentilhommerie. C'etait un crime
insupportable, dont la repression devait etre immediate.

Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait meme pas un nom, dont la
noblesse tenait uniquement a sa profession de ganadero qui anoblissait
alors, ce miserable aventurier s'etait permis de vouloir humilier le
roi. Cette tourbe de vils manants, qui pietinaient, la-bas, sur
la place, s'etait permis d'appuyer et de souligner de ses bravos
l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier etranger, ce
Francais, etait venu a la rescousse.

Par la Vierge immaculee! par la Trinite sainte! par le sang du Christ!
voici qui etait intolerable et reclamait du sang! Si une diversion
puissante ne se produisait a l'instant meme, c'en etait fait: les
courtisans se ruaient, le fer a la main, sur la populace, et la bataille
s'engageait autrement que n'avait decide d'Espinosa.

Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par
sa seule presence.

A defaut d'autre merite, sa taille minuscule suffisant a le signaler a
l'attention de tous, le nain etait connu de tout Seville. Mais, si, sous
ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes
de miniature forcaient l'attention au point qu'une artiste raffinee
comme Fausta avait pu declarer qu'il etait beau, on imagine aisement
l'effet qu'il devait produire, ses charmes etant encore rehausses par
l'eclat du somptueux costume qu'il portait avec cette elegance native
et cette fiere aisance qui lui etaient particulieres. Il devait etre
remarque. Il le fut.

Il avait dit naivement qu'il esperait faire honneur a son noble maitre.
Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblee les
faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appreciait reellement
que la force et la bravoure.

Pour detourner l'orage pret a eclater, il suffit qu'une voix, partie
on ne sait d'ou, criat: "Mais c'est El Chico!" Et tous les yeux
se porterent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de
s'entre-dechirer, oublierent leur ressentiment et, unis dans le
sentiment du beau, se trouverent d'accord dans l'admiration.

Le branle etant donne par la voix inconnue, le roi ayant daigne sourire
a la gracieuse reduction d'homme, les exclamations admiratives fuserent
de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'etaient pas les
dernieres ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les
levres feminines etait le meme:

"Poupee! Mignonne poupee! Poupee adorable! Poupee!"

Jamais le Chico n'avait ose rever un tel succes. Jamais il ne s'etait
trouve a pareille fete. Car il etait assez glorieux le petit bout
d'homme, et, sur ce point, il etait, malgre ses vingt ans, un peu
enfant.

Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crane il
tourmentait la poignee de sa dague. Et cependant dans son esprit une
seule pensee, toujours la meme, passait et repassait avec l'obstination
d'une obsession:

--Oh! si ma petite maitresse etait la! Si elle pouvait voir et
entendre!...

Elle etait la pourtant, la petite Juana; la, perdue dans la foule, et,
si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait tres bien.

Elle etait la et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait,
tous les compliments qui tombaient dru comme grele sur son trop timide
amoureux. Et elle voyait les jolies levres des nobles et hautes et si
belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait meme tres bien ce que ne
voyait pas le naif Chico, perdu qu'il etait dans son reve d'adoration,
c'est-a-dire les coups d'oeil langoureux que ces memes belles dames ne
craignaient pas de jeter effrontement sur son patiras.

Paree comme une madone, elle avait rencontre le sire de Pardaillan,
lequel, sans paraitre remarquer sa rougeur et sa confusion ni son
emotion, pourtant tres visibles, l'avait doucement prise par la main,
l'avait entrainee dans ce petit cabinet ou elle etait chez elle et s'y
etait enferme seul a seule.

Que dit Pardaillan a la petite Juana, qui paraissait si emue quand il
l'entraina ainsi? C'est ce que la suite des evenements nous apprendra
peut-etre. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que
l'entretien fut plutot long et que la petite Juana avait les yeux
singulierement rouges en sortant du cabinet.

Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifie son intention
d'assister a la course. Aussi, le moment venu, elle demanda a la vieille
Barbara de l'accompagner. Aussitot, celle-ci d'eclater:

--Aller a la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne
patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi
incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se
respecte!

Sans se facher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que,
puisqu'elle n'avait pas droit aux places reservees, elle se contenterait
de se meler a la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner,
elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugreer:

--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des
serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur
jeune maitresse et de la defendre au besoin!--Suis-je donc si vieille,
si impotente que je ne puisse vous proteger! Jour de Dieu! j'irai avec
vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir
de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop
vieille pour vous accompagner.

C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles etaient allees se
placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisee que la Giralda,
n'avait pu penetrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siege
pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui
etait si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les peripeties
des differentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour
d'elle, mais elle etait la.

C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la temeraire
intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu a coups precipites.
Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin meme, elle
avait hoche douloureusement la tete comme pour dire:

"N'y pensons plus."

Lorsque la voix inconnue cria: "Mais c'est El Chico!" son petit coeur se
remit a battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne
savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands
talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur
place, elle ne parvenait pas a apercevoir le nain.

Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au
Chico. Au Chico! Qui lui eut dit cela quelques minutes plus tot l'eut
bien surprise.

Alors elle voulut voir le Chico a tout prix. Ce Chico qu'on trouvait
si beau, si brave, si mignon, si crane dans son superbe et luxueux
costume--du moins, ainsi le depeignaient tant de nobles dames--il lui
semblait que ce n'etait pas son Chico a elle, sa poupee vivante qu'elle
tournait et retournait au gre de son caprice. Il lui semblait que ce
devait etre un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissee,
colere, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire
et de pleurer, elle cria:

--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!...

D'une voix tellement changee, sur un ton si violent, que la vieille
Barbara, stupefaite, oublia pour la premiere fois de sa vie de
ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on
ne lui eut pas soupconnee, augmentee peut-etre par l'inquietude, car
elle sentait confusement que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire
se passait dans l'ame de son enfant, elle la souleva et la maintint
au-dessus de la foule, assise sur sa robuste epaule.

C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa
splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eut
jamais vu, comme si ce ne fut pas la le meme Chico avec qui elle avait,
ete elevee, le meme Chico qu'elle s'etait plu, inconsciemment, a faire
souffrir, le considerant comme sa chose, son jouet a l'egard de qui elle
pouvait tout se permettre.

C'etait cependant toujours le meme. Il n'avait rien de change, si
ce n'est son costume et un petit air crane et decide qu'elle ne lui
connaissait pas. Si le Chico etait toujours le meme, c'est donc
que quelque chose qu'elle ne soupconnait pas etait change en elle.
Peut-etre!...

Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme a ce
moment le mot poupee fleurissait sur les levres pourpres de tant de
jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colere et
de defi a l'adresse des nobles effrontees, elle cria rageusement:

--C'est a moi, cette poupee! a moi seule!

Et, comme elle avait l'habitude de trepigner dans ces moments de grandes
coleres, ses petits pieds, si coquettement chausses, battant dans le
vide, se mirent a tambouriner frenetiquement le ventre de la pauvre
Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lacher prise
toutefois, se mit a beugler:

--Ho! ha! he la! notre maitresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous
arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le
ventre de votre vieille nourrice!

Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crie
brutalement: "Prends-moi dans tes bras!" elle cria de meme, en la
bourrant de coups de talon furieux:

"Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces ehontees! Elles me
rendraient folle!

Et la vieille, eberluee, ahurie, medusee, ne put qu'obeir machinalement,
sans trouver un mot, tant son saisissement etait grand, et elle
considera un moment avec une inquietude affreuse son enfant qui, en
effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.

Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait,
Juana ne fut pas plutot a terre que, saisissant la matrone par la main,
elle l'entraina violemment, en disant d'une voix coupee de sanglots:

--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici!
Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre!

Et, avec une inconscience qui assomma litteralement la nourrice, elle
ajouta:

--Maudite soit l'idee que tu as eue de me conduire a cette course!

C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas a la fin de la course.
C'est ainsi que, sans s'en douter, elle echappa a la bagarre qui devait
suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est
ainsi qu'elle echappa a la mort qui planait sur cette multitude de
curieux.



XI

VIVE LE ROI CARLOS!

Cependant le taureau avait ete lache.

Tout d'abord, comme presque toujours, ebloui par la lumiere eclatante,
succedant sans transition a l'obscurite d'ou il sortait, il s'arreta,
indecis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tete.

Le Torero lui laissa le temps de se reconnaitre, puis il fit quelques
pas a sa rencontre, l'excitant de la voix, lui presentant sa cape
deployee.

Le taureau ne se fit pas repeter l'invite. Ce morceau de satin ecarlate
qu'on lui presentait lui tira l'oeii tout de suite, et il fonca droit
sur lui, tete baissee.

Ce fut un moment d'indicible emotion parmi ceux qui ne souhaitaient
pas la mort du Torero. Pardaillan lui-meme, empoigne par la tragique
grandeur de cette lutte inegale, suivait avec une attention passionnee
les phases de la passe.

Le Torero, qui paraissait cheville au sol, attendit le choc, sans
bouger, sans faire un geste. Au moment ou le taureau allait donner son
coup de corne, il deplaca la cape a droite. Prodige, le taureau suivit
le morceau d'etoffe qu'il frappa. En passant; il frola le Torero.

La seconde d'apres, les spectateurs haletants virent don Cesar qui,
la cape jetee sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de
tranquillite qu'il eut pu en montrer dans son interieur paisible.

Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace execute avec un
sang-froid et une maitrise incomparables. Meme les courtisans oublierent
tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
emerveille.

Le taureau, stupefait de n'avoir frappe que le vide, se rua de nouveau
sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les
extremites du collet, et, tournant le dos a la bete, il se mit a marcher
paisiblement devant elle.

La bete frappa furieusement a droite. Elle ne rencontra que l'etoffe.
Elle retourna a la charge et frappa a gauche. Le Torero, par une serie
de balancements du corps, evitait les coups et lui presentait toujours
l'etoffe. Puis il se mit a decrire des demi-cercles, et le taureau
suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre
chose que ce leurre qu'on lui presentait.

Et les acclamations se firent delirantes.

Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dedaigneux
et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme,
que les exploits que le dernier des capeadores execute sans sourciller
aujourd'hui.

Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme
trois siecles avant que ne fussent creees et mises en pratique les
regles de la tauromachie moderne.

Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues a l'epoque,
retrouvees plusieurs siecles plus tard, avaient tout le charme de la
nouveaute et pouvaient, a juste raison, susciter l'enthousiasme de la
foule.

Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arreta
un moment et parut reflechir. Puis il pointa ses oreilles, gratta
rageusement la terre, frola le sol de son mufle et recula pour prendre
son elan.

Le Torero deploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de
la ligne de son corps. En meme temps, il vint se placer droit devant le
taureau, le plus pres possible, et, avancant un pied, il provoqua la
bete.

Au moment ou le taureau, apres avoir vise en baissant la tete, se
disposait a porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui
faisant decrire un arc de cercle. En meme temps, il se mettait hors
d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste,
sans bouger les pieds.

Et le taureau passa, en le frolant, lance sur la cape trompeuse. Le
Torero fit alors un demi-tour complet et se presenta de nouveau devant
la bete.

Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son epee le flot de
rubans qu'il avait lestement cueilli au passage.

Alors, la foule, jusque-la haletante et muette de terreur et d'angoisse,
laissa eclater sa joie, et, a la considerer, hurlante et gesticulante,
on eut pu croire qu'elle venait soudain d'etre prise de folie. Les uns
criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des eclats de rire,
la des sanglots convulsifs.

Toutes ces manifestations diverses et violentes etaient le resultat de
la reaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps ou le
Torero, apres avoir provoque sa fureur, attendait l'assaut de la
bete sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse
etreignait les spectateurs a un degre tel qu'on pouvait croire que la
vie etait suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards,
stries de sang, qui suivaient passionnement les mouvements violents de
la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se
soustrayait a ses coups, a l'ultime seconde ou ils etaient portes.

Dans la loge royale, si puissante que fut sa haine contre celui qui
lui rappelait son deshonneur d'epoux, le roi, pendant tout ce temps,
trahissait son emotion par la contraction de ses machoires et par une
paleur inaccoutumee.

Fausta, sous son impassibilite apparente, ne pouvait s'empecher de
fremir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde
d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui
reposait l'espoir de ses reves d'ambition.

Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne
pas dire que, pendant les instants mortellement longs ou l'homme,
impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la
noblesse, qui savaient cependant qu'il etait condamne, faisaient des
voeux pour qu'il echappat aux coups qui lui etaient portes.

Puis, cette espece d'acces de folie, qui s'etait empare de la foule,
se transforma en admiration frenetique, et l'enthousiasme deborda,
delirant, indescriptible. Mais ce n'etait pas fini.

Le Torero avait cueilli le trophee. Il etait vainqueur. Il pouvait se
retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bete, il s'imposait
a lui-meme de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.

Tout n'etait pas dit encore. Par des jeux multiples et varies,
semblables a ceux qu'il venait d'executer avec tant de succes, il lui
fallait acculer la bete a la porte de sortie. Pour cela, lui-meme devait
se placer devant cette porte et amener le taureau a foncer une derniere
fois sur lui.

Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurree
par la cape, il etait au milieu de la piste. Il avait l'espoir derriere
lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui etait
impossible. Il ne pouvait que s'effacer a droite ou a gauche.

Que le comparse charge d'ouvrir la porte par laquelle, emporte par
son elan, devait passer le taureau, hesitat seulement un centieme de
seconde, et c'en etait fait de lui. C'etait l'instant le plus critique
de sa course.

La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des
forces, en vue de supporter les emotions violentes de la fin de cette
course.

Lorsque le taureau serait chasse de la piste, le Torero aurait le droit
de deposer son trophee aux pieds de la dame de son choix; pas avant.
Ainsi en avait-il decide lui-meme.

Cette satisfaction, bien gagnee, on en conviendra, devait cependant lui
etre refusee, car c'etait l'instant qui avait ete choisi precisement
pour son arrestation.

Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure,
uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tache qu'il
s'etait imposee de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps
les troupes de d'Espinosa prenaient les dernieres dispositions en vue de
l'evenement qui allait se produire.

Le couloir circulaire etait envahi. Non plus, cette fois, par la foule
des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats,
armes de bonnes arquebuses, destinees a tenir en respect les mutins, si
mutinerie il y avait.

Toutes ces troupes se massaient du cote oppose aux gradins, c'est-a-dire
qu'elles prenaient position du cote ou etait masse le populaire. Et cela
se concoit, les gradins etant occupes par les invites de la noblesse,
soigneusement tries, et sur lesquels, par consequent, le grand
inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle necessite de
garder ce cote de la place. Il etait naturellement garde par ceux qui
l'occupaient en ce moment et qui etaient destines a devenir, le cas
echeant, des combattants.

Tout l'effort se portait logiquement du cote ou pouvait eclater la
revolte, et, la, officiers et soldats s'entassaient a s'ecraser,
attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fut
fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.

S'il y avait revolte, le peuple se heurterait a des masses compactes
d'hommes d'armes casques et cuirasses, sans compter ceux qui occupaient
les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place,
charges de le prendre par-derriere. Par ce dispositif, la foule se
trouvait prise entre deux feux.

Les hommes charges de proceder a l'arrestation n'auraient donc qu'a
entrainer le condamne du cote des gradins ou ils n'avaient que des
allies.

Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire,
pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en detournant
l'attention des spectateurs, concentree sur les passes audacieuses qu'il
executait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie.

Pardaillan se trouvait du cote des gradins, c'est-a-dire qu'il etait du
cote oppose a celui que les troupes occupaient peu a peu. Il vit fort
bien le mouvement se dessiner et ebaucha un sourire railleur.

Au debut de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre
plutot restreint d'ouvriers, d'aides, d'employes aux basses besognes,
qui avaient quitte precipitamment la piste au moment de l'entree du
taureau et s'etaient postes la pour jouir du spectacle en attendant de
retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.

Tout d'abord, il n'avait prete qu'une mediocre attention a ces modestes
travailleurs. Mais, au fur et a mesure que la course allait sur sa fin,
il fut frappe de la metamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces
ouvriers.

Ils etaient une quinzaine en tout. Jusque-la, ils s'etaient tenus, comme
il convenait, modestement a l'ecart, armes de leurs outils, prets,
semblait-il, a reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se
redressaient et montraient des visages energiques, resolus, et se
campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition superieure a
celle qu'ils affichaient quelques instants plus tot.

Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'ou, envahissaient
peu a peu cette partie du couloir, se massaient pres de la porte ou il
se tenait, se melaient a ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils
semblaient s'entendre a merveille.

Bientot, la porte se trouva gardee par une cinquantaine d'hommes qui
semblaient obeir a un mot d'ordre occulte.

Et, tout a coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutre de
plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces etranges ouvriers
s'occupaient a scier les poteaux de la barriere.

Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop etroite, pratiquaient
une breche dans la palissade, tandis que les autres s'efforcaient de
masquer cette bizarre occupation.

Il devisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette
memoire merveilleuse dont il etait doue, il reconnut quelques visages
entrevus l'avant-veille a la reunion presidee par Fausta. Et il comprit
tout.

"Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta
destine a son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon
petit prince sera bien garde, et je crois decidement qu'il se tirera
sain et sauf du guepier ou il s'est jete inconsiderement. Ces gens-la,
le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et,
au meme instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver.
Tout va bien."

Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-etre du se
demander si tout allait aussi bien pour lui-meme. Il n'y pensa pas.

A l'inverse de bien des gens, toujours disposes a s'accorder une
importance qu'ils n'ont pas, notre heros etait peut-etre le seul a ne
pas connaitre sa valeur reelle. Il etait ainsi fait, nous n'y pouvons
rien.

"Tout va bien!" avait-il dit en songeant au Torero. Ayant juge que tout
allait bien, il se desinteressa en partie de ce qui se passait autour de
lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de
don Cesar, arrive a l'instant critique de sa course, c'est-a-dire adosse
a la porte de sortie ou il avait fini par attirer le taureau qui, dans
un instant, foncerait pour la derniere fois sur lui et irait s'enfermer
lui-meme dans l'etroit boyau menage a cet effet.

A moins que le Torero ne put eviter le coup et ne payat de sa vie, au
moment supreme d'en finir, sa trop persistante temerite.

C'etait, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit.
L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappe a
mort.

Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour
lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.

Et, tout a coup, averti par quelque mysterieuse intuition, il se
retourna et apercut a quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un
sourire mauvais, le regardait comme une proie couvee.

"Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les
yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de
moi! je tomberais foudroye."

Mais les evenements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux
yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforcait de degager la
cause seance tenante.

"Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitte la fenetre ou
il se prelassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique
intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche
apres laquelle il court infructueusement depuis si longtemps?

Ayant ainsi monologue, de ce coup d'oeil sur et prompt qui n'etait qu'a,
lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup
d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit.

"Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave
Bussi-Leclerc vient a la tete d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est
ce qui lui donne cette assurance imprevue."

Presque aussitot, il eut un leger froncement de sourcils et il ajouta en
lui-meme:

"Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il a la tete d'une compagnie de
soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arreter?"

En meme temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, degageait
sa rapiere, se tenait pret a tout evenement.

Comme on le voit, il avait ete long a s'apercevoir qu'il etait en cause
autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il
s'attendait a tout.

A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations eclata, saluant
la victoire du Torero.

Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une derniere fois
par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis
si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il etait alle
s'enfermer lui-meme dans le box amenage a cet effet, et la porte, se
refermant derriere lui, lui interdisait de revenir dans la piste.

Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
delirantes, la salua de son epee et se dirigea vers l'endroit ou il
avait, des le debut de la course, apercu la Giralda, avec l'intention de
lui faire publiquement hommage de son trophee.

Au meme instant, la barriere, pres de Pardaillan, tombait sous une
poussee violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux
ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste,
entourerent de toutes parts le Torero, comme s'ils etaient pousses par
l'enthousiasme de sa victoire, mais en realite pour lui faire un rempart
de leurs corps.

A ce moment aussi, les soldats, masses dans le couloir circulaire,
quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en
colonnes profondes, la meche de leurs arquebuses allumee, prets a faire
feu devant les rangs serres du populaire surpris de cette manoeuvre
imprevue.

En meme temps, un officier, a la tete de vingt soldats, se dirigeait a
la rencontre du Torero.

Mais celui-ci etait deborde par ceux qui avaient jete bas la barriere et
qui, malgre sa resistance acharnee, car il ne comprenait pas encore ce
qui lui arrivait, l'entrainaient dans la direction opposee a celle ou il
voulait aller.

En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul,
qu'il avait mission d'arreter, l'officier, qui avait trouve quelque peu
ridicule qu'on l'obligeat a prendre vingt hommes avec lui, commenca de
comprendre que sa mission n'etait pas aussi aisee qu'il l'avait cru tout
d'abord et se trouva ridicule maintenant d'etre oblige de courir apres
un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui
tournait le dos avec les allures decidees de gens qui ne paraissent pas
disposes a se laisser faire.

Voyant que celui qu'il avait mission d'arreter allait lui glisser entre
les doigta, l'officier, pale de fureur, ne sachant a quel expedient se
resoudre pour mener a bien sa mission, persuade que tout le monde
devait avoir, comme lui, le respect de l'autorite dont il etait le
representant, l'officier se mit a crier d'une voix de stentor:

"Au nom du roi!... Arretez!"

Ayant dit, il crut naivement qu'on allait obtemperer et qu'il n'aurait
qu'a etendre la main pour cueillir son prisonnier.

Malheureusement pour lui, les gens qui se devouaient ainsi qu'ils
le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorite. Ils ne
s'arreterent donc pas.

Bien mieux, a l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de
desespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils repondirent par un
cri imprevu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui
assistait, impassible, a cette scene:

"Vive don Carlos!"

Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de
masse qui les effara.

Et, comme si ce cri n'eut ete qu'un signal, au meme instant des milliers
de voix vocifererent en precisant plus explicitement:

"Vive le roi Carlos! Vive notre roi!"

Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effares et surpris
que les gens de noblesse, comme une trainee de poudre, volant de bouche
en bouche, le bruit se repandit qu'on voulait arreter le Torero. Mais
Carlos, qu'etait-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait:
Carlos, c'etait le Torero lui-meme.

Oui, le Torero, l'idole des Andalous, etait le propre fils du roi
Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait
enfin un roi humain, un roi qui, ayant vecu et souffert dans les rangs
du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaitrait ses miseres et
saurait y compatir; mieux, y remedier.

Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un
moment inappreciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de
ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on
voulait arreter le Torero, leur dieu!

Qu'il fut fils de roi, qu'on voulut faire de lui un autre roi, peu leur
importait. Pour eux, c'etait le Torero.

Ah! on voulait l'arreter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir
si les Andalous etaient gens a se laisser enlever benevolement leur
idole!

Les previsions du duc de Castrana se realisaient. Tous ces hommes,
bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants
de ce qui se tramait, devinrent litteralement furieux, se changerent en
combattants prets a repandre leur sang pour la defense du Torero.

Comme par enchantement--apportees par qui? distribuees par qui? est-ce
qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulerent, et
ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'etait fait, se
virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui
un pistolet charge.

Et, au meme instant, tel un cyclone foudroyant, la ruee en masse sur les
barrieres brisees, arrachees, eparpillees, la prise de contact immediate
avec les troupes impassibles.

Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un
eclair de pitie devant la lutte inegale qui s'appretait.

--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu!

Une voix resolue, devant l'inappreciable instant d'hesitation de la
foule, cria, en reponse:

"Faites! Et apres vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!

Une autre voix entrainante hurla:

"En avant!"

Et ils allerent de l'avant.

Et le vieil officier mit a execution sa menace.

Une decharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses
de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une
gerbe de coquelicots rouges.

Si les officiers qui commandaient la avaient pris la precaution
elementaire d'echelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de
recharger les arquebuses--operation assez longue--pendant que d'autres
auraient fait feu, le massacre eut tourne aussitot a la boucherie, et
etant donne surtout les rangs serres de la foule qui n'avait que des
poitrines et non des cuirasses a opposer aux balles.

Les officiers ne songerent pas a cela. Ou, s'ils y songerent, les
soldats ne comprirent pas et n'executerent pas l'ordre. La decharge fut
generale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait predit se
realisa: ayant decharge leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le
choc a l'arme blanche.

La partie devenait presque egale en ce sens que, si les soldats casques
et cuirasses de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de
leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la superiorite du nombre.

Et le corps a corps se produisit, opiniatre et acharne de part et
d'autre.

Pendant ce temps, le Torero etait entraine par ses partisans, entraine
malgre ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgre sa
defense desesperee.

Ils etaient cinquante qui l'avaient entoure et enleve. En moins d'une
minute, ils furent cinq cents. De tous les cotes, il en surgissait.

C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux
vingt soldats charges de l'apprehender n'etait rien. Il fallait passer
sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer
la route.

Fausta, eclairee par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement
le champ de bataille sur lequel il devait evoluer, Fausta avait
minutieusement et merveilleusement organise l'enlevement. Car, c'etait,
en somme, un veritable enlevement qui se pratiquait la.

L'itineraire a suivre etait trace d'avance. Il devait etre, et il etait,
en effet, rigoureusement suivi.

Il s'agissait d'entrainer le Torero non pas vers une sortie ou l'on se
fut heurte a des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les
coulisses de l'arene. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit,
dans l'enceinte meme de la plazza, c'est-a-dire sur la place meme.

D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prevoir que le Torero
serait entraine la, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues
etaient barrees par ses soldats. Il avait donc neglige d'occuper ces
coulisses. C'etait precisement sur quoi comptait Fausta.

Ces coulisses, elle les avait occupees, elle. Partout, des groupes
d'hommes a elle etaient postes. On se passa le Torero de main en main
jusqu'a ce qu'il fut amene devant une maison qui appartenait a l'un des
conjures.

Malgre lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il
se trouva dehors, dans une rue etroite, derriere des troupes nombreuses
qui gardaient cette rue, avec mission d'empecher de passer quiconque
tenterait de sortir de la place.

Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient
scrupuleusement ce qui etait devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui
se passait sur leurs derrieres.

L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant a Fausta se
trouvaient echelonnes de distance en distance, dans des abris surs, et
le Torero, ecumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville
et enferme, pour plus de surete, dans une chambre qui prenait toutes les
apparences d'une prison.

Pourquoi le Torero s'etait-il efforce d'echapper aux mains de ceux qui
le sauvaient ainsi malgre lui et malgre sa resistance desesperee?

C'est qu'il pensait a la Giralda.

Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songe qu'a
elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existe pour lui. Et, en
se debattant entre les mains de ceux qui l'entrainaient, dans son esprit
exaspere, cette clameur retentissait sans cesse:

"Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel
sort sera le sien?"

Ce qui etait arrive a la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:

Lorsque les troupes royales s'etaient massees devant la foule, qu'elles
tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier
rang, se trouvait une des plus exposees, et, a moins d'un hasard
providentiel, elle devait infailliblement tomber a la premiere decharge.

Tres etonnee, mais non effrayee, parce qu'elle ne soupconnait pas
la gravite des evenements, elle s'etait dressee instinctivement en
s'ecriant:

"Que se passe-t-il donc?"

Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussee a cette place
privilegiee, repondit, obeissant a des instructions prealables:

--On veut arreter le Torero. C'est une operation qui rencontrera
quelques difficultes, car ils sont la des milliers d'admirateurs resolus
a l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous
ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont
beaucoup seront mortels.

De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arreter
le Torero.

--Arreter Cesar! s'ecria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?

Et, n'ecoutant que son coeur amoureux, sans reflechir, elle avait voulu
s'elancer, courir au secours de l'aime, lui faire un rempart de son
corps, partager son sort quel qu'il fut.

Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en
sentinelle a cet endroit, etaient places la uniquement a son intention a
elle.

Tous ces hommes etaient les acolytes de Centurion, renforces pour la
circonstance.

La Giralda ne put meme pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se
jeterent en meme temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre
part, le meme cavalier empresse la saisit au poignet d'une main robuste,
et, disant sur un ton qu'il s'efforcait de rendre courtois:

--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.

--Laissez-moi! cria la Giralda en se debattant.

Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit a crier de toutes ses
forces:

--A moi! On violente la Giralda... la fiancee du Torero!

Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission
de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du
Torero, la Giralda, se reclamant de son titre de fiancee en semblable
occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de
Centurion, qui n'etaient pas precisement en odeur de saintete aux yeux
du populaire.

Le galant cavalier, qui etait le sergent de Centurion et comme tel
commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, a son tour, une
inspiration, et, la lachant aussitot, il dit en faisant des graces qu'il
croyait irresistibles:

--Loin de moi la pensee de violenter l'incomparable Giralda, la perle de
l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que
don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort
aussi certaine qu'inutile en courant par la. Montez sur cet escabeau.
Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlevent au nez et a la barbe
des soldats charges de l'arreter?

--Sauve! s'ecria la Giralda, qui avait obei machinalement a don Gaspar
Barrigon, puisque tel etait son nom.

Et, sautant lestement a terre, elle ajouta:

--Il faut que je le rejoigne a l'instant.

--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne
passerez jamais a travers cette multitude!

La Giralda eut un geste d'impatience a l'adresse de l'importun. Mais,
voyant ses efforts se briser devant l'impassibilite des compagnons qui
l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de
deception douloureuse.

--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous
n'avez rien a craindre de moi. Je suis un admirateur passionne du Torero
et suis trop heureux de preter l'appui de mon bras a celle qu'il aime.

Il paraissait sincere; devant les bourrades qu'il ne menageait pas a ses
hommes, ceux-ci se hataient de lui livrer passage. La jeune fille n'en
chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se
rapprocher de son fiance.

Quelques instants plus tard, elle etait hors de la foule dans une des
petites rues qui bordaient la place. Sans songer a remercier celui qui
lui avait fraye son chemin et dont l'aspect rebarbatif ne lui disait
rien, elle voulut s'elancer.

Alors, elle se vit entouree d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de
lui faire place, se serrerent autour d'elle Alors, elle voulut
crier, appeler a l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de
l'arquebusade qui eclata comme un tonnerre a cet instant precis.

Avant d'avoir pu se ressaisir, elle etait saisie, enlevee, jetee sur
l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la
maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier
murmurait:

--Inutile de resister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien,
et tu ne m'echapperas pas!

Elle leva son oeil ou se lisait une detresse qui eut apitoye tout autre
et considera celui qui lui parlait sur ce ton a la fois grossier et
menacant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue.

Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement execute, lui apparut
dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, helas! comment
elle avait pu etre aveugle au point de n'avoir eu aucun soupcon a la vue
de ces mufles de fauves qui suaient le crime.

Il est vrai que, toute a la joie du triomphe escompte de son bien-aime
Cesar, elle n'avait pas meme songe a les regarder a ce moment-la, et
Dieu sait si elle regrettait maintenant.

Alors, comme un pauvre petit oiseau blesse qui replie ses ailes
et s'abandonne en tremblant a la main cruelle qui s'abat sur lui,
frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'evanouit.

La voyant immobile et pale, les bras ballants, comme un corps sans vie,
le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda:

--En route, vous autres!

Il se placa, avec son precieux fardeau, au centre du peloton, qui
s'ebranla et partit a toute bride.



XII

L'EPEE DE PARDAILLAN

Nous avons raconte, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait
echoue dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de
Pardaillan. Nous avons explique a la suite de quels combats et quels
dechirements interieurs Bussi, qui etait brave; s'etait abaisse a cette
besogne que lui-meme, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence
de langage qu'il n'eut, certes, pas toleree chez un autre.

Apres avoir vainement essaye de reprendre sa revanche en desarmant a son
tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en etait venu
a se dire que sa mort, a lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait
seule laver son deshonneur. Et, par une subtilite au moins bizarre, ne
pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'etait resigne a l'assassinat.
On a vu comment l'aventure s'etait terminee.

Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains
de la maison des Cypres, toute cette nuit Bussi la passa a tourner et
retourner comme un ours dans sa chambre, a ressasser sans treve son
humiliante aventure, a se gratifier soi-meme des injures les plus
violentes et les plus variees.

Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une resolution qu'il
traduisit a haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien
d'humain:

"Par le ventre de ma mere! puisque le maudit Pardaillan, protege
par tous les suppots d'enfer, d'ou il est certainement issu, est
insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et
resterai, tant qu'il vivra, deshonore, a telle enseigne que je n'aurais
pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non
autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de
laver mon honneur: c'est de mourir moi-meme. Et, puisque l'infernal
Pardaillan me fait grace, comme il dit, je n'ai plus qu'a me tuer!"

Ayant pris cette supreme resolution, il retrouva tout son calme et son
sang-froid. Il trempa son front brulant dans l'eau fraiche, et, tres
resolu, tres maitre de lui, il se mit a ecrire une sorte de testament
dans lequel, apres avoir dispose de ses biens en faveur de quelques
amis, il expliquait son suicide de la maniere qui lui parut la plus
propre a rehabiliter sa memoire.

La redaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en apercut jusque vers
une heure de l'apres-midi.

Ayant ainsi regle ses affaires, sur de n'avoir rien oublie,
Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une epee qui lui parut la
meilleure, placa la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe
sur la poitrine, a la place du coeur, et prit son elan pour s'enferrer
convenablement.

Au moment precis ou il allait accomplir l'irreparable geste, on frappa
violemment a sa porte.

"Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis.
C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai places chez Fausta!"

Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria a travers la
porte:

--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la
princesse Fausta!

"Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de
Chalabre, ni celle de Sainte-Maline."

Et, tout reveur, mais sans bouger encore:

"Fausta!..."

L'inconnu se mit a tambouriner la porte et a faire un vacarme
etourdissant en criant a tue-tete:

"Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de premiere importance."

"Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expedie
a la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient
d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta."

Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.

Que venait faire la Centurion? Quelle proposition fit-il a
Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?

Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin etait de
nature a changer ses resolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain,
Bussi-Leclerc a la corrida royale.

Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les
conseils de Centurion devaient etre particulierement louches, puisque
Bussi-Leclerc, qui avait glisse jusqu'a l'assassinat, commenca par se
facher tout rouge, allant jusqu'a menacer Centurion de le jeter par
la fenetre pour le chatier de l'audace qu'il avait de lui faire des
propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme.

Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots
qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la
Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils
finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.

Donc, sans doute comme suite a l'entretien mysterieux que nous venons de
signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de
la plazza, semblant guetter Pardaillan, a la tete d'une compagnie de
soldats espagnols.

Lorsque la barriere tomba sous la poussee des hommes a la solde de
Fausta, Pardaillan, sans hate inutile, puisque le danger ne lui
paraissait pas immediat, se disposa a les suivre, tout en surveillant
l'ancien maitre d'armes du coin de l'oeil.

Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait a entrer dans la
piste, fit rapidement quelques pas a sa rencontre, dans l'intention
manifeste de lui barrer la route.

Il faut dire qu'il etait suivi pas a pas par les soldats qui semblaient
se guider sur lui, comme s'il eut ete reellement leur chef.

En toute autre circonstance et en presence de tout autre, Pardaillan eut
probablement continue son chemin sans hesitation, d'autant plus que
les forces qui se presentaient a lui etaient assez considerables pour
conseiller la prudence, meme a Pardaillan.

Mais, en l'occurrence, il se trouvait en presence d'un ennemi a qui il
avait inflige plusieurs defaites, qu'il savait etre tres douloureuses
pour l'amour-propre du bretteur repute.

Dans sa logique toute speciale, Pardaillan estimait que cet ennemi
avait, jusqu'a un certain point, le droit de chercher a prendre sa
revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser
cette satisfaction.

Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait
d'un ton provocant:

--He! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots a
vous dire.

Cela seul eut suffi a immobiliser le chevalier.

Mais il y avait une autre consideration qui avait a elle seule plus
d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement
anime de mauvaises intentions, se presentait a la tete d'une troupe
d'une centaine de soldats. Se derober dans de telles conditions lui
apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lachete--le mot etait
dans son esprit--dont il etait incapable.

Ajoutons que, si bas que fut tombe Bussi-Leclerc dans l'esprit de
Pardaillan, a la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la
naivete de le croire incapable d'une felonie.

Toutes ces raisons reunies firent qu'au lieu de suivre les defenseurs
du Torero il s'immobilisa aussitot, et, glacial, herisse, d'autant plus
furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie,
surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre
cote de la barriere. Par cette manoeuvre imprevue, il se trouvait pris
entre deux troupes d'egale force.

Pardaillan eut l'intuition instantanee qu'il etait tombe dans un
traquenard d'ou il ne lui semblait pas possible de se tirer, a moins
d'un miracle.

Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait,
il se fut fait tuer sur place plutot que de paraitre reculer devant la
provocation qu'il devinait imminente.

A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix eclatante qui domina le tumulte
dechaine et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez
lui, denotait une puissante emotion, il repondit:

--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se
pretend un maitre en fait d'armes et qui est moins qu'un mechant
prevot... un ecolier mediocre! Leclerc qui profite bravement de ce que
Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le deshonorer en
l'accolant a celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la
bastonnade, bien meritee, que ne manquerait pas de lui faire infliger
par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il etait encore de ce monde!

En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, apres sa
tentative d'assassinat si recente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc
s'attendait certes a etre accueilli par une bordee d'injures comme on
savait les prodiguer a une epoque ou tout se faisait avec une outrance
sans bornes. Tout de meme, il ne s'attendait pas a etre touche aussi
profondement. Ce demon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces
officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de
plus sensible en lui: sa vanite de maitre invincible!

Fidele a la promesse qu'il s'etait faite a lui-meme, il accueillit les
paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dedaigneux et qui
n'etait qu'une grimace. Il souriait, mais il etait livide.

Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une reponse du tac au
tac, et Bussi, egare par la rage, ne trouvait rien qui lui parut assez
violent. Il se contenta de grincer:

--C'est moi, oui!

--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue
rapiere qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que
vous avez jetee vous-meme lorsque vous tentates de m'assassiner?

Les bonnes resolutions de Bussi-Leclerc commencaient a chavirer sous les
sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eut voulu poignarder a l'instant
meme. Il tira la longue rapiere dont on venait de lui parler, et, la
faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite:

--Miserable fanfaron!

Avec un supreme dedain, Pardaillan haussa les epaules et continua:

--Vous m'avez demande, je crois, ou je courais tout a l'heure... Ma foi,
Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand
vous avez fui devant mon epee, il m'aurait fallu, non pas courir, mais
voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un
maitre et vous l'etes en effet: un maitre fuyard!

Tout ceci n'empechait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le
mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.

En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforcait de faire bonne
contenance sous les douloureux coups d'epingle que lui prodiguait
Pardaillan, comme s'il n'etait venu la que pour detourner son attention
en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.

Il en sortait de partout. C'etait a-se demander ou ils s'etaient terres
jusque-la.

Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une
toise. Il avait a sa gauche la barriere qui avait ete jetee bas, en
partie. Par-dela la barriere, c'etait la piste. En face de lui, c'etait
le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.

En allant par la, droit devant lui, il eut abouti a l'endroit reserve
au populaire. Derriere lui, c'etait toujours le meme couloir, ayant
en bordure les gradins occupes par les gens de noblesse. Enfin, a sa
droite, il y avait un large couloir aboutissant a l'endroit ou se
dressaient les tentes des champions.

Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste,
a sa gauche, une deuxieme, puis une troisieme compagnie etaient venues
se joindre a la premiere et s'etaient placees la en masses profondes.

Environ quatre cents hommes se trouvaient la.

Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les
soldats paraissaient, au contraire, etre en nombre plus considerable.
Cela tenait a ce que les troupes, manquant de front pour se deployer,
s'etendaient en profondeur.

Essayer de se frayer un chemin, a travers les vingt ou trente rangs de
profondeur, eut ete une entreprise chimerique, au-dessus des forces
humaines, qui ne pouvait etre tentee, meme par un Pardaillan.

Enfin, a sa droite, ou il eut pu, comme sur la piste, trouver assez
d'espace pour non pas tenter une defense impossible, mais essayer de
battre en retraite en se defilant parmi les tentes, les barrieres, mille
objets heteroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
cote-la, on n'eut pas trouve un espace long d'une toise qui ne fut
occupe.

En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
l'encerclement etait complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre
de ce cercle de fer, compose de pres d'un millier de soldats.

Il avait fort bien observe le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'etait
place d'un air provocant sur sa route, il est a presumer qu'il ne se fut
pas laisse acculer ainsi. Il eut tente quelque coup de folie, comme
il en avait reussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la
manoeuvre fut achevee et que la retraite lui eut ete coupee.

Pardaillan, donc, des l'instant ou Bussi l'interpella, resolut de lui
tenir tete, quoi qu'il dut en resulter. Il ne se croyait pas, nous
l'avons dit, directement menace, L'eut-il cru que sa resolution
n'eut pas varie. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il
surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas
longtemps a comprendre que c'etait a lui qu'on en voulait.

Jamais, il ne s'etait trouve en une passe aussi critique, et, en se
redressant, herisse, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle
qu'elle etait, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgre qu'il
sentit le sang battre ses tempes a coups redoubles, et il songeait:

"Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes
os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arreter pour
repondre a ce spadassin que j'eusse toujours retrouve! Je pouvais
encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'a vendre ma vie le plus
cherement possible, car, pour me tirer de la, le diable lui-meme ne m'en
tirerait pas.

Pendant ce temps, l'orage eclatait du cote du populaire. Les soldats,
apres avoir decharge leurs arquebuses, avaient recu le choc terrible du
peuple exaspere. La piste etait envahie, le sang coulait a torrents.

De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnes
d'injures, de vociferations, d'imprecations, de jurons intraduisibles.
Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable
boucherie, etait enleve par les hommes de Fausta.

Bussi-Leclerc avait degaine et s'etait campe devant Pardaillan. Autour
de celui-ci, le cercle de fer s'etait retreci, et, maintenant, il
n'avait plus qu'un tout petit espace de libre.

Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitot dit avec un accent
grave:

--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir echapper? Regarde autour de toi.
Vois ces centaines d'hommes armes qui te serrent de pres. Tout cela,
c'est mon oeuvre a moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien.
Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher a mon etreinte!

--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontre celui-ci--d'un
geste de mepris ecrasant il designait Bussi, livide de fureur--j'ai vu
celui-ci que j'ai connu geolier autrefois, qui s'est fait assassin et,
ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau;
j'ai vu ceux-la--il designait les officiers et les soldats qui fremirent
sous l'affront--ceux-la qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se
fussent pas mis a mille pour meurtrir ou arreter un seul homme. J'ai
vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les
reptiles, les chacals, toutes les betes puantes et immondes s'avancer
en rampant, pretes a la curee, et me suis dit que, pour completer la
collection, il ne manquait plus qu'une hyene. Et, aussitot, vous etes
apparue!

Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne
daigna pas discuter. A quoi bon?

Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache,
honteux qu'il etait du role qu'on lui faisait jouer, sur un ton de
supreme autorite, en designant Pardaillan de la main:

--Arretez cet homme!

L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'ecria:

--Un instant, mort-diable!

Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'etait pas concertee
avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le
mecontentement qu'elle eprouvait:

--Perdez-vous la tete, monsieur?

--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectee, le sire de
Pardaillan, qui se vante de m'avoir desarme et mis en fuite, me doit
bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!

Fausta le considera une seconde avec un etonnement qui n'avait rien de
simule. Tres sincerement, elle le crut soudainement frappe de demence.
Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement
apitoye:

--Vous voulez donc vous faire tuer?

Bussi-Leclerc secoua la tete avec un entetement farouche, et, sur un ton
d'assurance qui frappa Fausta:

--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas.
Je vous en donne l'assurance formelle.

Fausta crut qu'il avait invente ou achete quelque botte secrete, comme
on en trouvait tous les jours, et que, sur de triompher, il tenait a le
faire devant tous ces soldats qui seraient les temoins de sa victoire et
retabliraient sa reputation ebranlee de maitre invincible. Il paraissait
tellement sur de lui qu'une autre apprehension vint l'assaillir, qu'elle
traduisit en grondant:

--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?

--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le
soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez
tranquille.

Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et,
avec une insouciance affectee:

--Je me contenterai de le desarmer.

Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait
le laisser faire. C'est qu'elle etait payee pour savoir qu'avec le
chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.

Elle allait donc donner l'ordre de proceder a l'instant a la prise de
corps de celui qu'on pouvait considerer comme prisonnier.

Bussi-Leclerc lut sa resolution dans ses yeux.

--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colere contenue, j'ai fait vos
petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coute. De
grace, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes a ma guise... ou
je ne reponds de rien.

Ceci etait dit sur un ton gros de sous-entendus menacants. Fausta
comprit que le contrarier ouvertement pouvait etre dangereux.

--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc a votre guise.

Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:

--Ecartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'echappera pas au
sort qui l'attend.

Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dedaigneux aux levres,
avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:

--Hola! monsieur de Pardaillan, fit-il a haute voix, ne pensez-vous pas
que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais ecolier que je suis
une de ces prestigieuses lecons dont vous seul avez le secret? Voyez
l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Ou trouver temoins
plus nombreux et mieux qualifies de la defaite humiliante que vous ne
manquerez pas de m'infliger?

Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eut dit, que Bussi-Leclerc etait
brave. Mais d'ou venait donc qu'il osat l'appeler en combat singulier
devant cette multitude de soldats, lesquels seraient temoins de son
humiliation? Car il ne pouvait se leurrer a ce point de croire qu'il
serait vainqueur.

Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de
traitrise.

Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer
qu'on n'allait pas le charger a l'improviste, par-derriere.

Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur
donnat des ordres, et les officiers, de leur cote, semblaient se
guider sur Bussi. Il secoua la tete pour chasser les pensees qui
l'importunaient, et, de sa voix mordante:

--Et, si je vous disais que, dans les conditions ou il se produit, il ne
me convient pas d'accepter votre defi?

--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous etes vante en pretendant
m'avoir desarme. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de
Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hableur, un menteur. Et,
s'il le faut absolument, pour l'amener a se battre, j'aurai recours
au supreme moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les laches, et je le
souffletterai de mon epee, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous
regardez!

Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapiere
comme pour en cingler le visage du chevalier.

Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouie, adressee a
un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre
qui amena un murmure de reprobation sur les levres de quelques
officiers.

Mais Bussi-Leclerc, emporte par la colere, ne remarqua pas cette
reprobation.

Quant a Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste
suffit pour que le maitre d'armes n'achevat pas le sien. D'une voix
blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:

--Je tiens le coup pour recu, dit froidement Pardaillan.

Et, faisant deux pas en avant, placant le bout de son index sur la
poitrine de Bussi:

--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et
miserable, je ne vous savais pas lache. Vous etes complet maintenant.
Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang.
Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer!

Alors, ses yeux tomberent sur le fer qu'il avait a la main. C'etait
cette epee qui n'etait pas a lui, cette epee qu'il avait ramassee au
cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette epee qui lui avait
paru suspecte au point qu'il avait discute un moment avec lui-meme pour
savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer.

Et voila qu'en se voyant ce fer a la main ses soupcons lui revenaient
en foule, et une vague inquietude l'envahissait. Et il lui semblait que
Bussi-Leclerc le considerait d'un air narquois, comme s'il avait su a
quoi s'en tenir.

Tour a tour, il regarda sa rapiere et Bussi-Leclerc comme s'il eut voulu
le fouiller jusqu'au fond de l'ame Et la mine inquiete du spadassin ne
lui dit sans doute rien de bon, car il revint a son epee.

Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer.
Il avait deja fait ce geste dans la rue et n'avait rien decouvert
d'anormal. Cette fois encore, l'epee lui parut a la fois souple et
resistante. Il ne decouvrit aucune tare.

Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait la,
dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas a decouvrir, faute du temps
necessaire a l'etudier minutieusement, comme il eut fallu.

Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une maniere etrangement fausse a
ses oreilles, peut-etre prevenues, bougonna d'une voix railleuse:

--Que de preparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas.

Et aussitot il tomba en garde en disant d'un air detache:

--Quand vous voudrez, monsieur!

Autant il s'etait montre emporte jusque-la, autant il paraissait
maintenant froid, merveilleusement maitre de lui, campe dans une
attitude irreprochable.

Pardaillan secoua la tete, comme pour dire:

--Le sort en est jete!

Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrees, il
croisa le fer en murmurant:

--Allons!

Et il lui sembla, peut-etre se trompait-il, qu'en le voyant tomber en
garde, Bussi-Leclerc avait pousse un soupir de soulagement et qu'une
lueur triomphante avait eclaire furtivement son regard.

"Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour
savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scelerat!"

Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumee,
il tata prudemment le fer de son adversaire.

L'engagement ne fut pas long.

Tout de suite, Pardaillan laissa de cote sa prudente reserve et se mit a
charger furieusement.

Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une
voix eclatante:

--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te desarmer!

A peine avait-il acheve de parler qu'il porta successivement plusieurs
coups secs sur la lame, comme s'il eut voulu la briser et non la lier.
Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, esperant qu'il
finirait par se trahir et decouvrir son jeu.

Des qu'il eut porte ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec
l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son epee sous la lame de
Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il
redressa son epee de toute sa force.

Alors, Fausta, stupefaite, les officiers et les soldats, emerveilles,
virent ceci:

La lame de Pardaillan, arrachee, frappee par une force irresistible,
suivit l'impulsion que lui donnait l'epee de Bussi, s'eleva dans les
airs, decrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.

--Desarme! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.

Au meme instant, fidele a la promesse faite a Fausta de le laisser
vivant pour le bourreau, il se fendit a fond, visant la main de
Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et,
comme s'il eut craint que, meme desarme, il ne revint sur lui, il fit un
bond en arriere et se mit hors de sa portee.

Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute
la ligne. La, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats,
spectateurs attentifs de cet etrange duel, il avait eu la gloire de
desarmer et de toucher l'invincible Pardaillan.

Nous avons dit a dessein que la lame de Pardaillan etait allee tomber
sur la piste.

En effet, on se tromperait etrangement si on croyait sur parole
Bussi-Leclerc criant qu'il a desarme son Adversaire.

La lame avait saute, la lame, prealablement limee, habilement maquillee,
mais la poignee etait restee dans la main du chevalier.

En resume, Bussi-Leclerc n'avait nullement desarme son adversaire et la
piteuse comedie qu'il venait de jouer etait de l'invention de Centurion,
qui avait vu la le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait charge
de lui demander, et de se venger en meme temps par une humiliation
publique de celui qui l'avait corrige vertement en public.

Bussi-Leclerc pouvait triompher a son aise, car, de loin, on ne pouvait
voir la poignee restee dans la main crispee de Pardaillan, et, comme
tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart
des spectateurs le doute n'etait pas possible: l'invincible, le terrible
Francais avait trouve son maitre.

Pour completer la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son epee,
alors qu'il s'etait fendu sur son adversaire desarme par un coup de
traitrise, son epee avait erafle un doigt assez serieusement pour que
quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la
main de Pardaillan.

Ce n'etait qu'une piqure insignifiante. Mais, de loin, ce sang
permettait de croire a une blessure plus serieuse.

Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect
vis-a-vis de ceux qui, places aux premiers rangs, purent voir de pres,
dans tous ses details, la scene qui venait de se derouler et celle qui
suivit.

Ceux-la distinguerent le troncon d'epee reste dans la main du chevalier.
Ils comprirent que, s'il etait desarme, ce n'etait pas du fait de
l'adresse de Bussi, mais par suite d'un facheux accident. Et meme, a la
reflexion, cet accident lui-meme leur parut quelque peu suspect.

Quant a Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien
comprehensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il
avait cru naivement a un accident.

Jamais, l'idee ne lui serait venue que la frenesie haineuse put
obliterer le sens de l'honneur et meme le simple bon sens d'un homme
repute brave et intelligent, jusqu'a ce jour, au point de l'abaisser
jusqu'a ourdir une machination aussi lache, aussi compliquee et aussi
niaise, car, en resume, qui esperait-il abuser avec cette grossiere
comedie?

Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait ete d'admettre
qu'une perfidie semblable etait possible. Et cela lui avait paru si
pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgre lui, oubliant tout, il
etait parti d'un eclat de rire formidable, furieux, inextinguible.

Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fut, sentit un frisson le parcourir de
la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs presses
des soldats espagnols, comme s'il ne se fut pas senti en surete, il
commenca de regretter amerement d'avoir suivi si scrupuleusement les
perfides conseils de Centurion.

C'est que, au fur et a mesure que le rire se dechainait
irresistiblement, le chevalier sentait une colere violente, furieuse,
comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier,
au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les
passes les plus critiques, il etait tout a fait hors de lui, et
se sentait incapable de se moderer, encore moins de raisonner ses
impressions.

--Eh quoi! se peut-il que, pour une miserable blessure faite a son
amour-propre, un homme s'avilisse a ce point! Par Pilate! je ne
connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce
scelerat soit chatie sur l'heure, et je vais l'etrangler de mes propres
mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutot non; puisque les blessures
d'amour-propre sont les seules qui aient reellement prise sur ce
sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont
il gardera a jamais le cuisant souvenir!

Livide, herisse, exorbite, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne
paraissait plus pouvoir refrener, avec des gestes brusques, saccades,
inconscients, un inappreciable instant il eut toutes les apparences d'un
fou furieux.

Cette impression ne fut pas eprouvee que par les comparses de cette
scene, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et
la joie faisaient trembler:

--Oh! serait-il devenu fou? Deja!...

Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--repondit:

--Notre besogne serait terminee, avant que d'avoir ete entreprise.

Dans sa crise nerveuse poussee jusqu'a la frenesie, Pardaillan ne les
voyait pas. Ils etaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et,
pourtant, il percut nettement toutes ces paroles. En lui-meme, en
faisant des efforts desesperes pour retrouver un peu de calme, il
grommelait:

"Or ca, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-etre le suis-je en effet. Je sens
ma tete qui semble vouloir eclater. Il me parait que ma folie, si elle
persistait, serait singulierement agreable a la douce Fausta et a son
digne ami d'Espinosa!"

Et, par un effort de volonte surhumain, il reussit a se maitriser, a
retrouver, en partie, sa lucidite.

En meme temps, il se mit en marche, allant droit a Bussi-Leclerc,
imperieusement pousse par cette idee qui dominait en lui: chatier seance
tenante le scelerat.

Et, chose singuliere, des l'instant ou il s'ebranla pour une action
determinee, tout le reste disparut et son calme lui revint peu a peu.

D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers
Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun
doute sur ses intentions, eut un soupcon de sourire, et:

--Je crois, dit-il froidement, que, tout desarme qu'il est, le chevalier
de Pardaillan va faire passer un moment penible a ce pauvre M. de
Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre
nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait ete a nous!

Fausta approuva gravement de la tete, avec un geste qui signifiait: ce
n'est pas notre faute s'il n'est pas a nous. Puis, curieusement,
elle porta ses yeux sur Pardaillan avancant, l'air menacant, sur
Bussi-Leclerc qui reculait au fur et a mesure en jetant a Fausta des
regards qui criaient:

"Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?"

Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers
d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le
sien:

--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de
Bussi-Leclerc, dit-elle.

--Si vous le desirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de
Pardaillan sans lui laisser le temps d'executer ce qu'il medite.

--Pourquoi? dit Fausta avec une indifference dedaigneuse. C'est pour son
propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a
machine de longue main son coup de traitrise. Qu'il se debrouille tout
seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage
merite a sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il
est digne de notre respect.

D'Espinosa eut un geste d'indifference qui signifiait que, lui aussi, il
se desinteressait completement du sort de Bussi.

Cependant, a force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il
arriva un moment ou Bussi se trouva dans l'impossibilite d'aller
plus loin, arrete qu'il etait par la masse compacte des troupes qui
assistaient a cette scene. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
celui qu'il redoutait.

Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.

S'il se fut agi d'echanger des coups mortels, quitte a rester lui-meme
sur le carreau, il n'eut eprouve ni crainte ni hesitation. Il etait
brave, c'etait indeniable:

Mais Bussi-Leclerc n'etait pas non plus l'homme fourbe et tortueux que
son dernier geste semblait denoncer, Pour l'amener a accomplir ce geste
qui le deshonorait a ses propres yeux, il avait fallu un concours
de circonstances special. Il avait fallu que le tentateur apparut a
l'instant precis ou il se trouvait dans un etat d'esprit voisin de la
demence, pour lui faire agreer une proposition infamante. Or, il ne faut
pas oublier que Bussi allait se suicider au moment ou Centurion etait
intervenu.

Maintenant que l'irreparable etait accompli, Bussi avait, honte de ce
qu'il avait fait. Bussi croyait lire la reprobation sur tous les visages
qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'etait degrade et
meritait d'etre traite comme tel.

Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme,
resolu neanmoins a le chatier. Que meditait-il? Quelle sanglante insulte
allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassembles? Voila ce qui
le preoccupait le plus.

Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards
sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se
terrer, ne voulant pas se laisser chatier ignominieusement--ah! cela
surtout, jamais!--et ne pouvant se resoudre a faire usage de son fer
pour se soustraire a la poigne de celui qu'il avait exaspere.

Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'etait arrete a deux
pas de lui. Il etait maintenant aussi froid qu'il s'etait montre hors de
lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main.
Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix
etrangement calme, qui cingla le spadassin:

--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de
coquin!

Et, avec la meme lenteur souverainement meprisante, avec des gestes
mesures, comme s'il eut eu tout le temps devant lui, comme s'il eut ete
sur que nulle puissance ne saurait soustraire au chatiment merite le
miserable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
passes a la ceinture, et se ganta froidement, posement.

Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eut
saisi a la gorge, il se fut sans doute laisse etrangler sans porter la
main a la garde de son epee. C'eut ete pour lui une maniere comme une
autre d'echapper au deshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable
que la mort meme, non, non, il ne pouvait le tolerer.

Il eut une supreme revolte, et, degainant dans un geste foudroyant, il
hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:

--Creve donc comme un chien! puisque tu le veux!...

En meme temps, il levait le bras pour frapper.

Mais il etait dit qu'il n'echapperait pas a son sort.

Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit
son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis
qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme
des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
engourdis du spadassin.

Ceci fut rapide comme un eclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour
le dire, les roles se trouverent renverses, et c'etait Pardaillan qui,
maintenant, se dressait, l'epee a la main, devant Bussi desarme.

Tout autre que le chevalier eut profite de l'inappreciable force que lui
donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guepier ou, tout
au moins, de vendre cherement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait,
n'avait pas les idees de tout le monde. Il avait decide d'infliger a
Bussi la lecon qu'il meritait, il s'etait trace une ligne de conduite
sur ce point special, et il la suivait imperturbablement, sans se
soucier du reste.

Se voyant desarme une fois de plus, mais pas de la meme maniere que les
fois precedentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et,
retrouvant sa bravoure accoutumee, d'une voix qu'il s'efforcait de
rendre railleuse, il grinca:

--Tue-moi! Tue-moi donc!

De la tete, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix
claironnante:

--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener a cette supreme lachete
de tirer le fer contre un homme desarme. Et tu y es venu, parce que
tu as l'ame d'un faquin. Cette epee, avec laquelle tu menacais de me
souffleter, tu es indigne de la porter.

Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en
jetait les troncons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, ecumant.

Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa
murmura:

--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!

--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne
raisonne pas ses impulsions.

Ils se trompaient tous les deux.

Pardaillan reprenait, de sa voix toujours eclatante:

--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour recu. Je pourrais
t'etrangler, tu ne peses pas lourd dans mes mains. Je te fais grace de
la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans
ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu
l'intention de me donner, je te le rends!...

En disant ces mots, il happait Bussi a la ceinture, le tirait a lui
malgre sa resistance desesperee, et sa main gantee, largement ouverte,
s'abattit a toute volee sur la joue du miserable, qui alla rouler a
quelques pas, etourdi par la violence du coup, a moitie evanoui de honte
et de rage, plus encore que par la douleur.

Cette execution sommaire achevee, Pardaillan s'ebroua comme quelqu'un
qui vient d'achever sa tache, et, du bout des doigts, avec des airs
profondement degoutes, il enleva ses gants et les jeta, comme il eut
jete une ordure repugnante.

Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitte durant
toute cette scene, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son
sourire le plus ingenu aux levres, il se dirigea droit sur eux.

Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage tres explicite, car
d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable a celle
de Bussi qu'on emportait hurlant de desespoir, se hata de faire le signe
attendu par les officiers qui commandaient les troupes.

A ce signal, les soldats s'ebranlerent en meme temps, dans toutes les
directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier
qui l'emprisonnait.

Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient
Fausta et le grand inquisiteur. Il renonca a les poursuivre pour faire
face a ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
se prolongeait, il lui serait bientot impossible de faire un mouvement,
et, si la poussee formidable persistait aussi methodique et obstinee, il
risquait fort d'etre presse, etouffe, sans avoir pu esquisser un geste
de defense. Il grommela, s'en prenant a lui-meme de ce qui arrivait,
comme il avait l'habitude de faire:

"Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetee apres avoir
estoque ce taureau!"

Il eut aussi bien pu regretter l'epee de Bussi qu'il venait de briser a
l'instant meme. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il etait
logique avec lui-meme. En effet, cette epee, il ne l'avait conquise que
pour se donner la satisfaction d'en jeter les troncons a la face du
maitre d'armes.

Cependant, malgre ses regrets et les invectives qu'il se dispensait
genereusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette
froide lucidite qui engendrait chez lui les promptes resolutions.

Se voyant serre de trop pres, il resolut de se donner un peu d'air. Pour
ce faire, il projeta ses poings en avant avec une regularite d'automate,
une precision pour ainsi dire mecanique, une force decuplee par le
desespoir de se voir irremediablement perdu, pivotant lentement sur
lui-meme, de facon a frapper alternativement chacune des unites les plus
rapprochees du cercle qui se resserrait de plus en plus.

Et chacun de ses coups etait suivi du bruit mat de la chair violemment
heurtee, d'une plainte sourde, d'un gemissement, parfois d'un juron,
parfois d'un cri etouffe.

Et, a chacun de ses coups, un homme s'affaissait, etait enleve par ceux
qui venaient derriere, passe de main en main, porte sur les derrieres du
cercle infernal ou on s'efforcait de le ranimer.

Et, pendant ce temps, l'emeute dechainee se deroulait comme un torrent
impetueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pave de la
place, dans les rues adjacentes, c'etait des soldats aux prises avec le
peuple excite, conduit, guide par les hommes du duc de Castrana.

Partout, c'etait le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le
haletement rauque des corps a corps, les plaintes des blesses, et,
par-ci par-la, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur
eclatait, a la fois cris de ralliement et acclamation:

"Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!"

Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses
forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc a Fausta
lui revinrent a la memoire, et, en continuant son horrible besogne, il
songea:

"Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allie,
d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures
qu'ils ont resolu de m'infliger!"

Et, comme ses bras, a force de servir de massues, sans arret ni repos,
commencaient a eprouver une raideur inquietante, il ajouta:

"Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'a
ce que je sois a bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se decident a
rendre coup pour coup."

Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui
apparaissait que, le mieux qu'il put lui advenir, c'etait de recevoir
quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui reservait.

Il ne se trompait pas dans ses deductions. Les soldats, en effet,
commencaient a s'enerver. Aux coups methodiquement assenes par
Pardaillan, ils repondirent par des horions decoches au petit bonheur.
Il eut, sans nul doute, recu le coup mortel qu'il souhaitait, si une
voix imperieuse n'avait arrete net ces tentatives timides, en ordonnant:

"Bas les armes, droles!... Prenez-le vivant!"

En maugreant, les hommes obeirent. Mais, comme il fallait enfin en
finir, comme la patience a des limites et que la leur etait a bout, sans
attendre des ordres qui tardaient trop, ils executerent la derniere
manoeuvre: c'est-a-dire que les plus rapproches sauterent, tous
ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accable par
le nombre.

Il essaya une supreme resistance, esperant peut-etre trouver la brute
excitee qui, oubliant les instructions recues, lui passerait sa dague au
travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de
leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de
poing ne lui furent pas menages, pas plus qu'il ne menageait les siens.

Un long moment, il tint tete a la meute, en tout pareil au sanglier
accule et coiffe par les chiens. Ses vetements etaient en lambeaux, du
sang coulait sur ses mains et son visage etait effrayant a voir. Mais ce
n'etait que des ecorchures insignifiantes. A differentes reprises, on le
vit soulever des grappes entieres de soldats pendus a ses bras, a ses
jambes, a sa ceinture. Puis, a bout de souffle et de force, ecrase par
le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur
ses jambes et tomba a terre.

...C'etait fini. Il etait pris.

Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait
encore si terrible, si etincelant que, malgre qu'il fut impossible
d'esquisser un geste, tant on avait multiplie les liens autour de son
corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
surcroit, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.

Il etait debout, cependant. Et son oeil froid et acere se posait avec
une fixite insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, a
cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de
combattants.

Quand elle vit qu'il etait bien pris, bien et dument ficele des pieds
jusqu'aux epaules, reduit enfin a l'impuissance, elle s'approcha
lentement de lui, ecarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient a sa
vue, et, s'arretant devant lui, si pres qu'elle le touchait presque,
elle le considera un long moment en silence.

Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait a sa merci!

En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir
de son triomphe. Malgre les liens qui lui meurtrissaient la chair et
comprimaient sa poitrine au point de gener la respiration, malgre la
pesee, violente de ceux qui le maintenaient, il s'etait redresse en
songeant:

--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie
victoire!... Un abominable guet-apens, une felonie, une armee lachement
mise sur pied pour s'emparer d'un homme!...

En secouant frenetiquement la grappe humaine pendue a ses epaules, il
s'etait redresse, avait leve la tete, l'avait fixee avec une insistance
agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant
de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnat l'occasion de lui
decocher quelqu'une de ces mordantes repliques dont il avait le secret.

Fausta se taisait toujours.

Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il
s'attendait a trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait a
voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, deconcerte, ne lut
qu'indecision et tristesse.

Il fallait que Fausta fut extraordinairement troublee pour s'oublier
au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui
n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de
montrer.

C'est que ce qui lui arrivait la depassait toutes ses previsions.

Sincerement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tue l'amour.
Et voici que, au moment ou elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait
hair, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle
avait pris pour de la haine, c'etait encore de l'amour. Et, dans son
esprit eperdu, elle ralait:

"Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'etait que le depit de
me voir dedaignee... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!...
Et, maintenant que je l'ai livre moi-meme, maintenant que j'ai prepare
pour lui le plus effroyable des supplices, je m'apercois que, s'il
disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard
qui ne soit pas indifferent, je poignarderais de mes mains ce grand
inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le
delivrer. Que faire? Que faire?

Et, longtemps, elle resta ainsi, desemparee, reculant, pour la premiere
fois de sa vie, devant la decision a prendre.

Peu a peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de
deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait a son sort, et, d'une
voix extremement douce, comme lointaine et voilee, elle dit seulement:

--Adieu, Pardaillan!

Et ce fut encore un etonnement chez lui, qui s'attendait a d'autres
paroles.

Mais il n'etait pas homme a se laisser demonter pour si peu.

--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.

Elle secoua la tete negativement et, avec la meme intonation de douceur
inexprimable, elle repeta:

--Adieu!

--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisement.
Vous devez en savoir quelque chose!

Avec obstination, elle fit doucement non, de la tete, et repeta encore:

--Adieu! Tu ne me verras plus.

Une idee affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.

"Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: "Tu ne me verras plus."
Ne pouvant parvenir a me tuer, l'abominable creature aurait-elle concu
l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce
serait trop hideux!"

De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait:

--Ou plutot, je m'exprime mal, tu me verras peut-etre, Pardaillan, mais
tu ne me reconnaitras pas.

"Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle enigme? Je
la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas etre
aveugle, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti
que je ne pensais. Mais je ne la reconnaitrai pas. Que veut dire ce
"Tu ne me reconnaitras pas"? Quelle menace se cache sous ces paroles,
insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien."

Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:

--Il faudra donc que vous soyez bien meconnaissable! Peut-etre
serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de
coeur et de bonte. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez
si bien changee qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas.

Fausta le considera une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le
regard avec cette ingenuite narquoise qui lui etait particuliere.
Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle
lasse du violent combat qui s'etait livre dans son esprit? Toujours
est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tete et revint se placer
aupres de d'Espinosa, qui avait assiste, muet et impassible, a cette
scene.

--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand
inquisiteur.

--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entrainait.



XIII

LES AMOURS DU CHICO

Le couvent de San Pablo etait situe si pres de la place San Francisco
qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place meme.

En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent ete pour ainsi
dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur
la place, et un homme froid et methodique comme d'Espinosa ne pouvait
commettre l'imprudence de faire traverser cette place a son prisonnier
en pareil moment.

Pardaillan etait encadre de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que
le chevalier, ligote comme il l'etait, inspirat des craintes au grand
inquisiteur. Mais, precisement, ces precautions, qui eussent pu paraitre
ridicules en temps normal, devenaient necessaires, si l'on songe que
le prisonnier et son escorte pouvaient avoir a passer au milieu des
combattants. Dans la melee, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup
mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement a le garder
vivant. Il pouvait encore--ce qui eut ete plus facheux encore--etre
delivre par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs.
La necessite d'une imposante escorte se trouvait donc amplement
justifiee.

Par surcroit de precautions, le chef de l'escorte fit faire a sa troupe
une infinite de detours par les petites rues qui avoisinaient la place,
evitant avec soin toutes celles ou il percevait les bruits de la
bagarre. En outre, comme le chevalier, entrave par des liens tres
serres, ne pouvait avancer qu'a tous petits pas, il se trouva qu'il
fallut une grande heure pour arriver a ce couvent San Pablo, qu'on eut
pu atteindre en quelques minutes.

En ce qui concerne l'emeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en
lamentable echauffouree et qu'elle fut reprimee avec cette impitoyable
cruaute que Philippe II savait montrer quand il etait sur d'avoir le
dessus.

Et ce fut la une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de
cette vaste entreprise qui echoua piteusement et fut noyee dans le sang.

Devant les hesitations du Torero, de celui qui, pour elle, etait le
prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son
plan.

Elle se croyait sure de voir le prince venir a elle, resolu a lui donner
son nom, et a partager avec elle le trone, pourvu qu'elle le hissat sur
ce trone. Elle se croyait sure de cela. Elle n'en eut pas jure cependant
C'est alors qu'elle eut cette idee malheureuse, qui devait consommer la
ruine de ses ambitions, de modifier ses idees premieres.

Que lui servirait-il de pousser son succes a fond et de consommer la
ruine de Philippe II si le prince dedaignait ses propositions? Elle
pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-la. C'etait
possible, apres tout. Qu'arriverait-il alors?

Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager a fond, il fallait montrer
a ce prince de quoi elle etait capable et de quelles forces elle
disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revint
humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute
assurance l'action definitive.

Ce plan ainsi modifie fut execute a la lettre. Le Torero fut enleve
par ses partisans sans qu'il fut possible aux troupes royales de
l'approcher. Et l'emeute se dechaina dans toute son horreur.

Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du
mouvement, qui etaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la
retraite et s'eclipserent, bientot poursuivis de leurs hommes.

Alors, il ne resta plus en presence des troupes royales que le bon
populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire.

Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux
n'avaient, pour la plupart, que quelques mechants couteaux a opposer aux
armes a feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.

Neanmoins, ils tinrent bon et se laisserent massacrer bravement.
C'etaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel etait
ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on
voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifie, cela ne se
ferait pas.

Tout a une fin, cependant. Bientot, ceux-la aussi apprirent que le
Torero etait sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait
voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent,
et, des lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.

Et ce fut la debandade generale, il ne resta plus sur la place et dans
les rues que des soldats triomphants... et aussi, helas! les cadavres
qui jonchaient le sol et les blesses, plus nombreux encore, qu'on
enlevait a la hate.

Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San
Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il
apercut la, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.

Mais dans quel etat, grand Dieu!

Ah! il etait joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures
plus tot, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait
valu aupres des nobles dames de la cour ce mirifique succes, qui avait
paru si fort contrarier la gentille Juana!

D'abord, plus de toque empanachee, et plus de manteau. Ensuite, fripes,
dechires, macules, les soies et les satins de ce qui avait ete
un pourpoint. Des accrocs larges comme la main a ces chausses
resplendissantes. Et, par-ci par-la, des taches rouges qui ressemblaient
singulierement a du sang.

La verite nous oblige a confesser que le Chico ne paraissait nullement
se soucier des details de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il
savait tout porter avec la meme desinvolte fierte. Il se redressait
tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa
taille, d'homoncule.

Et puis, tiens! s'il etait mal arrange, lui, le Chico, le seigneur
francais, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu,
n'etait guere mieux arrange que lui.

Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-la? Evidemment, sa
petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi etait-il la? Pour
Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant.

Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rive sur les yeux
du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si
sincere, une affection si ardente, un devouement si absolu, une si naive
admiration a le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
diriger, que ce grand sentimental qu'etait le chevalier de Pardaillan
se sentit doucement emu, delicieusement reconforte, et qu'il eut a
l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur
qui avaient le don de bouleverser le petit paria.

Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain.
Mais il reflechit que, dans les circonstances presentes, il risquait
fort de le compromettre.

Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux
autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'etait devenu son autre ami,
don Cesar, sur qui il s'etait promis de veiller et pour qui il s'etait
si imprudemment expose qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en
passant, un regard d'une muette eloquence au nain attentif.

Le Chico n'etait pas un sot. Il s'etait senti largement recompense par
le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris a quel mobile
il obeissait en paraissant ne pas le connaitre.

Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de
Pardaillan qui criait:

"Don Cesar est-il sauf?"

Dans le meme langage muet, il repondit a l'instant et il fut compris
comme il avait compris lui-meme.

La tete etait la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer a son
aise, attendu qu'il n'avait pas ete possible de l'enchainer comme le
reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible
signe de tete, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui
imposaient ses entraves.

Il s'apercut alors que le Chico, favorise par l'exiguite de sa taille,
se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifferents, s'attachait
obstinement a ses pas et trouvait moyen de marcher a sa hauteur, comme
s'il avait eu quelque chose a lui communiquer.

Il remarqua egalement que le nain serrait dans son poing crispe le
manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son
escorte des regards charges de colere qui les eussent infailliblement
jetes bas s'ils avaient ete des pistolets. Il ne put s'empecher de
penser, a part lui:

"Ah! le brave petit homme! Si sa force egalait sa bravoure et sa
volonte, comme il chargerait ces soldats a qui l'on fait jouer un si
triste role!"

Et il souriait doucement, chaudement reconforte par cette amitie sincere
qui se manifestait en un moment si critique pour lui.

Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent.
Porte monumentale, massive, rebarbative, pesante, sournoise par les
guichets visibles ou dissimules, arrogante et menacante par les clous et
les innombrables serrures.

On dut attendre que les verrous enormes fussent tires avec des
grincements sinistres, que les serrures geantes fussent ouvertes a
l'aide de clefs que le nain Chico eut eu bien de la peine a soulever. Il
y eut forcement un temps d'arret assez long.

Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-etre prevu, pour se
livrer a une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de
vue comprit aisement et qui eut la bonne fortune de passer inapercue,
les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux.

"Je viendrai ici tous les jours", disaient les gestes du petit homme.

Et les yeux de Pardaillan repondaient:

"Pour quoi faire?"

Un haussement d'epaules, des yeux leves au ciel, des mains remontant
jusqu'a la tete et retombant mollement, signifiaient:

"Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-etre bien aise de
communiquer avec le dehors."

Et Pardaillan de repondre:

"Soit. J'accepte ton devouement."

Et, d'un sourire, il remerciait.

Maintenant, la, porte etait ouverte. Avant qu'elle se fermat lourdement
sur lui--peut-etre pour toujours--il tourna une derniere fois la tete et
adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et
mobile semblait lui crier:

"Ne desesperez pas. Soyez pret a tout. Je ne vous abandonnerai pas!"

Pardaillan disparut sous la voute sombre; les soldats ressortirent
et s'eloignerent allegrement, et le Chico demeura seul, dans la rue
deserte, ne pouvant se decider a s'eloigner de cette porte qui venait
de se fermer sur le seul homme qui lui eut temoigne un peu d'amitie, et
dont la parole chaude et coloree avait eveille en lui tout un monde de
sensations inconnues.

Le soleil s'eteignait lentement a l'horizon; bientot son orbe rouge
disparaitrait completement, la nuit succederait au jour; il n'y avait
plus rien a esperer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'eloigna
lentement, tristement, a regret.

Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait ecraser la ville. Il
ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues,
il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animees
a cette heure.

Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermees, les portes
verrouillees, les volets hermetiquement clos. Il ne remarqua rien. Il
allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un
parchemin qu'il considerait attentivement, et le remettait vivement dans
sa poitrine, comme s'il eut craint qu'on ne le lui volat.

Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait
attacher un grand prix, n'etait autre que ce blanc-seing que Centurion
avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu a Fausta.

On se souvient peut-etre que Fausta etait descendue dans le caveau
truque de la maison des Cypres pour y bruler la capsule destinee a
empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'etui
contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laisse
tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.

Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouve ce papier, et, ne
pouvant le lire dans l'obscurite, il l'avait passe a sa ceinture. Or,
en rampant sur les dalles pour epier El Chico, le chevalier, sans s'en
apercevoir, avait a son tour laisse tomber ce papier.

De retour a l'auberge de la Tour, il n'avait plus pense a ce chiffon de
papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, a son tour, trouve,
et, comme il savait lire, comme, dans son reduit, il avait de la
lumiere, il s'etait rendu compte de la valeur de sa trouvaille et
l'avait soigneusement mise de cote. Son intention etait de remettre ce
parchemin au seigneur francais, a qui il appartenait sans doute, et qui,
en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les
evenements qui s'etaient precipites l'avaient empeche de realiser son
intention.

C'etait donc ce blanc-seing que nous l'avons vu etudier dans la rue. Que
voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait.
Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-etre s'en servir en faveur
de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforcait de trouver.

Une chose l'inquietait: c'est qu'il n'etait pas tres sur que sa
trouvaille eut reellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit
qu'il savait lire et meme ecrire.

Il faut entendre par la qu'il pouvait enoncer peniblement et griffonner,
encore plus peniblement, les mots les plus usuels; c'est tout.

Donc, se mefiant de ses capacites, il n'etait pas tres sur de la valeur
du document trouve. Ah! s'il savait ete aussi savant que la petite
Juana! Il resolut soudain d'aller soumettre le precieux parchemin a la
competence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en
etait au juste. Ayant decide, il prit aussitot le chemin de l'auberge de
la Tour.

Notez que Juana l'avait chasse et que son splendide costume etait
en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre
circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se
presenter devant elle sans avoir ete mande? Quel accueil, surtout, s'il
se presentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.

Il trouva l'auberge a peu pres vide de clients, et cela n'etait pas fait
pour le surprendre apres les evenements sanglants de l'apres-midi.
Les quelques personnes attablees etaient des militaires qui, pour la
plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraichir et s'en allaient aussitot.

La petite Juana tronait dans ce petit reduit attenant a la cuisine, et
qui etait comme le bureau de l'hotellerie. Elle avait, naturellement,
garde la superbe toilette qu'elle avait endossee pour aller a la
corrida, et, ainsi paree, elle etait seduisante au possible, jolie a
damner un saint, fraiche comme une rose a peine eclose, et dans son
riche et elegant costume qui lui seyait a ravir on eut dit une marquise
deguisee.

En la voyant si jolie dans ses atours des fetes carillonnees, le Chico
sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillerent de plaisir et
une bouffee de sang lui monta au visage.

Mais, resolu a ne s'occuper que de choses graves, a ne songer qu'a
son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prevu: c'est qu'il se
presenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue.

Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompte un
peu cette visite de son timide amoureux.

Elle avait du penser que, la course terminee, il ne resisterait pas au
desir de venir se faire admirer, et elle avait du arranger d'avance la
reception qu'elle lui ferait.

On concoit combien l'attitude si nouvelle et si imprevue du petit homme
la piqua au vif.

Cependant, comme elle etait femme et coquette, elle sut cacher ses
impressions, si bien qu'il ne soupconna rien de ce qui se passait en
elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus
grondeur qu'elle lanca:

--Comment oses-tu reparaitre ici quand je t'ai chasse? Et dans quel etat
encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te presenter ainsi devant
moi?

Pour la premiere fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente
sortie avec une indifference qui accrut son indignation. Il ne rougit
pas, il ne baissa pas la tete, il ne s'excusa pas. Il la regarda
tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit
simplement et tres doucement:

--J'ai besoin de t'entretenir de choses serieuses.

La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait change sa poupee.
Ou prenait-il cette tranquille audace? La verite est que le Chico
n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'a Pardaillan et
tout s'effacait devant cette pensee. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
n'etait que de la distraction.

Juana, etourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du
premier coup d'oeii, et s'ecria:

--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?

--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?

--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rebellion, tout est
a feu et a sang, il y a des morts par milliers...

Et son inquietude percant malgre elle, avec une inflexion de voix dont
il ne percut pas la tendresse:

--Tu es donc blesse?

--Non. J'ai ete eclabousse dans la bagarre. Peut-etre ai-je bien quelque
ecorchure par-ci par-la, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien.
C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi.

Des l'instant qu'il n'etait pas blesse, elle reprit son air grondeur et
dit:

--C'est la que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin,
mecreant, de te meler a la bagarre?

--Il le fallait bien.

--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allee a cette
course et que je serais peut-etre morte a l'heure qu'il est si j'etais
restee jusqu'a la fin!

Ce fut a son tour de palir de crainte:

--Tu es allee a la course?

--He oui! Heureusement la Vierge me protegeait sans doute, car une
subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter
la plazza apres que le sire de Pardaillan eut si brillamment dague le
taureau. Aussi demain irai-je faire bruler un cierge a la chapelle de
Notre-Dame la Vierge!

Elle mentait effrontement, on le sait. Mais pour rien au monde elle
n'eut voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu
dans son triomphe et que c'etait ce qui l'avait fait quitter sa place.

Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner
paisiblement sa demeure sans se trouver dans la melee, ou elle eut pu,
en effet, recevoir quelque coup mortel.

--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystere. On voulait assassiner
le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans
l'ont enleve, et maintenant, bien cache, il est hors de l'atteinte de
ses ennemis.

--Sainte Vierge! que me dis-tu la? fit-elle, vivement interessee.

--Ce n'est pas tout. La rebellion dont tu as entendu parler, c'etait en
faveur de don Cesar. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est,
parait-il, le legitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le
trone a la place de son pere, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
le nom de roi Carlos.

Il paraissait tres fier de savoir tout cela, fier surtout de connaitre
personnellement un homme qu'on pretendait fils du roi.

Elle, du coup, en oublia et sa feinte colere et son reel depit, et
joignant ses petites mains:

--Don Cesar, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, a dire vrai, cela
ne m'etonne pas. J'ai toujours pense qu'il devait etre de tres haute
naissance. Et tu dis qu'il est l'infant legitime? Qui donc osait
attenter a sa vie?

--Le roi... son pere, dit Chico en baissant la voix.

--Son pere! Est-ce possible? fit-elle incredule. Il ne savait pas, sans
doute.

--Il savait, au contraire. C'est meme pour cela qu'il voulait le faire
meurtrir. Tout le monde ne sait pas ca, mais moi je le sais. Il y a bien
des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute.

--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un pere veuille faire tuer son
fils!

--Ah! voila! Ceci, c'est ce qu'on appelle "la raison d'Etat". Je sais
cela aussi.

Malgre elle, elle eut un coup d'oeil admiratif a l'adresse du petit
homme. C'est vrai, tout de meme, qu'il savait des choses que nul ne
soupconnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir?

Il reprit tres serieux:

--Je servais de page a don Cesar dans sa course. Tu n'as pas pu savoir,
puisque tu etais partie quand nous sommes entres sur la piste.

Elle savait tres bien. Elle l'avait tres bien vu. N'importe, elle
feignit d'etre surprise. Lui continua:

--Tu comprends que je devais savoir ou on le conduisait. Je l'ai suivi.
C'est la que j'ai ete si mal arrange.

Et avec un soupir de regret:

--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde
donc dans quel etat on l'a mis.

Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus etre
question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maitre, le
petit homme; c'etait bien.

--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une
nouvelle a t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana.

--Parle... Tu me fais fremir.

--On a arrete le sire de Pardaillan.

Il etait persuade qu'elle allait s'effondrer a cette nouvelle. Pas du
tout, elle recut le coup avec un calme qui le deconcerta. Voyant qu'elle
se taisait, il dit doucement:

--Tu as du chagrin?

--Oui, dit-elle simplement.

--Tu l'aimes toujours?

Elle le considera avec un etonnement qui n'etait pas joue.

--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.

--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...

--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave
gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frere aine, mais pas plus.
N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais.

--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...

--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il
donc te dire les choses pour que tu les comprennes?

Il se mit a rire de bon coeur. Il eut ete completement heureux s'il
avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:

--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan
comme un frere, tu voudras bien m'aider a le tirer de sa prison.

--De tout mon coeur, fit-elle spontanement.

--Bon! c'est l'essentiel.

--Mais pourquoi l'a-t-on arrete? Comment?

--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'etais la, j'ai
tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'a sa prison. On l'a enferme au
couvent San Pablo.

Tu l'as suivi! Pour quoi faire?

--Pour savoir ou on l'enfermait, tiens! Pour tacher de le delivrer.

--Tu veux le delivrer? Toi? Tu l'aimes donc?

--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le
seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte a goutte pour le tirer des
griffes qui l'ont frappe. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour
l'arreter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et
ils etaient tous la pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse
etrangere aussi, que j'ai bien reconnue, malgre qu'elle eut pris des
habits d'homme. Ils etaient mille peut-etre pour l'arreter, lui tout
seul. Et il etait desarme. Et il en a assomme a coups de poing. Si tu
avais vu!...

Voila maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait,
parlait sans s'arreter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'etait
pas a son sujet, a elle, qui. Jusqu'a ce jour, avait ete l'unique et
constante preoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
petite Juana allait de surprise en surprise.

C'etait a croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'etait
l'abomination, la desolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui
se fier, bonne Vierge! apres pareille trahison!

Pour l'amener a se departir de cette inconcevable froideur, elle avait
mis en oeuvre tout l'arsenal complique et redoutable de ses petites
ruses pueriles de coquette ingenue, elle avait eu recours aux mille et
un stratagemes qui d'ordinaire, lui reussissaient si bien.

D'un geste machinal, elle avait enleve la fleur posee dans ses cheveux.
Elle avait joue distraitement avec, l'avait portee, a differentes
reprises, a ses levres, comme pour en respirer le parfum, et finalement
l'avait laissee tomber... par megarde. Il n'avait pas bronche.
Naivement, elle pensa qu'il ne voyait peut-etre pas la fleur qu'elle lui
jetait.

Sans en avoir l'air, elle l'avait poussee du bout du pied jusqu'a ce
qu'elle fut bien en evidence. Et lui qui, autrefois, n'eut pas manque
d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eut sournoisement
ramassee et cachee precieusement dans son sein, il l'avait laissee
ou elle l'avait poussee. Assurement, c'est qu'il ne voulait pas la
ramasser, le mecreant! Quelle humiliation!

Il avait un culte special pour le pied d'enfant de sa petite maitresse.
Il aimait a s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il placait
ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il ecoutait
gravement, les caressant doucement, en des gestes froleurs, avec
l'apprehension vague de les abimer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'a
poser devotement ses levres dessus, au hasard de la rencontre.

Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle
stimulait sa timidite naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air,
a ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir reel, quoique dissimule,
tres sensible qu'elle etait, sous son apparence indifferente, a cette
adoration speciale.

C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'etait elle-meme qui
avait jete en lui le germe de cette preference, peut-etre bizarre,
trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultive au point d'en faire
une passion.

En effet, elle avait toutes les coquetteries innees. Mais elle n'eut
pas ete l'Andalouse de pure race qu'elle etait, si elle n'avait pas eu
par-dessus tout la coquetterie, la fierte, pourrait-on dire, de son
pied, reellement tres petit, tres joli.

Ayant vu echouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au
supreme moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses
jambes fines et nerveuses, moulees dans des bas de soie brodee, comme en
portaient les grandes dames, ses petits pieds a l'aise dans de mignons
et minuscules souliers de satin, s'etaient mis a s'agiter et se
tremousser, s'efforcant d'attirer a eux l'attention du recalcitrant. Et,
comme il ne paraissait pas voir, elle s'etait decidee a repousser petit
a petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.

Il etait bien grand et bien lourd, en chene massif, ce diable de
tabouret. N'importe, elle avait reussi a le pousser si bien que, toute
petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientot les jambes
pendantes sans un point d'appui ou poser ses extremites. Elle esperait
ainsi amener le Chico a remplacer le tabouret.

En toute autre circonstance, le nain se fut empresse de profiter de
l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus serieux en tete, et il sut
resister heroiquement a la tentation.

Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'emerveiller
sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il
delaissait et paraissait dedaigner celle qui, jusqu'a ce jour, avait
seule existe pour lui.

Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus
si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle
devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le
feliciter ou l'accabler de reproches et d'injures.

En effet, malgre le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la
nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait ete moins
preoccupe, il aurait remarque sa paleur soudaine et l'eclat trop
brillant de ses yeux.

Est-ce a dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-etre, tout au fond de son
coeur, gardait-elle encore un sentiment tres tendre pour lui. Peut-etre!
Ce qu'il y a de certain, c'est que, apres l'entretien mysterieux qu'elle
avait eu avec le chevalier, elle avait sincerement renonce a cet amour
romanesque.

Tres sincerement encore, sous l'influence des conseils fraternels de
Pardaillan, elle s'etait tournee vers le Chico, avec l'espoir de trouver
en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec
l'autre.

Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment
amoureux de cote, elle ne pouvait pas rester indifferente au sort de
Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico
qu'elle aimait Pardaillan comme un frere aine.

Dans ces conditions, comme le nain, elle devait etre disposee a tenter
l'impossible, meme a sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir.

Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient
completement dissipe cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le
complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite
amie pour le chevalier. S'il avait garde le moindre doute a cet egard,
les paroles de Juana lui disant qu'elle considerait Pardaillan comme un
frere eussent fait tomber ce doute.

Malheureusement pour lui, influence sans doute par ce qu'il avait
accoutume d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude,
il s'exagerait outre mesure son inferiorite physique.

Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'etait pas
parvenu a l'ebranler. Il restait immuablement convaincu que jamais
aucune femme, fut-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de
lui pour epoux.

Ayant cette idee bien ancree dans la tete, pour qu'il osat avouer son
amour, il eut fallu qu'il fut sur le point d'expirer; ou bien que
Juana elle-meme, renversant les roles, parlat la premiere. Mais ceci
n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait
que comme un frere. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dit, c'etait
Pardaillan.

De meme que lui savait que Juana ne serait jamais a lui, elle devait
savoir, elle, qu'elle ne serait jamais a Pardaillan. Ce n'etait pas au
moment ou il pensait qu'elle devait eprouver une peine affreuse qu'il
trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais ose dire jusqu'a
ce jour. De la, cette reserve excessive que Juana prenait pour de la
froideur et de l'indifference.

D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de temoigner son amour
etait de ne paraitre s'occuper que de Pardaillan, a qui, sans nul doute,
elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il etait en outre
pousse par son amitie ardente, il n'avait pas beaucoup de peine a rester
dans le role qu'il s'etait dicte.

Quant a Juana, consciente de la distance qui la separait de Pardaillan,
ramenee au sens de la realite par des paroles douces, mais fermes,
eclairee par la logique d'un raisonnement serre, elle avait compris
qu'il lui fallait renoncer a un reve chimerique. Son amour pour
Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne put
l'extirper sans trop de douleur. Elle s'etait resignee.

Forcement, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant
plus que Pardaillan, qu'elle admirait deja, par quelques confidences
discretes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonte de son coeur,
avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.

Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus
grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas
un compliment qui ne fut pleinement merite. De ceci, il etait resulte
que, si Pardaillan avait gagne son respect, les affaires amoureuses du
nain, grace a lui, avaient fait un progres considerable.

En realite, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son
amour n'etait pas encore assez violent pour l'amener a fouler aux pieds
la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la premiere.

Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre
alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du
chemin, s'il l'avait bercee de mots doux comme il en trouvait parfois,
s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent
neanmoins, peut-etre il eut pu l'affoler au point de lui faire oublier
sa retenue.

Mais voila que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal a propos, de
resister a toutes ses avances et de se tenir sur une reserve qui pouvait
lui paraitre de la froideur. Alors qu'elle eut voulu ne parler que
d'eux-memes, voila qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'etait
desesperant; elle l'eut battu si elle ne se fut retenue.

Au bout du compte, naivement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte,
peut-etre le Chico avait-il trouve, sans le chercher, le meilleur
moyen de forcer le coeur de celle qui, de son cote, sans s'en douter
assurement, l'aimait peut-etre autant qu'elle en etait aimee.

Ayant vu ses petites ruses echouer les unes apres les autres, Juana se
resigna a ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico
de lui imposer, esperant bien se rattraper apres et reprendre, avec
succes, elle l'esperait, ses efforts interrompus pour l'amener a se
declarer.

Pour etre juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait
qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe a la volonte bien
arretee de le sauver, si c'etait possible, aiderent puissamment a la
faire patienter.

--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en
parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devoue?

--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais
dites, repondit enigmatiquement le nain. Mais, toi-meme, Juana, n'es-tu
pas resolue a le soustraire au supplice qui l'attend?

--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.

--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans
les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'etre
pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions prealablement
connaissance avec la torture.

Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il?
Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il etait bien resolu a
se passer d'elle et a ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer
sa vie et meme la torture pour son ami. Mais l'imposer a elle, la voir
mourir! Allons donc! Est-ce que c'etait possible, cela!

Tout ce qu'il voulait d'elle, c'etait d'etre renseigne sur la valeur de
sa trouvaille.

Et puis, apres tout, il lui paraissait juste et legitime qu'elle connut
la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans,
il avait bien quelques raisons de tenir a la vie. Et, s'il faisait
l'abandon de cette vie, il tenait a ce qu'elle n'ignorat pas qu'il
l'avait fait a bon escient.

Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout
d'abord reprimer un long frisson.

Mais peut-etre, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une ame
vaillante? Peut-etre le romanesque releve par un danger mortel avait-il
un attrait particulier pour elle?

Peut-etre aussi l'aventure perilleuse a tenter se presentait-elle a une
heure ou elle etait dans l'etat d'esprit qu'il fallait pour la lui faire
accepter? Nous pencherions plutot pour cette raison.

En realite, l'amour etait apparu a son coeur vierge sous les apparences
de deux hommes qui etaient deux antitheses vivantes: Pardaillan qui, au
moral sinon au physique, lui apparaissait comme un geant, et le Chico
qui, au physique comme au moral, etait une reduction d'homme infiniment
gracieuse.

Longtemps, elle avait hesite entre ces deux hommes, attiree par la force
de l'un presque autant que sollicitee par la faiblesse de l'autre.
Brusquement, raisonnee par l'un au profit de l'autre, elle s'etait
decidee a choisir. Et voici que, maintenant que son choix etait fait en
faveur du plus faible, elle se trouvait menacee de les perdre tous les
deux a la fois.

Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamne par un pouvoir redoutable
entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepte, ne pouvant avoir
l'autre, se devouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers
pour elle se resumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle
dans la vie?

Le Chico s'ignorait lui-meme, comment aurait-elle pu le deviner? Il
avait fallu pour cela l'oeil penetrant de Pardaillan.

Le petit homme ne s'etait pas rendu compte de la froide intrepidite avec
laquelle il avait envisage le sort qui pouvait etre le sien s'il se
lancait dans l'aventure qu'il meditait.

Comme il n'etait pas sot, il raisonnait avec une logique serree que lui
eussent enviee bien des hommes reputes habiles. D'ailleurs, dans cette
existence de solitaire qu'il menait depuis de longues annees, il avait
contracte l'habitude de reflechir longtemps et de ne parler et d'agir
qu'a bon escient.

Pour lui, la question etait tres simple: il l'avait assez meditee...
Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui
existat. Evidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence
mediocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune
ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
lui, c'etait sa tete qui tombait. Tiens! ce n'etait pas difficile a
comprendre, cela!

Tout se resumait donc a ceci: fallait-il risquer sa tete pour une chance
infime? Oui ou non? Il avait decide que ce serait oui.

Si le Chico n'avait pas conscience de son heroisme, Juana, en revanche,
s'en rendait fort bien compte. Il se revelait a elle sous un jour qui
lui etait completement meconnu.

Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutume de tourner au
gre de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se
plaisait a couvrir de sa protection. C'etait un vrai homme qui pouvait
devenir son maitre.

Elle ne doutait pas qu'il ne reussit a sauver une fois encore celui
qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son
esprit, plus elle sentait l'apprehension l'envahir. Elle qui, jusqu'a
ce jour, s'etait crue bien superieure a lui, elle qui l'avait toujours
domine, elle courbait la tete, et, dans une humilite sincere, etreinte
par les affres du doute, elle se demandait si elle etait digne de lui.

C'etait elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les
yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se
montrait douce, soumise et resignee; lui qui, en apparence, se montrait
indifferent, tres calme, tres maitre de soi et qui donnait la une preuve
d'energie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait a
se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter a
ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui
semblaient appeler ses levres.

Aussi, a l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadee,
d'ailleurs, qu'il etait de force a surmonter tous les obstacles, avec
un regard voile de tendresse, avec un sourire a la fois soumis et
provocant, elle repondit, sans hesiter:

--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.

Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idee, il lui semblait qu'on ne
pouvait pas dire plus clairement:

--Je t'aime assez pour braver meme la torture, si c'est avec toi.

Malheureusement, il etait dit que le malentendu se prolongerait entre
eux et les separerait implacablement. Le Chico traduisit: "J'aime le
sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui." Il sentit
son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensee:

"Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi
qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du
diable si je n'y laisse ma peau.

Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur
et reprenant ses propres paroles:

--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devouee?

Et l'horrible malentendu s'accentua encore.

Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico etait
jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'etait fait tant de mauvais
sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener a se declarer
enfin, elle minauda:

"Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites
avant lui."

A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les
disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa
jalousie.

Le nain comprit autre chose.

Pardaillan lui avait dit et repete:

"Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y
a longtemps."

Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles
avaient ete dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression
de la verite. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sur lui
assurait que le seigneur francais etait la loyaute meme. Pardaillan
avait ajoute:

"Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aime."

Et, la, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de
lui-meme, il pouvait s'en rapporter a lui et le croire sur parole. Mais,
lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'apres les paroles
de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait du lui parler, la
moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien a esperer de lui.
Cependant, Juana ne reculait pas devant l'evocation terrifiante de la
torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit a participer
au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgre tout. Pour lui,
c'etait clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'a la mort,
le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'a la mort
et sans espoir. Des lors, a quoi bon vivre? Sa resolution devint
irrevocable. Il se condamnait lui-meme.

Jamais Juana n'appartiendrait physiquement a Pardaillan, puisqu'il n'en
voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle preferait la
mort. Alors, lui, il eut considere comme une bassesse de chercher a
l'attendrir.

Et le malentendu qui s'etait eleve entre eux acheva de les separer.

Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tete a ce qu'elle venait
de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouve, il dit avec
une froideur sous laquelle il s'efforcait de cacher ses veritables
sentiments:

--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce
qu'il vaut.

La petite Juana sentit une larme monter a ses yeux. Elle avait espere le
faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il
n'avait ete depuis le debut de cet entretien.

Elle se raidit pour refouler la larme prete a jaillir, elle prit
tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'etudia en s'efforcant
d'imiter son attitude glaciale.

--Mais, fit-elle, apres un rapide examen, je ne vois rien la que deux
cachets et deux signatures, sous des formules inachevees.

--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?

--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de
monseigneur le grand inquisiteur.

--En es-tu bien sure?

--Sans doute! Je sais lire, je pense: "Nous, Philippe, par la grace de
Dieu, roi... mandons et ordonnons... a tous representants de l'autorite
religieuse, civile, militaire..." Et plus bas: "Inigo d'Espinosa,
cardinal-archeveque, grand inquisiteur d'Etat." N'as-tu pas vu ces
cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les memes. Nul doute n'est
possible.

--C'est bien ce que j'avais pense. Ceci, c'est ce qu'on appelle un
blanc-seing. On remplit les blancs a sa guise et on se trouve couvert
par la signature du roi... et tout le monde doit obeir aux ordres donnes
en vertu de ce parchemin.

--Ou t'es-tu procure cela?

--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais
savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire a ame qui vive que tu m'as
vu en possession de ce parchemin.

--Pourquoi? Que veux-tu en faire?

--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, a
force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que
je compte me servir de ce blanc-seing pour delivrer le seigneur
de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
m'appartient pas et qu'il a ete rempli arbitrairement, ce serait ma mort
certaine, ce qui ne tirerait pas a bien grande consequence, je le sais.
Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus
important. Voila pourquoi je te prie de me garder le secret le plus
absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.

Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se
taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait
donne la meilleure de toutes les raisons en disant: "Ce serait ma mort
certaine", et qu'il eut pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.

Juana avait fremi. La gorge serree par l'emotion qui la peignait, elle
murmura en joignant les mains dans un geste implorant:

--Tu peux etre tranquille... on me tuera plutot que de m'arracher une
parole sur ce sujet.

Doucement, sans depit, avec un pale sourire:

--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.

Et, tres las, ecrase par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il
s'inclina devant elle et murmura:

--Adieu, Juana!

Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.

Alors, son coeur, a elle, eclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans
un mot d'amitie, apres un adieu sec et froid, un adieu sinistre
qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pale et
defaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de
bois, et, l'esprit chavire, un seul mot, un nom jaillit de ses levres
fremissantes, comme un appel eperdu:

--Chico!

Ce nom ainsi lance, c'etait un aveu.

Remue jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un
geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait a peu pres
perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'etait jete sur ses mains
pour les baiser, elle l'eut certainement saisi dans ses bras, l'eut
souleve et presse sur son coeur, et c'eut ete enfin le denouement
radieux de cette fantastique idylle.

Mais, sous son apparence frele, il faut croire que le nain cachait une
volonte de fer; a son appel, il s'arreta et fit deux pas vers elle. Mais
il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et,
impassible, il attendit qu'elle s'expliquat.

Elle passa sa main sur son front brulant, comme si elle eut senti
sa raison l'abandonner, et, les yeux noyes de larmes, elle balbutia
machinalement:

--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre a me
dire?

Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait etre
aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre.
Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
a coup.

--Et la Giralda? s'ecria-t-il.

Du coup, elle sentit la colere l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un
geste? Toujours la meme indifference glaciale? Il pensait a tout le
monde, hormis a elle. C'en etait trop. Ses bras, qu'elle tendait
vaguement vers lui, s'abaisserent lentement, son oeil se fit dur, un pli
amer arqua sa levre pourpre, et elle gronda, agressive:

--Tu t'interesses bien a elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que
nulle ne t'a dites?

Il la regarda d'un air etonne et, gravement:

--C'est la fiancee de don Cesar! dit-il. Ne suis-je pas le page du
Torero?

Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son acces de
jalousie, et elle baissa la tete en rougissant.

--C'est vrai, balbutia-t-elle.

--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle etait a la
corrida. Don Cesar a ete enleve au moment ou il se dirigeait vers elle
pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a
du se trouver prise dans la melee. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrive
malheur!

--Peut-etre a-t-elle pu se sauver a temps. Je la verrai sans doute avant
la nuit. C'est ici qu'elle viendra surement s'enquerir de son fiance.

Le nain hocha la tete d'un air pensif.

--Elle ne viendra pas, dit-il.

--Qu'en sais-tu?

--Elle etait entouree de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai
cru reconnaitre dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don
Gaspar Barrigon.

--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?

--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains,
a du etre victime'de quelque tentative d'enlevement comme celle que
j'avais deja surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du
Barba Roja la-dessous!

--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux etre
tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme
une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!

Des l'instant ou sa jalousie n'etait pas en cause, elle savait rendre a
chacun la justice qui lui etait due.

Le Chico approuva gravement de la tete, et:

--Je sais ou est enferme M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu ou l'on a
conduit don Cesar. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la
Giralda; et, si elle a ete enlevee, comme je le crois, il faut que je
decouvre ou on l'a enfermee. Demain, peut-etre, don Cesar quittera sa
retraite, et je veux etre a meme de le renseigner. Je n'ai donc pas un
instant a perdre. Est-ce tout ce que tu avais a me dire, Juana?

Elle eut une seconde d'hesitation et murmura faiblement:

--Oui!

--En ce cas, adieu, Juana!

--Pourquoi adieu? s'ecria-t-elle, emportee malgre elle. C'est la
deuxieme fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi
pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?

--Si fait bien.

Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque
chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux.

--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.

Evasivement, il repondit:

--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-etre demain, peut-etre dans
quelques Jours. Cela dependra des evenements.

Alors, comme il paraissait uniquement preoccupe des autres et non
d'elle, elle crut bien faire en disant:

--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la delivrance du
chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment
sera venu, en quoi je pourrai t'etre utile.

Et, lui, il comprit que c'etait surtout cela: la delivrance de
Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il etait bien resolu a se
passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eut voulu la meler a une
aventure qu'il devinait devoir lui etre fatale. Il se fut plutot
poignarde sur l'heure.

Neanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupconner ses
intentions, il repondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:

--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras
m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je
te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
Giralda a retrouver. Tout cela sera peut-etre long. Des que mon plan
sera etabli, je te le ferai connaitre. C'est promis.

Comme il parlait avec assurance! Qui lui eut dit que ce petit etre si
faible avait une tete si bien organisee et savait agir avec tant de
decision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait ete de l'avoir si
longtemps meconnu!

Tres doucement, avec un regard charge de tendresse, elle dit:

--Va donc. Luis, et que Dieu te garde!

Il se sentit doucement emu. Luis, c'etait son prenom. Tres
rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appele par son petit nom.
Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce
mot! C'etait tout son coeur qu'elle avait mis la, la pauvre petite
Juana.

Vaguement, un inappreciable instant, il eut l'intuition que tous deux
ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait
dissiper le malentendu qui les separait.

Elle, cependant, le devisageait de son oeil limpide, et toute son
attitude etait un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien.
Comme il avait deja fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant
sur les mots:

--Au revoir, Juana!

Et, comme il ebauchait un mouvement de retraite:

--Tu ne m'embrasses pas avant de partir?

Le cri lui avait echappe. C'avait ete plus fort qu'elle. Et elle lui
tendait les mains en disant ces mots.

Cette fois-ci, il n'y avait plus a douter ni a reculer.

Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui
tendait et s'enfuit precipitamment.

Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porte par ou il
venait de sortir. Et elle songeait:

"Il m'a a peine effleuree du bout des levres. Autrefois, il se fut
prosterne, eut couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de
baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incline comme un galant qui sait les
usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors."

Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tete dans ses deux mains
et se mit a pleurer doucement, longuement, secouee de petits sanglots
convulsifs, comme un tout-petit a qui on vient de faire une grosse
peine.



XIV

FAUSTA

Pardaillan s'attendait a etre jete dans quelque cul-de-basse-fosse, Il
se trompait.

La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, charges
de sa surveillance, etait claire, propre, spacieuse, confortablement
meublee d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre a habits, d'une
table, et munie de tous les objets necessaires a une toilette complete.

Sans les epais barreaux croises qui garnissaient la fenetre, sans les
doubles verrous exterieurs qui fermaient la porte massive, avec son
judas tres large perce au milieu, il eut pu se croire encore dans sa
chambre de l'hotellerie de la Tour.

Les moines geoliers l'avaient debarrasse de ses liens et s'etaient
retires en annoncant que sous peu le souper lui serait servi.

Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait ete de se rendre
compte de la disposition des lieux, et il s'etait vite persuade de
l'inutilite d'une tentative de fuite par la porte ou la croisee. Alors,
comme il etait couvert de sang et de poussiere, il avait renvoye a plus
tard de rechercher les moyens de se tirer de la et s'etait empresse de
proceder a un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit
d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des
ecorchures insignifiantes.

Le souper qui lui fut servi etait aussi plantureux que delicat et les
vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurerent avec une
profusion royale.

En fin gourmet qu'il etait, il y fit honneur avec ce robuste appetit qui
ne lui faisait jamais defaut, meme dans les passes les plus critiques.
Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades,
avec une conscience ou il entrait certes plus de prevoyant calcul que
d'appetit reel, il reflechissait profondement.

Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressee,
les mets, servis dans des plats d'argent massif, etaient prealablement
decoupes, et il n'avait a sa disposition, pour les porter a sa bouche,
qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une
fourchette, rien qui put, a la rigueur, devenir une arme.

Cette precaution extreme, les soins dont on paraissait vouloir
l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait,
lui paraissaient etrangement suspects. Il sentait une indefinissable
inquietude l'envahir sournoisement.

Tout de suite apres ce succulent souper, il se sentit la tete lourde et
il fut pris d'une irresistible envie de dormir.

Il se jeta tout habille sur le lit en murmurant dans un baillement:

"C'est bizarre! D'ou me vient cet imperieux besoin de sommeil? Mordieu!
je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute..."

Lorsqu'il se reveilla, le lendemain matin, la tete plus lourde encore
que lorsqu'il s'etait couche, les membres brises, il constata avec
stupeur qu'il etait completement deshabille et couche entre les draps.

"Oh! fit-il, me serais-je grise a ce point! Je suis sur pourtant de ne
pas m'etre deshabille!"

Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se derober sous lui. Il
eprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais eprouve de pareille,
meme apres ses plus rudes journees.

Il se traina, plutot qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destine a
sa toilette, vida l'aiguiere dedans et plongea sa figure dans l'eau
fraiche. Apres quoi, il alla a la fenetre qu'il ouvrit toute grande. Il
sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idees lui revinrent
plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vetements pour
s'habiller.

"Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume
en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!"

Il examina et palpa les differentes pieces du costume en connaisseur.

"Drap fin, beau velours nuance foncee, simple et solide. On connait mes
gouts apparemment", murmurait-il en faisant cette inspection.

Instinctivement, il chercha ses bottes et les apercut a terre, au pied
du lit. Il s'en empara aussitot et les examina comme il avait fait du
costume.

"Ah! Ah! voila la clef du mystere! fit-il en eclatant de rire. C'est
pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique."

C'etaient bien ses bottes qu'on avait jugees en assez bon etat pour ne
pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyees.
Seulement, on avait enleve les eperons. Ces eperons consistaient en une
tige d'acier longue et aceree, maintenue sur le cou-de-pied par des
courroies.

En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse,
alors qu'il etait enferme avec son pere dans une sorte de pressoir de
fer ou ils devaient etre broyes, le chevalier avait detache des eperons
semblables, en avait donne un a son pere, et, tous deux, pour se
soustraire a l'horrible supplice, avaient froidement resolu de se
poignarder avec cette arme improvisee. Depuis lors, en souvenir de cette
heure de cauchemar, il avait continue a dedaigner l'eperon a mollette.
Or, c'etait ces eperons, qui pouvaient constituer a la rigueur un
poignard passable, qu'on avait eu la precaution de lui enlever pendant
son sommeil.

Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:

"Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces eperons
pour frapper mes geoliers enfroques? N'a-t-on pas voulu plutot me
mettre dans l'impossibilite de me soustraire par une mort volontaire au
supplice qui m'est reserve?... Quel supplice?..."

Et, avec un sourire terrible:

"Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons a regler... si je
sors vivant d'ici!"

Et, tout a coup:

"Et ma bourse?... Ils l'ont emportee avec mon costume dechire... Peste!
M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!"

Au meme instant, il apercut sa bourse posee ostensiblement sur la table.
Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulee.

"Allons, murmura-t-il, je me suis trop hate de mal juger... Mais,
mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte
qu'on ne melange encore quelque drogue endormante a ma pitance."

Il reflechit un instant, et:

"Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est a
presumer qu'ils ne chercheront pas a m'endormir de nouveau. Attendons.
Nous verrons bien."

Comme il l'avait prevu, il put boire et manger sans eprouver aucun
malaise, sans qu'aucune drogue fut melee a ses aliments.

Pendant trois jours, il vecut ainsi, sans voir d'autres personnes que
les moines qui le servaient et le gardaient en meme temps, sans jamais
se departir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.

Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux
s'etaient contentes de le saluer gravement et profondement, et s'etaient
retires sans repondre a ses questions.

Le matin de ce troisieme jour, il allait et venait dans sa prison,
marchant d'un pas nerveux et saccade pour se derouiller, cherchant et
combinant dans sa tete une foule de projets qu'il rejetait au fur et a
mesure qu'ils naissaient. Il avait laisse sa fenetre grande ouverte,
comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait
devant cette fenetre.

Tout a coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et
apercut une balle grosse comme le poing qui venait d'etre projetee,
par la croisee ouverte. Avant meme que de ramasser cette balle, il se
precipita a la fenetre et il apercut une silhouette connue qui lui fit
un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait
vue.

"Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit
homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?"

Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au prealable qu'il n'etait
pas epie par le judas perce au milieu de sa porte. Le judas etait
ferme... ou du moins il paraissait l'etre.

Il alla se placer a la fenetre, tournant ainsi le dos a la porte, et
contempla l'objet qui venait de lui etre jete.

C'etait un assez gros paquet de laine enroule autour d'un corp dur. Il
le defit rapidement et trouva un feuillet enroule autour d'une pierre.
Il deplia le feuillet et lut:

"Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous
empoisonner. Avant trois jours, j'aurai reussi a vous faire evader. Si
j'echoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous
foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir."

"Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la
grimace, diable! A ce compte-la, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux
me resigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico reussit?...
Hum!... Que veut-il faire?... Bah! apres tout, je ne mourrai pas pour
trois jours de jeune, tandis que je mourrai fort proprement du poison...
d'autant que ces trois jours se reduisent a deux, attendu qu'il me reste
de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mange
de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout
lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnees. En consequence, je
puis encore en manger."

Ayant ainsi decide, il prit les provisions qui lui restaient, en fit
deux parts, et attaqua bravement la premiere. Quand il ne resta plus
miette de la ration qu'il s'etait accordee, il prit la deuxieme part et
alla l'enfermer dans le coffre a habits. Et il attendit.

Il paraissait tres calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait
pour se maitriser, il sentait la sueur perler a son front. En effet,
savait-il si on n'avait pas profite de son sommeil pour meler a ces
restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico.

Entre-temps, on lui avait apporte son dejeuner. Les moines qui le
servaient avaient paru s'etonner de la disparition des restes du souper
de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refuse de toucher au
dejeuner qu'ils apportaient, ils avaient du penser que, pris d'une
fringale subite, il avait prefere se contenter de ces restes et que,
maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laisse la table
servie et s'etaient retires, toujours sans ouvrir la bouche.

Certain maintenant de ne pas etre empoisonne--pour le moment, du
moins--il se mit a reflechir.

A vrai dire, il s'etonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent
pas trouve quelque supplice plus long, plus raffine. Mais, somme toute,
savait-il quel genre de poison lui serait administre? Savait-il si ce
poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas a
douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement
le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet etait bien du
nain, donc son avis devait etre exact, donc il avait bien fait de le
suivre.

Il fut interrompu dans ses reflexions par l'arrivee soudaine du grand
inquisiteur.

"Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose."

D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifferent, pourrait-on
dire. Dans son attitude aisee, correcte, pas l'ombre de defi, pas la
moindre manifestation de satisfaction de son succes. On eut dit d'un
gentilhomme venant faire une visite courtoise a un autre gentilhomme.

Des que Pardaillan avait ete emmene par ses hommes, d'Espinosa s'etait
rendu directement a la Tour de l'Or. C'est la, si on ne l'a pas oublie,
que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, reconcilies dans
leur haine commune de Pardaillan, etaient soignes, sur l'ordre de
d'Espinosa, par un moine medecin.

D'Espinosa avait decide de les faire partir pour Rome et de se servir
de leur influence reelle pour peser sur les decisions du conclave, a
l'effet de faire elire un pape de son choix. Sans doute avait-il des
moyens a lui d'imposer ses volontes, car, apres une resistance serieuse,
le cardinal et le duc, vaincus, durent se resigner a obeir. Cependant,
Ponte-Maggiore qui, n'etant pas pretre, n'avait rien a esperer
personnellement dans cette election, s'etait montre plus rebelle que
Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, etait eligible et pouvait esperer
succeder a son oncle Sixte-Quint.

D'Espinosa sentit que, pour vaincre definitivement la resistance de
ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur
prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien a redouter de
Pardaillan. Il n'avait pas hesite un seul instant.

Tres faibles encore, leurs blessures a peine cicatrisees, il les avait
conduits au couvent San Pablo, les avait fait penetrer dans la chambre
de Pardaillan et le leur avait montre, profondement endormi, sous
l'influence du narcotique puissant qui avait ete verse dans son vin. Et
il leur avait dit ce qu'il comptait en faire.

Et ils etaient partis, surs que, desormais, Pardaillan n'existait plus.
Quant a Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver
et, en attendant, delivres du cauchemar de Pardaillan, ils se
surveillaient mutuellement tres etroitement, repris par leur haine
jalouse, l'un contre l'autre.

--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fut
excuse, vous me voyez desespere de la violence que j'ai ete contraint de
vous faire.

--Monsieur le cardinal, repondit poliment Pardaillan, votre desespoir me
touche a un point que je ne saurais dire.

--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous eviter cette
facheuse extremite.

--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique,
a vrai dire, je cherche vainement cette meme loyaute dans la maniere
speciale dont vous vous etes empare de ma personne.

--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que
j'attachais a m'assurer de votre personne et la haute estime que je
professe pour votre force et votre vaillance.

--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son
plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer
pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maitre ne regnera chez
nous. Il lui faut renoncer a ce reve.

--Pourquoi cela, monsieur?

--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingenu, s'il faut mille
Espagnols pour arreter un Francais, convenez que je peux etre bien
tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour
s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!

--Il vous plait d'oublier, monsieur, que tous les Francais ne valent pas
M. de Pardaillan.

--Paroles precieuses, venant d'un homme tel que vous, repondit
Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles
paroles, vous allez m'inciter a pecher par orgueil!

--S'il en est ainsi, je suis pretre, vous le savez, et ne vous refuserai
pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de
rien et si, durant cette longue semaine de detention, on a bien eu pour
vous tous les egards auxquels vous avez droit.

--Mille graces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traite. C'est a tel
point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que
je m'en aille--j'eprouverai un veritable dechirement. Mais, puisque
vous etes si bien dispose a mon egard, tirez-moi, je vous prie, de
l'incertitude ou je suis plonge par suite de vos paroles.

--Parlez, monsieur de Pardaillan.

--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passe une longue semaine de
detention. Quel jour sommes-nous donc?

--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise.

--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous etes bien sur que c'est
aujourd'hui samedi?

D'Espinosa le considera une seconde avec une surprise grandissante et
une inquietude qu'il ne cherchait pas a dissimuler. Pour toute reponse,
il porta a ses levres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitot.

--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.

--Samedi, monseigneur, repondirent les moines d'une meme voix.

D'Espinosa fit un geste imperieux. Les deux moines sortirent sans
ajouter un mot de plus.

--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui
songeait:

"Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits.
Bizarre! Ou veut-il en venir et quel sort me reserve-t-il?"

Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que
trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le devisageait:

--Se peut-il que vous ayez ete impressionne a ce point que vous avez
perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous etre ici?

--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son
clair regard.

--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait tres sincere.

Et remarquant alors le dejeuner encore intact:

--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touche a votre repas. Ce menu ne
vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre gout? Commandez
ce qui vous plaira le mieux. Les reverends peres qui vous gardent ont
l'ordre formel de contenter tous vos desirs, quels qu'ils soient...

--De grace, monsieur, quittez tout souci a mon sujet.

Vous me voyez vraiment confus des soins et des prevenances dont vous
m'accablez.

S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle etait si bien voilee que
d'Espinosa ne la percut pas.

--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez
d'exercice. Oui. Evidemment, un homme d'action comme vous s'accommode
mal a ce regime sedentaire. Une promenade au grand air vous fera du
bien. Vous serait-il agreable de faire, avec moi, un tour dans les
jardins du couvent?

--Cela me sera d'autant plus agreable, monsieur, que le plaisir de la
promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie.

--Venez donc, en ce cas.

De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De
nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.

--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en ecartant les moines d'un
geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.

--Faites, monsieur.

Et il passa devant les moines qui ne sourcillerent pas. Seulement, des
que Pardaillan et d'Espinosa se furent engages dans le couloir, les deux
moines rejoignirent deux autres moines qui etaient restes dehors et tous
les quatre ils se mirent a suivre silencieusement leur prisonnier, se
maintenant toujours a quelques pas derriere lui, s'arretant quand il
s'arretait, reprenant leur marche des qu'il se remettait a marcher.

En sorte que Pardaillan, qui avait accepte cette promenade avec le vague
espoir qu'une occasion inesperee se presenterait peut-etre de fausser
compagnie a son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.

Et, quand bien meme il serait parvenu a se defaire du grand inquisiteur,
comment fut-il sorti de ce dedale de couloirs larges et clairs, etroits
et obscurs, sans cesse sillonnes en tous sens par des groupes de
religieux? Comment enfin eut-il pu franchir les hautes murailles qui
ceinturaient cours et jardins de tous cotes?

Il estima que le mieux etait de ne rien tenter pour le moment. Mais,
tout en marchant posement a cote d'Espinosa, tout en paraissant ecouter
avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait
complaisamment sur les occupations variees des membres de la communaute,
il se tenait sur ses gardes, pret a saisir la moindre occasion propice
qui se presenterait.

Pardaillan se disait que d'Espinosa n'etait pas homme a lui faire faire
une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par
humanite. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait
une idee bien arretee qu'il finirait par exprimer.

Mais d'Espinosa continuait a parler de choses indifferentes.

Toujours accompagne de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et
s'engagea dans une large galerie.

Cette galerie s'etendait sur toute la longueur du corps de batiment ou
ils se trouvaient. Tout un cote etait occupe par de minces colonnettes
dans le style mauresque, reliees entre elles par un garde-fou qui etait
une merveille de mosaique et de sculpture.

Cela constituait une longue suite de larges baies par ou la lumiere
entrait a flots. Le cote oppose etait perce, de distance en distance, de
portes massives: cellules sans doute.

Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient
les attendre, les entourerent silencieusement. Pardaillan remarqua la
manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines etaient tailles en athletes.

"Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du denouement.
Mais diantre! il parait que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse
pas que de l'inquieter, puisqu'il me fait garder de pres par ces dignes
reverends qui me paraissent tailles pour porter la cuirasse plutot que
le froc!"

La galerie, comme l'avait remarque Pardaillan, etait sillonnee, en tous
sens, par une infinite de moines qui paraissaient surtout garder les
baies.

D'Espinosa s'arreta devant la premiere porte qu'il rencontra.

--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai
personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?

--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur
de me le dire, je ne saurais en douter.

D'Espinosa opina gravement de la tete et reprit:

--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand
je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis
doit s'effacer, ceder completement la place au grand inquisiteur,
c'est-a-dire a un etre exceptionnel, inaccessible a tout sentiment de
pitie, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa
charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle.

--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez a dire est donc si difficile!
Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, a votre merci. Grand
inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.

--Vous avez insulte a la majeste royale. Vous etes condamne. Vous devez
mourir.

--A la bonne heure! Voila qui est franc, net, categorique. Que ne le
disiez-vous tout de suite? Je suis condamne, je dois mourir. Reste a
savoir comment vous comptez m'assassiner.

Avec la meme impassibilite, d'Espinosa expliqua:

--Le chatiment doit etre toujours proportionne au crime. Le crime que
vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le chatiment
doit etre terrible. Il faut aussi que le chatiment soit proportionne a
la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous etes une
nature exceptionnelle. Vous ne vous etonnerez donc pas que le chatiment
qui vous sera inflige soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
rien, en elle-meme.

--C'est la maniere de la donner. Ce qui revient a dire que vous avez
invente a mon intention quelque supplice sans nom.

Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses
emotions lorsqu'elles etaient, comme en ce moment, a leur paroxysme
et qu'il meditait quelque coup de folie comme il en avait tente
quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur
qu'il fut, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il
admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupconna pas ce qu'elle cachait
de menacant pour lui. Il repondit donc, sans ironie aucune:

--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne
suis donc pas etonne de la facilite avec laquelle vous savez comprendre
a demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez,
je dois a la verite de dire que j'ai ete puissamment aide par les
conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous
veut la malemort.

--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espere bien
avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai a
lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous etes un dangereux
reptile? Savez-vous que l'envie me demange furieusement de vous
etrangler, pendant que je vous tiens?

Il avait abattu sa main sur l'epaule d'Espinosa, et d'une voix basse il
lui jetait ces paroles menacantes dans la figure.

Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se
soustraire a son etreinte. Ses yeux ne se baisserent pas devant le
regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilite,
comme s'il n'eut pas ete en cause:

--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez
bien penser que je ne suis pas homme a m'exposer a votre fureur sans
avoir pris mes precautions.

Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le
cercle des moines s'etait resserre autour de lui. Il comprit qu'en effet
il n'aurait pas le temps de mettre sa menace a execution. Une fois
encore il serait ecrase par le nombre. Il secoua furieusement la tete
et, sans lacher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'epaule de
son ennemi:

--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur
moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si...

--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous
esperez ne se realisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous
serez saisi par les reverends peres.

--Savez-vous ce que vous gagnerez a la tentative desesperee que vous
meditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchainer.

Par un effort surhumain, Pardaillan reussit a maitriser la colere qui
grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un
geste. Les yeux fixes sur le grand inquisiteur, ils attendaient,
immobiles et muets, qu'il leur donnat, d'un signe, l'ordre d'agir.

En un eclair de lucidite Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les
consequences irreparables que son geste pourrait avoir et qu'il etait
a la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait
encore esperer. Couvert de chaines, c'en etait fait de lui.

Il lui fallait donc conserver a tout prix la liberte de ses mouvements,
puisque cela seul lui permettrait de mettre a profit la chance si elle
se presentait. Lentement, comme a regret, il desserra son etreinte et
gronda:

--Soit, vous avez raison.

Comme s'il eut juge l'incident definitivement clos, d'Espinosa se tourna
vers la porte devant laquelle il s'etait arrete, et cette porte s'ouvrit
a l'instant meme.

A l'instant meme aussi, les moines se reculerent, agrandirent leur
cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait
inutile. Mais, de loin comme de pres, ils surveillaient attentivement
les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela
leur prisonnier.

La porte qui venait de s'ouvrir donnait acces sur une etroite cellule.
Il n'y avait la aucun meuble et la petite piece ne recevait le jour que
par la porte qui venait de s'ouvrir.

Les murs de la cellule etaient blanchis a la chaux, le sol etait
recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles
destinees a l'ecoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y
avait rien la-dedans?

Par-ci par-la, sur les murs, des taches brunatres, suspectes. Sur les
dalles, des petites flaques de meme teinte et de meme apparence. C'etait
froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'etait-ce donc que cette cellule?
Un cachot? Une tombe? Quoi?...

Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur etait habite. Et voici ce
que les yeux exorbites de Pardaillan virent:

Au milieu de la piece, face a la porte qui venait de s'ouvrir toute
grande, un homme--une loque humaine etait solidement attache sur une
sorte de chaise de bois dont les pieds etaient rives au sol par de
solides crampons de fer.

Les jambes de l'homme etaient enchainees aux pieds de la chaise; son
buste etait maintenu droit contre le dossier de bois par une infinite de
cordes; la tete, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un
mouvement; presque sous le menton, une epaisse traverse de bois, percee
de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous,
ses mains emprisonnees pendaient mollement.

A cote du patient, un moine robuste, le froc releve jusqu'a la ceinture,
les larges manches retroussees laissant a nu des biceps puissants,
maniait, de ses pattes enormes, de minuscules et bizarres instruments
qu'il examinait attentivement sans paraitre se soucier le moins du monde
de la victime qui, les traits contractes par l'horreur et l'angoisse, le
regardait faire avec des yeux ou luisait une epouvante qui confinait a
la folie.

Le moine obeissait sans doute a des ordres prealablement donnes,
car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scene
fantastique, il se mit a l'oeuvre des qu'il eut termine l'inspection de
ses instruments.

Il saisit le pouce du condamne dans une petite pince qu'il avait prise.
Aussitot, malgre les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme
eut une secousse terrible, a faire croire qu'il allait briser ses
cordes; en meme temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'echappa
de ses levres contractees.

Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de
rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait
de lacher, une petite pluie rouge tombait goutte a goutte sur le sol
et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posement,
methodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit
l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicie se tordit comme
un ver, une expression de souffrance atroce s'etendit sur sa face
convulsee; le meme hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
entendre a nouveau, suivi de la meme petite pluie sanglante, du meme
geste indifferent du bourreau jetant negligemment a terre l'ongle auquel
adheraient des lambeaux de chair.

Au troisieme doigt, l'homme s'evanouit. Alors, le bourreau s'arreta. Il
prit, dans une trousse posee a terre, differents ingredients, apportes
pour ce cas prevu, et se mit, non pas a panser les plaies affreuses
qu'il venait de faire, mais a rappeler l'homme a lui avec le meme soin,
la meme froide impassibilite qu'il avait mis a le torturer.

Quand le malheureux, sous l'action des remedes energiques qui lui
etaient administres, reprit ses sens, le moine replaca soigneusement ses
ingredients a leur place, reprit ses outils et recommenca son horrible
besogne.

Pardaillan, livide, les ongles incrustes dans la paume des mains pour
ne pas crier son horreur et son degout, Pardaillan, se demandant s'il
n'etait pas en proie a quelque hideux cauchemar, remue d'une pitie
immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
impuissant, a cette scene atroce.

Lorsque le cinquieme ongle tomba, les hurlements du patient s'etaient
changes en rales etouffes, et le bourreau, toujours effroyablement
insensible et methodique, se disposait a passer a la deuxieme main.

--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgre lui, sans savoir ce
qu'il disait, peut-etre.

Froidement, d'Espinosa formula:

--Ceci n'est rien!... Passons!

Et ils passerent, en effet. Et Pardaillan s'eloigna en fremissant de la
sombre porte qui venait de se refermer.

--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est
rien, compare a celui que vous avez ose commettre.

Pardaillan comprit le sens deguise de ces paroles, qui signifiaient
evidemment que le supplice qui lui serait inflige a lui, Pardaillan,
depasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre
l'epouvante qui se glissait sournoisement en lui.

Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette epouvante
provenait surtout de l'ebranlement nerveux qu'il venait d'eprouver, et
il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de
le faire assister coup sur coup a des spectacles de ce genre, cela
amenerait chez lui une depression morale qu'il n'etait pas sur de
pouvoir surmonter.

Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques metres, pendant
lesquels Pardaillan s'efforca de maitriser ses nerfs mis a une si rude
epreuve.

Au bout d'une vingtaine de pas, deuxieme porte: deuxieme arret.
Pardaillan fremit.

Comme la premiere, cette porte s'ouvrit d'elle-meme. Comme la premiere,
elle demasqua une cellule en tous points semblable a la precedente,
occupee par un moine-bourreau et par un condamne. Celui-ci, comme le
premier, etait maintenu assis sur un siege de bois. Seulement, celui-ci
avait les bras attaches en croix et le torse, nu, bien a decouvert, ne
supportait aucune entrave qui eut probablement gene le tortionnaire.
Comme le premier, ce moine-bourreau commenca son effroyable besogne, des
que la porte se fut ouverte.

Muni d'un instrument a lame fine et aceree, il pratiqua une incision sur
toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le
depouiller tout vif. Comme precedemment, des hurlements affreux se
firent entendre, suivis de plaintes et de rales etouffes, au fur et a
mesure que, l'horrible besogne s'avancant, le patient perdait de plus en
plus ses forces.

Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de delicatesse
epouvantable, tirait sur la peau, qui se detachait, la rabattait,
fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait a nu les
veines, les arteres, les nerfs.

Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifference, il
prenait une poignee de sel pile et retendait doucement sur ces pauvres
chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, percaient le
cerveau de Pardaillan comme des lames rougies a blanc.

Et, de cet amas sans nom, qui avait ete une poitrine humaine, des
filets de sang s'ecoulaient lentement, tombaient sur iles dalles qui
rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons
signalees et dont Pardaillan, affole, comprenait maintenant l'utilite.

--Passons, dit d'Espinosa sur le meme ton bref et indifferent.

Et, comme il l'avait deja fait, d'Espinosa repeta avec une insistance
grosse de menaces sous-entendues:

--Le crime de cet homme n'est rien, compare a celui que vous avez
commis.

Et ils passerent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son
sinistre laconisme. Seulement, cette deuxieme porte ne se referma pas
comme la premiere, en sorte que, Pardaillan, en s'eloignant d'un pas
qu'il allongeait inconsciemment, delivre de l'horrifiante vision,
continua d'etre poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les
hurlements de douleur, qui s'echappaient de cette porte restee ouverte
et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons.

"Mordieu! s'ecria-t-il avec fureur, vais-je etre oblige de contempler
longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce miserable a donc
jure de me rendre fou!"

Or, voici que ce mot eclata dans sa tete comme un coup de tonnerre.

Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eut
dechire le voile qui obscurcissait sa memoire, tout a coup, il se
rappela les paroles echangees entre Fausta et d'Espinosa lors de son
algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mysterieux de
l'adieu de Fausta: "Tu me reverras peut-etre, mais tu ne me reconnaitras
pas." Et il clama dans sa pensee:

"Oh! ces deux miserables ont-ils donc reellement premedite de me faire
sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a invente cela! Eh! je me
souviens maintenant, c'est moi-meme qui, en raillant, lui ai conseille
de me frapper dans mon intelligence. La diabolique creature m'a pris au
mot... Je croyais la connaitre et je suis force de m'avouer que je ne
l'eusse jamais supposee capable d'une telle sceleratesse!"

Ayant devine, ou ayant cru deviner a quoi tendait l'epouvantable
spectacle que lui presentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme
quelqu'un qui se trouve decharge du lourd fardeau qui l'oppressait,
cuirassa son coeur pour le rendre momentanement insensible, commanda a
ses nerfs de se maitriser et, tres calme en apparence, il suivit son
sinistre guide, resolu a tout voir et tout entendre.

A la troisieme porte, troisieme arret. La, c'etait un malheureux qu'on
tenaillait avec des fers rougis a blanc. Et le moine tortionnaire, avec
une insensibilite egale a celle des deux autres, se penchait sur un
recipient place sur un rechaud, y puisait une cuilleree d'un liquide
blanchatre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le
trou beant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il
versait ainsi sur les plaies, c'etait un melange d'huile bouillante, de
plomb et d'etain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
supplice, effrayant a voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus
rien d'humain, et, d'une voix de dement--peut-etre devenu subitement
fou--rugissait: "Encore!... Encore!..."

Et ses clameurs se melaient aux plaintes de l'ecorche vivant que le
moine-bourreau continuait de travailler.

Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se
raidissait pour ne rien laisser paraitre de ses impressions. Et, aux
yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour tres calme, parfaitement
maitre de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eut bien connu, la fixite
etrange du regard, la teinte terreuse repandue sur ses joues, une
imperceptible crispation des levres, tres pales ou trop rouges, parce
qu'il venait de les mordre, eussent ete autant d'indices visibles de
l'emotion qui l'etreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour
la surmonter.

Une fois encore, d'Espinosa prononca son glacial: "Passons!" Une fois
encore il ajouta que le crime du miserable qui ralait et hurlait tour a
tour n'etait rien, compare au crime de Pardaillan.

Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit a travers
l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes,
des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphemes des
malheureux que le delire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait a des
supplices que nous avons peine a concevoir aujourd'hui.

Apres l'homme tenaille vivant, ce fut l'homme a qui l'on brisa les
membres a coups de masse de fer, puis celui a qui l'on creva les yeux,
et celui a qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du
chevalet, celui de l'eau, sans compter celui a qui l'on enferma les
mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait secher en
les exposant a la flamme d'un rechaud.

La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un
guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus
hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entierement
nu et le mettre en pieces a coups de leurs griffes acerees.

Tout ce que l'imagination la plus dereglee peut concevoir de supplices
infames, de raffinements de torture inouis, passa la, sous ses yeux, et,
de toutes ces portes demeurees ouvertes, jaillissaient des gemissements
qui eussent attendri un tigre.

Et, a chaque porte, d'Espinosa repetait son immuable: "Passons!"
toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et
qui n'etait toujours rien, compare au crime de Pardaillan.

Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut
delivre de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgre
ses effort, malgre son stoicisme, il sentait sa raison chanceler. Et la
pitie qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
le crime, etait telle qu'il oubliait que cette effrayante serie de
supplices sans nom qu'on faisait defiler sous ses yeux n'avait qu'un
but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait la d'horrible et d'affreux
n'etait rien, compare a ce qui l'attendait, lui.



XV

LE REPAS DE TANTALE

A l'extremite de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques
marches, et, sur la droite, un mur, tres haut, continuait cette galerie.
L'escalier aboutissait a un jardinet. Le mur separait ce jardinet du
grand jardin.

En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'eclatant
soleil, Pardaillan respira a pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un
lieu prive d'air et de lumiere. Et, en faisant peser sur d'Espinosa,
toujours impassible a son cote, un regard lourd de menaces, il pensa:

"Je ne sais ce que machine contre moi ce pretre scelerat, mais, mordieu!
il etait temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prit
fin."

Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut
les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec
delices. Alors, il tressaillit et murmura:

"Ah! quel diable de jardin est-ce la!"

Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la disposition speciale du
jardinet. Voici:

De l'escalier, par ou il venait de descendre, jusqu'a un corps de
batiment compose d'un rez-de-chaussee seulement, et en mauvais etat, ce
jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix a douze metres environ.

Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la
galerie et le separait du grand jardin, jusqu'a un autre corps de
batiment compose aussi d'un seul rez-de-chaussee, il mesurait environ
une trentaine de metres. De sorte que ce jardinet se trouvait enferme
entre trois batisses (en y comprenant le batiment plus important ou se
trouvait la galerie) et une haute muraille.

Mais ce n'etait pas la ce qui etonnait Pardaillan. Ce qui l'etonnait,
c'est que ce jardinet etait coupe, au milieu et dans toute sa longueur,
par un parapet surmonte d'une haute grille dont les barreaux etaient
tres forts et tres rapproches.

En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapproches, partaient
du toit d'un de ces corps de batiment, et venaient s'encastrer sur la
grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse.

Des plantes grimpantes, s'enlacant aux barreaux, montaient jusqu'au
faite de cette etrange cage, y formaient un dome de verdure et
masquaient en partie ce qui s'y passait.

Conduisant Pardaillan, toujours surveille de pres par son escorte de
moines-geoliers, d'Espinosa tourna a gauche, se dirigeant tout droit
vers le batiment qui occupait la largeur du jardinet.

Or, chose etrange, et qui glaca Pardaillan, des que le bruit de leurs
pas se fit entendre sur le gravier de l'allee, il percut comme une
galopade furieuse de l'autre cote du rideau de verdure qui masquait
la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
froissees, des faces humaines haves, decharnees, des yeux luisants ou
mornes, se montrerent de-ci de-la entre les barreaux, et une plainte
dechirante, monotone, s'eleva soudain:

"Faim!... Faim!... Manger!... Manger!..."

Et, presque aussitot, une voix rude cria:

--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner a la niche!

Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une laniere
cinglant un corps, suivi a son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite,
une fuite eperdue et la meme voix rude accompagnant chaque coup de fouet
de ce cri, toujours le meme:

"A la niche! A la niche!"

Voila ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un eclair.
Et, en jetant un coup d'oeil angoisse sur la cage fantastique, il
songea:

"Quelle abominable surprise me reserve encore ce maitre-bourreau?

D'Espinosa s'arreta devant le corps de batiment. Un moine se detacha du
groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient exterieurement un fort
volet de bois. Le volet ouvert tout grand demasqua une ouverture garnie
d'epais barreaux croises.

Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de
cette fosse, au milieu d'immondices innommables, a moitie nu, un homme
etait accroupi.

Aveugle par le flot de lumiere succedant sans transition a l'obscurite
profonde dans laquelle il etait plonge, il demeura un instant immobile,
les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, dechira l'air d'un
hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant a agripper ceux
qui le regardaient du dehors.

Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit a mordre les barreaux de
fer, sans arreter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une
trombe d'eau s'abattit sur le forcene. Il lacha les barreaux, se rejeta
dans sa fosse et se mit a courir dans tous les sens, cherchant a se
soustraire a l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.

Bientot, les hurlements se changerent en plaintes confuses, puis le
malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse,
pendant que l'eau tombait, implacablement et a torrents, sur lui.

Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un
moine, arme d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme,
a moitie suffoque, reprit ses sens.

Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, ii apercut le moine qui
l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant meme
que le moine eut fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit a
tourner autour de la fosse, sans s'arreter de hurler. Froidement, sans
hate, en relevant d'une main sa robe qui eut pu trainer dans la boue, le
moine se mit aussi en marche. Seulement, a chaque pas qu'il faisait, il
levait la discipline et la laissait tomber a toute volee sur les epaules
de l'homme qui bondissait a tort et a travers, mais ne cherchait pas a
entrer en lutte avec le terrible moine.

On eut dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menacant, mais
n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son
bourreau.

Tres rapidement, la victime, epuisee deja par les jets d'eau recus,
tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la
fustiger jusqu'a ce qu'il vit qu'elle etait evanouie. Alors, il attacha
sa discipline a sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquieter de
l'homme, il sortit posement, comme il etait entre.

Tandis que le moine, qui avait deja ouvert le volet, s'occupait a le
refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifference:

--Ceci est un supplice plus terrible peut-etre que tous ceux que vous
venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, etait duc et
grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis meritait un chatiment special.
L'homme a ete discretement enleve et conduit ici... comme vous. On lui
a fait boire d'une certaine potion preparee par un reverend pere de ce
couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un
certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante
sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamne a
un regime special.

--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire
voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupe en ce moment. Au bout de
quelques jours, le condamne est a peu pres fou. Quelques-uns sortent de
la completement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois
encore des eclairs de lucidite et sont dangereux. Alors, nous les
mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi
durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini.
Ils sont irremediablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que
leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans
crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au
grand air, dans la cage que vous voyez.

Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme,
qui lui etait habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoue
d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid
et intrepide, vers la cage de fer.

Les moines firent une trouee dans le feuillage et Pardaillan put voir.
Il y avait la une vingtaine de malheureux a peine couverts de loques
ignobles, maigres comme des squelettes, pales, avec des barbes et des
chevelures embroussaillees. Les uns se tenaient accroupis a terre, en
plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en
cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient.

Des qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruerent sur
les barreaux. Non point menacants, comme le duc, mais suppliants, les
mains jointes, et, de leurs pauvres levres crispees, tombaient ces mots
terribles que Pardaillan avait entendus: "Faim! Manger!" Un des moines
prit dans un coin un panier prepare d'avance, et en vida le contenu a
travers les barreaux.

Et, Pardaillan, le coeur souleve de degout et d'horreur, vit que ce que
l'execrable moine venait de vider ainsi etait tout simplement un panier
d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on
laissait lentement mourir de faim, se jeterent a corps perdu sur ces
immondes ordures, se les disputerent en grondant et que chacun, des
qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa
proie, de peur qu'on ne vint la lui arracher.

"Horrible! repeta encore une fois Pardaillan, qui eut voulu s'enfuir et
ne pouvait detacher ses yeux de cet ecoeurant spectacle.

--Tous les hommes que vous voyez ici etaient jeunes, beaux, riches,
braves et intelligents. Tous, ils etaient de la plus haute noblesse.
Voyez ce qu'en ont fait le breuvage invente par un de nos peres et
le regime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-la,
chevalier?

Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait
sa physionomie, Pardaillan lui lanca, sur un ton detache qui emerveilla
le grand inquisiteur:

--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, a quoi
riment ces ecoeurantes exhibitions?

Quelque chose comme un pale sourire vint effleurer les levres
d'Espinosa.

--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien penetre de cette
pensee qu'irremissiblement condamne, tout ce que vous venez de voir
n'est rien aupres de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je
n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais a
votre caractere intrepide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le
bien.

--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dument averti. Et, maintenant,
faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous
n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez
de me montrer.

--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.

Et, se tournant vers les moines:

--Puisqu'il le desire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan a sa
chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traite avec tous les
egards qui lui sont dus.

Et, revenant a Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:

--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et
buvez... Ne faites pas comme ce matin, ou vous n'avez rien pris. La
diete est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas
de votre gout, commandez vous-meme ce que vous desirez. Rien ne vous
sera refuse. Mais, pour Dieu, mangez!

--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'etonnement
que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux.
Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis
bien oblige de lui obeir.

--Esperons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera
mieux dispose que ce matin.

--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'eloignant au milieu de
son escorte de moines-geoliers.

Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre,
Pardaillan se mit a marcher de long en large avec agitation.

"Pouah! songeait-il, la venimeuse bete! Comment ai-je pu resister a la
tentation de l'etrangler de mes mains?

Et, avec un sourire qui eut donne le frisson au grand inquisiteur, s'il
l'avait vu:

"Bah! il l'a bien dit: il etait garde de pres. Je n'aurais pas eu le
temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagne de me voir enchainer. Mes
mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se presentera pas?
Alors...

Et son sourire se fit plus aigu.

Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit a reflechir
profondement, repassant dans son esprit les scenes qui venaient de se
derouler, jusque dans leurs plus petits details, evoquant les moindres
gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
plus insignifiantes en apparence, et s'efforcant de tirer la verite de
ses observations et de ses deductions.

Deux moines lui apporterent son diner. Avec des yeux luisants de
convoitise, ils etalerent amoureusement les provisions sur la table,
alignerent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au
lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils resterent en
contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fit
honneur a ce repas soigne. Voyant qu'il ne se decidait pas, un des deux
moines demanda:

--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?

Surmontant la repulsion que lui inspiraient ses deux gardiens,
Pardaillan repondit doucement:

--Tout a l'heure, peut-etre... Pour le moment, je n'ai pas faim.

Les deux moines echangerent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit
au passage.

--Monsieur le chevalier desire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista
le moine.

--Non, mon reverend, je ne desire rien qu'une chose...

--Laquelle? fit le moine avec empressement.

--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.

Les deux moines echangerent encore le meme coup d'oeil furtif que
Pardaillan surprit encore, puis ils contemplerent une derniere fois les
mets appetissants dont la table etait chargee, et sortirent enfin en
etouffant un gros soupir.

Des qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le
judas de la porte etait bien ferme. Il s'approcha alors de la table et
contempla les plats, nombreux et varies, qui la garnissaient. Il en
prit quelques-uns au hasard et se mit a les sentir avec une attention
soutenue.

"Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats a leur place.
En revanche, mordieu! je sens que j'etrangle de faim et de soif!...

Il prit un flacon.

"Hermetiquement bouche! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!"

Il le deboucha et le flaira comme il avait flaire les mets.

"Rien! je ne sens rien!"

Et lentement, a regret, il reposa le flacon sur la table.

"Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du
Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter.

Il tourna le dos a la table pour s'arracher a la tentation et s'en fut
vers le coffre ou il avait enferme le reste de ses provisions de la
veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:

--C'est maigre!

Resolument, il prit une tranche de pate et la porta a sa bouche. Mais il
n'acheva pas le geste.

--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas penetre ici pendant la
promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre ecrase!...
Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels
maintenant?

Il replaca la tranche ou il l'avait prise et referma le coffre. Il
traina le fauteuil devant la fenetre et s'assit, le dos tourne a la
table tentatrice. En meme temps, pour se donner la force de resister, il
murmura:

"Je n'ai plus guere que deux jours et demi a patienter. Que diable! deux
jours sont bientot passes!

Et, par un puissant effort de volonte, il reussit a se soustraire
a cette obsession et se mit a repasser tout ce que lui avait dit
d'Espinosa.

Des bribes de phrases lui revenaient plus particulierement: "On lui fait
boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit...
Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore
la folie."

Et un detail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinement
a la memoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, a ce
meme repas ou il avait absorbe un narcotique qui devait le tenir endormi
plusieurs jours, il avait tout de suite remarque sur la table une
bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et
l'avait mise de cote, la reservant pour la bonne bouche. Or, a la fin
de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'etait
senti pris d'un subit malaise. C'etait le narcotique qui faisait son
effet.

Cela avait ete tres passager. Mais il n'en fallait pas plus pour
eveiller ses soupcons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir,
il le porta a ses narines et le flaira longuement.

Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le
verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide leger et mousseux
sur sa langue et se mit a le deguster avec tout le soin d'un parfait
connaisseur qu'il etait. Le resultat de cette degustation avait ete
qu'il avait depose le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son
repas etait acheve. Il n'avait plus ni faim ni soif.

Tout a coup, une inspiration soudaine lui etait venue. Il s'etait leve
et etait alle vider le verre et tout le contenu de la bouteille de
ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui
contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissee
apres s'etre convenablement debarbouille. Puis, il etait revenu
s'asseoir a table, reposant la bouteille et le verre a leur place.
Quelques instants plus tard, la tete lourde, pris d'un sommeil
irresistible, il s'etait endormi aussitot.

Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce detail
qu'il avait presque oublie lui revenait-il maintenant obstinement a la
memoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcees
par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
parlant de sa folie, ce dialogue qui lui etait tout a coup revenu a
la memoire, dans ce qu'il appelait deja la "galerie des supplices",
pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau a la memoire?

Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de
Saumur videe dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des
paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous
ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu a peu il s'assoupit dans
son fauteuil et que, dans son sommeil agite, il avait aux levres un
sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans
suite, parmi lesquels revenait frequemment celui-ci: FOLIE.

Le soir venu, les moines, consternes de voir qu'il n'avait pas touche
au diner, non plus qu'au dejeuner, lui servirent un souper plus soigne
encore que les precedents repas. Malgre leur insistance, Pardaillan
refusa de manger.

Les moines durent se retirer sans etre parvenus a le decider et, des
qu'il se vit seul, il se hata de se mettre au lit pour se soustraire
a la tentation de la table etincelante. Et il faut convenir qu'il
lui fallut une force de volonte peu commune, car la faim se faisait
cruellement sentir. Peut-etre l'eut-il moins sentie s'il avait pu
detacher completement son esprit de cette pensee.

Mais les moines revenaient obstinement avec leur table chargee de mets
appetissants. Et, sous pretexte que, peut-etre plus tard, il voudrait
faire honneur a ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout
ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan reussissait, a
force de volonte, a chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la
table suffisait a reveiller son estomac qui se mettait aussitot a hurler
famine.

Le lendemain, le meme supplice se renouvela, avec aggravation de repas
augmentes. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et
un grand dejeuner, un diner, une collation et un souper.

Cinq fois dans la meme journee, il eut a resister a l'abominable
tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchee, de plus
en plus abondante et delicate, de plus en plus chargee des crus les plus
rares et les plus renommes.

Le troisieme jour, Pardaillan, la gorge seche, la tete en feu, sentant
ses jambes se derober sous lui, se disait pour se donner du courage:

"Plus que ce jour a passer. Par Pilate! il se passera comme les deux
autres! Et apres?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive.

Il cherchait toujours un moyen de s'evader. Il ne trouvait rien. Et
maintenant, peut-etre par suite de la faiblesse qu'il eprouvait et qui
le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait a
compter sur le Chico, a esperer que, peut-etre, il reussirait a le tirer
de la, et il passait la plus grande partie de son temps a guetter par la
fenetre, esperant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme,
esperant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra
pas, ne donna pas signe de vie.

Ce jour-la, ses deux gardiens se montrerent particulierement affectes de
son obstination a refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite
de d'Espinosa, ces deux moines avaient garde un silence si scrupuleux
qu'il eut pu les croire muets.

A dater de la visite de leur chef supreme, ils se montrerent aussi
bavards qu'ils avaient ete muets jusque-la. Et, comme leur grande
preoccupation etait de voir que le prisonnier confie a leurs soins ne
voulait rien prendre, les dignes reverends n'ouvraient la bouche que
pour parler mangeaille et beuverie.

L'un recommandait particulierement tel plat, dont il donnait la recette,
l'autre pronait tel entremets sucre, delicieux, disait-il, a s'en lecher
les doigts; l'un sommait le chevalier de gouter au mets qu'il vantait,
l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous
les saints que gouter a cette pitance c'etait s'exposer benevolement a
un empoisonnement certain.

Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim,
avaient quelque chose de hideux et grotesque a la fois.

Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enrages bavards et les
prier de le laisser tranquille. Ils eussent obei. Mais Pardaillan etait
persuade que les deux moines jouaient une abominable comedie, pour
l'amener a absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison
destine a le foudroyer.

Il etait persuade que, s'il avait voulu les chasser, les moines
n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstines a
le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'a se
resigner.

Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la
comedie. Ils etaient bien sinceres. C'etait deux pauvres diables de
moines, d'esprit plutot borne, qui ne devaient la mission de confiance
dont ils etaient charges qu'a leur force herculeenne.

On leur avait confie la garde de Pardaillan, on leur avait ordonne
d'acceder a tous ses desirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le
laisser aller, d'obeir a ses ordres.

On leur avait surtout recommande de faire tous leurs efforts pour
l'amener a prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient tres
consciencieusement de leur tache et n'en cherchaient pas plus long.

Comme on les savait quelque peu gourmands et ne detestant nullement
de vider une bonne bouteille, on leur avait defendu, sous menace des
chatiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fut de leur
prisonnier, fut-ce une simple goutte d'eau.

Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et
savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur
avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier a gouter a un seul des
innombrables plats dont la table etait garnie, a avaler, ne fut-ce
qu'une gorgee de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur
reviendraient integralement et qu'ils pourraient boire et manger tout
leur soul et se griser a en rouler par terre, ayant d'avance absolution
pleine et entiere.

Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, a differentes
reprises, et pour avoir le coeur net il avait place devant les moines un
des plats pris au hasard, il avait lui-meme rempli a ras bord un verre
d'un vin genereux et:

--Tenez, mon reverend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir
manger, dites-vous... Eh bien, goutez une bouchee seulement de ce plat,
et je vous jure que j'en mangerai apres vous; goutez une seule gorgee
de ce vin au fumet delicat et je vous promets de vider la bouteille
ensuite.

--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navre un des moines.

--Pourquoi? demandait Pardaillan.

--Helas! mon frere, on nous a formellement interdit d'accepter rien de
vous.

--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.

--La discipline et autres chatiments corporels, et l'_in pace_, et la
diete forcee et...

--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.

Et, en lui-meme, il ajoutait:

"Pardieu! ils n'auraient garde d'y gouter: les sacripants savent que ces
mets sont empoisonnes."

Dans ce troisieme jour, frere Bautista et frere Zacarias (pourquoi
ne ferions-nous pas connaitre les noms des deux moines gardiens?) se
montrerent plus affectes que jamais, affectes et furieux; navres, parce
qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce
qu'ils n'etaient pas eloignes de croire que leur prisonnier s'obstinait
ainsi uniquement pour leur faire piece. Or, voici qu'a l'heure du diner
les deux moines se presenterent devant Pardaillan comme d'habitude.
Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frere
Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias,
annonca d'une superbe voix de basse:

--Si monsieur le chevalier veut bien passer au refectoire, nous aurons
l'honneur de lui servir le diner.

Pardaillan fut ebahi de cette annonce: Que signifiait cette fantaisie et
quelle surprise douloureuse ou quel piege dissimulait-elle?

A voir les mines beates et radieuses de ses deux gardiens, a leurs
sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils echangeaient, il
crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il
repondit donc sechement:

"Mon reverend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais
point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le diner,
attendu que je suis resolu a ne point bouger d'ici.

Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.

Les deux moines se regarderent consternes.

Cependant, frere Bautista, qui etait le plus inconscient des deux,
partant le plus dispose a se mettre en avant, fit une tentative
desesperee, et, sur un ton qui n'admettait pas de replique:

--Il faut venir cependant, trancha-t-il.

Pardaillan, frappe de ce ton, presque menacant, se redressa aussitot,
et, avec un sourire narquois, il goguenarda:

--Il faut?... Pourquoi?

--C'est l'ordre, dit plus doucement frere Zacarias.

--Et si je refuse d'obeir a l'ordre? railla Pardaillan.

--Nous serons forces de vous porter.

Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis
bientot trois jours, mais il sentait bien qu'il etait encore de force
a mettre facilement a la raison les deux insolents frocards. Il allait
donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une reflexion subite
arreta le geste ebauche.

"Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas
l'occasion cherchee de fausser compagnie a tous ces moines, que l'enfer
engloutisse!"

Le resultat de cette reflexion fut qu'au lieu de frapper comme il en
avait eu l'intention il repondit paisiblement, avec son plus gracieux
sourire:

--Soit! j'irai donc de plein gre, a seule fin de vous eviter la peine de
me porter.

Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.

--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frere Bautista,
vous voila raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon venere patron,
vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le
refectoire ou nous vous conduisons!

--Allons donc, mon reverend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme
dit si elegamment votre digne frere. Mais je vous previens: cette
fois-ci, pas plus que les autres, vous ne reussirez a me faire absorber
la moindre nourriture.

Les deux moines firent la grimace. Ils echangerent un coup d'oeil
inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.

--Bah! fit frere Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous
aurez l'affreux courage de vous derober devant les delices de la table
qui vous attend.

Dans le couloir, ils trouverent une escorte de six moines robustes
qui entourerent le chevalier et le conduisirent jusqu'a la porte du
refectoire, situee dans le meme couloir.

L'escorte resta dehors, et Pardaillan penetra avec ses deux gardiens
ordinaires. Derriere lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour
de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux
moindres details et demeura tout emerveille devant le spectacle
rejouissant qui s'offrait a ses yeux.

La salle elle-meme etait carree, haute de plafond, vaste de dimensions.
Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entierement,
des essences les plus rares, etaient de veritables merveilles de
mosaique et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux
cotes de la salle et representaient les quatre saisons. Mais, si le
decor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il
representait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet
etait le meme partout.

C'etait une profusion de fruits, de victuailles variees, de flacons, que
des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.

Une cheminee monumentale occupait a elle seule les deux tiers d'un cote.
L'interieur de cette cheminee etait garni d'arbustes, de plantes rares,
de fleurs aux parfums tres doux, ranges en corbeille autour d'une vasque
de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure
caresseur, et rafraichissant l'air, sature de parfums. Deux fenetres
aux rideaux de velours hermetiquement clos; dix fauteuils de dimensions
colossales s'espacaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
vis-a-vis. Bien qu'il fit grand jour au-dehors, aux quatre angles,
quatre torcheres enormes, chargees de cire rose et parfumee, qui se
consumaient lentement et dont les volutes de fumee bleuatre repandaient
dans la salle ce parfum special qu'on y respirait.

Voila ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.

Tout, dans cette salle, semblait avoir ete amenage en vue de la
glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir ete concu en vue
de l'inciter a faire comme les personnages des tableaux et tapisseries,
c'est-a-dire a bafrer sans retenue.

Au centre de la salle, une table etait dressee, autour de laquelle vingt
personnes eussent pu s'asseoir a l'aise. Une nappe d'une blancheur
eblouissante et d'une finesse arachneenne; des chemins de table en
dentelles precieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux
enchasses de metal precieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
flambeaux aux cires allumees et des jonchees de fleurs. Tel etait le
decor prestigieux destine a encadrer dignement les innombrables plats,
les fruits savoureux, les entremets, les patisseries, les compotes et
les gelees et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
dimensions, ranges en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues,
venerablement poussiereuses.

Au milieu de cette table, surchargee de provisions qui eussent suffi a
rassasier vingt personnes douees du plus solide appetit, un couvert,
un seul, etait mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil
semblait tendre ses bras rigides a l'heureux gourmet a l'intention
duquel on avait fait cette debauche de richesses gastronomiques.

Voila ce que designaient de la main les freres Zacarias et Bautista. Et
leurs yeux clignotants, leur enorme bouche qui s'arrondissait en cul de
poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums repandus
dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie,
tout dans leur attitude semblait dire que tout cela etait leur oeuvre a
eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.

--Admirable! dit-il simplement, d'un air tres convaincu.

--N'est-ce pas? rayonna frere Bautista. Et que direz-vous, mon frere,
quand vous aurez goute aux delicieuses choses qui figurent sur cette
table!

Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.

Helas! leur joie fut de courte duree, car Pardaillan ajouta aussitot:

--Merveilleux! Mais vous vous etes donne beaucoup de peine bien
inutilement, car je ne toucherai a rien des merveilles entassees la.

La consternation des moines confina au desespoir. Pour un peu, ils
l'eussent battu.

--Ne blasphemez pas, dit severement frere Bautista. Asseyez-vous plutot
dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.

--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien,
entendez-vous?

--C'est l'ordre! dit doucement frere Zacarias.

Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de cote.

--Vous l'avez deja dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas
souvent vos formules.

--Puisque c'est l'ordre! repeta naivement frere Zacarias.

--Asseyez-vous, mon frere, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de
nous... Nous sommes deshonores si vous resistez a tous nos efforts.

Pardaillan eut-il pitie de leur desespoir tres sincere? Comprit-il
que la resistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la
consigne recue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun repit, tant
qu'il ne se serait pas assis a cette table somptueuse? Nous ne saurions
dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit:

--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir la... Mais
vous serez bien fins si vous reussissez a me faire ingurgiter la moindre
des choses.

Et il s'assit brusquement, avec un air qui eut donne fort a reflechir
aux dignes moines s'ils avaient ete plus physionomistes ou s'ils avaient
mieux connu leur prisonnier.

--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colere le gagner, allons,
faites en conscience votre metier de bourreau.

Les deux moines le regarderent avec stupefaction. Ils ne comprenaient
pas.

Des que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui
semblait etre dissimule derriere la cheminee, se mit a jouer des airs
tour a tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons
des instruments a cordes, auxquels se melaient les sons plus aigus des
flutes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voiles,
mysterieux, comme tres lointains, evocateurs de reves melancoliques ou
joyeux.

Cette mise en scene savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces
parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats,
l'arome capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes
dans des coupes de pur cristal, au long pied de metal precieux,
chefs-d'oeuvre d'orfevrerie, il y avait la plus qu'il n'en fallait pour
affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgre sa force de
caractere peu commune, Pardaillan etait pale de l'effort surhumain qu'il
faisait pour se maitriser.

Avait-il donc reellement peur du poison dont il etait menace?

Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menace a mots couverts des
supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une
torture savamment dosee pour la faire durer des heures et des jours,
peut-etre, et un poison foudroyant, le choix etait tout fait. N'importe
qui, a sa place, n'eut pas hesite et eut pris le poison.

Ce n'etait pas la mort elle-meme, non plus, qui l'effrayait. En
descendant au fond de sa conscience, on eut peut-etre trouve que la
mort eut ete accueillie par lui comme une delivrance. Depuis que mortes
etaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne
pouvait plus guere tenir a la vie.

Alors?

Alors, il y avait ceci: avec ses idees speciales, Pardaillan se disait
qu'ayant accepte du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le
droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fut accomplie.

On voit qu'il etait rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en
pratique une logique de ce genre, il fallait etre doue d'une energie peu
commune, d'une dose de volonte, d'un courage et d'un sang-froid qu'il
etait peut-etre seul capable d'avoir.

Tout ceci avait ete longuement et murement pese, calcule et finalement
resolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives
desesperees de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
une inebranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'etait tracee.

Une chose qu'il avait aussi decidee, et que nous devons faire connaitre,
c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la
nourriture qu'on lui presenterait, le quatrieme jour a partir de la
reception du billet du Chico.

Pourquoi ce quatrieme jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur
le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui.

Le Chico, a ses yeux, etait une carte dans ses mains. Pour le moment,
cette carte n'etait pas a dedaigner plus qu'une autre. Elle pouvait
etre bonne, elle pouvait etre mauvaise, il ne savait pas encore. Cela
dependrait du jeu qu'abattrait son adversaire.

Il s'etait fixe ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se
disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait etre
en etat de profiter des evenements favorables qui pouvaient toujours
se produire, il lui fallait, de toute necessite, reparer ses forces
affaiblies par un long jeune..

Evidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tete.
Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une maniere ou d'une
autre. C'etait un risque a courir, il le savait bien: il le courrait,
voila tout.

Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne
renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.

Lorsqu'ils eurent enfin amene leur prisonnier a s'asseoir devant son
couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort etait fait
et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, resister aux
tentations accumulees sur cette table.

Avec des precautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et
verserent, l'un d'un certain vin de Beaune que les annees de bouteille
avaient pali a tel point que, du rouge initial, il etait passe au rose
efface; l'autre, d'un certain xeres qui, dans le cristal limpide,
ressemblait a de l'or en fusion. Et, en faisant cette operation avec
toute la devotion desirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens
alteres. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent
doucement par le pied, les souleverent beatement, devotieusement, comme
ils eussent souleve l'hostie consacree, et tendirent chacun le sien.

--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux.

--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins penetre.

--Mes dignes reverends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le
mieux est de cesser cette lamentable comedie.

--Comedie! protesta Bautista; mais, mon frere, ce n'est point une
comedie.

--C'est l'ordre, comme dit si bien frere Zacarias. Oui?... En ce cas,
allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prevenus: je ne toucherai a
rien de ce que vous m'offrirez.

--Qu'a cela ne tienne! s'ecria vivement Bautista qui, tout borne qu'il
fut, ne manquait pas d'a-propos. Choisissez vous-meme.

En disant ces mots, il posait delicatement le verre sur la table, et,
d'un geste large, il designait les flacons ranges en bon ordre.

Les deux moines faillirent se trouver mal.

De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit
vainqueur, mais aneanti, brise, et, des qu'il eut reintegre sa cellule,
il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journee de fatigues
physiques les plus dures l'eut moins fatigue que l'effort moral enorme
qu'il venait de faire.

Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait
pris de nourriture, et il se trouvait dans un etat de faiblesse
comprehensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquieter.

La fievre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa
gorge en feu et tumefiait ses levres dessechees, le faisait cruellement
souffrir.

Il avait des bourdonnements qui, a la longue, devenaient exasperants,
et, ce qui etait plus grave, des eblouissements frequents, qui le
laissaient dans un etat de prostration qui ressemblait singulierement a
l'evanouissement. Enfonce dans son fauteuil, il grondait en songeant aux
deux moines:

"Les scelerats, m'ont-ils assez assassine!... Vit-on jamais acharnement
pareil?... Ils ne m'ont pas fait grace du plus petit plat. Comment ai-je
pu resister a la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage
de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!

Arrive qu'arrive, demain je mangerai.

Le lendemain, l'heure du petit dejeuner arriva, et les moines ne
parurent pas.

"Diable! songea Pardaillan decu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa
aurait-il change d'idee et, renoncant au poison, voudrait-il me prendre
par la faim?

Il attendit sans trop de regret, ce petit dejeuner etant un repas
frugal, tres leger, qui n'eut pu le satisfaire apres le long jeune qu'il
venait d'endurer.

L'heure du grand dejeuner arriva a son tour. Et les moines ne parurent
toujours pas.

Cette fois, Pardaillan commenca de s'inquieter pour de bon.

"Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant
nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?...
D'Espinosa aurait-il devine qu'aujourd'hui j'etais resolu a affronter
son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
Se serait-il laisse prendre?... Si je m'informais?..."

Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il
s'arreta, indecis.

"Non, fit-il en s'eloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir
que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, a tout prendre...
Patientons encore."

L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du diner vint a son tour.
Les moines demeurerent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et
passa sans amener les moines.

"Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir a quoi m'en tenir!"

Resolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitot.

--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'etait
pas celle de ses gardiens ordinaires.

--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez
resolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le
faire savoir.

--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et
qui vous en empeche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre
chambre?

--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous
demande de me dire si vous avez resolu de me laisser perir de faim!

--Vous laisser mourir de faim, bonte divine! Y pensez-vous? Les freres
Zacarias et Bautista ont du garnir votre table, je presume.

--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on
ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une
goutte d'eau.

--Ah! mon Dieu!... les deux etourdis vous ont oublie!

La voix paraissait sincerement navree. Quant a etudier la physionomie
pour se rendre compte si on ne jouait pas la comedie, il ne fallait
guere y songer. A travers les etroites lamelles de cuivre et dans la
demi-obscurite d'un couloir eclaire par quelques veilleuses, l'oeil
percant de Pardaillan lui-meme ne percevait guere que des contours
indecis.

--Enfin, s'ecria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus
aujourd'hui?

--Ils ont demande et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour
la journee seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la precaution
de vous fournir les provisions necessaires a la journee avant de
s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle negligence ils se sont
rendus coupables... je ne voudrais pas etre a leur place... Mais vous,
monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas
prevenu des le dejeuner? On vous aurait servi a l'instant... Tandis que,
a present...

--A present? fit Pardaillan.

--A present, tout dort au couvent, le pere pitancier comme les autres.
Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!

--Bah! fit Pardaillan, qui commencait a se rassurer, un jour
d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais
seulement un peu d'eau pour humecter mes levres. Enfin, n'en parlons
plus. J'attendrai jusqu'a demain... si toutefois il est bien vrai qu'on
n'ait pas decide de me laisser mourir de faim.

Le lendemain, a l'heure du petit dejeuner, toujours pas de moines. Et
Pardaillan se demanda si, apres l'avoir assomme de prevenances, apres
l'avoir accable d'une profusion de mets delicats, alors qu'il etait
resolu a ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
indefiniment tirer la langue. Enfin, a l'heure du grand dejeuner, les
deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncerent que
"les viandes de monsieur le chevalier etaient servies".

Pardaillan commencait a si bien desesperer qu'il leur fit repeter
l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait,
et qu'avec ce repas son sort serait definitivement regle, il retrouva
son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines
qui, pensait-il, avaient du etre vertement tances, il bougonna:

--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journee, vous
n'ayez pas eu la precaution de me munir des aliments necessaires?

--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'ecria
naivement Bautista.

--Est-ce une raison?... Hier, precisement, j'etais dispose a manger.

--Est-ce possible!...

--Puisque je vous le dis.

--Et aujourd'hui? haleta Zacarias.

--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!...

--Seigneur Dieu! s'ecria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous
faites!... Venez vite, monsieur.

Et ils entrainerent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec
complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement
garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'ecria, en designant d'un
clignement d'oeil significatif l'enorme profusion de plats charges de
victuailles:

--Je vous defie bien de la mettre a sec!

--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a la de quoi satisfaire
plusieurs appetits robustes.

Et il s'assit resolument devant l'unique couvert. Et, comme
l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mysterieux et
lointain, tandis que les moines s'empressaient a le servir, pleins
de prevenances et d'attentions, les yeux luisants, la face epanouie,
heureux de penser qu'enfin, ils allaient realiser leur reve de
gourmands.

Pardaillan, tres froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, a le voir si
calme, si admirablement maitre de lui, on n'eut, certes, pu soupconner
le drame effroyable qui se passait dans son esprit.

En effet, a chaque bouchee qu'il avalait, quoi qu'il en eut, cette
question revenait sans cesse a son esprit:

--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?

Et, chaque fois qu'il passait a un autre plat, il se disait:

"Ce n'etait pas celui qu'on enleve... ce sera peut-etre pour celui-ci."

Au commencement du repas, il avait goute avec circonspection chaque
bouchee, chaque gorgee, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le
liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette
lenteur l'avait impatiente, son naturel insouciant avait repris le
dessus, et il s'etait mis a boire et a manger comme s'il avait ete sur
de n'avoir rien a redouter. Bref, il mangea comme quatre et but
comme six, non par gourmandise, comme il eut pu faire en toute autre
circonstance, mais parce qu'il estimait que c'etait necessaire.

Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'etait qu'il goutat a l'un
quelconque de ces plats, a seule fin que le reste put leur revenir,
comme on le leur avait promis.

Ce repas, qui ne fut peut-etre pas apprecie comme il le meritait, bien
que Pardaillan fut un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa
chambre ou il se jeta dans son fauteuil.

"Ouf! fit-il, me voila rassasie... et vivant encore. Voyons, le billet
disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir change d'idee...
on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien."

Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il
paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il
attendait et, en meme temps, il reflechissait. Au bout de ce temps, il
se leva et se mit a se promener lentement, un sourire au levres.

"Je commence a croire que, decidement, il n'y avait pas le moindre
poison dans les aliments que j'ai absorbes. D'Espinosa aurait-il change
d'idee, comme je le prevoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une
comedie admirablement machinee, et dont j'ai ete sottement dupe?...
Peut-etre! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est
passee et je n'ai pas encore apercu mes dignes gardiens."

En effet, les moines ne reparurent pas, ni a l'heure du diner, ni a
l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement dejeune,
a une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idee
qu'il avait resolu d'elucider. Il se dirigea donc vers le judas et
appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frere
Zacarias qui lui repondit.

--Eh! mon digne reverend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du
diner est passee, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de
ces mirifiques festins?...

--Finis, les mirifiques festins, mon frere, fit le moine d'une voix
pateuse et infiniment triste. Finis... helas!

--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. Mais, dites-moi, pourquoi
cet "helas!"... Vous vous interessez donc a moi?...

Avec une franchise qui eut ete du cynisme si elle n'eut ete de
l'inconscience, le moine repondit:

--Non, mon frere. Seulement, il parait que vous avez commis je ne sais
quelle faute, en punition de laquelle nos superieurs ont decide de vous
priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frere Bautista et
moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons
plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous etes
frappe nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous.

--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que
vous vous etes regale des reliefs de mon succulent dejeuner?

--Sans doute!... Et il etait meme si succulent que notre regret de voir
supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes
choses perdues, pour nous, et dont se regalaient nos venerables freres.

--Pourquoi vos freres et pas vous? Ceci ne me parait pas juste!

--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement a ce que vous fussiez traite
magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnes a
votre intention. Pour nous punir de vos refus obstines, dont nous etions
tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires,
qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti a en gouter
tant soit peu.

--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me
fusse laisse faire, pour vous etre agreable.

--Helas! on l'avait prevu. Aussi nous avait-on formellement interdit de
vous prevenir.

--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tire du moine ce
qu'il en voulait, le quitta sans facon.

Quand il vit que le judas s'etait referme, il eclata d'un rire
silencieux et murmura:

"Bien joue, ma foi! Je me suis laisse berner comme un sot!... La lecon
ne sera pas perdue."



XVI

LE PLANCHER MOUVANT

Le lendemain, il se leva a son heure habituelle. Il avait adopte une
embrasure de sa fenetre. Il y poussait le fauteuil, et, la, abrite par
le renfoncement de la fenetre, cache par le large et haut dossier du
fauteuil, il etait a peu pres certain d'echapper a la surveillance
occulte qu'il sentait peser sur lui.

Ce fut la qu'il se refugia et qu'il resta de longues heures, immobile,
paraissant sommeiller et reflechissant profondement. Et, sans doute
croyait-il avoir perce le but mysterieux poursuivi par le grand
inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
prunelles, un sourire narquois errait sur ses levres. Il savait qu'il
etait condamne a jeuner durant quelque temps, puisque le frere Zacarias
l'avait prevenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne
penetreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinee se
passa sans qu'on lui apportat la moindre nourriture. Vers une heure de
l'apres-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre a habits,
d'ou il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa
soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis
quelque temps, et, peniblement, car il se sentait tres faible, il
regagna son fauteuil ou il disparut.

Que fit-il la? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les
machoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-etre avait-il
imagine ce moyen de tromper la faim.

Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter
un morceau de pain, un verre d'eau. Il etait devenu d'une faiblesse
extreme, il paraissait avoir une grande peine a se tenir debout, et
il lui fallait de longs et penibles efforts pour arriver a trainer le
fauteuil dans son coin favori.

Car, chose bizarre, il s'obstinait a se refugier la. Il y avait
exactement treize jours qu'il etait enferme dans ce couvent-prison,
et il n'etait plus reconnaissable. Have, les traits tires, une barbe
naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un
eclat fievreux, il n'etait plus que l'ombre de lui-meme. Il passait la
plus grande partie de son temps dans le fauteuil ou il restait prostre
de longues heures.

Le quatrieme jour, au matin, ses gardiens lui apporterent une boule de
pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de menager
ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que
dans deux jours.

C'est a peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire,
cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard,
le pain etait diminue de moitie et l'alcarazas s'etait vide dans les
memes proportions. Il faut croire aussi qu'il etait surveille de pres,
car, peu de temps apres, les moines reparurent et le prierent de les
suivre.

Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces,
car il se leva sans trop de difficultes. Mais, ce qui etonna les deux
gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas tres bien comprendre ce qu'ils
disaient.

Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils
l'entrainerent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et
descendre deux etages. Une porte s'ouvrit, les moines le pousserent, et
il obeit docilement au geste et penetra dans le nouveau local qui lui
etait assigne. Les moines poserent par terre ce qui restait de pain et
d'eau, qu'ils avaient eu la precaution d'emporter, et se retirerent
silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le superieur du
couvent.

--Eh bien? fit laconiquement ce personnage.

--C'est fait, repondit non moins laconiquement le frere Bautista.

--Il n'a pas fait de difficultes?

--Aucune, reverendissime pere. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet
du jeune prolonge, mais il ne parait pas avoir toute sa conscience. Ah!
ce n'est plus le fringant cavalier qu'il etait lorsqu'il est entre ici!

--Est-il reellement si bas? Faites attention, mon frere, que ceci est
d'une importance capitale.

--Reverendissime pere, je crois sincerement que, si on le soumet encore
quelques jours a un regime aussi dur, il perdra la raison... a moins
qu'il ne tombe d'inanition.

--Nous enverrons le pere medecin verifier sans qu'il puisse s'en douter.
Vous etes bien sur qu'il avait avale le contenu de la bouteille de
Saumur que nous vous avions recommande de placer bien en evidence le
jour de son entree au couvent?

--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la
bouteille. Frere Zacarias et moi nous nous en sommes assures.

Le prieur eut un sourire sinistre:

--S'il en est ainsi, il doit etre, en effet, a point. N'importe, pour
plus de surete, j'enverrai le medecin. Allez, mon frere!

La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir
environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle etait parfaitement
obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siege, pas meme une botte de
paille, et le chevalier, qui, decidement, n'avait plus de forces, dut
s'accroupir sur le plancher, le dos appuye a une des cloisons de son
cachot.

Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes?
Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'etat
miserable dans lequel il se trouvait.

Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il
eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida
presque entierement la provision d'eau.

A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur
allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son
cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
en plus rare, et sa respiration devenait plus penible.

Il etait ruisselant de sueur et il haletait. Par la-dessus, un silence
de tombe, une obscurite compacte a tel point que, si la cruche, a
laquelle il se desalterait de temps en temps, n'avait pas ete sous sa
main, il n'aurait pu la retrouver.

Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait etre
le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumiere inonda le cachot et vint
l'aveugler de son eclat insoutenable.

C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tete,
un soleil dont les eclats fulgurants lui brulaient les yeux. Et, en meme
temps, par un phenomene inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
fraicheur lui succedait. Mais cette fraicheur ne fit que s'accentuer et
se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, apres avoir ete
en nage, il grelottait dans son coin.

Avec le froid intense succedant a la chaleur torride, un autre phenomene
se produisit: des emanations deleteres envahirent son cachot, une
puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal
soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'epingle
atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait a ouvrir les
paupieres.

Pardaillan, asphyxie, a demi terrasse peut-etre par la congestion, avait
roule sur le sol. Le delire s'etait empare de lui, un rale etouffe
coulait sans interruption de ses levres glacees, et, parfois, un
gemissement plaintif alternait avec le rale. Et les heures s'ecoulerent,
douloureuses, mortelles, sans qu'il en eut conscience.

Brusquement, l'eclat du soleil s'attenua. Le cachot fut encore vivement
eclaire, mais cette lumiere, du moins, etait tres supportable. En meme
temps, un deplacement d'air violent, tel que le produit un puissant
ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
et l'air redevint respirable. Puis, aussitot, des bouffees de chaleur
attiedirent l'atmosphere, pendant que des bouffees de parfums tres doux
achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes epars dans l'air.

Rapidement, ce cachot, ou il avait failli etre terrasse tour a tour par
la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot,
ou il avait failli etre aveugle par les eclats puissants d'un soleil
factice, redevint habitable. Il eprouva aussitot les bienfaisants
effets de cet heureux changement. Le delire fit place a une sorte
d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les rales
cesserent, la respiration redevint normale. Peu a peu, cette sorte
d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable
intelligence qui le faisait superieur a ceux qui l'entouraient, mais un
vague embryon de conscience.

C'etait peu. C'etait cependant une amelioration notable, comparee a
l'etat ou il se trouvait avant.

Nous avons dit qu'il avait roule par terre. C'est sur son manteau que
nous aurions du dire.

En effet, malgre la chaleur--on etait au gros de l'ete--par suite d'on
ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout a coup, il s'etait enveloppe
dans son manteau et n'avait plus voulu s'en separer. Cette fantaisie
remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans
cette merveilleuse salle a manger, amenagee a son intention.

Pendant ce repas, il avait garde son manteau, et, depuis, il ne l'avait
plus quitte, ni jour ni nuit.

Les dignes freres Bautista et Zacarias avaient fort bien remarque cette
bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs.

Donc, Pardaillan avait roule a terre dans son manteau. Il se redressa
lentement. Sa manie etant passee, sans doute, il enleva ce manteau, le
plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siege, il s'assit dessus
et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'etait plus ce
regard si vif d'autrefois, mais ou ne luisait plus cette lueur de folie
qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit pres de lui un pain entier et
une cruche pleine d'eau.

Ceci fait supposer que le supplice avait dure un jour, deux jours
peut-etre, puisqu'on avait renouvele ses provisions sans qu'il s'en fut
apercu. Il prit le pain sec et dur et le devora presque en entier. De
meme, il vida aux trois quarts la cruche.

Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenerent une
nouvelle amelioration dans son etat mental. Il eut plus nettement
conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodement qu'il
put et se remit a regarder attentivement autour de lui, avec ce regard
etonne d'un homme qui ne reconnait pas les lieux ou il se trouve.

A ce moment, a son cote gauche, il percut un bruit sec, semblable a un
ressort qui se detend. Il y regarda. Une lame large comme une main,
longue de pres de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
une aiguille, ressemblant assez exactement a une faux, venait de surgir
de la muraille, la, a son cote, a la hauteur du sein. Le tranchant,
place horizontalement et tourne de son cote, l'avait frole en passant;
quelques lignes de plus a droite, et c'en etait fait de lui: la lame le
percait de part en part.

Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il etait, il y avait quelques jours
a peine, eut considere cette dangereuse apparition avec etonnement,
peut-etre--et encore, n'est-ce pas bien sur--en tout cas, sans
manifester le moindre emoi. Helas! ce Pardaillan n'etait plus. Les
intolerables tortures qu'il endurait depuis bientot deux semaines,
quelque drogue infernale qu'on avait reussi a lui faire absorber,
avaient fait de lui une loque humaine. Il n'etait peut-etre pas tout a
fait fou, il etait bien pres de le devenir.

De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il etait, la faim, la soif, les
abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un etre
faible, sans energie, sans volonte. Et ceci n'etait rien. Ce qui etait
le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente
de devorer cette intelligence si lumineuse qui etait la sienne, de
l'aventurier hardi, entreprenant, intrepide et vaillant, avait fait
un etre pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait a un
poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lache!... Quel
triomphe pour Fausta!

En voyant cette faux qui l'avait frole de si pres que c'etait un miracle
qu'elle ne l'eut pas transperce, le nouveau Pardaillan fut secoue d'un
tremblement nerveux; il tremble, sans songer a s'ecarter. Au meme
instant, du cote oppose, il percut le meme bruit, precurseur d'une
apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de
terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil a celui d'un
chien hurlant a la mort, jaillit de ses levres crispees. Une nouvelle
lame venait de jaillir a son cote droit; et, comme la premiere, il s'en
fallait d'un fil qu'elle ne l'eut atteint.

Un inappreciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui
debordaient des deux cotes de sa poitrine, pareils aux deux branches
enormes de quelque fantastique et menacante cisaille prete a se refermer
et a le broyer. Et, aussitot, juste au-dessus de sa tete. Une troisieme
faux parut, dont le tranchant place dans le sens vertical paraissait
vouloir le couper en deux, de haut en bas.

Par quel miracle cette troisieme faux l'avait-elle manque de quelques
lignes? L'ancien Pardaillan n'eut pas manque de se poser cette question
des la premiere apparition.

Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en meme
temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guide sans doute par
l'instinct de la conservation, il s'ecarta precipitamment de l'infernale
muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si etroitement
que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut
pourtant cette supreme chance de ne pas dechirer ses chairs en meme
temps.

Sorti de la dangereuse position ou il se trouvait, il se hata de se
mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant
d'emettre des gemissements, comme fascine, il regardait les trois faux
d'un air stupide.

Alors, les deux faux horizontales, placees exactement sur la meme ligne,
se mirent automatiquement en branle, se refermant a fond l'une sur
l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles
s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
relever des que les autres se rapprochaient pour se croiser.

Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu regulier de trois
monstrueux hachoirs, alternant, avec une precision mecanique, a coups
carrement rythmes, malgre leur rapidite. Et chaque fois qu'une des faux
se fermait a fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur
la cloison, un bruit sec qui eclatait comme le bruit d'une baguette
frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidite acquise, ces bruits,
d'abord espaces, se changerent en un roulement continu qui remplit le
cachot d'un bourdonnement sonore.

Lorsque le mouvement de ces trois faux fut regulierement etabli, a
cote, une deuxieme serie de trois faux fit son apparition, et, comme
la premiere, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement
devint plus fort. Enfin une troisieme, une quatrieme et une cinquieme
serie apparurent et se mirent en branle.

Alors, d'une extremite a l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne
vit plus que l'eclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec
une rapidite prodigieuse. Il etait interdit de s'approcher de cette
cloison, sous peine d'etre happe par les faux et hache menu comme chair
a pate. Et le roulement devint assourdissant.

Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait detacher ses yeux
exorbites de ce spectacle fantastique. Et la meme plainte lugubre fusait
de ses levres, sans repit.

Tout a coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'ecrouler
sous lui. Tout d'abord, il crut s'etre trompe.

La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir hache par ces
horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc,
lui donnait une lueur de lucidite qui lui permettait d'observer et de
raisonner.

Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit
bientot qu'il ne s'etait pas malheureusement trompe. En effet, il n'y
avait pas a en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la
machine a hacher.

C'etait le nom que, d'instinct, il avait spontanement donne, dans son
esprit, a cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, meme,
que sous chacun de ces groupes, qui etait comme une piece dont le tout
constituait la machine, une quatrieme faux venait d'apparaitre.

La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi,
le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement,
tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpetuel
mouvement de hachoir, la quatrieme restait immobile, paraissant attendre
et guetter, sournoise et menacante. Et le mouvement d'inclinaison du
plancher se poursuivait lentement, avec une regularite terrifiante.

Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarque
jusque-la: que le plancher de son cachot paraissait etre une enorme
plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans
la moindre protuberance a quoi il eut pu s'accrocher. Il se sentit
doucement, mais irresistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
qu'il allait rouler infailliblement jusqu'a l'un de ces cinq hachoirs
qui le mettrait en pieces.

Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui
lui rongeait le cerveau acheverent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec
une tenacite feroce durant quinze jours de tortures variees, longuement
et froidement premeditees, accumulees avec un art diabolique et
destinees a faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.

Le but vise par Fausta et d'Espinosa etait atteint: Pardaillan n'etait
plus.

C'etait un pauvre fou qui, maintenant, hagard, echevele, ecumant,
hurlait son desespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui
s'efforcait de couvrir le tonitruant roulement de la machine a hacher,
criait de toutes ses forces, deja epuisees:

--Arretez!... Arretez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!...

Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-etre l'implacable volonte
de l'inquisiteur avait-elle decide de pousser l'experience jusqu'au
bout.

Car le plancher continuait de s'abaisser avec une regularite
desesperante. Maintenant ce n'etait plus cinq losanges, mais dix qui
fonctionnaient simultanement, avec la meme rapidite, avec le meme
roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.

L'instinct de la conservation, si puissant, a defaut du raisonnement, a
jamais aboli, peut-etre, fit que Pardaillan decouvrit l'unique
chance qui lui restait de sauver cette vie a laquelle il tenait tant
maintenant. Voici quelle etait cette chance:

Ce plancher mobile etait maintenu d'un cote par des charnieres
puissantes. Ces charnieres n'etaient pas placees contre le mur qui
soutenait le plancher. Elles etaient sous le plancher meme. C'est-a-dire
que, du cote oppose a la pente, on avait pose une forte traverse de
metal.

C'est sur cette traverse qu'etaient vissees les charnieres. Si cette
traverse avait eu quelques centimetres de plus dans sa largeur,
Pardaillan eut pu a la rigueur se poser la-dessus et attendre aussi
longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la
traverse etait trop etroite. Mais, s'il n'etait pas possible de se poser
la-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se
couchant a plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne
voyons pas d'autre nom a lui donner--avait vu cela.

C'etait, tout bonnement, une maniere de prolonger son supplice de
quelques secondes. Il etait evident qu'il ne pourrait se maintenir
longtemps dans cette position et meme, en admettant que le mouvement de
descente s'arretat, la pente etait deja assez raide pour rendre la chute
inevitable.

Le fou ne raisonna pas tant. Il vit la une chance de prolonger son
agonie, et, desesperement, il s'accrocha a ce rebord sauveur. Il y gagna
du moins qu'il ne vit plus les epouvantables hachoirs qui avaient le don
de l'affoler.

Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison etait
tapissee du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui
continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient
appeler la proie convoitee.

Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de
plus en plus; ses doigts, gonfles par l'effort, s'engourdissaient; la
tete lui tournait et, malgre son etat, il comprenait que, bientot, dans
un instant, il lacherait prise, et ce serait fini: il roulerait la-bas
se faire hacher par la hideuse machine.

Il ralait, et, cependant, son desir de vivre etait si prodigieusement
tenace qu'il trouvait encore, et malgre tout, la force de crier presque
sans discontinuer:

"Arretez! Arretez!..."

Bientot, il fut a bout de force. Sa main gauche glissa, lacha prise.
Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette
main, a leur tour, le trahirent un a un. Deux doigts seuls resterent
desesperement incrustes dans le metal et supporterent le poids de son
corps un inappreciable instant.

Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri
terrible, un cri de bete qu'on egorge, jaillit de ses levres tumefiees,
et il roula, roula la-bas sur les hachoirs qui le saisirent.



XVII

LE PHILTRE DU MOINE

Or, Pardaillan n'etait pas mort.

La machine a hacher etait une sinistre comedie imaginee par Fausta, de
concert avec d'Espinosa.

Fausta avait indique au grand inquisiteur un moyen qui, dans son
infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopte et
perfectionne dans les details. On serait venu lui en indiquer un autre
qui lui eut paru superieur, il aurait renonce a celui de Fausta pour
adopter celui-la.

Il poursuivait la mise a execution de son plan avec une rigueur d'autant
plus inexorable qu'elle etait froidement raisonnee. Il agissait pour un
principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non
pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti
lorsqu'il l'avait dit a Pardaillan.

Cette incroyable et abominable invention de la machine a hacher etait
donc destinee non a broyer le chevalier, mais a achever de porter
l'epouvante dans son esprit deprime par les tortures de la faim et de la
soif.

Et cette epouvante, amenee a son paroxysme par une graduation dosee avec
un art infernal, avait ete initialement preparee par un stupefiant, et
en meme temps devait completer l'oeuvre devastatrice de ce poison.

En consequence, les premieres faux apparues etaient reellement de bel et
de bon acier; elles etaient parfaitement tranchantes et acerees. Mais,
les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que,
etendu a plat ventre sur le plancher, cramponne a la traverse, il leur
tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grace a la declivite
du plancher, son corps devait rouler, etaient places la comme un leurre
et s'etaient replies comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
auraient du hacher.

Pardaillan, lorsqu'il avait lache prise, etait a moitie evanoui.
Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura
etendu a terre, sans connaissance.

Longtemps, il resta ainsi prive de sentiment. Petit a petit, il revint a
lui et jeta autour de lui un regard, sans vie.

Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement egales a celles
de la chambre d'ou il venait d'etre precipite. Le plancher d'acier
etait remonte automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle
cellule.

Ici, comme a l'etage superieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues
visibles autres qu'une porte de fer dument verrouillee. Seulement, ici
le sol etait en terre battue, les murs etaient epais et couverts d'une
couche de moisissure et de salpetre, l'air chaud et fetide.

Pardaillan regarda tous ces details d'un oeil sans expression et ne vit
rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roule avec lui, il se mit
a le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse a fabriquer
une poupee, et il eclata de rire.

Longtemps, avec cette gravite particuliere aux tout-petits et aux grands
dont l'intelligence s'est eteinte, il s'occupa a cette distraction
enfantine.

Comme un enfant, il parlait a la poupee, que ses doigts tortillaient
inlassablement; il lui disait des choses pueriles qui n'avaient aucun
sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec
des airs courrouces, puis la reprenait, la bercait, la consolait et,
frequemment, sans motif apparent, il laissait echapper le meme eclat de
rire sans expression.

Ce jeu dura des heures sans qu'il parut se lasser; il n'avait plus
conscience du temps.

La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche
d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise
de revolte et de fureur, car ce moine, solidement bati, tenait un fouet
a la main.

Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut meme pas regarder le
prisonnier. Sa presence seule suffit. Des qu'il apercut ce moine,
Pardaillan poussa un cri de detresse, se blottit dans un coin et,
cachant son visage dans son bras replie--le geste d'un enfant qui veut
se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante:

"Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!"

Le moine posa tranquillement a terre le pain et la cruche et le regarda
un instant curieusement. Lentement, il leva le bras arme du fouet.

"Grace!" gemit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs a eviter le coup.

Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tete en le
regardant, toujours avec la meme attention curieuse, et murmura:

"Il est inutile de le prevenir que je lui apporte sa pitance d'un jour:
il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant
inoffensif."

Et il sortit.

Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin ou il s'etait
refugie. Peu a peu, il se risqua, ecarta son bras, et, ne voyant plus
personne, rassure, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.

Deux fois, le moine se presenta ainsi pour renouveler ses provisions.
Chaque fois, la meme scene se produisit. La troisieme fois, le moine
etait accompagne d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la
meme terreur enfantine.

"Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de
Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux.
De toutes les secousses qu'il a recues, et aussi grace a mon philtre, il
ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: detruite. Regardez-le!
Il ne peut meme pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit
encore vivant.

--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance
devastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il
ne produisit pas tout l'effet desirable. C'est que le sujet sur
lequel nous avions a l'appliquer etait doue d'une constitution
exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouve la quelque chose de
vraiment remarquable.

Pendant cet entretien, Pardaillan, refugie dans son coin, le visage
enfoui dans son bras, secoue de tremblements convulsifs, gemissait
doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et
agissaient devant lui comme s'il n'eut pas existe.

--Pour ce que j'ai a lui dire, reprit d'Espinosa, apres un silence passe
a considerer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin
qu'il retrouve un moment l'intelligence necessaire pour me comprendre.

--J'etais prevenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai
apporte ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans
ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais,
monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guere plus d'une
demi-heure.

--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai a lui dire.

Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui
redoubla de gemissements, mais ne fit pas un geste pour eviter
l'approche de celui qui l'effrayait a ce point.

Avec autorite, le moine saisit le coude, ecarta le bras, mit le visage
de Pardaillan a decouvert, sans que celui-ci opposat la moindre
resistance, fit autre chose que de continuer a gemir doucement. Le moine
ecarta les levres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur,
prealablement dosee, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa
l'arreta en disant:

--Faites attention, mon reverend pere, que je vais rester en tete-a-tete
avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur,
dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois expose...

--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le
prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais
son intelligence sera a peine galvanisee. L'idee ne lui viendra pas de
faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
un enfant craintif. J'en reponds.

Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule
flacon entre les levres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune
resistance, et, se redressant:

--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en etat de vous
comprendre... a peu pres, dit-il.

--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte a
l'exterieur et remontez sans m'attendre.

--Et monseigneur? dit-il respectueusement.

--Ne vous inquietez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir
de ce cachot sans passer par cette porte.

Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef supreme et obeit
passivement a l'ordre recu. D'Espinosa, sans manifester ni inquietude ni
emotion, entendit les verrous grincer a l'exterieur, avec ce calme qui
ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, a la lueur
blafarde d'une lampe que le moine avait posee a terre, il se mit a
etudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait
absorber. Galvanise par le remede violent, le prisonnier parut retrouver
une vie nouvelle.

Tout d'abord, il fut secoue d'un long frisson, puis son torse affaisse
se redressa lentement. Comme s'il avait ete, jusque-la, oppresse jusqu'a
la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua a ses
pommettes livides, l'oeil morne, eteint, retrouva une partie de son
eclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se
redressa, se mit sur ses pieds, s'etira longuement, avec un sourire de
satisfaction.

Il regarda autour de lui avec un etonnement visible et apercut
d'Espinosa. Alors, comme un effraye, il se recula vivement jusqu'au mur,
qui l'arreta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne
gemit pas. Cependant, il considerait d'Espinosa avec une inquietude
manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son
regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta
autour de lui ce regard de la bete menacee qui cherche le trou ou elle
pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il
effectua le seul mouvement possible: il s'ecarta. Et, en executant ce
mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne
paraissait pas reconnaitre.

D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassure. Non qu'il eut peur,
il etait brave, la mort ne l'effrayait pas.

Mais il avait une tache a accomplir et il ne voulait pas partir en
laissant son oeuvre inachevee.

Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix tres
calme, presque douce:

--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...

--Pardaillan? repeta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de
memoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom evoquait
dans son esprit.

--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en
le fixant.

Pardaillan se mit a rire doucement et murmura:

--Je ne connais pas ce nom-la.

Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une
inquietude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main
sur l'epaule. Pardaillan se mit a trembler, et d'Espinosa, sous son
etreinte, le sentit chanceler, pret a s'abattre. Pour la deuxieme fois,
il eut ce meme sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit:

--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.

--Vrai? fit anxieusement le fou.

--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.

Pardaillan le considera longuement avec une mefiance visible et, peu
a peu, convaincu sans doute, il se rasserena et, finalement, se mit a
sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout a fait rassure,
d'Espinosa reprit:

--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan.

--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amuse. Alors, je veux bien etre
Par...dail...lan... Et vous, qui etes-vous?

--Je suis d'Espinosa.

--D'Espinosa? repeta le fou qui cherchait a se souvenir. D'Espinosa!...
je connais ce nom-la...

Et, tout a coup, il parut avoir trouve.

--Oh! s'ecria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur...
Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un mechant... prenez
garde... il va nous battre!

--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences a te souvenir. Oui, je suis
d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta.

--Fausta! dit le fou sans hesitation; j'ai connu une femme qui
s'appelait ainsi. C'est une mechante femme!...

--C'est bien celle-la, sourit d'Espinosa. La memoire te revient tout a
fait.

Mais le dement avait une idee fixe et il la suivait sans defaillir. Il
se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:

--Vous me plaisez, dit-il. Ecoutez, je vais vous dire, il ne faut pas
jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des mechants... Ils nous feront
du mal.

--Miserable fou! grinca d'Espinosa, impatiente. Je te dis que d'Espinosa
c'est moi. Rappelle-toi!

Il l'avait pris par les deux mains et, penche sur lui, a deux pouces de
son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espere
lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'etait acharne
a abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eut reussi a lui imposer sa
volonte, le fou poussa un grand cri, se degagea d'une brusque secousse,
se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il
rala:

--Je vous reconnais... Vous etes d'Espinosa... Oui... Je me souviens...
Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif...
et cette galerie abominable ou l'on suppliciait tant de pauvres
malheureux!...

--Enfin! tu te souviens!

--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'epouvante. Je vous
reconnais... Que voulez-vous?

--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu etais un homme fort et
vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien epouvante.
Et c'est moi qui t'ai mis dans cet etat. Tu me comprends un peu,
Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton
cerveau. Mais tout a l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu
redeviendras ce que tu etais a l'instant: un pauvre fou.

--Et sais-tu qui m'a donne l'idee de t'infliger les tortures qui
devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est
elle qui a eu cette idee que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu
l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer
d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu
mourras lentement, dans la nuit, mure dans une tombe. Tu acheveras de
mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout a l'heure.
Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.

En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionne quelque
invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une
des parois du cachot.

D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le
saisit de l'autre, et, sans qu'il opposat la moindre resistance, car, le
malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gemir, il
le traina jusqu'a cette ouverture, et, elevant sa lampe pour qu'il put
mieux voir:

--Regarde, Pardaillan! repeta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici,
pas de lumiere, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une veritable
tombe ou tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connait
ce tombeau; nul que moi.

--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire a seule fin que ton
supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce
tombeau qui tout a l'heure sera le tien, il a une issue secrete que,
seul, je connais.

--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation
qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir
maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la
trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y
revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser la et toi, en posant
le pied sur cette dalle que tu vois la, devant toi, tu actionneras
toi-meme le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant
la-dedans.

--Grace! gemit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir!
Grace!...

--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et,
cependant, tout a l'heure, tu entreras la, et, a compter de cet instant,
tu n'existeras plus.

--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches
pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les
hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas a nous, s'ils ne sont pas
avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses etabli par
notre sainte mere l'Eglise. Parce que tu as insulte a la majeste royale
de mon souverain. Parce que tu t'es dresse menacant devant lui et que tu
as voulu faire avorter ses vastes projets.

--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas
mourir, il faut que tu meures desespere de savoir que tu as echoue dans
toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu
es venu chercher de si loin, il est en ma possession!

--Le parchemin!... begaya Pardaillan.

--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens,
regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la declaration du feu
roi Henri troisieme qui legue le royaume de France a mon souverain.
Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grace a lui que ton pays deviendra
espagnol.

Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il
avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air
hebete, sans comprendre, il haussa doucement les epaules, replia le
precieux document, le remit ou il l'avait pris, et, abattant sa main
robuste sur l'epaule de Pardaillan, il le tira facilement a lui, car
l'autre n'opposait qu'une faible resistance, et, sur un ton imperatif:

--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais a te dire, entre dans la
mort.

Et il abattit son autre main sur l'epaule de Pardaillan et le poussa
rudement jusqu'au seuil de l'ouverture beante, en ajoutant:

--Voici ta tombe.

Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit
fremir de la nuque aux talons, tonna soudain:

--Mordieu! mourons ensemble!

Et, avant qu'il eut pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait
a la gorge et l'etranglait.

D'Espinosa lacha l'epaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la
dague dont il avait eu la precaution de s'armer. Il n'eut pas la force
d'achever le geste. La main de fer resserra son etreinte et le grand
inquisiteur fit entendre un rale etouffe. Alors, Pardaillan lacha la
gorge, et, le saisissant a bras le corps, il le souleva, l'arracha de
terre, le tint un instant suspendu a bout de bras et le lanca a toute
volee dans ce qui devait etre sa tombe.

Posement, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposee a
terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait
plus se separer et avec lequel il s'etait amuse a fabriquer des embryons
de poupee--et, sa lampe a la main, il franchit le seuil de l'ouverture
mysterieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui
actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire,
bien remarquee lorsque d'Espinosa la lui avait montree.

En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur
avait repris sa place. Il n'y avait plus la d'ouverture visible.

Pardaillan venait de s'enfermer lui-meme dans ce trou noir qui, comme
l'avait dit d'Espinosa, etendu sans connaissance sur le sol, ressemblait
assez a une tombe.

Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait
d'abord jete son puissant et implacable adversaire.



XVIII

CHANGEMENT DE ROLES

Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme
dans les deux precedents cachots ou il venait de sejourner, il n'y avait
aucun meuble; pas de fenetre, pas de porte. Il lui eut ete difficile
de retrouver l'emplacement de la porte secrete, qui s'etait refermee
d'elle-meme.

Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La
facilite avec laquelle il avait a demi etrangle son ennemi et l'avait
projete dans ce trou prouvait que ses forces lui etaient revenues.

Ce n'etait d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne.
En meme temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui etre
revenue.

Il n'avait plus cet air morne, hebete, peureux qu'il avait quelques
instants plus tot. Il avait ce visage impenetrable, froidement resolu,
et cependant nuance d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se
disposait a accomplir quelque coup de folie.

Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hate, prit le parchemin,
qu'il etudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'etait pas
une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia
soigneusement et, a son tour, il le mit dans son sein.

Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa a sa ceinture, et s'assura que
d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachee, ni aucun papier susceptible
de lui etre utile, le cas echeant et, n'ayant rien trouve, il s'assit
paisiblement a terre, pres de la lampe et du manteau, et attendit avec
un sourire indechiffrable aux levres.

Assez promptement, le grand inquisiteur revint a lui. Ses yeux se
porterent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait
retrouve son expression d'audace etincelante, il hocha gravement la
tete, sans dire un mot.

Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui etait le sien.
Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assure que
s'il avait ete dans le palais, entoure de gardes et de serviteurs. Il ne
montra ni etonnement, ni crainte, ni gene. Seulement, son oeil de feu ne
cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnee.

Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remede,
grace a quoi son prisonnier avait retrouve assez de lucidite pour
essayer de l'entrainer dans la mort avec lui, perdrait toute sa force
stimulante au bout d'une demi-heure.

Il s'agissait donc de se derober a une nouvelle attaque du prisonnier
jusqu'a ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevint ce qu'il
etait avant, ce qu'il resterait jusqu'a sa mort: un enfant inoffensif et
peureux.

En somme, lui, d'Espinosa, etait vigoureux et adroit. Il ne chercherait
pas a lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient a
eviter un corps a corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu.
Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se resumait a
cela.

Coute que coute donc, il gagnerait les quelques minutes necessaires. Et,
si le prisonnier devenait trop menacant, il s'en debarrasserait d'un
coup de dague.

Voila ce que se disait le grand inquisiteur en etudiant Pardaillan,
cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il
avait cachee. Alors seulement il s'apercut qu'il n'avait plus cette arme
sur laquelle il comptait en cas de supreme peril.

Il sentit la sueur de l'angoisse perler a la racine de ses cheveux. Mais
il montra le meme visage impassible, le meme regard aigu qui n'avait
rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que
Pardaillan, en le saisissant a la gorge, avait obei a un mouvement tout
impulsif, non raisonne, il pensa que dans sa chute la dague s'etait
peut-etre detachee de sa ceinture et qu'elle gisait a terre, peut-etre
tout pres de lui. Il fallait la retrouver a l'instant. Et du regard il
se mit a fureter partout.

--Alors, avec cet air d'ingenuite aigue, sur un ton narquois, le
prisonnier lui dit:

--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.

Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignee de la dague
passee a sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:

--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer a
m'apporter une arme...

D'Espinosa ne sourcilla pas. C'etait un lutteur digne de se mesurer avec
le redoutable adversaire qu'il avait devant lui.

Au meme instant, une idee lui traversa le cerveau comme un eclair et,
d'un geste instinctif, il porta les mains a son sein ou il avait cache
le fameux parchemin.

Une teinte terreuse, a peine perceptible, se repandit sur son visage. Le
coup lui etait, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait
le sauver.

Alors, seulement, il commenca de soupconner la verite et qu'il avait ete
joue de main de maitre par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait
su dejouer la surveillance d'une nuee d'espions invisibles; cet homme
qui avait su tromper les moines medecins qui avaient passe de longues
heures a l'etudier et a l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si
bien jouer le role qu'il s'etait donne qu'il en avait ete dupe, lui
d'Espinosa.

Il jeta sur celui dont il etait le prisonnier--par un renversement de
roles inoui d'audace--un regard d'admiration sincere en meme temps qu'un
soupir douloureux trahissait le desespoir que lui causait sa defaite.

Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle
raillerie, avec une pointe de commiseration que l'oreille subtile
d'Espinosa percut nettement et qui l'humilia profondement:

--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre
dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulte que j'ai rencontree
dans l'accomplissement de la mission qui m'etait confiee.

--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une
etourderie sans egale. A force de vouloir pousser les choses a l'exces,
a force de presomption, vous avez fini par perdre la partie que vous
aviez si belle. Convenez qu'elle n'etait pourtant pas egale, cette
partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez
aussi que je ne vous ai pas pris en traitre, et vous ne sauriez en dire
autant... soit dit sans vous offenser.

D'Espinosa avait ecoute jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne
manifestait ni depit, ni crainte, ni colere.

--Ainsi, fit-il, vous avez pu resister a la puissance du stupefiant
qu'on vous a fait boire?

Pardaillan se mit a rire doucement, du bout des dents.

--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingenument etonne, quand on veut
faire prendre un stupefiant pareil a celui dont vous parlez, encore
faut-il s'arranger de maniere que ce stupefiant ne trahisse pas sa
presence par un gout particulier. Voyons, c'est elementaire, cela.

--Cependant, vous avez absorbe le narcotique.

--Eh! precisement, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un
homme comme moi se sentira terrasse par un sommeil invincible pour une
ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura videes, sans que ce sommeil
suspect eveille sa mefiance? Cette mefiance a suffi pour me faire
remarquer que votre stupefiant avait change--oh! d'une maniere
imperceptible--le gout du Saumur que je connais fort bien.

Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allat se
melanger aux eaux sales de mes ablutions.

--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, a ce que, me mefiant de votre
vigueur exceptionnelle, j'avais recommande de forcer un peu la dose du
poison. N'importe, je rends hommage a la delicatesse de votre odorat et
de votre palais, qui vous a permis d'eventer le piege auquel d'autres,
reputes delicats, s'etaient laisse prendre.

Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il etait flatte du compliment.
D'Espinosa reprit:

--En ce qui concerne le poison, la question est elucidee. Mais comment
avez-vous pu deviner que mon dessein etait de vous acculer a la folie?

--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les epaules, il ne
fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous
avez prononcees et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochees
incontinent. Fausta elle-meme n'aurait pas du me dire certaines autres
paroles qui ont eveille mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant
commis ces ecarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance
cette jolie invention de la cage ou vous enfermez ceux que vous
avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si
complaisamment, que vous obteniez ce resultat en leur faisant absorber
une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous
acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant a un regime de terreur
continu, en les frappant a coups d'epouvante, si je puis ainsi dire.

--Oui, fit d'Espinosa, d'un air reveur, vous avez raison; a force
d'outrance, j'ai depasse le but. J'aurais du me souvenir qu'avec un
observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans
une juste mesure. C'est une lecon; je ne l'oublierai pas.

Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naif et narquois qu'il
avait quand il etait satisfait:

--Est-ce tout ce que vous desiriez savoir? dit-il. Ne vous genez pas, je
vous prie... Nous avons du temps devant nous.

--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment,
et je vous dirai que je reste confondu de la force de resistance que
vous possedez.

Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous
n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait:
il etait mesure pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non
pour vous sustenter.

En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et
encore une fois, Pardaillan dechiffra sa pensee dans ses yeux, car il
repondit en souriant:

Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de
resistance exceptionnelle qui me permet de resister aux affres de la
faim et, la ou d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma
lucidite. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur
mon etat de faiblesse, je juge preferable de vous faire connaitre la
verite.

Et allongeant la main, sans se deranger, il attira a lui ce fameux
manteau dont il ne pouvait plus se separer, et aux yeux etonnes de
d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon
rempli d'eau et quelques fruits.

--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que
me firent faire mes deux moines geoliers, je mangeai et bus assez
sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'etat de delabrement
dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeune. Mais si je mangeai
peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les
provisions accumulees sur ma table et je fis disparaitre quelques-unes
de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
menues patisseries.

--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grace a elles que
vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides,
j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas tres fraiche,
qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me
priverait pas completement de nourriture et de boisson.

--Or, je tenais a prolonger mon existence autant qu'il serait en mon
pouvoir de le faire. J'esperais, pour ne point vous le celer, que vous
commettriez cette supreme faute de vous enfermer en tete a tete avec
moi. L'evenement a justifie mes previsions et bien m'en a pris d'avoir
agi en consequence.

--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez a peu pres tout prevu,
tout devine? Cependant, les differentes epreuves auxquelles vous avez
ete soumis etaient de nature a ebranler une raison aussi solide que la
votre.

--J'avoue que cette invention de la machine a hacher, avec les
differents incidents qui l'agrementent, est une assez hideuse invention.
Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne
vous avais pas revu, et au surplus, tel n'etait pas votre but. Je pensai
donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie,
tout cela disparaitrait successivement en temps voulu. C'etait un moment
fort desagreable a passer. Je me resignai a le supporter de mon mieux.

D'Espinosa le considera longuement sans mot dire, puis, avec un long
soupir:

--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas a nous!

Et voyant que Pardaillan se herissait:

--Rassurez-vous, reprit-il, je ne pretends pas essayer de vous soudoyer.
Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe
se devouent a une cause qui leur parait belle et juste... mais ne se
vendent pas.

Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui
l'observait sans en avoir l'air et respectait sa meditation. Enfin il
redressa la tete, et regardant son adversaire en face, sans trouble
apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:

--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre
prisonnier--que comptez-vous faire?

--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naif et comme s'il disait la
chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette
fameuse porte secrete, et que vous etes seul au monde a connaitre, et
qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant.

--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.

--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide resolution.

--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de resolution, mourons ensemble.
Au bout du compte le supplice sera egal pour tous les deux, et si la vie
merite un regret, vous aurez ce regret au meme degre que moi.

--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera
pas egal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui
dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair
que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tate de ce genre de
supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne
serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abreger
mon agonie.

Si fort, si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un
frisson.

--Nous n'aurons pas les memes regrets en face de la mort, continua
Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que
j'eprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots
a Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai
donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli,
avant, jusqu'au bout, la mission que je m'etais donnee: arracher au
roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous,
monsieur, etes-vous sur qu'il en soit de meme pour vous?

--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il
avait ete pique par un fer rouge.

--Ceci que je vous ai entendu dire a vous-meme: le grand inquisiteur ne
saurait mourir avant d'avoir mene a bien la tache qu'il s'est imposee
pour le plus grand profit de notre sainte mere l'Eglise.

--Demon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui
tenait le plus au coeur.

--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne
sommes nullement loges a la meme enseigne. Je m'en irai sans regret.
Vous, monsieur, vous mourrez desespere de laisser votre oeuvre
inachevee. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-meme
sur ce sujet. Quant a moi, je suis resolu a ne plus vous en parler.
Quand vous serez decide, vous me le direz. Bonsoir!

Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le
mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir.

D'Espinosa le considera longuement, sans faire un mouvement. La pensee
de sauter sur lui a l'improviste, de lui arracher la dague, de le
poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsedait. Mais il se dit qu'un
homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisement.

Il renonca donc a cette idee, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en
ecartant cette idee il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il
pas du sommeil apparent ou reel de Pardaillan pour ouvrir la
porte secrete et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y
reflechissant bien, ceci lui parut peut-etre realisable. C'etait une
chance a courir. Que risquait-il? Rien. S'il reussissait, c'etait sa
delivrance et la mort certaine de Pardaillan.

Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposee
precisement a celle ou se trouvait Pardaillan.

Ayant decide de tenter l'aventure, avec des precautions infinies, il se
mit en marche. Il avait avance de quelques pieds et commencait a esperer
qu'il pourrait mener a bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans
bouger de sa place, lui dit tranquillement:

--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la
sortie... quand vous aurez cesse de vivre. Mais, monsieur, votre
compagnie m'est si precieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez
donc venir vous asseoir ici pres de moi.

Et sur un ton rude:

--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre
part, je serai oblige, a mon grand regret, de vous plonger ce fer dans
la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grace de la
vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'a votre mort!

D'Espinosa se mordit les levres jusqu'au sang. Une fois de plus, il
venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot,
sans essayer une resistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir pres
de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonne, et muet, farouche, il
se plongea dans ses pensees.

La situation etait terrible. Mourir pour lui n'etait rien, et il etait
resolu a accepter la mort plutot que delivrer Pardaillan. Mais ce qui
lui broyait le coeur, c'etait la pensee de laisser son oeuvre inachevee.

Par un incroyable et fabuleux renversement des roles, lui, le chef
supreme, dans ce couvent ou tout etait a lui: choses et gens, ou tout
lui obeissait au geste, il etait le prisonnier de cet aventurier qu'il
croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un
geste detruire, avec sa vie, tout ce qu'il representait de puissance, de
richesse, d'autorite, d'ambition.

Oui, ceci etait lamentable et grotesque. Quel effarement dans le
monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa,
cardinal-archeveque de Tolede, grand inquisiteur, avait mysterieusement
disparu au moment ou, un nouveau pape devant etre elu, tous les yeux
etaient tournes vers lui, attendant qu'il designat le successeur de
Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition
coincidait avec une visite faite a un prisonnier, dans un des cachots de
ce couvent San Pablo ou tout lui appartenait!

Telles etaient les pensees que ressassait d'Espinosa dans son coin.

Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait
qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait
se dresser devant lui.

Il n'avait d'ailleurs aucune velleite de resistance. Il commencait a
apprecier son adversaire a sa juste valeur et sentait confusement que
le mieux qu'il eut a faire etait de s'abandonner a sa generosite; il en
tirerait certes plus d'avantages qu'a tenter de se soustraire par la
force ou par la ruse.

Apres s'etre dit qu'il consentait a la mort pourvu que Pardaillan
mourut avec lui, il avait fait le compte de ce que lui couterait cette
satisfaction, et en ressassant les pensees que nous avons essaye de
traduire plus haut, il avait trouve que, tout compte fait, la mort
de Pardaillan lui couterait cher. C'etait un petit pas vers la
capitulation.

Il n'etait pas eloigne de partager l'avis de Fausta, qui pretendait que
Pardaillan etait invulnerable. Il se disait que cet etre exceptionnel
etait de force a attendre patiemment qu'il fut mort de faim, lui
Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menace, apres quoi il chercherait et
trouverait la porte secrete.

Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes,
la decouverte du ressort cache n'etait pas besogne facile. Elle
n'etait cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet
aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.

Evidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il
croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait
libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant
a Henri de Navarre ce precieux parchemin qu'il avait conquis de haute
lutte.

Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-meme par la main et le
conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une
escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour
sa securite, l'accompagner lui-meme, mais rester vivant et continuer
l'oeuvre entreprise. Sa resolution prise, il ne differa pas un instant
la mise a execution et, s'adressant a Pardaillan:

--Monsieur, dit-il, j'ai reflechi longuement, et s'il vous convient
d'accepter certaines conditions, je suis tout pret a vous tirer d'ici.

--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise,
je ne suis pas presse, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi
aussi, j'ai mes petites conditions a poser. Nous allons donc, s'il vous
plait, les discuter, avant les votres... que je devine, au surplus.

--Voyons vos conditions?

--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, etant accomplie, je quitterai
l'Espagne... aussitot que j'aurai termine certaines petites affaires
que j'ai a regler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux
conditions que vous vouliez m'imposer.

Si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un geste de
surprise. Pardaillan eut un leger sourire et continua avec cet air
glacial qui denotait une inebranlable resolution:

--Pareillement, je souscris a votre seconde condition et je vous engage
ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur
d'Espagne a ma merci et que je lui ai fait grace de la vie.

Pour le coup d'Espinosa fut assomme par cette penetration qui tenait du
prodige et il le laissa voir.

--Quoi! balbutia-t-il, vous avez devine!

Encore une fois, Pardaillan eut un sourire enigmatique et reprit:

--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions a me poser. Si je me
suis trompe, dites-le.

--Vous ne vous etes pas trompe, fit d'Espinosa qui s'etait ressaisi.

--Et maintenant voici mes petites conditions a moi. Premierement, je ne
serai pas inquiete pendant le court sejour que j'ai a faire ici et je
quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au representant de Sa
Majeste le roi de France.

--Accorde! fit d'Espinosa sans hesiter.

--Secondement, nul ne pourra etre inquiete du fait d'avoir montre
quelque sympathie a l'adversaire que j'ai ete pour vous.

--Accorde, accorde!

--Troisiemement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don
Carlos, connu sous le nom de don Cesar el Torero.

--Vous savez?...

--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il
ne sera rien entrepris contre don Cesar et sa fiancee, connue sous le
nom de la Giralda.

Il pourra, avec sa fiancee, quitter librement l'Espagne sous la
sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne
que le petit-fils d'un monarque puissant vecut pauvre et miserable
a l'etranger, il lui sera remis une somme--que je laisse a votre
generosite le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'etablir en
France et y faire honorable figure. En echange de quoi j'engage ma
parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et
ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance.

A cette proposition, evidemment inattendue, d'Espinosa reflechit un
instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il
dit:

--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le
trone, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume?

--J'ai engage ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense.

--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-etre avez-vous
trouve la meilleure solution de cette grave affaire.

--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est
humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire.

--Eh bien, ceci est accorde comme le reste.

--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'a
quitter au plus tot ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas precisement
agreable.

--D'Espinosa se leva a son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrete:

--Quelles garanties exigez-vous de la loyale execution du pacte qui nous
unit? dit-il.

Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec
une certaine deference.

--Votre parole, monseigneur, dit-il tres simplement, votre parole de
gentilhomme.

Pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, d'Espinosa se sentit
violemment emu. Qu'un tel homme, apres tout ce qu'il avait tente
contre lui, lui donnat une telle marque d'estime et de confiance, cela
l'etonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idees.

D'Espinosa, sous le coup de l'emotion, soutint le regard de Pardaillan
avec une loyaute egale a celle de son ancien ennemi et, aussi simplement
que lui, il dit gravement:

--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.

Et aussitot, pour temoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il
ouvrit la porte secrete sans chercher a cacher ou se trouvait le ressort
qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
indefinissable.

Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se
trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver
la, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secretes. Et toujours
d'Espinosa avait devoile sans hesiter le secret de ces ouvertures, alors
qu'il lui eut ete facile de le dissimuler.

Remontant a la lumiere, ils avaient traverse des galeries, des cours,
des jardins, de vastes pieces, croisant a tout instant des moines qui
circulaient affaires.

Aucun de ces moines ne s'etait permis le moindre geste de surprise a
la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant
familierement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient
continuel, a d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
montra le meme visage calme et confiant, la meme liberte d'esprit.
Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il
poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer.

Au moment ou Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda:

--Vous comptez continuer a loger a l'auberge de la Tour jusqu'a votre
depart?

--Oui, monsieur.

--Bien, monsieur.

Il eut une imperceptible hesitation, et brusquement:

--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif interet a cette jeune
fille... la Giralda.

--C'est la fiancee de don Cesar pour qui je me sens une vive affection,
expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.

--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous
importe peut-etre de savoir ou la trouver.

--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant
davantage d'Espinosa, a moins qu'on ne l'ait arretee... avec le Torero,
peut-etre?

--Non, fit d'Espinosa avec une evidente sincerite. Le Torero n'a pas ete
arrete. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous
voila libre, ceux qui le sequestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien
a esperer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince
avec vous, en France. En consequence, ils ne feront pas de difficulte
a lui rendre la liberte. Si vous tenez a le delivrer, orientez vos
recherches du cote de la maison des Cypres.

--Fausta! s'exclama Pardaillan.

--Je ne l'ai pas nommee, sourit doucement d'Espinosa.

Et, sur un ton indifferent, il ajouta:

--Ce vous sera une occasion toute trouvee de lui dire ces deux mots que
vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre depart
pour l'eternel voyage. Mais je reviens a cette jeune fille. Elle, aussi,
elle est sequestree. Si vous voulez la retrouver, allez donc du cote de
la porte de Bib-Alzar, passez le cimetiere, faites une petite lieue,
vous trouverez un chateau fort, le premier que vous rencontrerez. C'est
une residence d'ete de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, a
cause de sa proximite de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant
onze heures, devant le pont-levis du chateau. Attendez la, vous ne
tarderez pas a voir paraitre celle que vous cherchez. Un dernier mot a
ce sujet: il ne serait peut-etre pas mauvais que vous fussiez accompagne
de quelques solides lames, et souvenez-vous que passe onze heures vous
arriverez trop tard.

Pardaillan avait ecoute avec une attention soutenue. Quand le grand
inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait
etrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-la:

--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachete bien des choses.

D'Espinosa eut un geste detache, et, avec un mince sourire, il dit:

--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez a
la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place,
detournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entree
du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera
bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient la
passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.

Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et
poussa la porte derriere lui.



XIX

LIBRE!

Tant qu'il s'etait trouve avec d'Espinosa, Pardaillan etait reste
impassible.

Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle deserte, sous les rayons obliques
d'un soleil brulant--il etait environ cinq heures de l'apres-midi--il
aspira l'air chaud avec delice, et en s'eloignant a grandes enjambees
dans la direction que lui avait indiquee d'Espinosa, il laissait eclater
sa joie interieurement.

Et levant la tete, contemplant avec des yeux emerveilles l'air eclatant
d'un ciel sans nuages:

"Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fetide d'un
cachot: il fait bon contempler cette voute azuree et non une voute
de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!...
Salut!... soleil, soutien et reconfort des vieux routiers tels que moi!"

Puis changeant d'idee, avec un sourire terrible:

"Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de regler nos
comptes!"

En songeant de la sorte, il etait arrive sur la place San Francisco.

"Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri.
Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitte la porte
de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne
volonte qui lui a manque... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton
humble devouement me rechauffe le coeur!..."

Il etait maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il
approchait de la porte de cette extraordinaire prison ou il venait de
passer quinze jours qui eussent aneanti tout autre que lui. Il cherchait
des yeux le Chico et ne parvenait pas a le decouvrir. Il commencait a
se demander si d'Espinosa ne s'etait pas trompee ou si, entre-temps,
le nain ne s'etait pas eloigne, lorsqu'il entendit une voix, qu'il
reconnut aussitot, lui dire mysterieusement:

--Suivez-moi!

Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui
qui fut surpris. Il se retourna et apercut le Chico qui, d'un air
indifferent, s'eloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit
cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien
avoir d'agir de la sorte.

Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et leger, contourna le mur
du couvent et s'engagea dans un dedale de ruelles etroites et
caillouteuses. La, il s'arreta enfin, et saisissant la main de
Pardaillan etonne, il la porta a ses levres en s'ecriant avec un accent
de conviction touchant dans sa naivete:

--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous!
Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite,
maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!

Pardaillan, doucement emu, le considerait avec un inexprimable
attendrissement.

--Ou diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.

Le Chico se mit a rire:

--Je veux vous cacher, tiens! Je vous reponds qu'ils ne vous trouveront
pas la ou je vous conduirai.

--Me cacher!... Pour quoi faire?

--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!

A son tour, Pardaillan se mit a rire de bon coeur.

--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me
reprendront pas.

Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne temoigna ni
surprise ni inquietude.

Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on
ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur
debordait de joie, il saisit une deuxieme fois la main de Pardaillan,
et il allait la porter a ses levres, lorsque celui-ci, se penchant,
l'enleva dans ses bras, en disant:

--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...

Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraiches et veloutees
du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'etreinte de toute la
force de ses petits bras.

En le reposant a terre, il dit, avec une brusquerie destinee a cacher
son emotion.

--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire
quelque part, conduis-moi vers certaine hotellerie de la Tour, ou nous
serons tous deux, je le crois du moins, admirablement recus par la plus
jeune, la plus fraiche et la plus gente des hotesses d'Espagne.

Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entree dans le patio de
l'auberge de la Tour, a peu pres desert en ce moment, et ou Pardaillan
commenca de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se
produisit: c'est-a-dire que la petite Juana se montra pour voir qui
etait ce client qui faisait un tel vacarme.

Elle etait bien changee, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente,
languissante, indifferente. On eut dit qu'elle relevait de maladie. Et
pourtant malgre cet etat inquietant, malgre un air visiblement decourage
et comme detache de tout, Pardaillan, qui la detaillait d'un coup d'oeil
prompt et sur, remarqua qu'elle etait restee aussi coquette, plus
coquette que jamais, meme.

En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux
languissants, une bouffee de sang rosa ses joues si pales, et,
joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait a un
gemissement, elle fit:

--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...

Et apres ce petit cri d'oiseau blesse, elle chancela et serait tombee
si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose
curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait
crie: "Monsieur le chevalier!" et c'est sur le Chico que ses yeux
s'etaient portes, c'est en regardant le Chico qu'elle s'etait evanouie.

Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant delicatement sur un
siege, il lui tapota doucement les mains en disant:

--La, la, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux.

Et au Chico petrifie, plus pale, certes, que la gracieuse creature
evanouie:

--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.

Et avec un redoublement de malice:

--Elle ne s'attendait pas a me revoir aussi brusquement, apres ma
soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eut tant
d'affection pour moi...

L'evanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque
aussitot les yeux, et, se degageant doucement, confuse et rougissante,
elle dit avec un delicieux sourire:

--Ce n'est rien... C'est la joie...

Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant
ces mots, ses yeux etaient braques sur le Chico, son sourire s'adressait
a lui.

--C'est bien ce que je disais a l'instant meme: c'est la joie, fit
Pardaillan, de son air le plus naif.

Et aussitot il ajouta:

--Or ca, ma mignonne, puisque vous revoila solide et vaillante, sachez
que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze
jours, que je n'ai ni mange, ni bu, ni dormi.

--Quinze jours! s'ecria Juana, terrifiee. Est-ce possible?

Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde:

--Ils vous ont inflige le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui
tremblait. Oh! les miserables!...

--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je
vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de
soigner surtout le lit dans lequel je compte m'etendre aussitot apres.
Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai
besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent etre
surprises par nulle oreille humaine--a part les votres, si petites et si
roses--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit ou je sois
sur de ne pas etre entendu.

--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai
moi-meme, s'ecria gaiement Juana, qui paraissait renaitre a la vie.

Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui etait personnel,
elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arreta et,
avec une gravite comique:

--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur
penetrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi.
N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frere et soeur
s'embrassent apres une longue separation?

--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.

Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles
Pardaillan deposa deux baisers fraternels. Apres quoi, avec un naturel,
une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le designant a
Juana:

--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frere pour
vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?

Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingenument
tendu ses joues appetissantes, la petite Juana, a la proposition
d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles.

Et le Chico, qui avait rougi aussi, etait, en voyant cet embarras subit,
devenu pale comme une cire, crispait son poing sur la table a laquelle
il s'appuyait, ses jambes se derobant sous lui, et la regardait
anxieusement avec des yeux embues de larmes.

Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baisses,
l'air embarrasse, tortillant nerveusement le coin de son tablier;
comme le Chico, de son cote, plus embarrasse peut-etre que sa petite
maitresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courrouce
et gronda:

--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouches? Ce baiser vous
serait-il si penible?

Et, poussant le Chico par les epaules:

--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement!

Pousse malgre lui, le nain n'osa pas encore s'executer.

--Juana! fit-il dans un murmure.

Et cela signifiait: tu permets?

Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et
gazouilla avec une tendresse infinie;

--Luis!

Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna:

--Morbleu! que de manieres pour un pauvre petit baiser!

Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de
l'autre.

Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les levres du Chico effleurerent
a peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait
respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux
mains, et se mit a pleurer doucement.

--Juana! cria le nain bouleverse.

Juana s'etait laissee aller dans ce vaste fauteuil de chene qui etait
son siege prefere. Le Chico s'etait agenouille sur le tabouret de bois,
haut et large comme une petite estrade. Presse contre ses genoux, il
tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui,
aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur.

--Mechant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis
d'un oiseau. Mechant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu!

Il baissa la tete comme un coupable et balbutia:

--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...

--Dis-moi plutot que tu n'as pas voulu!... N'etait-il pas convenu
que nous devions agir de concert... le delivrer ensemble, ou mourir
ensemble, avec lui?

--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermetique qu'il avait
dans ses moments d'emotion violente, voici du nouveau, par exemple!

Et, avec un fremissement:

--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eut ete la
condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais
pas qu'en travaillant a sauver ma peau, je travaillais en meme temps
pour le salut de ces deux innocentes creatures...

Le Chico avoua dans un souffle:

--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela...
non, je ne le pouvais pas.

--Tu preferais mourir seul?... Et moi, mechant, que serais-je
devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...

Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tete, a
nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalite qu'elle n'eut
pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considera un
moment avec une ineffable tendresse, hochant la tete d'un air apitoye,
acheva ainsi la phrase: "Je serais morte aussi... s'il etait mort." Et,
le regard douloureux et cependant toujours affectueusement devoue qu'il
jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement
cette pensee que celui-ci, emporte malgre lui, lui cria:

--Imbecile!...

Le Chico le regarda d'un air effare, ne comprenant rien a cette
exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami
paraissait si fort en colere contre Lui.



XX

BIB-ALZAR

Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
indefiniment sans amener le denouement qu'il voulait. Il renonca donc,
momentanement, a son projet au sujet des deux naifs amoureux, et, de sa
voix bougonne, coupa court en s'ecriant:

--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez decidement que j'enrage de
faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ca, vivement, deux couverts
ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne menagez ni les victuailles ni les
bons vins!

--Ah! mon Dieu! s'ecria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que,
depuis quinze jours, vous n'avez rien pris!

Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit
crier: "Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le
couvert de grande ceremonie. Laura, a la cave, ma fille, et montez les
plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques
bouteilles de vouvray, montez-en deux!...

Et, a son pere, qui tronait, de blanc vetu, dans la cuisine reluisante,
entoure de ses marmitons, gate-sauce, aides et apprentis:

--Vite, padre, aux fourneaux, et preparez un de ces repas comme vous en
feriez pour Mgr d'Espinosa lui-meme!

Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui repondait:

--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc a
satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?

--Mieux que cela, mon pere: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de
retour!

Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle
prononcait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long
des discours. Et il faut croire qu'elle n'etait pas seule a partager
cet enthousiasme, car le digne Manuel lacha aussitot ses fourneaux pour
aller faire son compliment a cet hote illustre.

C'est que Pardaillan ignorait que son intervention a la corrida et la
maniere magistrale dont il avait estoque le taureau l'avaient rendu
populaire.

On savait qu'il avait risque sa vie pour sauver celle de Barba
Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui
avait inflige une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un
homme et dont la cour et la ville s'etaient entretenues plusieurs jours
durant. On connaissait son arrestation et la maniere prodigieusement
inusitee qu'il avait fallu employer pour la mener a bien.

Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'etait
attire l'inimitie du roi en prenant energiquement la defense du Torero
menace. Or, le Torero etait la coqueluche, l'adoration des Sevillans en
particulier et de tous les Andalous en general.

Tout ceci faisait que Pardaillan etait egalement admire et de la
noblesse et du peuple.

Enfin, le couvert fut dresse, les premiers plats furent poses a cote des
hors-d'oeuvre, ranges en bon ordre: Le diner de Manuel n'etait peut-etre
pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annonce, mais
les vins etaient authentiques, d'age respectable, onctueux et veloutes a
souhait, les patisseries fines et delicates, les fruits delicieux. Et le
gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan,
qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des diners
plantureux et delicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.

Mais, tout en mangeant de son robuste appetit, tout en veillant a ce que
le Chico fut copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait
encore a faire et n'arretait pas de poser question sur question au petit
homme.

De cette sorte d'interrogatoire serre, il resulta que: le Chico ayant
trouve un blanc-seing--qu'il remit a Pardaillan en assurant que c'etait
lui qui l'avait perdu--avait eu l'idee de remplir ce blanc-seing, de
facon a penetrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
ete le possesseur, a le faire elargir immediatement.

Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-meme le role du personnage
qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pense a don
Cesar. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu
faire, c'etait de surprendre qu'on l'avait tire de la maison ou il etait
garde pour le transporter de nuit a la maison des Cypres. Il avait
immediatement concu le projet de delivrer le Torero, a seule fin qu'il
put a son tour delivrer le chevalier.

En le transportant dans cette maison, dont il connaissait a merveille
toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulierement la
besogne.

Mais il avait vainement fouille les sous-sols de la maison sans y
decouvrir celui qu'il cherchait.

Il avait pense que le prisonnier devait etre garde en haut, dans les
appartements. Il savait bien comment penetrer la, ce n'etait pas
cela qui l'eut embarrasse; mais en haut, au milieu de gardes et de
serviteurs, il ne pouvait plus etre question d'une surprise.

L'aventure tournait au coup de main et ce n'etait pas lui, faible et
chetif, qui pouvait le tenter. Il avait essaye cependant. Il avait
failli se faire surprendre et n'avait rien trouve. Alors, en desespoir
de cause, il avait pense a don Cervantes.

Par fatalite, le poete, employe au gouvernement des Indes, avait ete
envoye en mission a Cadix et il avait du se morfondre.

En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantot
Centurion, tantot son sergent, decouvrir le lieu de sa retraite.

Elle etait enfermee au chateau de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle,
c'est que Barba Roja, qui avait ete assez serieusement blesse par le
taureau. Barba Roja etait maintenant sur pied, completement remis, et
certainement il ne tarderait pas a l'aller chercher pour l'emmener chez
lui.

Tels etaient, resumes, les renseignements que le nain fournit a
Pardaillan, attentif.

Au reste, il n'etait pas seul a ecouter le petit homme.

Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une
evidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il
remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singuliere
indifference vis-a-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une
douceur deferente a laquelle il ne paraissait pas preter attention, bien
qu'elle fut toute nouvelle pour lui et dut lui paraitre tres douce.

--Sais-tu, dit Pardaillan tres serieusement, lorsque le nain eut termine
son recit, sais-tu que tu es un hardi et delie compagnon?

Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite
Juana en devinrent ecarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors
que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une
mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire:
ne vous moquez pas de moi.

Devant son geste, Pardaillan insista:

--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel
dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chetif! Mais j'y
songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement reparable... et
je veux le reparer... Comment n'y ai-je pas songe plus tot?... Je veux
t'apprendre a manier une epee...

A cette offre inesperee, quoique secretement desiree sans doute, le nain
bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il
s'ecria:

--Quoi!... Vous consentiriez?...

--Par Pilate! comme disait monsieur mon pere, je ne me dedis jamais, tu
sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta
premiere lecon... a l'instant meme.

Le nain se mit a sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit
des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au
soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air tres detache:

--D'autant que pour l'expedition que nous allons entreprendre ce soir et
celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une lecon te
sera peut-etre utile...

Et, sans paraitre remarquer la soudaine paleur de la jeune fille, ni le
regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta:

--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux
epees... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche
d'habit pendu au mur.

Et, tandis que la triste Juana, courbant la tete, sortait pour chercher
les epees demandees, s'adressant au nain qui, dans sa joie exuberante,
gambadait comme un fou:

--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.

--Peur?... fit le Chico etonne, peur de quoi?...

--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingenu, il va y avoir des
horions a donner et a recevoir!

--On tachera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en
riant. Et puis, vous serez la, tiens?

--Tu ne me demandes pas ou je veux te conduire?

--Tiens! comme c'est difficile a deviner! fit le Chico en haussant les
epaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, a la
maison des Cypres, et demain matin au chateau de Bib-Alzar!

Juana avait apporte les epees et les boutons, que le chevalier ajusta a
la pointe des lames, et, la table poussee dans un coin, dans le petit
cabinet meme, la lecon commenca, sous l'oeil apeure de Juana.

Les epees de Pardaillan etaient de longues et lourdes rapieres.

Tout d'abord le Chico eprouva quelque peine a les manier. Mais il etait
nerveux et souple; peu a peu, le poignet s'entraina et il ne sentit plus
le poids de la rapiere, plus longue que lui de pres d'un pied.

La lecon se poursuivit jusqu'a ce que la nuit fut tombee tout a fait,
avec une patience inalterable de la part du maitre, une bonne volonte
que rien ne rebutait de la part de l'eleve.

Lorsque Pardaillan jugea que la soiree etait assez avancee et que
l'heure etait venue, il arreta la lecon et declara gravement qu'il etait
content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur
passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir a
Juana, qui avait assiste a la lecon.

Le moment etant venu, Pardaillan ceignit son epee, choisit dans sa
collection une dague assez longue, legere et resistante, quoique
flexible, et la ceignit lui-meme a la taille du nain, tres fier de
voir cette epee--car, pour sa taille, c'etait une longue epee--qui lui
battait les mollets.

Quand Juana vit qu'ils se disposaient a sortir, elle fit une tentative
desesperee et demanda timidement:

--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?...
Je vous ai fait preparer un lit douillet a faire envie a un moine!

--Misere de moi! gemit Pardaillan, voila bien ma malchance... Mais, ma
mignonne, j'utiliserai ce lit douillet a mon retour et ferai de mon
mieux pour rattraper le temps perdu.

--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.

--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'etonna Pardaillan.

--Puisque vous dites que... l'expedition est... dangereuse... vous
pourriez... etre... blesse...

--Impossible! assura Pardaillan.

--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaitre en elle.

--Parce qu'une expedition--autrement dangereuse, celle-la--m'attend
demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener a bien, il
est clair que je reviendrai pour l'accomplir.

Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana ecrasee par
cette bizarre logique et plus inquiete qu'avant.

Pardaillan, guide par le Chico, penetra dans les sous-sols de la
mysterieuse maison des Cypres. Au bout de deux heures environ,
Pardaillan et le nain sortirent, comme ils etaient entres, sans avoir
ete decouverts, sans qu'il leur fut arrive la moindre mesaventure. Mais
ils sortaient a deux comme ils etaient entres.

Pardaillan avait-il reussi ou echoue dans ce qu'il etait venu tenter?
C'est ce que nous ne saurions dire.

Il etait un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrerent a
l'hotellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les
attendait sur le seuil de la porte.

La jeune fille avait passe tout le temps qu'avait dure leur absence a
guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil,
elle avait constate qu'ils etaient, tous les deux, en parfait etat. Un
long soupir de soulagement avait gonfle son sein et ses beaux yeux noirs
avaient aussitot retrouve leur eclat joyeux.

Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressee
et chargee de victuailles appetissantes. Mais Pardaillan avait declare
qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au
Chico, lequel, repondant par un signe de tete affirmatif, declara que,
lui aussi, tombait de sommeil.

Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire a sa chambre, se glissa entre
les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, prepare
expressement a son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'a six
heures du matin.



XXI

BARBA ROJA

Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit
aussitot et s'en fut droit chez un armurier ou il choisit une mignonne
petite epee qui avait les apparences d'un jouet, mais qui etait une arme
parfaite, flexible et resistante, en dur acier forge et non trempe.
C'etait le present qu'il voulait faire au Chico.

Son acquisition faite, il revint a l'hotellerie. Son absence n'avait pas
dure une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'etant pas encore
arrive, il fit preparer un dejeuner substantiel pour lui et son
compagnon.

Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il
dit:

--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels
Centurion et Barrigon. Ils vont la-bas... je les ai suivis un moment
pour etre sur.

--Tout va bien! s'ecria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit
compere... C'est un plaisir de travailler avec toi!

Le nain rougit de plaisir.

Il etait a ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan
calcula qu'il avait du temps devant lui et resolut, pour tuer une heure,
de donner une deuxieme lecon a son petit ami.

Le nain accepta avec un empressement et une joie qui temoignaient du vif
plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver a un
resultat appreciable. Mais sa joie devint du delire et il se montra emu
jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite epee que Pardaillan
etait alle acheter a son intention.

Pour couper court a son emotion et a ses remerciements, Pardaillan
expliqua:

--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te
faut donc compenser par une habilete, une adresse et une vivacite
superieures l'inegalite des armes. En consequence, il te faut, des
maintenant, t'habituer a lutter avec cette petite aiguille contre ma
rapiere du double plus longue.

La lecon se prolongea le temps fixe par Pardaillan. Comme la veille, le
professeur se declara satisfait et assura que l'eleve deviendrait un
escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire
redoutable.

Apres la lecon, ils expedierent rapidement le dejeuner qui les attendait
et, sans s'occuper des mines desesperees de Juana, Pardaillan et le
Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.

Tres triste, agitee de pressentiments sinistres, la petite Juana se
remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put
les apercevoir. Apres quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit a
pleurer doucement. Mais, c'etait une fille de tete que la petite Juana.
Obligee par les circonstances de diriger une maison a un age ou l'on n'a
guere d'autre souci que se livrer a des jeux plus ou moins bruyants,
elle avait appris a prendre de promptes resolutions.

Le resultat de ses reflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un
de ses domestiques nomme Jose, lequel Jose detenait les importantes
fonctions de chef palefrenier de l'hotellerie, et lui donna ses ordres.

Un petit quart d'heure plus tard, Jose sortit de l'auberge conduisant
par la bride un vigoureux cheval attele a une petite charrette. Dans la
charrette, etendues sur des bottes de paille, bien enveloppees dans de
grandes mantes noires dont les capuchons etaient rabattus sur la figure,
etaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier,
marchant d'un bon pas a cote du cheval, prit le chemin de la porte de
Bib-Alzar...

Le meme chemin que venait de prendre Pardaillan.

Le chateau fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, veritable
nid de vautours, remontait a l'epoque des grandes luttes contre les
Maures envahisseurs.

Suivant les regles du temps, concernant l'art de la fortification, il
etait bati sur une emmenee. Ses tours crenelees, dressees menacantes
vers le ciel, etaient dominees par la masse centrale du donjon, lequel
etait surmonte, au nord et au midi, de deux echauguettes en poivriere:
yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une
vigilance de tous les instants.

Comme dans toute residence royale, il y avait la une petite garnison
et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec
empressement toutes les occasions de se rendre a la ville proche.

En ce moment, grace a la presence du roi a Seville, l'ennui pesait plus
que jamais sur la garnison, attendu qu'il etait interdit, sous peine de
mort, de sortir du chateau, sous quelque pretexte que ce fut, a moins
d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.

Cette defense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats,
et non les serviteurs.

La grand-route passait au pied de l'eminence que dominait le chateau.
La, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre
a la litiere royale de passer. C'etait le seul chemin visible qui
permettait d'aboutir du chateau a la route.

Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui
permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, a
part le gouverneur, et encore n'etait-ce pas bien sur.

Telles etaient les explications que le Chico avait donnees a Pardaillan.
Lorsqu'ils arriverent au pied de l'eminence, il etait un peu plus de dix
heures.

Pardaillan etait donc en avance de pres d'une heure sur l'heure que lui
avait indiquee d'Espinosa.

D'un coup d'oeil expert, il eut tot fait de se rendre compte de la
disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait
de la forteresse devait passer forcement devant lui. Donc, il etait
impossible qu'on emmenat la Giralda sans qu'on la vit.

En attendant, il placa le Chico en sentinelle, derriere un quartier de
roche, dans un endroit assez eloigne de la porte d'entree.

Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il
tenait a ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait
lui etre d'aucune utilite, ne se trouvat pas expose inutilement.

Apres quoi, tranquille de ce cote, il vint se poster a quelques toises
du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait,
haute et drue, sur les cotes, bordant les fosses de la petite esplanade
qui s'etendait devant l'entree du chateau fort. Et il attendit.

Il entendit enfin le bruit des chaines qui se deroulaient et vit le
pont-levis s'abaisser lentement.

Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'epee a
la main.

En effet, c'etait bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda
endormie ou evanouie.

Mais le colosse etait entoure d'une troupe d'hommes d'armes dont les
sinistres physionomies etaient, a elles seules, un epouvantail capable
de mettre en fuite le plus resolu des chercheurs d'aventures. Et, en
tete de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement tries sur
le volet, immediatement derriere Barba Roja venaient l'ex-bachelier
Centurion et son sergent Barrigon.

Pardaillan ne preta qu'une mediocre attention a cette bande de
malandrins armes de formidables rapieres, sans compter la dague qu'ils
avaient tous, pendue au cote droit.

Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans
ses bras. Il laissa la troupe, tout entiere sortir de la voute et
s'engager sur la petite esplanade.

Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la
bande etait sortie, il se redressa doucement et, sans hate, il alla se
camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible a force de calme
et de froide resolution, il cria, comme un officier commandant une
manoeuvre:

--Halte... On ne passe pas!

Barba Roja crut que, derriere cet extravagant audacieux, devait se
trouver une troupe au moins egale a la sienne, et il s'arreta net,
immobilisant ses hommes derriere lui.

Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il etait seul,
parfaitement seul, au milieu du chemin.

Il eut un sourire terrible.

Par Dieu! la partie etait belle!

Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficele,
l'obliger a assister au deshonneur de la donzelle qu'il aimait, apres
quoi un coup de poignard bien applique le debarrasserait a tout jamais
du Francais maudit.

Tel fut le plan qui germa instantanement dans la cervelle du colosse, et
de la reussite duquel il ne douta pas un instant.

Peut-etre eut-il montre moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se
passait dans l'esprit de ses diables a quatre. En effet, en exceptant
Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui
rester fideles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
entrain qui decide de la victoire... surtout quand on a pour soi le
nombre.

C'est que ces treize-la avaient deja eu affaire a Pardaillan; ces
treize-la etaient ceux qui avaient ete si fort malmenes dans la fameuse
grotte de la maison des Cypres.

Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet
etat d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de
Pardaillan.

Il se crut sincerement le plus fort, assure de la victoire, et resolut
de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de
l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie
et de mepris dans sa voix pour s'ecrier:

--Ca, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il
prenne garde de trouver les etrivieres... en attendant une bonne corde!

--Fi donc! repliqua la voix tres calme de Pardaillan. Votre bourse, mon
petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour ou
je dus, pour sauver votre carcasse, mettre a mal une pauvre bete,
assurement moins brute que vous!

Barba Roja avait espere s'amuser aux depens de Pardaillan. Il aurait du
cependant se souvenir de la scene de l'antichambre royale et savoir qu'a
ce jeu-la, comme aux autres, il n'etait pas de force a se mesurer avec
lui.

Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui
rappeler que, somme toute, il lui avait sauve la vie, il etrangla de
honte et de fureur. Il ne chercha plus a railler et a s'amuser, et il
grinca:

--Miserable mecreant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est
encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible...

--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux etrivieres, on les
applique aux petits garcons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui
me retient de vous les appliquer seance tenante... ne fut-ce que pour
voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon
petit?

Barba Roja ecumait. Il acheva de perdre la tete et, sans trop savoir ce
qu'il disait, cria:

--Ca, que veux-tu?

--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naif. Je veux simplement te
debarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est
trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!

--Place! par le Christ! hurla le colosse.

--On ne passe pas! repeta Pardaillan en lui presentant la pointe de sa
rapiere.

A ce moment-la, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne
s'obstinat a garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eut fort
embarrasse.

Heureusement, l'intelligence du colosse etait loin d'egaler sa force.
Exaspere par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille
a terre et se rua tete baisse, l'epee haute.

En meme temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquerent.
Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes
parts a l'atteindre. Il dedaigna de s'en occuper.

Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison,
que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup
droit, foudroyant, presque au juge, il se fendit a fond.

Barba Roja, traverse de part en part, leva les bras, laissa tomber son
epee et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang.

Un instant, il talonna le sol a coups furieux, puis il se tint immobile:
il etait mort.

Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-la,
comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-la avait
aussi une haine a satisfaire.

Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion a
l'epaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de
Barrigon, qui le serrait de trop pres.

Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan
n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement
pour gagner honnetement l'argent qu'on leur donnait, etaient loin de
montrer la meme ardeur que les trois chefs qui venaient d'etre mis hors
de combat.

--A qui le tour? lanca Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tater de
Giboulee?

Et aussitot deux hurlement attesterent que deux hommes avaient tate de
Giboulee.

Les treize, en effet, avaient eu cette supreme pudeur de tenter--pour
la forme--une illusoire resistance. Lorsqu'ils entendirent le double
hurlement de douleur de deux des leurs, ils etaient deja prets a lacher
pied.

Pour comble de malchance, voici qu'a cet instant precis des
glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose,
ils ne savaient quoi, un etrange petit animal, quelque petit demon,
suppot de ce grand diable, sans doute, qui n'arretait pas de pousser des
cris percants qui leur dechiraient les oreilles, se glissa entre leurs
jambes et, partout ou cette fantastique et insaisissable petite bete se
faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, a la cuisse ou
au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement ou la terreur
superstitieuse tenait autant de place que la douleur reelle, et, sans
demander son reste, le blesse, reunissant toutes ses forces, se hatait
de tirer au large, se defilant de son mieux le long des bas-cotes du
sentier.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'ecrire, la place se trouva
deblayee.

Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et
les corps evanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombes non
loin de la Giralda.



XXII

L'AVEU DU CHICO

Alors, Pardaillan partit d'un long eclat de rire, et, s'adressant a ce
diablotin qui avait seme la panique dans la troupe des spadassins, et
continuait a pousser des clameurs aigues, entrecoupees d'eclats de
rire sardoniques, et se demenait en brandissant une longue aiguille a
tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus
blesses et fuyant, tels des lievres:

--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasme.

Mais, aussitot, il se reprit et, tres severe:

--Est-ce ainsi que tu obeis a mes ordres?...

La joie qui animait la tete fine et intelligente du nain tomba soudain.

Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de
Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait pousse la
poltronnerie jusqu'a demeurer spectateur impassible de l'inegale lutte.

--Imbecile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La
lutte etait inegale, en effet... mais pas a leur avantage... puisqu'ils
sont en fuite.

--C'est vrai, tout de meme, avoua le nain.

--Malheureux! Et si tu avais ete tue?... Je n'aurais jamais ose me
representer devant certaine hotesse que tu connais.

Et, pour couper court a l'embarras du Chico, il se dirigea vers la
Giralda, evanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du
tranchant de son epee, se mit a couper les cordes qui liaient ses pieds
et ses mains. A ce moment, il entendit la voix etranglee du Chico crier:

--Gardez-vous!...

En meme temps, il percut comme un glissement sur son dos, et, tout de
suite apres, un grand cri suivi d'un rale. Il se redressa d'un bond,
l'epee a la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'etait passe.

Centurion, qu'il avait cru mort ou evanoui, n'avait pas perdu
connaissance, malgre sa blessure.

Or, Pardaillan s'etait accroupi a quelques pas du bravo et lui tournait
le dos. Alors, celui-ci s'etait dit que, s'il pouvait ramper jusqu'a
lui, il pourrait, d'un coup de dague donne dans le dos, assouvir sa
haine. Et il s'etait mis en marche, avec des precautions infinies,
etouffant de son mieux les gemissements que chacun de ses mouvements lui
arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.

Au moment ou il se redressait peniblement pour porter le coup mortel a
l'homme qu'il haissait, le nain l'avait apercu et s'etait jete devant
lui, le bras leve.

Le pauvre petit homme avait recu le coup de dague en pleine poitrine,
et c'etait lui qui avait pousse ce grand cri qui avait fait frissonner
Pardaillan. Mais, en meme temps, il avait eu la satisfaction de plonger
sa petite epee, jusqu'a la garde, dans la gorge du miserable qui avait
fait entendre ce rale etouffe et s'etait abattu, la face contre terre.

Fou de douleur a la vue du nain qui perdait des flots de sang,
Pardaillan, pris d'une de ces coleres terribles, cria:

--Ah! vipere!

Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tete du
miserable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile a jamais.

Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espere, grace a l'appui
de Fausta, devenir un puissant personnage.

--Chico! mon pauvre petit Chico! rala Pardaillan, qui prit doucement le
nain dans ses bras.

Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le devouement et
toute l'affection dont son petit coeur etait rempli; un sourire tres
doux erra sur ses levres, et il murmura:

--Je... suis... content!

Et il s'abandonna, evanoui, dans les bras qui le soutenaient.

Pale de douleur et de desespoir, Pardaillan defit rapidement le
pourpoint et se mit a verifier la blessure avec la competence d'un
chirurgien consomme. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine
oppressee, et, avec un sourire radieux, il s'ecria tout haut:

--C'est un vrai miracle!... La lame a glisse sur les cotes... Dans huit
jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraitra plus... C'est egal,
j'ai eu peur!

Tranquillise sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et
railleur reprit le dessus, et il songea:

--Me Voila bien loti!... une femme evanouie et un enfant blesse sur les
bras!... He! mais... morbleu! voici mon affaire.

Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la vue d'une charrette qui
s'etait arretee en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se
tenait a cote du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou
continuer par la grand-route ou grimper par le sentier.

Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps etendus a terre. Et sa
resolution fut prise. Il cria a pleins poumons au charretier:

Ho! l'homme!... Si vous etes chretien, attendez un moment!

Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette
feminine se dresser debout dans la charrette, descendre precipitamment,
et se ruer a l'assaut du sentier.

"Bon! songea Pardaillan, tout va bien."

Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico
et se mit a descendre doucement, sans paraitre gene par son double
fardeau. Au fur et a mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait
a sa rencontre precipitait sa marche, et, bientot, malgre la mante qui
la recouvrait, il la reconnut.

--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchante au fond de
la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver a
propos!...

En effet, c'etait la petite Juana qui grimpait precipitamment le
sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et
pestant, a son ordinaire.

A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une
angoisse mortelle l'etreindre; en l'entendant appeler, elle avait
compris qu'un malheur etait arrive. Elle en avait le pressentiment
douloureux puisque c'est ce qui l'avait decidee a tenter cette demarche
plutot risquee.

Elle avait bondi hors de la charrette et s'etait mise a courir a la
rencontre du chevalier.

En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux
corps qui semblaient prives de vie.

Un affreux sanglot dechira sa gorge contractee. Le malheur pressenti
etait arrive!

Sans forces, elle s'arreta, plus pale peut-etre que le blesse que
Pardaillan tenait dans ses bras, et elle rala:

--Il est mort, n'est-ce pas?

Comme s'il avait la tete egaree par la douleur, Pardaillan repondit
d'une voix sourde:

--Pas encore!

Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il
venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.

La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme.
Seulement, de pale qu'elle etait, elle devint livide, et, lorsque
Pardaillan passa pres d'elle, il courba la tete d'un air honteux, sous
le regard de douloureux reproche qu'elle lui decocha.

Et elle se mit a le suivre, du pas raide, saccade d'un automate.

Pres de la charrette, Pardaillan deposa la Giralda dans les bras de la
duegne en disant d'un air bourru:

--Occupez-vous de celle-ci.

Et, se baissant, il etendit doucement le blesse sur l'herbe roussie qui
bordait la route.

En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide,
couvert de sang, ses paupieres mi-closes laissant apercevoir le blanc de
l'oeil revulse, la petite Juana sentit un affreux dechirement dans tout
son etre et s'abattit sur les genoux.

Elle prit doucement dans ses bras la tete si pale de son ami, et,
sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait
horriblement gene par le spectacle de ce desespoir morne, elle se mit a
le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
avec une tendresse infinie:

--Chico!... Chico!... Chico!...

Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le
coeur fidele du petit homme, l'amour puissant, naif et sincere, montra
une fois de plus quel etait son pouvoir: le blesse reprit ses sens.

Tout de suite, il vit dans quels bras adores il etait blotti, tout de
suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il
leur sourit, les enveloppant dans le meme sourire.

Et, d'un regard d'une eloquence muette, il interrogea son grand ami, qui
detourna les yeux d'un air embarrasse.

--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blesse.

--Helas!... murmura Pardaillan.

Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits
fins.

Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitot. Il reprit vite
possession de lui et retrouva, avec sa serenite, son bon sourire de
chien devoue, a l'adresse des deux seuls etres qu'il eut aimes au monde,
et il murmura:

--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.

Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent
a flots presses de ses yeux endoloris. Tres doucement, il demanda:

--Pourquoi pleures-tu, Juana?

--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?

--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blesse. Vois-tu, il vaut
mieux que je m'en aille... J'aurais ete une gene pour toi... et moi...
j'aurais ete tres malheureux!

--Luis!... Luis!...

--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais
mourir...

Et, comme s'il eut voulu etre bien sur avant de dire ce qu'il avait a
dire, il insista en fixant Pardaillan:

--Car je vais mourir, n'est-ce pas?

Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son desespoir, n'avait
plus toute sa presence d'esprit, car, au lieu de le reconforter par
des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanite la plus
elementaire, il cacha sa tete dans ses mains, pour dissimuler
ses larmes, sans doute, et, en meme temps, de la tete, il disait
frenetiquement: "Oui! Oui!"

Sans remarquer cette insistance feroce, le nain continua, toujours avec
la meme douceur:

--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je
t'aimais... je t'aimais bien.

--Helas!... moi aussi, gemit la jeune fille.

--Mais moi, fit le blesse avec un triste sourire, moi, Juana, je ne
t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma...
ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela...
mais je vais mourir... ca n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana...
je t'aimais...

--Chico! sanglota la petite Juana, eperdue, Chico! tu me brises le
coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un
frere!...

--Oh! murmura le blesse, ebloui, qui trouva la force de redresser sa
petite tete, oh!... dis-tu vrai?...

--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tete chere
dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aime!...

Une expression de joie celeste se repandit sur les traits du nain.

--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir.

--Luis! cria Juana a demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je
t'aime!...

--Trop... tard!... fit encore une fois le nain.

Et il se renversa, evanoui.

--Eh! mordieu! eclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il
n'est pas mort!... Il ne mourra pas!

--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tete, ne jouez
pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincere!...

--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je
l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une
douleur sincere?

--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.

--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il
s'agite... Et il ne mourra pas!

--Juana, fit le blesse, dans un cri de joie delirante, puisqu'il le
dit... c'est que c'est la verite... Je ne mourrai pas!...

Et avec une inquietude navrante:

--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand meme?

--Oh! mechant... peux-tu faire pareille question?

Et, pour cacher son trouble:

--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comedie lugubre?...
Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer?

--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comedie, dites-vous!... Eh! par
Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible
timide a prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!

--Ainsi, c'etait pour cela?

--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux
mains.

--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...

Et, avec un accent de gratitude infinie:

--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des creatures... Ne vous
devrai-je pas mon bonheur?

Alors, se penchant sur elle, designant le Chico du coin de l'oeil,
Pardaillan lui dit tout bas:

--Ne vous avais-je pas predit que vous finiriez par l'aimer?

--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.

Pardaillan se mit a rire, de son bon rire si clair.

--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous predis?

--Quoi donc?

--C'est que votre premier enfant sera un garcon...

Juana rougit, et, considerant la petite taille du nain, secoua la tete
d'un air de doute.

Un garcon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean
en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera
solide comme un chene.

--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous
promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous.

Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait a rien. Il croyait
faire un reve delicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se reveiller
jamais.



XXIII

L'ECHAPPE DE L'ENFER

Le premier soin de Juana, en arrivant a l'hotellerie, fut,
naturellement, de faire appeler un medecin.

Pardaillan, bien qu'il fut a peu pres sur de ne pas s'etre trompe,
attendit impatiemment que le savant personnage, apres un minutieux
examen de la blessure, se fut prononce.

Il arriva que le medecin confirma de tous points ses propres paroles.
Avant huit jours, le blesse serait sur pied... C'etait miracle qu'il
n'eut pas ete tue roide.

Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgre la chaleur, s'enveloppa dans
son manteau et s'eclipsa a la douce, sans rien dire a personne. Dehors,
il se mit a marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et,
avec un sourire terrible, il murmura:

"A nous deux, Fausta!"

Fausta, apres l'arrestation de Pardaillan et l'enlevement de don Cesar,
etait rentree chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur
la place San Francisco.

Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforca de le rayer de son
esprit et de ne plus songer a lui.

Toutes ses pensees se porterent sur don Cesar et, par consequent, sur
les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base
son mariage avec le fils de don Carlos.

Les choses n'etaient peut-etre pas au point ou elle les eut voulues;
mais, a tout prendre, elle n'avait pas lieu d'etre mecontente.

Pardaillan n'etait plus. La Giralda etait aux mains de don Almaran, qui
avait eu la stupidite de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout
blesse qu'il fut ne lacherait pas sa proie. Le Torero etait dans une
maison a elle, chez des gens a elle.

En ayant la prudence de laisser oublier les evenements qui s'etaient
produits lors de l'arrestation projetee du Torero, en s'abstenant
surtout de se rendre elle-meme dans cette maison, elle etait a peu pres
certaine que d'Espinosa ne decouvrirait pas la retraite ou etait cache
le prince.

Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quietude seraient
venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne
et elle saurait bien le decider a adopter ses vues. Plus tard, aussi,
lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcee, elle s'occuperait de
son fils... le fils de Pardaillan.

Un seul point noir: d'Espinosa paraissait etre admirablement renseigne
au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana etait le chef
avere et dont elle etait elle, le chef occulte.

D'Espinosa devait, par consequent, connaitre son role a elle, dans cette
affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais souffle mot. Une chose
aussi l'agacait. Elle sentait planer autour d'elle et meme chez elle une
surveillance occulte qui, a la longue, devenait intolerable.

Fausta avait compris. Somme toute, elle etait prisonniere. Cela ne
l'inquietait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait,
elle saurait fausser compagnie a son terrible allie: d'Espinosa. Mais
cela l'enervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une reponse
satisfaisante, quelles etaient les intentions du grand inquisiteur a son
egard:

Tout ceci avait ete cause que, pendant les quinze jours qu'avait dure la
detention de Pardaillan, elle s'etait tenue sur une extreme reserve.

Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de
Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'etat du prisonnier et de
ce qui avait ete fait ou se preparait.

La veille de ce jour ou nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux
griffes de Barba Roja, elle etait allee, dans la soiree, faire sa visite
au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton etrange,
avait repondu:

--Les tourments du sire de Pardaillan sont termines.

--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demande Fausta.

Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait
repete sa phrase:

--Ses tourments sont termines.

En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, completement
remis, il avait projete d'aller le lendemain au chateau de Bib-Alzar, ou
l'appelait il ne savait quelle affaire.

Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle etait cette affaire qui
appelait Barba Roja a la forteresse de Bib-Alzar. Et elle etait rentree
chez elle.

Or, ce jour, une heure environ apres le moment ou nous avons vu
Pardaillan s'eloigner en murmurant: "A nous deux, Fausta!", la princesse
se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne
l'a pas oublie sans doute, communiquait par une porte secrete avec les
sous-sols mysterieux de la somptueuse demeure.

Au moment ou nous penetrons dans cette petite piece, tres simplement
meublee, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec
le Torero.

--Madame, disait le Torero d'une voix tres triste, croyant m'amener a
accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous
avez eu la cruaute de me faire connaitre la douloureuse et sombre verite
sur ma naissance. Peut-etre eut-il ete plus humain de me laisser ignorer
cette fatale verite!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus a y
revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner
inutilement? Je ne suis pas le frenetique ambitieux que vous avez
souhaite, et, maintenant plus que jamais, je suis resolu a ne pas me
dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre
chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de
France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tacher de me faire ma place
au soleil. Le reve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que
j'ai choisie.

--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle
deception, croyant m'adresser a des hommes, de ne rencontrer que
des femmes... de miserables et faibles femmes, qui ne vivent que
de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-meme?... Ce
Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu?

--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation
du chevalier.

--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la
pernicieuse influence t'a souffle ta stupide resistance. Mort fou... fou
furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux etait tout designe pour servir de
modele a cet autre fou que tu es toi-meme! Et c'est moi, moi Fausta, qui
l'ai accule a la folie, moi qui l'ai precipite dans le neant.

--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre...

D'un geste violent, Fausta l'interrompit.

--Tu m'ecouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au
moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces
murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardee... Quant a
ta bien-aimee... cette miserable bohemienne pour qui tu refuses le trone
que je t'offre... eh bien... sache-le donc, miserable fou, elle est
morte... morte, entends-tu?... morte deshonoree, salie par les baisers
de Barba Roja... Sois donc fidele a son souvenir... Peut-etre, toi
aussi, a l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu resolu de vivre
eternellement fidele au souvenir d'une morte... une morte souillee!

D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des
yeux de dement, il lui cria dans la figure:

--Repetez... repetez ces infames paroles... et, j'en jure Dieu, votre
derniere heure est venue!...

Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas a se degager de son
etreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en
sortit un mignon petit poignard.

--Une simple piqure de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La
pointe de ce stylet a ete plongee dans un poison qui ne pardonne pas.

Profitant de sa stupeur, elle se degagea d'un geste brusque, et,
s'adossant a la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:

--Je repete: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta
fiancee est morte souillee... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu
vas mourir desespere... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!...

En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte
secrete, et, sans se retourner, elle fit un bond en arriere.

Elle se heurta a une poitrine humaine. Un homme etait la... derriere
cette porte secrete qu'elle croyait etre seule a connaitre... Un homme
qui avait entendu, peut-etre, ce qu'elle venait de dire. Qui etait cet
homme? Peu importait. L'essentiel etait qu'il disparut. Elle leva le
bras arme du poignard empoisonne et l'abattit dans un geste foudroyant.

Sa main fut happee au passage par une autre main, une tenaille vivante
qui lui broya le poignet et l'obligea a lacher l'arme mortelle, ensuite
de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix
narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait:

--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je
encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour...
Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.

A ces paroles, a cette apparition inattendue, un double cri, jete sur un
ton different, retentit:

--Pardaillan!...

--Moi-meme, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrete
comme pour en interdire l'approche a Fausta.

Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colere
terrible, il reprit:

--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien.
Dieu merci!... Et quant a la folie furieuse dont vous parliez tout
a l'heure... peut-etre suis-je fou, en effet, mais c'est du desir
imperieux de vous ecraser comme une bete venimeuse que vous etes!

--Pardaillan!... vivant!... repeta Fausta.

--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie
Giralda que vous aviez condamnee et qui n'a pas ete souillee par
l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement
expedie dans un autre monde... avant qu'il eut pu consommer l'attentat
odieux que vous aviez premedite... N'avez-vous pas proclame que tout
cela etait votre oeuvre?...

--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.

--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...

--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...

Cependant Fausta s'etait ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu
sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.

--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain
qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa
main... a lui...

Et, d'un geste prompt comme l'eclair elle saisit un petit sifflet
d'argent qu'elle avait suspendu a son cou et le porta a ses levres.

Pardaillan vit le geste. Il eut pu l'arreter. Il dedaigna de le faire.

Mais, en meme temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide
encore, tira d'un meme coup sa dague et son epee, et tendant la dague
a don Cesar, desarme, avec une physionomie hermetique, une voix
etrangement calme:

--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour
vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame...
gardez-la-moi precieusement... Vous m'en repondrez sur votre vie... Au
moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitie... comme un
chien enrage.

Et avec un accent d'irresistible autorite:

--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons
quittes, mon prince.

Cependant la porte s'etait ouverte. Quatre hommes, l'epee nue a la main,
se montrerent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas
a trouver la cet adversaire, car ils s'arreterent indecis et se
consulterent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur
hesitation, de sa voix narquoise, railla:

--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery,
monsieur de Sainte-Maline, enchante de vous revoir!

--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout
l'honneur est pour nous.

Chalabre et Montsery executerent la plus impeccable des reverences de
cour que Pardaillan leur rendit tres poliment, en ajoutant:

--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre a mal le sire
de Pardaillan... S'il ne m'etait si cher, et pour cause, je vous
souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.

--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.

--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta
Chalabre.

Le quatrieme personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'etait
autre que Bussi-Leclerc.

Sa stupeur avait ete telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il etait
encore la, sans parole, immobile, les yeux exorbites, comme petrifie.

Pardaillan l'avait tout de suite apercu, mais, suivant une tactique qui
avait le don d'exasperer le celebre bretteur, il feignait de ne pas le
voir.

Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline,
il s'ecria tout a coup avec un air de surprise indignee:

--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des
gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable
compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le
donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc!

Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot,
les dents serrees, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court
aux compliments alambiques en se ruant, l'epee haute, et les autres
bondirent a la rescousse.

Pendant un moment, qui parut mortellement long a Fausta gardee a vue par
le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du
fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence.

La piece etait petite; si simplement meublee qu'elle fut, les quelques
meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et genaient les
mouvements.

Les quatre bravi se genaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient.

Pardaillan etait plus libre de ses mouvements qu'eux. Il etait reste le
dos tourne a la porte secrete ouverte derriere lui.

Fausta avait immediatement remarque ce detail. Elle se disait que si
Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entrainer avec lui, bondir par
cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi derobe a la
lache agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
pas voulu.

Pourquoi? Parce qu'il etait sur de battre ses agresseurs, se repondait
Fausta.

Et un morne desespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle
sentait que Pardaillan serait vainqueur.

Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils
bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient
d'un bond de fauve, s'ecrasaient sur le parquet pour se relever
aussitot, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables
sortaient de leurs bouches crispees.

Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avancait
pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle.

Il semblait s'etre interdit de franchir cette porte ouverte derriere
lui. Son epee seule agissait. Elle etait partout a la fois, parant ici,
frappant la.

Cependant Pardaillan aussi commencait a s'echauffer, et il se disait
surtout qu'il etait temps d'en finir.

Alors il se mit en marche, attaquant a son tour avec une impetuosite
irresistible.

Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver
arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi
tomba comme une masse.

Or, pendant tout le temps qu'avait dure cette lutte inegale, Bussi
n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait
et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait:
"Il va me desarmer... encore!" Si bien que, lorsqu'il recut le coup
en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en
rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:

--Enfin!...

Et il demeura immobile... a jamais.

Alors Pardaillan s'occupa serieusement des trois qui restaient. Et aussi
paisiblement que s'il eut ete sur les planches d'une salle d'armes, il
dit tres serieusement:

--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fites
un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grace de la
vie...

Et avec un froncement de sourcils:

--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois oblige de
vous condamner a l'inaction... pour un bout de temps.

Il achevait a peine que Sainte-Maline, la cuisse traversee, s'ecroulait
en poussant un cri de douleur.

--Un!... compta froidement Pardaillan.

Et presque aussitot:

--Deux!

C'etait Chalabre qui etait atteint a l'epaule.

Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son epee et dit
doucement:

--Allez-vous-en!

--Fi! monsieur, s'ecria Montsery, rouge d'indignation, je ne merite pas
l'injure que vous me faites.

Et il se rua a corps perdu.

--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande
pardon... Trois!...

--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son
poignet droit traverse de part en part. Vous etes un galant homme...
Merci!

Et il s'evanouit.

Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme
un coup de fouet, il dit en montrant la porte par ou les bravi avaient
fait irruption:

--Si vous avez d'autres assassins apostes par la... ne vous genez pas...
usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre
sein...

Morne, desemparee pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, Fausta
fit: non! d'un signe de tete farouche.

--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie meprisante, eh! quoi! quatre
pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en
cherchant bien!...

--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondement decourage.

--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous
refusez mon offre pourtant seduisante, permettez que je prenne mes
precautions pour qu'on ne vienne pas nous deranger.

En disant ces mots, il alla fermer la porte a clef, poussa le verrou
interieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement
vers Fausta, et son visage, jusque-la railleur et dedaigneux, avait pris
une expression de menace si terrible que Fausta, affolee, clama dans son
esprit:

--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...

Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une
lenteur effroyable.

Et elle, petrifiee, avec des yeux sans expression, le regardait
s'approcher sans faire un mouvement.

Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les
dents, avec un regard effrayant, d'un eclat insoutenable, avec la meme
lenteur calculee, il leva les mains et les abattit sur ses epaules qui
ployerent. Puis les mains remonterent, s'arreterent au cou qu'elles
agripperent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton,
commencerent d'exercer l'inevitable et mortelle pression.

Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tete dans les epaules. Ses
yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs,
se leverent sur lui effares, suppliants, et, dans un gemissement, elle
implora:

--Pardaillan!... ne me tue pas!...

--Ah! eclata Pardaillan, avec un eclat de rire plus effrayant que sa
colere de tout a l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de
mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...

Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait
abandonnee un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un
accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:

--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.

--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demande
grace... la... a l'instant.

--J'ai demande grace, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi.

Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du
Torero qui suivait cette scene fantastique avec un interet passionne,
elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, dechira d'un geste
violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu,
avec un accent de froide resolution:

--Repete que Fausta a peur... et je tombe foudroyee a tes pieds... Et
toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demande grace.

Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.

"Soit, dit-il. Je ne repeterai pas... J'attendrai, pour me prononcer,
que vous vous soyez expliquee... Car, enfin, vous ne sauriez nier que
vous avez demande grace!

--Oui, je t'ai demande grace... et je le ferais encore... Mais ecoute,
Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer
qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...

Et comme il la regardait d'un air etonne, cherchant a comprendre le sens
de ses paroles:

--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.

Et elle continua en s'animant peu a peu:

--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherche a t'atteindre par les
moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai ete froidement
cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai
toujours aime... et toi, tu m'as dedaignee... Comprends-tu?... Mais,
si j'ai ete implacable et odieuse dans ma haine, qui etait de l'amour,
entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai
pas voulu qu'un jour ton fils put se dresser devant toi et te demander:

--Qu'avez-vous fait de ma mere?

--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivat... parce que je
suis la mere de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai
demande grace? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mere de ton enfant?

En entendant ces paroles, qu'il etait a mille lieues de prevoir, le
sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'etonnement, un etonnement
prodigieux.

Eh! quoi! il etait pere?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...

On comprend qu'il voulut savoir a quoi s'en tenir sur la naissance de
ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le recit des evenements
relates dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan ecouta
ce recit avec une attention soutenue, et quand elle eut termine:

--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-etre, a l'heure qu'il
est, a Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne
mere, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant...
Il est vrai que vous aviez fort a faire... et de si graves choses...
Enfin, ce qui est fait est fait.

Fausta courba la tete.

--Que comptez-vous faire? fit-elle.

--Mais... je compte rentrer a Paris... puisque aussi bien ma mission est
terminee.

--Vous avez le document?

--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?

--Je n'ai plus rien a faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je
compte me retirer en Italie, ou on me laissera vivre tranquille... Je
l'espere, du moins.

Ils se regarderent un moment fixement, puis ils detournerent leurs
regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de
l'enfant. Peut-etre chacun avait-il a part soi son idee bien arretee,
qu'il tenait a ne pas devoiler.

Pardaillan se leva et, s'inclinant legerement:

--Adieu, madame, fit-il froidement.

--Adieu, Pardaillan! repondit-elle sur le meme ton.



EPILOGUE

En rentrant a l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un
dominicain qui l'attendait patiemment.

Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer a
sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M.
l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En meme temps le moine
remit a Pardaillan un sauf-conduit en regle pour lui et sa suite, plus
un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don Cesar el Torero, payables a
volonte dans n'importe quelle ville du royaume, ou a Paris, ou encore
dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres.

Le roi recut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne
ne ferait aucune difficulte pour reconnaitre Sa Majeste de Navarre comme
roi de France le jour ou Elle se convertirait a la religion catholique.

D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que
le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave,
au plus digne gentilhomme qu'il eut jamais eu a combattre.

Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, etait une
epee de combat, une longue, solide et merveilleuse rapiere, signee d'un
des meilleurs armuriers de Tolede.

Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'etait pas la une
arme de parade, mais une bonne et solide rapiere tres simple. Seulement,
en rentrant a l'auberge, il s'apercut que cette rapiere si simple avait
sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le
moins cinq a six mille ecus.

Le Chico, qui se remettait a vue d'oeil, grace a la constante
sollicitude de "sa petite maitresse", se vit doter, par la generosite
reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce
qui ne contribua pas peu a le faire bien voir du brave Manuel, lequel
n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la
jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique
memoire.

Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait
bien cette marque d'amitie.

D'ailleurs on peut dire sans exagerer que ce mariage fut un veritable
evenement et que tout ce que la ville comptait de huppes et meme de
gens de la cour eut la curiosite d'assister a cette union qualifiee
d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
qu'ils formaient, un concert de louanges et de benedictions s'eleva de
toutes parts.

Il va sans dire que, des que le petit homme avait ete en etat de le
faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses lecons d'escrime
et se montrait surpris et emerveille des progres rapides de son eleve.

Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero
et sa fiancee, la jolie Giralda, lesquels avaient resolu de s'unir en
France meme.

Un mois environ apres son depart de Seville, Pardaillan apportait a
Henri IV le precieux document conquis au prix de tant de luttes et de
perils, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa
mission.

--Ouf! s'ecria le Bearnais en dechirant en mille miettes, avec une
satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur,
je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne
memoire. Ca, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien
pour vous?

--Ma foi, sire, repondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici
qui tombe a merveille. J'ai precisement une faveur a demander a Votre
Majeste.

--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'etes pas
trop exigeant...

Et, en lui-meme, il se disait:

"Tu y viens, comme tous les autres!..."

Et Pardaillan se disait de son cote:

"...Si vous n'etes pas trop exigeant!... Tout le Bearnais est dans ces
mots."

Et tout haut:

--Je demanderai a Votre Majeste la faveur de lui presenter un ami que
j'ai ramene d'Espagne.

--Comment, c'est tout?...

--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armees du roi.

Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement:

--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche
pour se passer d'une solde.

--Bon! Du moment que...

Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:

--Votre Majeste voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle
veut bien m'honorer, s'interesser particulierement a mon ami et lui
faciliter les occasions de se produire a son avantage.

--Diable! fit le roi surpris.

--Enfin Votre Majeste voudra bien eriger en duche la terre que cet ami
compte acheter en France.

--Ho! diable!... diable!... un duche!... comme cela... d'un coup... a
quelque croquant... Cela fera hurler!

--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant..
Il est de noblesse authentique... et de tres bonne noblesse.

--Si vous en repondez! fit le roi hesitant.

--J'en reponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?

--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif
que je sache a qui doit s'adresser cette faveur?

--Du moment qu'elle est accordee, non, fit Pardaillan, qui avait repris
son air bon-enfant.

Et, en quelques mots, il expliqua qui etait le Torero pour qui il
demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi.

--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite?

--J'avais mon idee, sire, repondit Pardaillan en souriant.

Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il eclata de rire en
levant les epaules. Il avait devine a quel mobile avait obei Pardaillan.

Alors, lui prenant la main avec une emotion reelle:

--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?

--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus
naif. Ou plutot si... j'ai besoin de quelque chose...

--Ah! vous voyez bien!....

--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma
liberte a moi.

--Ah! fit le roi decu, quelque aventure extraordinaire, sans doute?

--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant a
rechercher.

--Un enfant? fit le roi tres etonne. En quoi cet enfant peut-il bien
vous interesser?

--C'est mon fils! repondit Pardaillan en s'inclinant.



TABLE DES MATIERES

  I.--Les idees de Juana.
  II.--Fausta et le torero.
  III.--Le fils du roi.
  IV.--Entretien de Pardaillan et du torero.
  V.--Dans l'arene.
  VI.--Le plan de Fausta.
  VII.--La corrida.
  VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan.
  IX.--L'orage eclate.
  X.--Le triomphe du Chico.
  XI.--Vive le roi Carlos!
  XII.--L'epee de Pardaillan.
  XIII.--Les amours du Chico.
  XIV.--Fausta.
  XV.--Le repas de Tantale.
  XVI.--Le plancher mouvant.
  XVII.--Le philtre du moine.
  XVIII.--Changement de roles.
  XIX.--Libre!
  XX.--Bib-Alzar.
  XXI.--Barba Roja.
  XXII.--L'aveu du Chico.
  XXIII.--L'echappe de l'enfer.
  Epilogue.






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by Michel Zevaco

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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