Project Gutenberg's L'auberge de l'ange gardien, by Comtesse de Segur

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Title: L'auberge de l'ange gardien

Author: Comtesse de Segur

Release Date: July 20, 2004 [EBook #12969]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUBERGE DE L'ANGE GARDIEN ***




Produced by Renald Levesque




COMTESSE DE SEGUR

L'AUBERGE DE L'ANGE GARDIEN.



A mes petits-fils, LOUIS ET GASTON DE MALARET.

Chers enfants, vous etes de bons petits freres, et je suis bien sure
que, si vous vous trouviez dans la triste position de Jacques et de
Paul, toi, mon bon petit Louis, tu ferais comme l'excellent petit
Jacques; et toi, mon gentil petit Gaston, tu aimerais ton frere comme
Paul aimait le sien. Mais j'espere que le bon Dieu vous fera la grace
de ne jamais passer par de pareilles epreuves, et que la lecture de ce
livre ne reveillera jamais en vous de penibles souvenirs.

Comtesse de Segur, nee Rostopchine.




I

A la garde de dieu.

Il faisait froid, il faisait sombre; la pluie tombait fine et serree;
deux enfants dormaient au bord d'une grande route, sous un vieux chene
touffu: un petit garcon de trois ans etait etendu sur un amas de
feuilles; un autre petit garcon, de six ans, couche a ses pieds, les
lui rechauffant de son corps; le petit avait des vetements de laine,
communs, mais chauds; ses epaules et sa poitrine etaient couvertes de la
veste du garcon de six ans, qui grelottait en dormant; de temps en temps
un frisson faisait trembler son corps: il n'avait pour tout vetement
qu'une chemise et un pantalon a moitie uses; sa figure exprimait la
souffrance, des larmes a demi sechees se voyaient encore sur ses petites
joues amaigries. Et pourtant il dormait d'un sommeil profond; sa petite
main tenait une medaille suspendue a son cou par un cordon noir; l'autre
main tenait celle du plus jeune enfant; il s'etait sans doute endormi en
la lui rechauffant. Les deux enfants se ressemblaient, ils devaient etre
freres; mais le petit avait les levres souriantes, les joues rebondies;
il n'avait du souffrir ni du froid ni de la faim comme son frere aine.

Les pauvres enfants dormaient encore quand, au lever du jour, un homme
passa sur la route, accompagne d'un beau chien, de l'espece des chiens
du mont Saint-Bernard. L'homme avait toute l'apparence d'un militaire;
il marchait en sifflant, ne regardant ni a droite ni a gauche; le chien
suivait pas a pas. En s'approchant des enfants qui dormaient sous le
chene, au bord du chemin, le chien leva le nez, dressa les oreilles,
quitta son maitre: et s'elanca vers l'arbre, sans aboyer. Il regarda les
enfants, les flaira, leur lecha les mains et poussa un leger hurlement
comme pour appeler son maitre sans eveiller les dormeurs. L'homme
s'arreta, se retourna et appela son chien: "Capitaine! ici, Capitaine!"

Capitaine resta immobile; il poussa un second hurlement plus prolonge et
plus fort.

Le voyageur, devinant qu'il fallait porter secours a quelqu'un,
s'approcha de son chien et vit avec surprise ces deux enfants
abandonnes. Leur immobilite lui fit craindre qu'ils ne fussent morts;
mais, en se baissant vers eux, il vit qu'ils respiraient; il toucha les
mains et les joues du petit: elles n'etaient pas tres froides; celles
du plus grand etaient completement glacees; quelques gouttes de pluie
avaient penetre a travers les feuilles de l'arbre et tombaient sur ses
epaules couvertes seulement de sa chemise.

"Pauvres enfants! dit l'homme a mi-voix, ils vont perir de froid et de
faim, car je ne vois rien pres d'eux, ni paquets ni provisions. Comment
a-t-on laisse de pauvres petits etres si jeunes, seuls, sur une grande
route? Que faire? Les laisser ici, c'est vouloir leur mort. Les emmener?
J'ai loin a aller et je suis a pied; ils ne pourraient me suivre."

Pendant que l'homme reflechissait, le chien s'impatientait: il
commencait a aboyer; ce bruit reveilla le frere aine; il ouvrit les
yeux, regarda le voyageur d'un air etonne et suppliant, puis le chien,
qu'il caressa, en lui Disant:

"Oh! tais-toi, tais-toi, je t'en prie; ne fais pas de bruit, n'eveille
pas le pauvre Paul qui dort et qui ne souffre pas. Je l'ai bien couvert,
tu vois; il a bien chaud."

--Et toi, mon pauvre petit, dit l'homme, tu as bien Froid!

L'ENFANT.--Moi, ca ne fait rien; je suis grand, je suis fort; mais lui,
il est petit; il pleure quand il a froid, quand il a faim.

L'HOMME.--Pourquoi etes-vous ici tous les deux?

L'ENFANT.--Parce que maman est morte et que papa a ete pris par les
gendarmes, et nous n'avons plus de maison et nous sommes tout seuls.

L'HOMME.--Pourquoi les gendarmes ont-ils emmene ton papa?

L'ENFANT.--Je ne sais pas; peut-etre pour lui donner du pain; il n'en
avait plus.

L'HOMME.--Qui vous donne a manger?

L'ENFANT.--Ceux qui veulent bien.

L'HOMME.--Vous en donne-t-on assez?

L'ENFANT.--Quelquefois, pas toujours; mais Paul en a toujours assez.

L'HOMME.--Et toi, tu ne manges donc pas tous les Jours?

L'ENFANT.--Oh! moi, ca ne fait rien, puisque je suis Grand.

L'homme etait bon; il se sentit tres emu de ce devouement fraternel et
se decida a emmener les enfants avec lui jusqu'au village voisin.

"Je trouverai, se dit-il, quelque bonne ame qui les prendra a sa charge,
et quand je reviendrai, nous verrons ce qu'on pourra en faire; le pere
sera peut-etre de retour."

L'HOMME.--Comment t'appelles-tu, mon pauvre petit?

L'ENFANT.--Je m'appelle Jacques; et mon frere, c'est Paul.

L'HOMME.--Eh bien, mon petit Jacques, veux-tu que je t'emmene? J'aurai
soin de toi.

JACQUES.--Et Paul?

L'HOMME.--Paul aussi; je ne voudrais pas le separer d'un si bon frere.
Reveille-le et partons.

JACQUES.--Mais Paul est fatigue; il ne pourra pas marcher aussi vite que
vous.

L'HOMME.--Je le mettrai sur le dos de Capitaine; tu vas voir.

Le voyageur souleva doucement le petit Paul toujours endormi, le placa a
cheval sur le dos du chien en appuyant sa tete sur le cou de Capitaine.
Ensuite il ota sa blouse, qui couvrait sa veste militaire, en enveloppa
le petit comme d'une couverture, et, pour l'empecher de tomber, noua les
manches sous le ventre du chien.

"Tiens, voila ta veste, dit-il a Jacques en la lui rendant; remets-la
sur tes pauvres epaules glacees, et partons."

Jacques se leva, chancela et retomba a terre; de grosses larmes
roulerent de ses yeux; il se sentait faible et glace, et il comprit que
lui non plus ne pourrait pas marcher.

L'HOMME.--Qu'as-tu donc, mon pauvre petit? Pourquoi pleures-tu?

JACQUES.--C'est que je ne peux plus marcher; je n'ai plus de forces.

L'HOMME.--Est-ce que tu te sens malade?

JACQUES.--Non, mais j'ai trop faim, je n'ai pas mange hier; je n'avais
plus qu'un morceau de pain pour Paul. L'homme sentit aussi ses yeux se
mouiller; il tira de son bissac un bon morceau de pain, du fromage et
une gourde de cidre, et presenta a Jacques le pain et le fromage pendant
qu'il debouchait la gourde.

Les yeux de Jacques brillerent: il allait porter le pain a sa bouche
quand un regard jete sur son frere l'arreta:

"Et Paul? dit-il, il n'a rien pour dejeuner; je vais garder cela pour
lui."

--J'en ai encore pour Paul, mon petit; mange, pauvre enfant, mange sans
crainte.

Jacques ne se le fit pas dire deux fois; il mangea et but avec delices
en repetant dix fois:

"Merci, mon bon Monsieur, merci... Vous etes tres bon. Je prierai la
sainte Vierge de vous faire tres heureux." Quand il fut rassasie,
il sentit revenir ses forces et il dit qu'il etait pret a marcher.
Capitaine restait immobile pres de Jacques: la chaleur de son corps
rechauffait le petit Paul, qui dormait plus profondement que jamais.

L'homme prit la main de Jacques, et ils se mirent en route suivis de
Capitaine, qui marchait posement sans se permettre le moindre bond, ni
aucun changement dans son pas regulier, de peur d'eveiller l'enfant.
L'homme questionnait Jacques tout en marchant; il apprit de lui que sa
mere etait morte apres avoir ete longtemps malade, qu'on avait vendu
tous leurs beaux habits et leurs jolis meubles; qu'a la fin ils ne
mangeaient plus que du pain; que leur papa etait toujours triste et
cherchait de l'ouvrage.

"Un jour, dit-il, les gendarmes sont venus chercher papa; il ne voulait
pas aller avec eux; il disait toujours en nous embrassant: "Mes pauvres
enfants! mes pauvres enfants! "Les gendarmes disaient: "Il faut venir
tout de meme, mon garcon; nous avons des ordres." Puis un gendarme m'a
donne un morceau de pain et m'a dit: "Reste la avec ton frere, petit; je
reviendrai vous prendre." J'ai donne du pain a Paul et j'ai attendu un
bout de temps; mais personne n'est venu; alors j'ai pris Paul par la
main et nous avons marche longtemps. J'ai vu une maison ou on mangeait,
j'ai demande de la soupe pour Paul; on nous a fait asseoir a table, et
on a donne une grande assiette de soupe a Paul, et a moi aussi; puis on
nous a fait coucher sur de la paille. Quand nous avons ete eveilles, on
nous a mis du pain dans nos poches, et on m'a dit: "Va, mon petit, a la
garde de Dieu." Je suis parti avec Paul, et nous avons marche comme cela
pendant bien des jours. Hier la pluie est venue: je n'ai pas trouve de
maison: j'ai donne a Paul le pain que j'avais garde. Je lui ai ramasse
des feuilles sous le chene; il pleurait parce qu'il avait froid; alors
j'ai pense que maman m'avait dit: "Prie la sainte Vierge, elle ne
t'abandonnera pas." J'ai prie la sainte Vierge; elle m'a donne l'idee
d'oter ma veste pour couvrir les epaules de Paul, puis de me coucher
sur ses jambes pour les rechauffer. Et tout de suite il s'est endormi.
J'etais bien content; je n'osais pas bouger pour ne pas l'eveiller et
j'ai remercie la bonne sainte Vierge; je lui ai demande de me donner a
dejeuner demain parce que j'avais tres faim et je n'avais plus rien pour
Paul; j'ai pleure, et puis je me suis endormi aussi; et la sainte Vierge
vous a amene sous le chene. Elle est tres bonne, la sainte Vierge, Maman
me l'avait dit bien souvent: "Quand vous aurez besoin de quelque chose,
demandez-le a la sainte Vierge; vous verrez comme elle vous ecoutera."

L'homme ne repondit pas; il serra la main du petit Jacques plus
fortement dans la sienne, et ils continuerent a marcher en silence. Au
bout de quelque temps, l'homme s'apercut que la marche de Jacques se
ralentissait.

"Tu es fatigue, mon enfant?" lui dit-il avec bonte.

--Oh! je peux encore aller. Je me reposerai au village.

L'homme enleva Jacques et le mit sur ses epaules.

"Nous irons plus vite ainsi", dit-il.

JACQUES.--Mais je suis lourd; vous allez vous fatiguer, mon bon
Monsieur.

L'HOMME.--Non, mon petit, ne te tourmente pas. J'ai porte plus lourd que
toi, quand j'etais soldat et en Campagne.

JACQUES.--Vous avez ete soldat; mais pas gendarme?

L'HOMME, souriant.--Non, pas gendarme; je rentre au pays, apres avoir
fait mon temps.

JACQUES.--Comment vous appelez-vous?

L'HOMME.--Je m'appelle Moutier.

JACQUES.--Je n'oublierai jamais votre nom, monsieur Moutier.

MOUTIER.--Je n'oublierai pas non plus le tien, mon petit Jacques; tu es
un brave enfant, un bon frere. Depuis que Jacques etait sur les epaules
de Moutier, celui-ci marchait beaucoup plus vite. Ils ne tarderent pas a
arriver dans un village a l'entree duquel il apercut une bonne auberge.
Moutier s'arreta a la porte.

"Y a-t-il un logement pour moi, pour ces mioches et pour mon chien?"
demanda-t-il.

--Je loge les hommes, mais pas les betes, repondit l'aubergiste.

--Alors vous n'aurez ni l'homme ni sa suite, dit Moutier en continuant sa
route.

L'aubergiste le regarda s'eloigner avec depit; il pensa qu'il avait
eu tort de renvoyer un homme qui semblait tenir a son chien et a ses
enfants, et qui aurait peut-etre bien paye.

"Monsieur! He! monsieur le voyageur!" cria-t-il en courant apres lui.

--Que me voulez-vous? dit Moutier en se retournant.

L'AUBERGISTE.--J'ai du logement, Monsieur, j'ai tout ce qu'il vous faut.

MOUTIER.--Gardez-le pour vous, mon bonhomme; le premier mot, c'est tout
pour moi.

L'AUBERGISTE.--Vous ne trouverez pas une meilleure auberge dans tout le
village, Monsieur.

MOUTIER.--Tant mieux pour ceux que vous logerez. L'AUBERGISTE.--Vous
n'allez pas me faire l'affront de me refuser le logement que je vous
offre.

MOUTIER.--Vous m'avez bien fait l'affront de me refuser celui que je
vous demandais.

L'AUBERGISTE.--Mon Dieu, c'est que je ne vous avais pas regarde; j'ai
parle trop vite.

MOUTIER.--Et moi aussi je ne vous avais pas regarde; maintenant que
je vous vois, je vous remercie d'avoir parle trop vite, et je vais
ailleurs.

Moutier, lui tournant le dos, se dirigea vers une autre auberge de
modeste apparence qui se trouvait a l'extremite du village, laissant le
premier aubergiste pale de colere et fort contrarie d'avoir manque une
occasion de gagner de l'argent.


II

L'ange-gardien.

"Y a-t-il du logement pour moi, pour deux mioches et pour mon chien?"
recommenca Moutier a la porte de L'auberge.

--Entrez, Monsieur, il y a de quoi loger tout le monde, repondit une voix
enjouee.

Et une femme a la mine fraiche et souriante parut sur le seuil de la
porte.

"Entrez, Monsieur, que je vous debarrasse de votre cavalier, dit la
femme en riant et en enlevant doucement le petit Jacques de dessus les
epaules du voyageur. Et ce pauvre petit qui dort tranquillement sur le
dos du chien! Un joli enfant et un brave animal! il ne bouge pas plus
qu'un chien de plomb, de peur d'eveiller l'enfant." Pourtant le bruit
reveilla enfin le petit Paul; il ouvrit de grands yeux, regarda autour
de lui d'un air etonne, et, n'apercevant pas son frere, il fit une moue
comme pour pleurer et appela d'une voix tremblante:

"Jacques! veux Jacques!"

JACQUES.--Je suis ici; me voila, mon Paul. Nous sommes tres heureux!
Vois-tu ce bon monsieur? Il nous a amenes ici; tu vas avoir de la soupe.
N'est-ce pas, monsieur Moutier, que vous voudrez bien donner de la soupe
a Paul?

MOUTIER.--Certainement, mon garcon; de la soupe et tout ce que tu
voudras.

La maitresse d'auberge regardait et ecoutait d'un air Etonne.

MOUTIER.--Vous n'y comprenez rien, ma bonne dame, n'est-il pas vrai?
C'est toute une histoire que je vous raconterai. J'ai trouve ces deux
pauvres petits perdus dans un bois, et je les ai amenes. Ce petit-la,
ajouta-t-il en passant affectueusement la main sur la tete de Jacques,
ce petit-la est un bon et brave enfant; je vous raconterai cela. Mais
donnez-nous vite de la soupe pour les petits, qui ont l'estomac creux,
quelque fricot pour tous, et je me charge du chien; un vieil ami,
n'est-ce pas, Capitaine? Capitaine repondit en remuant la queue et en
lechant la main de son maitre. Moutier avait debarrasse Paul de la
blouse qui l'enveloppait et il l'avait pose a terre. Paul regardait tout
et tout le monde; il riait a Jacques, souriait a Moutier et embrassait
Capitaine. L'hotesse, qui avait de la soupe au feu, appretait le
dejeuner; tout fut bientot pret; elle assit les enfants sur des chaises,
placa devant chacun d'eux une bonne assiette de soupe, un morceau de
pain, posa sur la table du fromage, du beurre frais, des radis, de la
salade.

"C'est pour attendre le fricot, Monsieur; le fromage est bon, le beurre
n'est pas mauvais, les radis sont tout frais tires de terre, et la
salade est bien retournee."

Moutier se mit a table; Jacques et Paul, qui mouraient de faim, se
jeterent sur la soupe; Jacques eut soin d'en faire manger a Paul
quelques cuillerees avant que d'y gouter lui-meme. Paul mangea tout seul
ensuite, et le bon petit Jacques put satisfaire son appetit. Apres la
soupe il mangea et donna a Paul du pain et du beurre; ils burent du
cidre; puis vint un haricot de mouton aux pommes de terre. La bonne et
jolie figure de Jacques etait radieuse; Paul riait, baisait les mains de
Jacques toutes les fois qu'il pouvait les attraper. Jacques avait de son
frere les soins les plus touchants; jamais il ne l'oubliait; lui-meme ne
passait qu'en second. Moutier ne les quittait pas des yeux. Lui aussi
riait et se trouvait heureux. "--Pauvres petits! pensait-il, que
seraient-ils devenus si Capitaine ne les avait pas deniches? Ce petit
Jacques a, bon coeur! quelle tendresse pour son frere! quels soins il
lui donne! Que faire, mon Dieu! que faire de ces Enfants?"

L'hotesse aussi examinait avec attention les soins de Jacques pour son
frere et la belle et honnete physionomie de Moutier. Elle attendait
avec impatience l'explication que lui avait promise ce dernier, et lui
servait les meilleurs morceaux, son meilleur cidre et sa plus vieille
eau-de-vie. Moutier mangeait encore; les enfants avaient fini; ils
s'etaient renverses contre le dossier de leurs chaises et commencaient a
bailler.

"Allez jouer, mioches", leur dit Moutier.

-Ou faut-il aller, monsieur Moutier? demanda Jacques en sautant en bas
de sa chaise et en aidant Paul a descendre de la sienne.

MOUTIER.--Ma foi, je n'en sais rien. Dites donc, ma bonne hotesse, ou
allez-vous caser les petits pour qu'ils s'amusent sans rien deranger?

-Par ici, au jardin, mes enfants, dit l'hotesse en ouvrant une porte de
derriere. Voici au bout de l'allee un baquet plein d'eau et un pot a
cote, vous pourrez vous amuser a arroser les legumes et les fleurs.

JACQUES.--Puis-je me servir de l'eau qui est dans le baquet pour laver
Paul et me laver aussi, Madame?

L'HOTESSE.--Certainement, mon petit garcon; mais prends garde de te
mouiller les jambes.

Jacques et Paul disparurent dans le jardin; on les entendait rire et
jacasser. Moutier mangeait lentement et reflechissait. L'hotesse avait
pris une chaise et s'etait placee en face de lui, attendant qu'il eut
fini pour enlever le couvert. Quand Moutier eut avale sa derniere goutte
de cafe et d'eau-de-vie, il leva les yeux, vit l'hotesse, sourit, et,
s'accoudant sur la table:

"Vous attendez l'histoire que je vous ai promise, dit-il; la voici: elle
n'est pas longue, et vous m'aiderez peut-etre a la finir."

Il lui fit le recit de sa rencontre avec les enfants; sa voix tremblait
d'emotion en redisant les paroles de Jacques et en racontant les soins
qu'il avait eus de son petit frere, son devouement, sa tendresse pour
lui, le courage qu'il avait deploye dans leur abandon et sa touchante
confiance en la sainte Vierge.

"Et a present que vous en savez aussi long que moi, ma bonne dame,
aidez-moi a sortir d'embarras. Que puis-je faire de ces enfants? Les
abandonner? Je n'en ai pas le courage; ce serait rejeter une charge que
je puis porter, au total, et refuser le present que me fait le bon Dieu.
Mais j'ai une longue route a faire: je quitte mon regiment et je rentre
au pays. C'est que je n'y suis pas encore; j'ai a faire quatre etapes
de sept a huit lieues. Et comment trainer ces enfants si jeunes, par la
pluie, la boue, le vent? Et puis, je suis garcon; je ne suis pas chez
moi; personne pour les garder. Mon frere est aubergiste, comme vous, et
n'a que faire de moi; mon pere et ma pere sont depuis longtemps pres du
bon Dieu, mes soeurs sont mariees et elles ont assez des leurs, sans y
ajouter des pauvres petits sans pere ni mere, et sans argent. Voyons,
ma bonne hotesse, vous m'avez l'air d'une brave femme... Dites,... que
feriez-vous a ma place?"

L'HOTESSE.--Ce que je ferais?... ce que je ferais?... Parole d'honneur, je
n'en sais rien.

MOUTIER.--Mais ce n'est pas un conseil, cela. Ca ne decide rien.

L'HOTESSE.--Que voulez-vous que je vous dise?... D'abord, je ne les
laisserais certainement pas vaguer a L'aventure.

MOUTIER.--C'est bien ce que je me suis dit.

L'HOTESSE.--Je ne les donnerais pas au premier venu.

MOUTIER.--C'est bien mon idee.

L'HOTESSE.--Je ne les emmenerais pas a pied si loin.

MOUTIER.--C'est ce que je disais.

L'HOTESSE.--Alors... je ne vois qu'un moyen... Mais vous ne voudrez pas.

MOUTIER.--Peut-etre que si. Dites toujours.

L'HOTESSE.--C'est de me les laisser.

Moutier regarda l'hotesse avec une surprise qui lui fit baisser les yeux
et qui la fit rougir comme si elle avait dit une sottise.

"Je savais bien, dit-elle avec embarras, que vous ne voudriez pas. Vous
ne me connaissez pas. Vous vous dites que je ne suis peut-etre pas la
bonne femme que je parais; que je rendrais les enfants malheureux; que
vous les auriez sur la conscience et que sais-je encore?"

--Non, ma bonne hotesse, je ne dirais ni ne penserais rien de tout cela.
Seulement,... seulement,... je ne sais comment dire,... je vous suis
oblige, reconnaissant, mais, vrai, je ne vous connais pas beaucoup...
et..., et...

--L'HOTESSE.--Vous pouvez bien dire que vous ne me connaissez pas du
tout; mais vous n'en pourrez pas dire autant si vous voulez aller
prendre des informations sur la femme BLIDOT, aubergiste de
l'ANGE-GARDIEN. Allez chez M. le cure, chez le boucher, le charron, le
marechal, le maitre d'ecole, le boulanger, l'epicier, et bien d'autres
encore: ils vous diront tous que je ne suis pas une mechante femme. Je
suis veuve; j'ai vingt-six ans; je n'ai pas d'enfants, je suis seule
avec ma soeur qui a dix-sept ans; nous gagnons notre vie sans trop de
mal; nous ne manquons de rien; nous faisons meme de petites economies
que nous placons tous les ans; il me manque des enfants; en voila deux
tout trouves. Je ne vous demande rien, moi, pour les garder; je n'en
fais pas une affaire. Seulement, je sais que je les aimerai, que je ne
les rendrai point malheureux et que vous aurez la conscience tranquille
a leur egard.

Moutier se leva, serra les mains a l'hotesse dans les siennes et la
regarda avec une affectueuse reconnaissance.

"Merci, dit-il d'un accent penetre. Ou demeure votre cure?"

--Ici, en face; voici le jardin du presbytere; poussez la porte et vous y
etes.

Moutier prit son kepi et alla voir le cure pour lui parler de Mme Blidot
et lui demander un bon conseil. Il faut croire que les renseignements
ne furent pas mauvais, car Moutier revint un quart d'heure apres, l'air
calme et Joyeux.

"Vous aurez les petits, mon excellente hotesse, dit-il en souriant.. Je
vous les laisserai... demain; vous voudrez bien me loger jusqu'a demain,
pas vrai?"

L'HOTESSE.--Tant que vous voudrez, mon cher Monsieur; c'est juste: je
comprends que vous vouliez vous donner un peu de temps pour savoir
comment je suis et pour voir installer mes enfants,... car je puis bien
dire a present mes enfants, n'est-ce pas?

MOUTIER.--Ils restent un peu a moi aussi, sans reproche; et je ne dis
pas que je ne reviendrai pas les voir un jour ou l'autre.

L'HOTESSE.--Quand vous voudrez; j'aurai toujours un lit pour vous
coucher et un bon diner pour vous refaire. Et a present je vais voir
a mes enfants; ne voila-t-il pas les soins maternels qui commencent?
D'abord il me faut les coucher pas loin de moi et de ma soeur. Et puis,
il leur faudra du linge, des vetements, des chaussures.

MOUTIER.--C'est pourtant vrai! Je n'y songeais pas. C'est moi qui suis
honteux de vous causer ces embarras et cette depense; ca, voyez-vous, ma
bonne hotesse, inutile de m'en cacher: je n'ai pas de quoi payer tout
cela; j'ai tout juste mes frais de route et une piece de dix francs pour
l'imprevu; un cigare, un raccommodage de souliers, une petite charite en
passant, a plus pauvre que moi. Par exemple, je peux partager la piece,
et vous laisser cinq francs. J'arriverai tout de meme; je me passerai
bien de tabac et de souliers. Il y en a tant qui marchent nu-pieds!
on se les baigne en passant devant un ruisseau, et on n'en marche que
mieux.

L'HOTESSE.--Gardez votre piece, mon bon Monsieur; je n'en suis pas
a cinq francs pres. Gardez-la; votre bonne intention suffit, et les
enfants ne manqueront de Rien.

L'hotesse se leva, fit en souriant un signe de tete amical a Moutier et
sortit.


III

Informations.

Mme Blidot appela sa soeur Elly, qui lavait la lessive, lui raconta
l'aventure qui venait d'arriver et la pria de venir l'aider a preparer,
pour les enfants, le cabinet pres de la chambre ou elles couchaient
toutes deux.

"C'est le bon Dieu qui nous envoie ces enfants, dit Elfy; la seule chose
qui manquait pour animer notre interieur! Sont-ils gentils? Ont-ils
l'air de bons garcons, d'enfants bien eleves?"

MADAME BLIDOT.--S'ils sont gentils, bons garcons, bien eleves? Je le
crois bien! Il n'y a qu'a les voir! Jolis comme des Amours, polis comme
des demoiselles, tranquilles comme des cures. Va, ils ne seront pas
difficiles a elever; pas comme ceux du pere Penard, en face!

ELFY.--Bon! Ou sont-ils, que je jette un coup d'oeil dessus. On aime
toujours mieux voir par ses yeux, tu sais bien. Sont-ils dans la salle?

MADAME BLIDOT.--Non, je les ai envoyes au jardin. Elfy courut au jardin;
elle y trouva Jacques occupe a arracher les mauvaises herbes d'une
planche de carottes; Paul ramassait soigneusement ces herbes et
cherchait a en faire de petits fagots.

Au bruit que fit Elfy, les enfants tournerent la tete et montrerent
leurs jolis visages doux et riants. Jacques, voyant qu'Elfy les
regardait sans mot dire, se releva et la regarda aussi d'un air inquiet.

JACQUES.--Ce n'est pas mal, n'est-ce pas, Madame, ce que nous faisons,
Paul et moi? Vous n'etes pas fachee contre nous? Ce n'est pas la faute
de Paul; c'est moi qui lui ai dit de s'amuser a botteler l'herbe que
j'arrache.

ELFY.--Pas de mal, pas de mal du tout, mon petit; je ne suis pas
fachee; bien au contraire, je suis tres contente que tu debarrasses le
jardin des mauvaises herbes qui etouffent nos legumes.

PAUL.--C'est donc a vous ca?

ELFY.--Oui, c'est a moi.

PAUL.--Non, moi crois pas; c'est pas a vous; c'est a la dame de la
cuisine qui donne du bon fricot; moi veux pas qu'on lui prenne son
jardin.

ELFY.--Ha, ha, ha! est-il drole, ce petit! Et comment m'empecherais-tu
de prendre les legumes du jardin?

PAUL.--Moi prendrais un gros baton, puis moi dirais a Jacques de m'aider
a chasser vous, et voila!

Elfy se precipita sur Paul, le saisit, l'enleva, l'embrassa trois ou
quatre fois, et le remit a terre avant qu'il fut revenu de sa surprise
et avant que Jacques eut eu le temps de faire un mouvement pour secourir
son frere.

"Je suis la soeur de la dame au bon fricot, s'ecria Elfy en riant, et je
demeure avec elle; c'est pour cela que son jardin est aussi le mien."

-Tant mieux! s'ecria Jacques. Vous avez l'air aussi bon que la dame; je
voudrais bien que M. Moutier, qui est si bon, restat toujours ici.

-Il ne peut pas rester; mais il vous laissera chez nous, et nous vous
soignerons bien, et nous vous aimerons bien si vous etes sages et bons.

Jacques ne repondit pas; il baissa la tete, devint tres rouge, et deux
larmes roulerent le long de ses pauvres petites joues.

ELFY.--Pourquoi pleures-tu, mon petit Jacques? Est-ce que tu es fache
de rester avec ma soeur et avec moi?

JACQUES.--Oh non! au contraire! Mais je suis fache que M. Moutier s'en
aille; il a ete si bon pour Paul et pour moi.

ELFY.--Il reviendra, sois tranquille; et puis il ne va pas partir
aujourd'hui: tu vas le voir tout a l'heure. Le petit Jacques essuya
ses yeux du revers de sa main, reprit son air anime et son travail
interrompu par Elfy. Capitaine, qui faisait la visite de l'appartement,
trouvant la porte du jardin ouverte, entra et s'approcha de Paul, assis
au milieu de ses paquets d'herbes. Capitaine pietinait les herbes, les
derangeait; Paul cherchait vainement a le repousser, le chien etait plus
fort que l'enfant. "Jacques, Jacques, s'ecria Paul, fais va-t'en le
chien! il ecrase mes bottes de foin."

Jacques accourut au secours de Paul, au moment ou Capitaine, le poussant
amicalement avec son museau, le faisait rouler par terre. Jacques
entoura de ses bras le cou du chien et le tira en arriere de toutes ses
forces, mais Capitaine ne recula pas.

"Je t'en prie, mon bon chien, va-t'en. Je t'en prie, laisse mon pauvre
Paul jouer tranquillement; tu vois bien que tu le deranges, que tu es
plus fort que lui, qu'il ne peut pas t'empecher... ni moi non plus",
ajouta-t-il decourage en cessant ses efforts pour faire partir le chien.

Capitaine se retourna vers Jacques, et, comme s'il eut compris ses
paroles, il lui lecha les mains, donna un coup de langue sur le visage
de Paul, les regarda avec amitie et s'en alla lentement comme il etait
venu; il retourna pres de son maitre. Moutier etait reste, apres le
depart de l'hotesse, les coudes sur la table, la tete appuyee sur ses
mains: il reflechissait.

"Je crains, se disait-il, d'avoir ete trop prompt, d'avoir trop
legerement donne ces enfants a la bonne, hotesse... Car. enfin, elle a
raison! je ne la connais guere!... et meme pas du tout... Le cure m'en
a dit du bien, c'est vrai; mais un bon cure (car il a l'air d'un brave
homme, d'un bon homme, d'un saint homme!), un bon cure, c'est toujours
trop bon; ca dit du bien de tout le monde; ca croirait pecher en
disant du mal,... et pourtant... il parlait avec une chaleur, un air
persuade!... il savait que ces deux pauvres petits orphelins seraient
a la merci de cette hotesse, Mme Bli..., Blicot, Blindot... Je ne sais
plus son nom... j'y suis; Blidot! C'est ca!... Blidot et sa soeur...
Pardi! je veux en avoir le coeur net et m'assurer de ce qu'elle est.
J'ai le temps d'ici au diner, et je vais aller de maison en maison pour
completer mes observations sur Mme Blidot. Ces pauvres petits, ils sont
si gentils! et Jacques est si bon! Ce serait une mechante action que de
les placer chez de mauvaises gens, faire leur malheur! Non, non, je ne
veux pas en avoir la conscience chargee."

Et Moutier, laissant son petit sac de voyage sur la table, sortit apres
avoir appele Capitaine. Il alla d'abord dans la maison a cote, chez le
boucher.

"Faites excuse, Monsieur, dit-il en entrant; je viens pour une chose...
pour une affaire,... c'est-a-dire pas une affaire... mais pour quelque
chose: comme une affaire... qui n'en est pas une pour vous... ni pour
moi non plus, a vrai dire."

Le boucher regardait Moutier d'un air etonne, moitie souriant, moitie
inquiet.

"Quoi donc? qu'est-ce donc?" dit-il enfin.

MOUTIER.--Voila! C'est que je voudrais avoir votre avis sur Mme Blidot,
aubergiste ici a cote...

LE BOUCHER.--Pourquoi? Avis sur quoi?

MOUTIER.--Mais sur tout. J'ai besoin de savoir quelle femme c'est. Si
on peut lui confier des enfants a garder. Si c'est une brave femme, une
bonne femme, une femme a rendre des enfants heureux.

LE BOUCHER,--Quant a ca, mon bon Monsieur, il n'y a pas de meilleure
femme au monde: toujours de bonne humeur, toujours riant, polie,
aimable, douce, travailleuse, charitable; tout le monde l'aime par ici,
chacun en pense du bien; elle ne manque pas a un office, elle rend
service a tous ceux qui en demandent. Elle et sa soeur, ce sont les
perles du pays. Demandez a M. le cure; il vous en dira long sur elles;
et tout bon, car il les connait depuis leur naissance et il n'a jamais
eu un reproche a leur faire.

MOUTIER.--Ca suffit. Grand merci, Monsieur, et pardon de l'indiscretion.

LE BOUCHER.--Pas d'indiscretion. C'est un plaisir pour moi que de rendre
un bon temoignage a Mme Blidot. Moutier salua, sortit et alla a deux
portes plus loin, chez le boulanger.

"Ce n'est pas du pain qu'il me faut, Monsieur, dit-il au boulanger qui
lui offrait un pain de deux livres; c'est un renseignement que je viens
chercher. Votre idee sur Mme Blidot, aubergiste ici pres, pour lui
confier des enfants a Elever?"

LE BOULANGER.--Confiez-lui tout ce que vous voudrez, brave militaire
(car je vois a votre habit que vous etes militaire); vos enfants ne
sauraient etre en de meilleures mains; c'est une bonne femme, une brave
femme, et sa soeur la vaut bien; il n'y a pas de meilleures creatures a
dix lieues a la ronde.

MOUTIER.--Merci mille fois; c'est tout ce que je voulais savoir. Bien le
bonjour.

Et Moutier, satisfait des renseignements qu'on lui avait donnes, allait
retourner chez Mme Blidot, quand l'idee lui vint d'entrer encore chez
l'aubergiste qui tenait la belle auberge a l'entree du village.

"Encore celui-la, pensa-t-il, ce sera le dernier; et si cet homme ne
m'en dit pas de mal, je pourrai etre tranquille, car il me semble
mechant, et son temoignage ne pourra pas me laisser de doute sur le
bonheur de mes mioches." L'aubergiste etait a sa porte; il vit venir
Moutier et le reconnut au premier coup d'oeil. D'abord, il fronca ses
gros sourcils; puis, le voyant approcher, il pensa qu'il revenait lui
demander a diner et il prit son air le plus Gracieux.

"Entrez, Monsieur; donnez-vous la peine d'entrer; je suis tout a votre
service."

Moutier toucha son kepi, entra et eut quelque peine a calmer Capitaine
qui tournait autour de l'aubergiste en le flairant, en grognant et en
laissant voir des dents aigues pretes a mordre et a dechirer.

"Ah! ah! se dit Moutier, Capitaine n'y met pas beaucoup de douceur ni
de politesse: il y a quelque chose la-dessous; l'homme est mauvais, mon
chien a du flair." L'aubergiste, inquiet de l'attitude de Capitaine,
tournait, changeait de place et lui lancait des regards furieux,
auxquels Capitaine repondait par un redoublement de grognements.

Moutier parvint pourtant a le faire taire et a le faire coucher pres de
sa chaise; il fixa sur l'aubergiste des yeux percants et lui demanda
sans autre preambule s'il connaissait Mme Blidot.

"Pour ca non, repondit l'aubergiste d'un air dedaigneux; je ne fais pas
societe avec des gens de cette espece."

--Elle est donc de la mauvaise espece?

--Une femme de rien; elle et sa soeur sont des pies-grieches dont on ne
peut obtenir une parole; des sottes qui se croient au-dessus de
tous, qui ne vont jamais a la danse ni aux fetes des environs; des
orgueilleuses qui restent chez elles ou qui vont se promener sur la
route avec des airs de princesse. Il semblerait qu'on n'est pas digne
de les aborder, elles creveraient plutot que de vous adresser une bonne
parole ou un sourire. Des peronnelles qui gatent le metier, qui vendent
cinq sous ce que je donne pour dix ou quinze. Aussi, en a-t-on pour son
argent: mauvais coucher, mauvais cidre, mauvaise nourriture. Je vous ai
bien vu entrer; vous n'y etes pas reste: vous avez bien fait; chez moi
vous trouverez de la difference. Je vais vous servir un diner soigne:
vous n'en trouverez nulle part un pareil.

Il se retourna comme pour chercher quelqu'un et appela d'une voix
tonnante:

"Torchonnet! Ou es-tu fourre, mauvais polisson, animal, Faineant?"

--Voici, Monsieur, repondit d'une voix etouffee par la peur un pauvre
petit etre, maigre, pale, demi-vetu de haillons, qui sortit de derriere
une porte et qui, se redressant promptement, resta demi-incline devant
son terrible Maitre.

--Pourquoi es-tu ici? pourquoi n'es-tu pas a la cuisine? Comment oses-tu
venir ecouter ce qu'on dit? Reponds, petit drole! reponds, animal!

Chaque reponds etait accompagne d'un coup de pied qui faisait pousser a
l'enfant un cri aigu; il voulut parler, mais ses dents claquaient, et il
ne put articuler une parole.

--A la cuisine, et demande a ma femme un bon diner pour Monsieur; et
vite, sans quoi...

Il fit un geste dont l'enfant n'attendit pas la fin et courut executer
les ordres du maitre aussi vite que le lui permettaient ses petites
jambes et son etat de faiblesse.

Moutier ecoutait et regardait avec indignation.

"Assez, dit-il en se levant; je ne veux pas de votre diner; ce n'est
pas pour m'etablir chez vous que je suis venu, mais pour avoir des
renseignements sur Mme Blidot. Ceux que vous m'avez donnes me suffisent;
je la tiens pour la meilleure et la plus honnete femme du pays, et c'est
a elle que je confierai le tresor que je cherchais a placer."

L'aubergiste gonflait de colere a mesure que Moutier parlait; mais
lorsqu'il entendit le mot de tresor, sa physionomie changea; son visage
de fouine prit une apparence gracieuse et il voulut arreter Moutier
en lui prenant le bras. Au mouvement de degout que fit Moutier en se
degageant de cette etreinte, Capitaine s'elanca sur l'aubergiste, lui
fit une morsure a la main, une autre a la jambe, et allait lui sauter a
la figure quand Moutier le saisit par son collier et l'entraina au loin.
l'aubergiste montra le poing a Moutier et rentra precipitamment chez lui
pour faire panser les morsures du vaillant Capitaine. Moutier gronda un
peu son pauvre chien de sa vivacite, et le ramena a l'Ange-Gardien.


IV

Torchonnet.

Il n'y avait personne dans la salle quand Moutier rentra. Il fit
l'inspection de l'appartement et alla au jardin, dont la porte etait
ouverte; apres avoir examine les fleurs et les legumes, il arriva a un
berceau de lierre et y entra; un banc garnissait le tour du berceau; une
table rustique etait couverte de livres, d'ouvrages de lingerie commune;
il regarda les livres: Imitation de Jesus-Christ, Nouveau Testament,
Parfait Cuisinier, Manuel des menageres, Memoires d'un troupier.

Moutier sourit:

"A la bonne heure! voila des livres que j'aime a voir chez une bonne
femme de menage! Ca donne confiance de voir un choix pareil. Ces
manuels, c'est bon; si je n'avais pas eu mon Manuel de soldat pendant
mes campagnes, je n'aurais jamais pu supporter tout ce que j'ai souffert
par la-bas! Et en garnison! l'ennui donc! Voila un terrible ennemi
a vaincre et qui vous pousse au cafe et de la a la salle de police.
Heureusement que mon ami le Manuel etait la et m'empechait de faire des
sottises et de me laisser aller au chagrin, au decouragement! Beni soit
celui qui me l'a donne et celui qui l'a invente!"

Tout en parlant, Moutier avait pris les Memoires d'un troupier; il
ouvrit le livre, en lut une ligne, puis deux, puis dix, puis des pages,
suivies d'autres pages, si bien qu'une heure apres il etait encore la,
debout devant la table, ne songeant pas a quitter le petit volume. Il
n'entendit meme pas Mme Blidot et Elfy venir le chercher au Jardin.

MADAME BLIDOT.--Le voila dans notre berceau, Dieu me pardonne! Tiens!
que fait-il donc la, immobile devant notre table? C'est qu'il ne bouge
pas plus qu'une statue! ELFY, riant.--Serait-il mort? On dirait qu'il
dort tout Debout.

MADAME BLIDOT, a mi-voix.--Hem! hem! Monsieur Moutier!... Il n'entend
pas.

ELFY, de meme.--Monsieur Moutier; le diner est pret, il vous attend...
Sourd comme un mort! Parle plus haut; je n'ose pas, moi je ne le connais
pas.

"Monsieur Moutier!" repeta plus haut Mme Blidot en approchant de la
table et en se mettant en face de lui. Il leva les yeux, la vit, passa
la main sur son front comme pour rappeler ses idees, regarda autour de
lui d'un air Etonne.

"Bien des excuses, madame Blidot, Je ne vous voyais ni ne vous
entendais; j'etais tout a mon livre, c'est-a-dire a votre livre,
reprit-il en souriant. Je n'aurais jamais cru qu'un livre put amuser et
interesser autant. J'en etais a la salle de police; c'est que c'est ca,
tout a fait ca! Je n'y ai ete qu'une fois et pour un faux rapport, sans
qu'il y ait eu de ma faute... C'est si bien raconte, que je croyais y
etre encore!"

MADAME BLIDOT.--Je suis bien aise que ce livre vous
plaise. Vous pouvez le garder si vous desirez le finir. M. le cure m'en
donnera un autre; il en a autant qu'on en veut.

MOUTIER.--Ce n'est pas de refus, madame Blidot. J'accepte, et grand
merci. Je le lirai a votre intention, et j'espere en devenir meilleur.

MADAME BLIDOT.--Quant a ca, monsieur Moutier, vous avez tout l'air
d'etre aussi bon que n'importe qui. Mais nous venons, ma soeur et moi,
vous avertir que le diner est servi, voila bientot deux heures; les
enfants doivent avoir faim, et je pense que vous-meme ne serez pas fache
de manger un morceau.

MOUTIER.--Ceci est la verite; mon dejeuner est bien loin et ne fera pas
tort au diner.

Moutier salua Elfy, qu'il ne connaissait pas encore, et suivit les deux
soeurs dans la salle ou les attendaient les enfants. Paul avait bien
envie de toucher a ce qui etait sur la table, mais Jacques l'en
empechait.

"Attends, Paul; sois raisonnable; tu sais bien qu'il ne faut toucher a
rien sans permission."

PAUL.--Alors, Jacques, veux-tu donner permission?

JACQUES.--Moi, je ne peux pas, ce n'est pas a moi.

PAUL.--Mais c'est que j'ai faim, moi. Veux manger.

JACQUES.--Attends une minute; M. Moutier va venir, puis la dame, puis
l'autre, ils te donneront a manger.

PAUL.--Est-ce long, une minute?

JACQUES.--Non, pas tres long... Tiens, les voila qui Arrivent.

Tout le monde se mit a table; Jacques hissa son frere sur sa chaise et
s'assit pres de lui pour le servir. Moutier leur donna une petite tape
amicale, et ils se mirent tous a manger une soupe aux choux a laquelle
Moutier donna les eloges d'un connaisseur. Quand la soupe fut achevee,
Elfy voulut se lever pour placer sur la table un ragout de boeuf et de
haricots qui attendait son tour, mais Moutier la retint.

"Pardon, Mam'selle, ce n'est pas de regle que les dames servent les
hommes. Permettez que je vous en epargne la peine."

-Au fait, dit Mme Blidot en riant, vous etes un peu de la maison
depuis que vous nous avez donne ces enfants. Faites a votre idee, et
mettez-vous a l'aise comme chez Vous.

--Ma foi, madame Blidot, ce que vous dites est vrai; je me sens comme si
j'etais chez moi, et j'en use, comme vous voyez.

Le diner s'acheva gaiement. Jacques etait enchante de voir Paul manger a
s'etouffer. Apres le diner, Moutier les envoya s'amuser dehors; lui-meme
se mit a fumer; les deux soeurs s'occuperent du menage et servirent les
voyageurs qui s'arretaient pour diner; Moutier causait avec les allants
et venants et donnait un coup de main quand il y avait trop a faire.

Jacques et Paul se promenaient dans la rue; ils regardaient les rares
boutiques d'epicier, de boucher, boulanger, bourrelier; ils depasserent
le village et rencontrerent un pauvre petit garcon de huit a neuf ans,
couvert de haillons, qui trainait peniblement un sac de charbon trop
lourd pour son age et ses forces; il s'arretait a chaque instant,
essuyait du revers de sa main la sueur qui coulait de son front. Sa
maigreur, son air triste, frapperent le bon petit Jacques.

"Pourquoi traines-tu un sac si lourd?" lui demanda-t-il en s'approchant
de lui.

--Parce que mon maitre me l'a ordonne, repondit le petit garcon d'une
voix larmoyante.

--Et pourquoi ne lui dis-tu pas que c'est trop lourd?

--Je n'ose pas, il me battrait.

--Il est donc mechant?

--Chut! dit le petit garcon en regardant autour de lui avec terreur. S'il
vous entendait, il me donnerait des coups de fouet.

--Pourquoi restes-tu chez ce mechant homme? reprit Jacques a voix basse.

LE GARCON.--On m'a mis la, il faut bien que j'y reste. Je n'ai personne
chez qui aller: ni pere ni mere.

JACQUES.--C'est comme moi et Paul; mais fais comme moi, demande a la
bonne sainte Vierge de t'aider, tu verras qu'elle le fera; elle est si
bonne!

LE GARCON.--Mais je ne la connais pas; je ne sais pas ou elle demeure.

JACQUES.--Ah! mais je ne sais pas non plus, moi! Mais ca ne fait rien;
demande toujours, elle t'entendra.

LE GARCON.--Oh! je ne demanderais pas mieux. Mais si j'appelle trop
fort, mon maitre l'entendra aussi, et il me Battra.

JACQUES.--Il ne faut pas crier; dis tout bas: "Sainte Vierge, venez a
mon secours. Vous qui etes la mere des affliges, bonne sainte Vierge,
aidez-moi."

Le petit malheureux fit comme le lui disait Jacques, puis il attendit.

"Personne ne vient, dit-il, et il faut que je m'en aille avec mon sac:
le maitre l'attend."

-Attends, je vais t'aider un peu; nous allons le trainer a nous deux. La
sainte Vierge ne vient pas tout de suite comme ca, mais elle aide tout
de meme.

Jacques tira le sac, apres avoir: recommande a Paul de pousser; le petit
garcon n'avait pas autant de force que Jacques, qui tira si bien que le
sac bondit sur les pierres de la route, qu'il se dechira en plusieurs
endroits et que les morceaux de charbon s'echapperent de tous cotes. Les
enfants s'arreterent consternes; mais Jacques ne perdait pas la tete
pour si peu de chose.

"Attends, dit-il, ne bouge pas; je vais appeler M. Moutier, qui est tres
bon; c'est lui que la sainte Vierge nous a envoye, elle te l'enverra
aussi? Viens, Paul, courons vite." Il prit Paul par la main, et tous
deux coururent aussi vite que les petites jambes de Paul le permirent,
jusque chez Mme Blidot ou ils trouverent Moutier fumant avec quelques
Voyageurs.

JACQUES.--Monsieur Moutier, vous qui etes si bon, venez vite au secours
d'un pauvre petit garcon bien plus malheureux que moi et Paul; il ne
peut trainer un gros sac de charbon que nous avons creve, et son mechant
maitre le battra. Ce pauvre petit a si peur! Et la sainte Vierge vous
fait dire d'aller vite pour l'aider.--Ou as-tu vu la sainte Vierge, mon
garcon, pour me faire ses commissions? dit Moutier en riant et en se
Levant.

--Je ne l'ai pas vue, mais je l'ai sentie dans ma tete et dans mon coeur.
Vous savez bien que c'est elle qui vous a envoye pour nous sauver, Paul
et moi; il faut encore sauver ce petit malheureux.

--C'est bien, mon brave petit, j'y vais; tu vas m'y mener.

Moutier le suivit apres avoir demande a Elfy de garder Paul, qui ne
marchait pas assez vite. Jacques le mena en courant sur la route, ou
ils trouverent le petit garcon, que Moutier reconnut de suite; c'etait
Torchonnet, le pauvre souffre-douleur du mechant aubergiste Bournier. Il
s'en approcha d'un air de compassion, releva le sac, l'examina, tira de
la poche de sa veste une aiguille et du gros fil, comme les soldats
ont l'habitude d'en avoir, raccommoda les trous, et, tout en causant,
demanda au petit: "N'y a-t-il pas moyen d'apporter le charbon sans
traverser le village et sans etre vu de ton maitre, mon pauvre garcon?
Je n'aimerais pas a rencontrer ce mauvais homme; je craindrais de me
laisser aller a lui donner une roulee qui ne serait pas d'un tres bon
effet."

LE GARCON,--Oui, Monsieur, on peut passer derriere les maisons, et vider
le sac dans le charbonnier qui se trouve adosse au hangar par dehors.

--Alors en route, mon ami, dit Moutier en chargeant le sac sur ses
epaules.

Torchonnet regarda avec admiration.

"Oh! Monsieur, mon bon Monsieur! Dites bien a la sainte Vierge combien
je la remercie de vous avoir envoye. Cette bonne sainte Vierge!... Ce
petit avait raison tout de meme", ajouta-t-il en regardant Jacques d'un
air joyeux.

--Je t'avais bien dit, reprit Jacques avec bonheur. Moutier riait de la
naivete des enfants, Ils ne tarderent pas a arriver au charbonnier;
Moutier vida le sac, le plia et le mit dans un coin. Il s'appretait a
partir, quand l'enfant le rappela timidement.

"Monsieur, seriez-vous assez bon pour prier la sainte Vierge de
m'envoyer a manger? On m'en donne si peu que j'ai mal la (montrant son
estomac) et que je n'ai pas de forces.

--Pauvre malheureux!... repondit Moutier attendri.

Ecoute: viens a l'Ange-Gardien, je te recommanderai a Mme Blidot, bonne
femme s'il en fut jamais.

TORCHONNET.--Oh! monsieur, je ne pourrai pas! Mon maitre me tuerait si
j'y allais. Il la hait au possible.

MOUTIER.--Alors je t'apporterai quelque chose que je demanderai a Mme
Blidot; et puis, mon bon petit Jacques t'apportera a manger tous les
jours. Veux-tu, mon Jacquot?

JACQUES.--Oh oui, monsieur Moutier. Je garderai tous les jours quelque
chose de mon dejeuner pour lui. Mais comment faire pour le lui donner?
J'ai peur de son Maitre.

TORCHONNET.--Vous pouvez le placer dans le creux de l'arbre, pres du
puits, j'y vais tous les jours puiser de l'eau.

MOUTIER.--C'est bien, c'est entendu. Dans un quart d'heure tu auras ton
affaire. Jacquot le portera au puits. Partons, maintenant, pour qu'on
ne nous surprenne pas; c'est ca qui ferait une affaire a ce pauvre
Torchonnet! Moutier partit avec Jacques; en rentrant a l'Ange-Gardien,
il raconta a Mme Blidot l'histoire de Torchonnet, et lui demanda de
permettre a Jacques de faire cette charite de tous les jours.

"Mais, ajouta-t-il, je ne veux pas que vous vous empariez de toutes mes
bonnes actions, et je veux payer la nourriture de ce petit malheureux;
vous me direz a combien vous l'estimez et ce dont je vous serai
redevable. Je viendrai faire nos comptes une ou deux fois l'an."

MADAME BLIDOT.--Nos comptes ne seront pas longs a faire, monsieur
Moutier; mais, tout de meme, je serai bien aise de vous revoir pour que
vous veniez inspecter nos enfants et voir si vous les avez mal places en
me les confiant. Tiens, mon petit Jacques, porte cela dans le creux
de l'arbre du puits, pour que le pauvre enfant ne se couche pas sans
souper.

Jacques recut avec bonheur un paquet renfermant du pain et de la viande;
il prit Paul par la main et se dirigea vers le puits que lui indiqua Mme
Blidot et qui etait a cent pas de l'Ange-Gardien. Il placa son petit
paquet dans l'arbre, et, peu de minutes apres, il vit le pauvre
Torchonnet arriver avec une cruche; pendant qu'elle se remplissait,
Torchonnet saisit le paquet, l'ouvrit, mangea avidement une partie des
provisions qu'il contenait, remit le reste dans le creux de l'arbre, fit
de loin un salut amical a Jacques et repartit, portant peniblement sa
cruche pleine.


V

Separation.

La journee se continua et se termina gaiement pour tous les habitants
de l'Ange-Gardien; les enfants jouerent, souperent de bon appetit et se
coucherent de bonne heure, fatigues de leur journee et surtout de la
nuit precedente. Moutier continua ses bons offices a Mme Blidot et a
sa soeur pour le service des rares voyageurs qui s'arretaient pour se
rafraichir et se reposer. Quand les enfants furent couches, il resta
a causer avec elles sur ce qu'il convenait de faire pour ces pauvres
petits abandonnes. MOUTIER.--Ils ont encore leur pere, d'apres ce que
m'a raconte Jacques, mais comment le retrouver? Je ne peux seulement pas
savoir son nom ni l'endroit ou il demeurait quand les gendarmes l'ont
emmene. Peut-etre est-il en prison ou au bagne pour quelque grosse faute
qu'il aura commise. Peut-etre vaut-il mieux pour eux ne pas connaitre
leur pere; mais il faut tout de meme que demain, avant de partir,
j'aille faire ma declaration a la mairie; on pourrait arriver par la a
savoir quel nom leur faire porter. Si le maire vient vous interroger,
vous direz la simple verite. Je vous laisserai mon adresse pour que vous
puissiez me faire savoir les nouvelles en cas de besoin.

MADAME BLIDOT.--Mais vous ne serez pas sans revenir pour en avoir par
vous-meme, monsieur Moutier; car je considere ces enfants comme restant
sous votre protection et vous appartenant plus qu'a moi.

MOUTIER.--J'en serais bien embarrasse si je les avais, ma bonne madame
Blidot; ils sont mieux places chez vous que chez moi, qui n'ai pas de
domicile ni d'autres moyens d'existence que mes deux bras. Mais voila
qu'il se fait tard; ma journee a commence avant le jour, et je ne serais
pas fache d'en voir la fin.

MADAME BLIDOT.--Que ne le disiez-vous plus tot? Je vous aurais mene a
votre chambre, qui est ici pres, au rez-de-chaussee, donnant sur le
jardin. Ma soeur et moi, nous couchons la-haut, c'est plus sur pour deux
femmes seules; non pas que le pays soit mauvais, mais si quelque mauvais
sujet vient faire du train...

MOUTIER.--Qu'il y vienne donc pendant que j'y suis: moi et Capitaine,
nous lui ferons son affaire, et lestement, je vous reponds.

Mme Blidot sourit, alluma une chandelle et la porta dans la chambre
preparee pour Moutier. Il la remercia, la salua, ferma sa porte, alluma
un cigare, fuma quelque temps, tout en reflechissant, fit un grand signe
de croix, une courte priere, se coucha et s'endormit jusqu'au lendemain
matin. Il parait qu'il dormit longtemps, car, a son reveil, il entendit
le babillage des enfants et le gai rire d'Elfy et de Mme Blidot.
Honteux de son long sommeil, il sauta a bas de son lit et commenca ses
ablutions. "Bon lit, pensa-t-il; il y a longtemps que je n'en avais eu
un si bon; c'est ce qui m'a mis en retard... Me voici pret; vite que
j'aille aider ces femmes dans leur besogne." En ouvrant la porte, il se
trouva en face de ses deux hotesses qui debarbouillaient et arrangeaient
chacune leur enfant.

MOUTIER.--Pardon, excuse, Mesdames, je suis en retard, ce n'etait
pourtant pas mon habitude au regiment; mais les logements sont bons,
trop bons, on dort trop bien dans vos lits.

JACQUES.--Bonjour, monsieur Moutier; vous avez bien dormi?

MOUTIER.--Je le crois bien que j'ai dormi; trop bien, comme tu vois, mon
garcon, puisque je suis en retard. Tu n'as pas mauvaise mine non plus,
toi; ton lit etait meilleur que celui de la nuit derniere?

JACQUES.--Oh! qu'il etait bon! Paul avait si chaud! Il etait si content!
il a si bien dormi! J'etais si heureux; et je vous ai tant remercie, mon
bon monsieur Moutier.

MOUTIER.--Ce sont ces dames qu'il faut remercier, mon enfant, et pas
moi, qui suis un pauvre diable sans asile.

JACQUES.--Mais c'est vous qui nous avez sauves dans la foret: c'est vous
qui nous avez ramenes ici; c'est vous qui nous avez donnes a Mme Blidot
et a Mlle Elfy; elles m'ont dit tout a l'heure que c'etait la sainte
Vierge et vous qui etiez nos sauveurs.

Moutier ne repondit pas; il prit Jacques et Paul dans ses bras, les
embrassa a plusieurs reprises, donna une poignee de main a chacune des
soeurs et s'assit pres de la table en attendant que la toilette des
enfants fut terminee.

"Que puis-je faire pour vous aider?" demanda-t-il.

ELFY,--Puisque vous etes si obligeant, monsieur Moutier, allez me
chercher du fagot au bucher au fond du jardin, pour allumer mon feu; et
puis une pelletee de charbon pour le fourneau. Je preparerai le cafe en
attendant.

MADAME BLIDOT.--Y penses-tu, Elfy, de charger M. Moutier d'une besogne
pareille?

MOUTIER.--Laissez, laissez, ma bonne hotesse! Mlle Elfy sait bien
qu'elle m'oblige en m'employant pour vous servir. Croyez-vous que je
n'aie jamais porte de bois ni de charbon? J'en ai fait bien d'autres au
regiment. Je ne suis pas si grand seigneur que vous le pensez! Moutier
partit en courant et ne tarda pas a revenir avec une enorme brassee de
fagots.

ELFY.--Ha! ha! ha! il y en a trois fois trop. Laissez-moi ces brins-la
et reportez le reste au bucher en allant chercher du charbon.

MADAME BLIDOT.--Elfy! je t'assure que tu es trop hardie!

ELFY.--Non, non; il faut qu'il apprenne son service convenablement. Il
ne demanda pas mieux, c'est facile a voir; mais il ne sait pas; c'est
pourquoi il faut lui dire. MOUTIER.--Merci, mademoiselle Elfy, merci; je
vois combien vous etes bonne et que vous avez de l'amitie pour moi.

"Tu vois bien", dit Elfy triomphante, pendant que Moutier etait reparti
avec sa brassee de bois. Mme Blidot sourit en secouant la tete...

MADAME BLIDOT.--Pense donc que nous le connaissons depuis hier seulement
et que nous sommes chez nous pour servir les voyageurs et pas pour les
faire travailler.

ELFY.--Mais lui n'est pas un voyageur comme un autre: il nous a donne
ces enfants qui sont si gentils, et qui vont nous faire une vie si gaie,
si bonne! C'est un present, ca, qui se paye par l'amitie; et moi, quand
j'aime les gens, je les fais travailler. Il n'y a rien que je deteste
comme les gens qui ne font rien, qui vous laissent vous echiner sans
seulement vous offrir le bout du doigt pour vous aider. "Et vous avez
bien raison, mademoiselle Elfy, dit. Moutier, qui avait entendu ce
qu'elle disait a sa soeur. Et c'est vrai que Je ne suis pas un voyageur
comme un autre, car je vous dois de la reconnaissance pour la charge que
vous avez bien voulu prendre; et croyez bien que je ne suis pas d'un
caractere ingrat."

ELFY, souriant.--Je le vois bien, monsieur Moutier; vous n'avez pas
besoin de le dire; je suis fine, allez; je devine bien des choses.

Moutier sourit a son tour, mais il ne dit rien, et, prenant un balai, il
commenca a balayer la salle.

ELFY.--Laissez ce balai; prenez l'eponge et le torchon; quand vous aurez
lave et essuye la table et le fourneau, alors vous balayerez.

Moutier obeit de point en point. Quand il eut fini: "Mon commandant
est-il satisfait? dit-il en faisant le salut militaire. Que faut-il
faire ensuite?"

--Tres bien, dit Elfy apres avoir parcouru des yeux toute la salle. A
present, allez nous chercher du lait a la ferme ici pres, a la sortie du
village; je vous serais bien obligee si vous emmeniez les enfants avec
vous; ils connaitront le chemin et ils pourront aller chercher notre
lait quand vous serez parti.

Moutier prit la main de Jacques, qui tenait deja celle de Paul, et tous
trois se mirent gaiement en marche, sautant et riant.

"Du lait, s'il vous plait", dit Moutier a une grosse fermiere qui
passait le lait nouvellement trait. La fermiere se retourna, regarda
avec surprise ce visage nouveau.

"Pour combien?" dit-elle enfin.

MOUTIER.--Ma foi, je n'ai pas demande. Mais donnez comme d'habitude:
vous savez ce qu'on vous en prend tous les matins.

LA FERMIERE.--C'est a savoir pour qui.

MOUTIER.--Pour Mme Blidot, a l'Ange-Gardien.

LA FERMIERE.--Tiens! vous etes donc a son service? Depuis quand?

MOUTIER.--A son service pour le moment. Depuis hier seulement.

"C'est tout de meme drole", grommela la fermiere en donnant trois
mesures de lait.

-Faut-il payer? dit Moutier en fouillant dans sa poche.

LA FERMIERE.--Mais non. Vous savez bien que nous faisons nos comptes
tous les mardis, jour du marche.

MOUTIER.--Je n'en sais rien moi. Comment le saurais-je depuis hier que
je suis au pays? Bien le bonjour, Madame.

La fermiere fit un signe de tete et se remit a son travail, en se
demandant pourquoi Mme Blidot avait pris a son service un militaire dont
elle n'avait nullement besoin. Moutier s'en alla avec les enfants et son
pot au lait, riant de l'etonnement de la fermiere.

"Voici, Mam'selle, dit-il en rentrant, je gage que vous allez avoir la
visite de la grosse fermiere."

ELFY.--Pourquoi cela?

MOUTIER.--C'est qu'elle a eu l'air si surpris quand je lui ai dit que
j'etais a votre service, qu'elle viendra, bien sur, aux explications.

ELFY.--Et pourquoi avez-vous dit une... une chose pareille? Si l'on a
jamais vu inventer comme cela?

MOUTIER.--Comment donc, Mam'selle? Mais c'est la pure verite. Ne suis-je
pas a votre service, tout a votre service.

ELFY.--Vous m'impatientez avec vos rires et vos jeux de mots.

MOUTIER.--Il n'y a pourtant pas de quoi, Mam'selle Elfy. Je ris parce
que je suis content. Cela ne m'arrive pas souvent, allez. Un pauvre
soldat loin de son pays, sans pere ni mere, qui n'a aucun lien de coeur
dans ce monde, peut bien s'oublier un instant et se sentir heureux
d'inspirer quelque interet et d'etre traite avec amitie. J'ai eu tort
peut-etre; j'ai fait sans y penser une mauvaise plaisanterie; veuillez
m'excuser, Mam'selle. Pensez que je pars tantot et pour longtemps sans
doute; il ne faut pas trop m'en vouloir...

ELFY.--C'est moi qui ai tort de vous quereller pour une niaiserie, mon
bon monsieur Moutier; et c'est a moi de vous faire des excuses. C'est
que, voyez-vous, c'etait si ridicule de penser que, ma soeur et moi,
nous vous avions pris a notre service, que j'ai eu peur qu'on ne se
moquat de nous.

MOUTIER.--Et vous avez un peu raison, Mam'selle; voulez-vous que je
retourne chez la fermiere, lui dire... MADAME BLIDOT.--Mais non,
Monsieur; tout cela n'est qu'un enfantillage d'Elfy. Elle est jeune,
voyez-vous; un peu trop gaie, a mon avis, et elle a abuse de votre
complaisance.

MOUTIER.--C'est ce que je n'admets pas, madame Blidot; et pour preuve,
je vais encore a l'ordre de Mlle Elfy et je lui demande ce qu'elle
desire que je fasse.

--Aidez-moi a faire le cafe, a chauffer le lait, dit Elfy moitie riant,
moitie rougissant.

Le dejeuner fut bientot pret; les enfants l'attendaient avec impatience
et y firent honneur. Quand il fut termine, Moutier alla a la mairie; Mme
Blidot et Elfy s'occuperent de leur ouvrage et les enfants s'amuserent
au jardin. La matinee passa vite; Moutier dina encore avec les enfants
et les deux soeurs; puis il se disposa, a sortir. Il demanda a payer sa
depense, mais Mme Blidot ne voulut jamais y consentir. Ils se separerent
amicalement et avec regret. Jacques pleurait en embrassant son
bienfaiteur, Paul essuyait les yeux de Jacques; tous deux entouraient
Capitaine de leurs petits bras.

"Adieu, mon bon Capitaine, disait Jacques; adieu, mon bon chien; toi
aussi, tu nous a sauves dans la foret, c'est toi qui nous a vus le
premier; c'est toi qui as porte Paul sur ton dos; adieu mon ami, adieu;
je ne t'oublierai pas, non plus que mon bon ami M. Moutier."

Moutier etait emu et triste. Il serra fortement les mains des deux
bonnes et excellentes soeurs, donna un dernier baiser a Jacques, jeta un
dernier regard dans la salle de l'Ange-Gardien et s'eloigna rapidement
sans retourner une seule fois la tete. Les enfants etaient a la porte,
regardant leur nouvel ami s'eloigner et disparaitre; Jacques essuyait
ses yeux. Quand il ne vit plus rien, il rentra dans la salle et se jeta
en pleurant dans les bras de Mme Blidot.

"A present que M. Moutier est parti, vous ne nous chasserez pas,
n'est-ce pas, Madame? Vous garderez toujours mon cher petit Paul, et
vous me permettrez de rester avec lui."

MADAME BLIDOT.--Pauvre enfant! Non, je ne vous chasserai pas, je vous
garderai toujours; je vous aimerai comme si vous etiez mes enfants.
Et, pour commencer, je te demande ainsi qu'a Paul de ne pas m'appeler
madame, mais maman.

JACQUES.--Oh oui! vous serez notre maman, comme pauvre maman qui est
morte et qui etait bien bonne. Paul, tu ne diras plus jamais madame: a
Mme Blidot, mais maman.

PAUL.--Non, veux pas; veux aller avec Capitaine et Moutier.

JACQUES.--Mais puisqu'ils sont partis!

PAUL.--Ca ne fait rien; viens me mener a Capitaine.

JACQUES.--Tu n'aimes donc pas maman Blidot?

PAUL.--J'aime bien, mais j'aime plus Capitaine.

ELFY.--Laisse-le, mon petit Jacques; il s'habituera petit a petit; il
nous aimera autant qu'il aime Capitaine, et il appellera ma soeur maman,
et moi, ma tante. Toi aussi, je suis ta tante.

--Oui, ma tante, dit Jacques en l'embrassant.

Jacques, tranquille sur le sort de Paul, se laissa aller a toute sa
gaiete; il inventa, pour occuper son frere, une foule de jeux amusants
avec de petites pierres, des brins de bois, des chiffons de papier.
Lui-meme chercha a se rendre utile a Mme Blidot et a Elfy en faisant
leurs commissions, en lavant la vaisselle, en servant les voyageurs.
Vers le soir, il s'approcha de Mme Blidot et lui dit avec quelque
embarras:

"Maman, vous avez promis a M. Moutier de donner un peu a manger au
pauvre Torchonnet; je l'ai vu tout a l'heure, il courait avec un gros
pain sous le bras, il m'a fait signe qu'il allait venir chercher de
l'eau au puits; voulez-vous me donner quelque chose pour que je le lui
porte dans l'arbre creux?"

MADAME BLIDOT.--Oui, mon ami; voici un reste de viande et un morceau de
pain. Va mettre cela dans le creux de l'arbre; et, de peur que je ne
l'oublie a l'avenir, rappelle-le-moi tous les jours a diner; nous ferons
la part du pauvre petit malheureux.

JACQUES.--Merci, maman, vous etes bonne comme M. Moutier.

Et Jacques emporta ses provisions qu'il alla deposer dans l'arbre du
puits. Il ne tarda pas a voir arriver Torchonnet avec sa cruche; il
marchait lentement, et il s'essuyait les yeux tout en devorant le
pain et la viande de Mme Blidot; il but de l'eau de la cruche, salua
tristement Jacques et Paul, qui le regardaient du seuil de la porte, et
reprit le chemin de son auberge.

Les jours se passaient ainsi, heureux pour Jacques et pour tous les
habitants de l'Ange-Gardien, tristes et cruels pour l'infortune
Torchonnet que son maitre maltraitait sans relache. Bien des fois
Jacques l'aida en cachette a executer les ordres qu'il recevait et qui
depassaient ses forces; tantot c'etait un objet trop lourd a porter au
loin; alors Jacques et Paul le rejoignaient a la sortie du village et
l'aidaient a porter son fardeau. Tantot c'etait une longue course a
faire a la fin du jour, quand la fatigue d'un travail continuel le
rendait incapable d'accomplir une longue marche; Jacques, alors,
obtenait de Mme Blidot la permission de faire la course pour
Torchonnet, tandis que celui-ci se reposait au pied d'un arbre et
mangeait les provisions que lui envoyait. Mme Blidot.


VI

Surprise et bonheur.

Il y avait trois ans que Mme Blidot et sa soeur avaient les petits
orphelins; elles s'y attachaient chaque jour davantage, et ils
devenaient de plus en plus aimables et charmants. La tendresse de
Jacques pour son frere excitait l'interet de tous ceux qui en etaient
temoins. Paul aimait son frere avec la meme affection; tous deux etaient
tendrement attaches a Mme Blidot et a Elfy. Tous parlaient souvent avec
amitie et reconnaissance du bon M. Moutier; depuis longtemps on n'en
avait aucune nouvelle. Dans les premiers mois il etait revenu a deux
reprises passer avec Capitaine quelques jours a l'Ange-Gardien; il avait
ecrit plusieurs fois pour s'informer de ce qui s'y passait; Mme Blidot
lui avait exactement et longuement repondu, elle avait appris qu'il
quittait le pays pour s'engager; elle n'avait pas su d'autres details.
Pendant ce silence prolonge, la campagne de Crimee avait eu lieu; elle
s'etait terminee comme elle avait commence, avec beaucoup de gloire
et de lauriers; mais des deuils innombrables furent la consequence
necessaire de ces immortelles victoires. Au village de l'Ange-Gardien,
plus d'une famille pleurait un fils, un frere, un ami. Quelques-uns
revenaient avec une jambe ou un bras de moins, ou des blessures qui les
rendaient incapables de continuer leur service.

Un matin, Jacques et Paul balayaient le devant de la porte de
l'Ange-Gardien; Mme Blidot et Elfy preparaient le diner, lorsqu'un
homme, qui s'etait approche sans bruit, arreta doucement le balai de
Paul. Celui-ci se retourna et se mit a crier:

"Jacques, au secours! on me prend mon balai."

Jacques bondit vers son frere pour le defendre energiquement, lorsqu'un
regard jete sur le pretendu voleur lui fit abandonner son balai; il
se precipita dans les bras de l'homme en criant: "Maman! ma tante! M.
Moutier, notre bon M. Moutier!"

Mme Blidot et Elfy apparurent immediatement et se trouverent en face de
Moutier qui laissa Jacques et Paul pour donner un cordial bonjour a ses
deux amies. Ce fut un moment de grande joie. Tous parlaient a la fois et
faisaient mille questions sans donner le temps d'y repondre.

Maman! ma tante! voila M. Moutier!

Enfin, Moutier parvint a faire comprendre pourquoi il n'avait plus donne
de ses nouvelles.

"Peu de temps apres mon retour au pays, mes bonnes hotesses, j'appris
qu'il courait des bruits de guerre avec la Russie. Je n'avais jamais eu
de rencontre avec les Russes, puisque nous etions en paix avec eux;
je savais qu'ils se battaient bien, que c'etaient de braves soldats.
J'avais fait mon temps, il est vrai, mais... un soldat reste toujours
soldat. J'avais quelque chose dans le coeur qui me poussait a rejoindre
mes anciens camarades; quand la guerre fut declaree, le repris un
engagement pour deux ans dans les zouaves, et je partis. Depuis ce
jour, impossible d'ecrire. Toujours en campagne, et quelle campagne!
Au debarquer a Gallipoli, un cholera qui faillit m'emporter; a peine
retabli, des marches, des contremarches, une descente en Crimee, une
bataille a Alma comme on n'en avait jamais vu; sans vanite, nous nous
sommes tous battus comme des lions. Je ne parle pas des Anglais, qui,
selon leur habitude, se sont trouves en retard parce que leur rosbif et
leur pouding n'etaient pas cuits. Mais nous autres, nous avons fait
ce qu'aucun peuple au monde ne pourra refaire. Nous avons grimpe des
rochers a pic sous une grele de balles et de mitraille; nous avons
chasse les Russes du plateau ou ils s'etaient tres joliment installes.
Ces pauvres gens! Ah! j'en ris encore! Eh nous voyant escalader ces
rochers et monter, monter toujours, ils nous ont pris pour des diables,
et, apres un echange de coups desesperes, ils se sont sauves et ont
couru si vite, que plus de la moitie se sont echappes. Leur general, le
prince Mentchikoff, qui etait la pour voir comme on nous culbutait de
dessus les rochers, a failli etre pris. Il s'est sauve, laissant sa
voiture, ses effets, ses papiers et tout. Apres est venu le siege de
Sebastopol; belle chose, ma foi! Belles batailles! bien attaque, bien
defendu. A Inkerman, au camp des Anglais, les Russes les ont rosses et
en ont tue l'impossible, comme a Balaklava. Mais nous etions accourus,
nous autres Francais, et nous avons a notre tour fait une marmelade de
ces pauvres Russes qui se battaient comme des lions, il n'y a pas de
reproches a leur faire; mais le moyen de resister a des Francais bien
commandes! Je passe sur les details du siege, qui a ete magnifique et
terrible, et j'arrive a Malakoff, un de ces combats flambants, ou chaque
soldat est un heros, et ou chacun a merite la croix et un grade. La
j'ai attrape deux balles, une dans le bras gauche, qui est reste un peu
raide, et une a travers le corps, qui a failli m'emporter et qui m'a
fait reformer. Aussitot gueri, aussitot parti, avec l'idee de faire une
reconnaissance du cote de l'Ange-Gardien. C'est que je n'avais oublie
personne ici, ni les pauvres enfants, ni les bonnes et cheres hotesses.
J'etais sur de trouver un bon accueil; j'ai pense que je pouvais bien
venir pour quelques jours me remettre au service de Mlle Elfy, qui sait
si bien commander."

Moutier sourit en disant ces mots. Mme Blidot rit bien franchement. Elfy
rougit.

ELFY.--Comment, monsieur Moutier! Vous n'avez pas oublie mes niaiseries
d'il y a trois ans? Je suis moins folle que je ne l'etais, et je ne me
permettrais pas de vous commander comme je l'ai fait alors; quand je
n'avais que dix-sept ans.

MOUTIER.--Tant pis, Mam'selle; il faudra que je devine, et je pourrai
faire des sottises, croyant bien faire. Quant a oublier, je n'ai rien
oublie de ce qui regarde le peu de jours que j'ai passes chez vous
en trois temps, pas un mot, pas un geste; tout est reste grave la,
ajouta-t-il en montrant son coeur. Et toi, mon pauvre petit Jacques, tu
m'as eu bientot reconnu; tu n'as pas hesite une minute.

JACQUES.--Comment ne vous aurais-je pas reconnu? J'ai toujours pense
a vous; je vous ai embrasse tous les jours dans mon coeur, et j'ai
toujours prie pour vous; car M. le cure m'a appris a prier, et moi je
l'ai appris a Paul.

MOUTIER.--Et moi aussi, mon garcon, j'ai appris a prier comme je n'avais
jamais fait auparavant; ce qui prouve qu'on apprend a tout age et
partout; c'est un bon pere Parabere, un jesuite, qui m'a montre comment
on vit en bon chretien. Un fameux jesuite, ce pere Parabere! Courageux
comme un zouave, bon et tendre comme une soeur de charite, pieux comme
un saint, infatigable comme un Hercule.

JACQUES.--Ou est-il ce bon pere? Je voudrais bien le voir ou lui ecrire.

MOUTIER, emu.--Parle-lui, mon ami, il t'entendra; car il est pres du bon
Dieu.

"Qu'est-ce que vous avez la?" dit Paul qui etait pres de Moutier et qui
jouait avec sa croix d'honneur.

MOUTIER.--C'est une croix que j'ai gagnee a Malakoff.

ELFY.--Et vous ne nous le disiez pas? Vous l'avez pourtant bien gagnee
certainement.

MOUTIER:--Mon Dieu, Mam'selle, pas plus que mes autres camarades; ils en
ont fait tout autant que moi; seulement ils n'ont pas eu la chance comme
moi.

ELFY.--Mais, pour que vous ayez eu la croix, il faut que vous ayez fait
quelque chose de plus que les autres.

MOUTIER.--Plus, non; mais voila! C'est que j'ai eu la chance de
rapporter au camp un drapeau et un general.

ELFY.--Comment; un general?

MOUTIER.--Oui; un pauvre vieux general russe blesse qui ne pouvait pas
se tirer des cadavres et des debris de Malakoff. J'ai pu le sortir de la
comme le fort venait de sauter, et je l'ai rapporte dans le drapeau que
j'avais pris; en nous en allant, comme j'approchais des notres, une
diable de balle s'est logee dans mon bras; ce n'etait rien; je pouvais
encore marcher, lorsqu'une autre balle me traverse le corps; pour le
coup je suis tombe, me recommandant, moi et mon blesse, a la sainte
Vierge et au bon Dieu; on nous a retrouves; je ne sais ce qu'a dit ce
general quand il a pu parler, mais toujours est-il que j'ai eu la croix
et que j'ai ete porte a l'ordre du jour. C'est le plus beau de mon
affaire; j'avoue que j'ai eu un instant de gloriole, mais ca n'a pas
dure. Dieu merci. MADAME BLIDOT.--Vous etes modeste, monsieur Moutier;
un autre ferait sonner bien haut ce que vous cherchez a amoindrir.

PAUL.--Maman, j'ai faim; je voudrais diner.

MOUTIER, se levant.--C'est moi qui vous ai mis en retard, qui ai mis
le desordre dans votre service. Mam'selle Elfy, me voici pret a vous
servir; j'attends les Ordres.

ELFY.--Je n'ai pas d'ordre a vous donner, monsieur Moutier; laissez-vous
servir par nous, c'est tout ce que je vous demande; Jacques, mets vite
le couvert de ton ami. Jacques ne se le fit pas dire deux fois; en trois
minutes le couvert fut mis. Pendant ce temps, Moutier coupa du pain,
tira du cidre a la cave, versa la soupe dans la soupiere et le ragout de
viande dans un plat. On se mit a table. Jacques demanda a se mettre a
cote de M. Moutier, Paul prit sa place accoutumee pres de son frere.
"Comme te voila grandi, mon ami! dit Moutier en passant amicalement la
main sur la tete de Jacques. Et Paul! le voila grand comme tu l'etais la
premiere fois que je t'ai vu."

ELFY.--Et il est aussi sage que Jacques, ce qui n'est pas peu dire. Il
lit deja couramment, et il commence a ecrire.

MOUTIER.--Et toi, Jacques? Ou en es-tu de tes etudes.

JACQUES.--Oh! moi, je suis plus vieux que Paul. je dois savoir plus que
lui. Je vous ferai voir mes cahiers.

MOUTIER.--Ho! ho, mes cahiers! Tu es donc bien savant?

JACQUES.--Je fais de mon mieux; le maitre d'ecole dit que je fais bien;
je tache toujours.

MOUTIER.--Bon garcon, va! Tu es modeste, je vois Ca...

PAUL.--Monsieur Moutier, est-ce que vous etes toujours Soldat?

MOUTIER.--Je suis sergent, mon garcon.

ELFY.--Et vous ne nous le disiez pas! Quand avez-vous ete nomme sergent?

MOUTIER.--Apres Inkerman! j'ai toujours eu de la chance! Apres l'Alma,
caporal, puis sergent, puis la medaille, puis la croix.

JACQUES.--Racontez-nous ce que vous avez fait pour avoir tout cela, mon
bon monsieur Moutier.

MOUTIER.--Mon Dieu, j'ai fait comme les autres; seulement a l'Alma, j'ai
eu le bonheur de sauver mon colonel blesse; je suis tombe sur un groupe
de Russes qui l'emportaient; j'ai sabre, pique, je me suis tant demene,
que j'en ai tue, blesse; les autres sont partis tout en courant et
criant: Tchiorte! tchiorte! Ce qui veut dire: le diable! le diable!

MADAME BLIDOT.--Et puis, pour le reste?

MOUTIER.--Eh bien, apres Inkerman ils m'ont nomme sergent, parce qu'ils
ont dit que j'avais fait le travail de dix et que j'ai degage un canon
que les Russes enclouaient, un canon anglais! Beau merite! il ne valait
pas la douzaine de pauvres diables que j'ai tues pour le ravoir. Mais
enfin, c'est comme ca; je suis devenu sergent tout de meme.

ELFY.--Et la medaille?

MOUTIER.--Vous n'oubliez rien, Mam'selle Elfy! La medaille, c'est a
Traktir, pour avoir culbute quelques Russes dans le ruisseau au-dessous.
Nos hommes avaient perdu leur sous-lieutenant; c'est moi qui avais pris
le commandement juste au bon moment. Encore et toujours la chance!
Mais... qu'avez-vous donc, mam'selle Elfy? Vous avez les yeux pleins de
larmes. Est-ce que je vous aurais chagrinee sans le vouloir?

ELFY.--Non, mon cher monsieur Moutier; c'est votre modestie qui me
touche. Si courageux et si modeste! Ne faites pas attention, ca passera;
c'est le premier moment; La conversation ralentit un peu le diner,
qui avancait pourtant; les enfants ecoutaient avidement les recits de
Moutier. Quand on fut au cafe, Jacques lui demanda ce qu'etait devenu le
general prisonnier.

MOUTIER.--Nous sommes venus ensemble, tous deux bien malades. Il avait
comme moi le corps traverse d'une balle et d'autres blessures encore;
c'est un brave homme qui n'a jamais voulu me quitter. Nous avons ete a
l'hopital de Marseille; il a voulu qu'on me mit aupres de lui dans une
chambre particuliere, et, pour achever de nous guerir, on nous a ordonne
les eaux de Bagnoles. Nous sommes arrives a Paris, ou le general devait
sejourner; il voulait m'emmener aux eaux pour m'epargner le voyage a
pied par etapes, mais je lui avais raconte mon histoire, et je lui ai
dit que je voulais absolument revoir mes enfants... et aussi... mes
bonnes amies... Que diantre! je peux bien vous appeler mes bonnes amies,
puisque vous soignez ces enfants et que je n'ai personne au monde que
vous qui m'aimiez, et que je n'ai eu de bonheur que chez vous, aupres
de vous, et que, si ce n'etaient les convenances et la necessite de me
faire un avenir, je ne bougerais plus d'ici, et que je me ferais votre
serviteur, votre defenseur, tout ce que, vous voudriez.

MADAME BLIDOT, souriant.--Oh! moi d'abord, je ne vous defends pas de
nous traiter avec amitie, parce que nous vous aimons bien et que nous
sommes bien heureuses, de vous revoir! N'est-ce pas, Elfy?

ELFY.--C'est la verite, mon cher monsieur Moutier; nous avons bien
souvent parle de vous et desire votre Retour.

MOUTIER.--Merci, mes bonnes amies, merci. Mais il y a quelqu'un que
j'oublie, dans ma joie de me retrouver ici. Que devient le pauvre
Torchonnet?

JACQUES.--Toujours bien malheureux, bien miserable! Depuis trois jours
je ne l'ai pas vu; peut-etre est-ce parce qu'il a plus a faire. Il
est venu ces jours-ci un monsieur a l'auberge de Torchonnet, un beau
monsieur dans une belle voiture; il est reparti hier avec sa belle
voiture. Ce qui est drole, c'est que ce monsieur n'est pas sorti une
fois de l'auberge; probablement que Torchonnet a ete occupe avec lui
au-dedans.

MOUTIER:--Nous irons faire une reconnaissance de ce cote; mais il faudra
la faire habilement, a la tombee du jour, pour que l'ennemi ne nous
surprenne pas.

JACQUES.--L'aubergiste n'est pas revenu encore; il ne reste que sa
femme.

PAUL.--Et le bon Capitaine, qu'est-il devenu?

MOUTIER.--Capitaine est mort en brave, au siege de Sebastopol, la tete
emportee par un boulet, en montant une garde avec moi par vingt degres
de froid.

JACQUES:--Pauvre Capitaine! J'esperais bien le revoir.


VII

Un ami sauve.

L'apres-midi se passa en conversations et promenades; mais on evita
d'aller du cote de l'auberge Bournier. Ce ne fut qu'apres le souper,
quand il commenca a faire nuit, que Moutier, accompagne de Jacques,
se dirigea de ce cote pour tacher d'avoir des nouvelles du pauvre
Torchonnet. Ils firent un grand detour pour arriver par les derrieres de
l'auberge; .Moutier marchait, guide par Jacques, dans les sentiers et
les ruelles les plus desertes. Ils arriverent ainsi jusqu'aux batiments
qui servaient de commun. Tout etait sombre et silencieux; les portes
etaient fermees. Pas moyen de penetrer dans l'interieur. Un hangar
ouvert leur permit d'approcher; ils y etaient depuis quelques instants,
cherchant un moyen d'arriver jusqu'a Torchonnet, lorsqu'une porte de
derriere s'ouvrit. Un homme en sortit sans bruit; Moutier reconnut
l'aubergiste, faiblement eclaire par la lanterne sourde qu'il tenait a
la main. Il se dirigea vers le charbonnier, separe du hangar par une
cloison en planches; il en ouvrit la porte avec precaution et entra.

"Voila ton souper que je t'apporte, dit-il d'une voix rude, mais basse.
L'etranger est parti; demain tu reprendras ton ouvrage, et si tu as
le malheur de raconter un mot de ce que tu as vu et entendu, de dire a
n'importe qui comme quoi tu as ete enferme ici pendant que l'etranger
etait a l'auberge, je te briserai les os et je te brulerai a petit
feu... Entends-tu ce que je dis, animal?"

--Oui, Monsieur, repondit la voix tremblante de Torchonnet.

L'aubergiste sortit, referma la porte et rentra dans la maison.

Quand Moutier fut bien assure qu'on ne pouvait pas l'entendre, il
s'approcha de la cloison et dit a Jacques d'appeler Torchonnet a voix
basse.

"Torchonnet, mon pauvre Torchonnet, dit Jacques, pourquoi es-tu enferme
dans ce trou noir?"

TORCHONNET.--C'est vous, mon bon Jacques? Comment avez-vous su que ce
mechant homme m'avait enferme? Je ne sais pas pourquoi il m'a mis ici.

JACQUES.--Depuis quand y es-tu?

TORCHONNET.--Depuis le jour ou est arrive un beau monsieur, dans une
belle voiture, avec une cassette pleine de choses d'or. Il a eu pitie de
moi; il a dit a mon maitre que j'avais l'air malade et malheureux. Il
lui a propose de donner de l'argent pour me placer ailleurs; mon maitre
a refuse. Alors, ce bon monsieur m'a donne une piece d'or en me disant
d'aller lui acheter pour un franc de tabac et de garder le reste pour
moi. Mon maitre m'a suivi, m'a arrache la piece d'or avant que j'eusse
seulement eu le temps de sortir dans la rue. J'ai voulu crier; il m'a
saisi par le cou, m'a entraine dans ce charbonnier et m'a jete dedans en
me disant que, si j'appelais, il me tuerait. Il m'apporte tous les soirs
un morceau de pain et une cruche d'eau.

MOUTIER.--Pauvre garcon!

La voix de Moutier fit tressaillir Torchonnet.

TORCHONNET.--Mon Dieu! mon Dieu! il y a quelqu'un avec vous, Jacques?
Mon maitre le saura; il dira que j'ai parle et il me tuera.

MOUTIER.--Sois tranquille, pauvre enfant! C'est moi qui t'ai aide, il
y a trois ans, a porter ton sac de charbon; je suis l'ami, le pere de
Jacques, et je ne te trahirai pas. Quand le monsieur est-il parti?

TORCHONNET.--Le maitre dit qu'il est parti, mais je ne crois pas; car
j'ai entendu ce soir la voix du monsieur, qui parlait tres haut, puis
mon maitre qui jurait, et puis beaucoup de bruit comme si on se battait,
et puis le frere et la femme de mon maitre qui parlaient tres fort, puis
rien ensuite, et il est venu m'apporter mon pain.

Moutier fremissait d'indignation. "Auraient-ils commis un crime? se
demanda-t-il, ou bien se preparent-ils a en commettre un? Comment faire
pour l'empecher, s'il n'est deja trop tard? Tout est ferme... Impossible
d'entrer sans faire de bruit... Ce n'est pas que je les craigne!
Avec mon poignard algerien et mes pistolets de poche, j'en viendrais
facilement a bout; mais, si le pauvre etranger vit encore, ils le
tueront avant que je puisse briser une porte et entrer dans cette
caverne de brigands. Que le bon Dieu m'inspire et me vienne en aide!
Chaque minute de retard peut causer la mort de l'etranger."

Moutier se recueillit un instant et dit a Jacques: "Rentre a la maison,
mon enfant; tu me generais dans ce que j'ai a faire."

JACQUES.--Je ne vous quitterai pas, mon bon ami. Je crois que vous
voulez voir s'il y a quelque chose a craindre pour l'etranger et je veux
rester pres de vous pour vous venir en aide.

MOUTIER.--Au lieu de m'aider, tu me generais, mon garcon. Va-t'en, je
le veux... Entends-tu? Je te l'ordonne. Ces derniers mots furent dits
a voix basse comme le reste, mais d'un ton qui ne permettait pas de
replique; Jacques lui baisa la main et partit. A peine etait-il assez
eloigne pour qu'on n'entendit plus ses pas; au moment ou Moutier allait
quitter le hangar sombre qui l'abritait, la porte de l'auberge s'ouvrit
encore une fois; l'aubergiste Bournier sortit a pas de loup, ecouta et,
se retournant, dit a voix basse:

"Personne! pas de bruit! Depechons-nous; la lune va se lever et notre
affaire serait manquee."

Il rentra, laissant la porte ouverte; Moutier s'y glissa apres lui,
le suivit et s'arreta en face d'une chambre dans laquelle entra
l'aubergiste. Une faible lumiere eclairait cette piece; un homme etait
etendu par terre, garrotte et baillonne. Le frere et la femme de
Bournier le souleverent par les epaules, l'aubergiste prit les jambes,
et tous trois s'appretaient a se mettre en marche, quand Moutier bondit
sur eux, et cassa la cuisse de l'aubergiste d'un coup de pistolet, brisa
le crane du frere avec la poignee de ce pistolet, et renversa la femme
d'un coup de poing sur la tete. Tous trois tomberent; l'aubergiste seul
poussa un cri en tombant. Moutier le roula dans un coin, sans avoir
egard a ses hurlements, coupa avec son poignard les cordes qui
attachaient le malheureux etranger, arracha le mouchoir qui l'etouffait,
garrotta l'aubergiste, courut dans la salle d'entree, ouvrit la porte
qui donnait sur la rue et tira un coup de pistolet en l'air en criant:
"Au voleur! a l'assassin!"

Une douzaine de portes s'ouvrirent, des tetes epouvantees Apparurent.

"Par ici, a l'auberge! cria Moutier. Arrivez vite; il n'y a plus de
danger."

Cette assurance donna du courage aux plus hardis. Quelques hommes
armes de couteaux et de batons se dirigerent, non sans trembler, vers
l'auberge; ils entrerent avec hesitation dans la salle et se grouperent
pres de la porte, n'osant avancer, dans l'incertitude des dangers qu'ils
pouvaient courir encore et dans l'ignorance des evenements qui se
passaient.

Pendant qu'ils hesitaient et se consultaient, Elfy entra precipitamment;
elle avait entendu le coup de pistolet, l'appel de Moutier, et accourait
en appelant les gens du village pour le secourir, ainsi que Jacques
qu'elle croyait encore avec Moutier.

ELFY.--Que se passe-t-il ici? Pourquoi restez-vous dans la salle? Ou est
M. Moutier? Pourquoi n'entrez-vous pas dans les appartements?

UN BRAVE,--C'est que, voyez-vous, mademoiselle Elfy, on ne sait pas ce
qui peut arriver; ce n'est pas prudent de se trop avancer sans savoir a
qui on a affaire. Ce Bournier est un mauvais gueux! On n'aime pas a se
faire des querelles avec des gens comme ca.

ELFY.--Et vous laissez peut-etre egorger quelqu'un, de peur d'attraper
un coup ou de vous faire un ennemi? Moi, femme, j'aurai plus de courage
que vous.

Elfy, arrachant un couteau des mains d'un des trembleurs indecis, se
precipita dans les chambres qui se trouvaient pres de la salle en
appelant:

"Monsieur Moutier, ou etes-vous? Ou est Jacques? Que vous est-il arrive?
On vient a votre aide!"

Elle ne tarda pas a entrer dans la piece ou etaient etendus l'aubergiste
garrotte, le frere ne donnant aucun signe de vie, la femme evanouie.
Moutier jetait de l'eau sur le visage saignant de l'etranger, qui etait
reste par terre; il ignorait s'il n'y avait aucune blessure grave et si
le sang dont il avait le visage inonde provenait d'une blessure ou d'un
fort saignement de nez. A la voix d'Elfy, il se releva, et, allant a
elle:

"Ma bonne, ma chere Elfy, je suis desole de vous voir ici; n'y restez
pas, je vous prie. Envoyez-moi du monde. Pourquoi etes-vous venue?"

ELFY.--J'avais entendu le coup de pistolet et votre voix: je craignais
qu'il ne vous fut arrive malheur, et je suis accourue. Ils sont la dans
la salle une douzaine d'hommes, mais ils n'osent pas entrer; alors je
suis venue.

--Sans avoir egard au danger! Je n'oublierai pas cela, Elfy! dit Moutier
lui serrant affectueusement les mains. Non jamais!... Mais, puisque
vous voila, appelez-moi du monde; il faut soigner ces gueux-la, aller
chercher les gendarmes et tirer ce pauvre monsieur qu'ils ont voulu tuer
pour le voler sans doute. J'avais renvoye Jacques pres de vous avant
d'entrer.

Elfy, sans faire de questions, retourna a la salle, dit brievement
aux hommes ce que Moutier leur demandait, et retourna en toute hate a
l'Ange-Gardien pour rassurer sa soeur qui etait restee avec Paul. Elfy
rencontra a la porte de l'auberge de Bournier le petit Jacques qui
accourait aussi tout effraye; il avait entendu le coup de pistolet, et
il se depechait d'arriver au secours de son ami. Il avait ete retarde
par le chemin plus long qu'il avait du prendre pour revenir au village.
Elfy lui expliqua en peu de mots ce qui venait d'arriver, et le ramena
avec elle, pensant qu'il generait Moutier plus qu'il ne lui servirait.

Les hommes qu'Elfy avait trouves tremblants dans la salle de l'auberge
deployerent un courage heroique aussitot qu'ils eurent appris par Elfy
ou en etaient les choses et le genre de secours que leur demandait
Moutier. Ils se lancerent bruyamment dans la chambre ou gisaient les
blesses, et s'empresserent d'offrir au vainqueur l'aide de leurs bras
pour terrasser ses ennemis.

MOUTIER.--Quant a cela, Messieurs, je ne vous ai pas laisse d'ouvrage,
les voila tous par terre; mais il faut que vous m'aidiez a les loger,
aux frais de l'Etat, dans la prison de la ville la plus proche. Je ne
suis ici qu'en passant; je n'y connais personne. Et puis vous voudrez
bien, quelques-uns de vous, m'aider a transporter le pauvre etranger
qu'ils ont voulu egorger et qui n'a pas encore repris connaissance; pour
celui-la, c'est un medecin qu'il faut et de bons soins.

Les vaillants habitants se mirent a la disposition de Moutier, dont
l'habit militaire, la croix et les galons de sergent les disposaient au
respect. Il en depecha deux a la ville pour requerir les gendarmes;
il donna a quatre autres la garde des malfaiteurs, avec injonction de
garrotter la femme et son frere. Il en envoya un demander a Mme Blidot
si elle pouvait recevoir l'etranger, et il garda les autres pour l'aider
a faire revenir le blesse et pour aller delivrer Torchonnet, dont il
indiqua la prison. Mme Blidot ne fit pas attendre la reponse.

"Tout ce que vous voudrez et quand vous voudrez, vous fait dire Mme
Blidot, monsieur le sergent. Tout sera pret pour recevoir votre
monsieur."

Moutier posa un matelas par terre, etendit dessus l'etranger; aide de
trois hommes vigoureux, il l'emporta ainsi et le deposa chez Mme Blidot,
dans la chambre et sur le lit qu'elle leur indiqua. Elle aida Moutier a
lui enlever ses vetements, a laver le sang fige sur son visage et qui le
rendait meconnaissable. Quand il fut bien nettoye, Moutier le regarda;
il poussa une exclamation de surprise. "Quelle chance, ma bonne madame
Blidot? Savez-vous qui je viens de sauver du couteau--de ces coquins?
Mon pauvre general prisonnier! C'est lui! Comment, diantre, a-t-il ete
se fourrer par la? Le voila qui ouvre les yeux; il va revenir tout a
fait."

En effet, le general reprenait connaissance, regardait autour de lui,
cherchait a se reconnaitre; il examinait Mme Blidot. Il ne voyait pas
encore Moutier, qui s'etait efface derriere le rideau du lit; mais quand
le general demanda:

"Ou suis-je? Qu'est-il arrive?" Moutier se montra et, lui prenant la
main:

"Vous etes ici chez mes bonnes amies, mon general. Le brigand chez
lequel vous etiez descendu a la cuisse cassee, son frere a le crane
defonce, et la femme a recu un coup d'assommoir dont il lui restera
quelque chose si elle en revient."

LE GENERAL.--Comment! encore vous, mon brave Moutier? C'est pour vous
que je suis venu me fourrer dans ce guepier, et c'est vous qui m'en
tirez, qui etes encore une fois mon brave sauveur?

MOUTIER.--Trop heureux, mon general, de vous avoir rendu ce petit
service. Mais comment est-ce pour moi que vous avez pris vos quartiers
chez ces coquins? Avant de repondre, le general demanda un verre de vin;
il l'avala, se sentit remonte et dit a Moutier:

"Vous m'aviez dit que vous vouliez passer par ici pour voir vos bonnes
amies et les enfants; j'ai voulu vous epargner la route par etapes
d'ici jusqu'aux eaux de Bagnoles, et je suis venu vous attendre chez ce
scelerat qui a si bien manque m'egorger."

MOUTIER.--Comment ont-ils fait pour s'emparer de vous? Et pourquoi
voulaient-ils vous tuer?

LE GENERAL.--Nous avons eu une querelle au sujet d'un pauvre petit
diable qui avait l'air si malheureux, si malade, si terrifie, que j'en
ai eu compassion. Je lui ai donne une commission et vingt francs pour en
payer un, le surplus pour lui. Le fripon d'aubergiste a vole les
vingt francs, car je n'ai plus revu l'enfant. Je lui en ai reparle le
lendemain. J'ai su que l'enfant etait le fils d'une mendiante qui
l'a laisse a l'aubergiste pour l'aider dans son ouvrage; j'ai vu que
l'enfant devait etre traite fort durement. J'ai demande a payer son
apprentissage quelque part; le coquin a refuse. J'ai dit que j'irai le
demander au maire de l'endroit; il est entre en colere et m'a parle
grossierement. J'avais eu la sottise de lui laisser voir ma bourse
pleine d'or, des billets de banque et des bijoux dans ma cassette, et je
lui dis qu'il avait perdu par sa grossierete une bonne occasion d'avoir
quelques milliers de francs. Il s'est radouci, m'a dit qu'il acceptait
le marche; j'ai refuse a mon tour, et j'ai tout remis dans ma cassette.
L'homme m'a lance un regard de demon et s'en est alle. Une heure apres,
la femme m'a fait passer dans une petite salle eloignee et m'a apporte
mon dejeuner; le mari est rentre comme je finissais. Je n'y ai pas fait
attention. J'ai entendu qu'en sortant il fermait la porte a double tour.
J'ai saute sur la porte, j'ai secoue, j'ai pousse, j'ai appele; personne
et pas moyen d'ouvrir. J'ai ete a la fenetre, j'ai ouvert; pas moyen de
sauter dehors: des barreaux de fer enormes et serres a n'y pas passer
un ecureuil J'ai crie comme un sourd, mais aussitot les volets se sont
fermes; j'ai entendu barricader au-dehors. Pour le coup, la peur m'a
pris; j'etais la comme dans une souriciere. Pas d'armes! je n'en avais
pas sur moi, et ils avaient enleve le couvert et les couteaux. Je
criais; c'est comme si j'etais reste muet. Personne ne m'entendait.
Que faire? Attendre? C'est ce que j'ai fait. Il faudra bien qu'ils
m'apportent a manger, pensais-je; en me mettant pres de la porte, je
m'elancerai dehors des qu'elle sera entrouverte. J'attendis longtemps,
et, quand on vint, ce ne fut pas la porte qui s'entrouvrit, mais le
volet; on me passa des tranches de pain. "Il y a de l'eau dans la
carafe", dit la voix de l'aubergiste, et le volet se referma. Je restai
ainsi deux jours, fatigue a mourir, n'ayant qu'une chaise pour me
reposer, du pain et de l'eau pour me nourrir, horriblement inquiet de ce
qui allait m'arriver; je bouillonnais quand je pensais que vous etiez
peut-etre ici, a cinq cents pas de moi et ne pouvant me porter secours.
Enfin, le troisieme jour, j'entendis un mouvement inaccoutume du cote
de la porte; je repris mon poste, pret a me jeter sur le premier qui
paraitrait. En effet, j'entends approcher, la clef tourne dans la
serrure, la porte s'ouvre lentement; l'obscurite de ma prison ne leur
permettait pas de me voir. J'attends que l'ouverture de la porte soit
assez large pour me laisser passer, et je me lance sur celui qui entre;
je recois un coup de poing dans le nez. Le sang jaillit et me gene la
vue, ce qui ne m'empeche pas de chercher a me faire jour; mais ils
etaient plusieurs, a ce qu'il parait, car je sentais les coups tomber
comme grele sur ma tete, sur mon dos et surtout sur mon visage. Le
sang m'aveuglait; je ne voyais plus ou j'etais. J'appelle, je crie au
secours; les coquins jurent comme des templiers et parviennent enfin
a me jeter par terre. L'un d'eux saute sur ma poitrine, pendant que
d'autres me garrottent les pieds, les mains, et m'enfoncent dans la
bouche un mouchoir qui m'etouffait. J'ai bientot perdu connaissance, et
je ne sais pas comment j'ai ete delivre ni comment vous avez pu deviner
le danger ou je me trouvais.

MOUTIER.--Je vous raconterai cela, mon general, quand vous serez
repose; vous avez l'air fatigue. Il vous faut un medecin et je vais
l'aller chercher.

LE GENERAL.--Je ne veux rien que du repos, mon ami. Pas de medecin, pour
l'amour de Dieu! Laissez-moi dormir. La pensee que je me trouve ici,
chez vos bonnes amies et pres de vous, me donne une satisfaction et
un calme dont je veux profiter pour me reposer. A demain, mon brave
Moutier, a demain.

Le general avala un second verre de vin, tourna la tete sur l'oreiller
et s'endormit.


VIII

Torchonnet place.

Mme Blidot et Moutier resterent quelques instants pres du general, mais,
le voyant si calme, Mme Blidot dit:

"Je vais rester pres de lui un peu de temps pour voir si le sommeil
n'est pas agite, cher monsieur Moutier, tout en nettoyant et en rangeant
la chambre. Et vous, allez voir ce que deviennent la-bas ces brigands de
Bournier."

MOUTIER.--Vous avez raison, ma bonne madame Blidot; Ou est mon pauvre
Jacques?

MADAME BLIDOT.--Avec Elfy, sans doute; vous les trouverez dans la
salle.

Moutier sortit, ferma la porte et entra dans la salle. Elfy y etait avec
les enfants. Jacques se precipita au-devant de Moutier.

"Comme j'ai eu peur pour vous, mon cher bon ami! Quand j'ai entendu le
coup de pistolet, j'ai cru qu'on vous avait tue."

Moutier se baissa vers Jacques, l'embrassa a plusieurs reprises, puis,
s'approchant d'Elfy, il lui prit les mains et les serra en souriant.
Elfy le regardait avec une joyeuse satisfaction.

ELFY.--Et moi donc! quelle peur j'ai eue aussi, moi!

MOUTIER.--Une peur qui vous a donne le courage de tout braver. Vous,
vous n'avez pas hesite un instant! Votre air intrepide, lorsque vous
etes entree, m'a inspire un veritable sentiment d'admiration, et de
reconnaissance aussi, soyez-en certaine.

ELFY.--Je suis bien heureuse que vous soyez content de moi, cher
monsieur Moutier. J'avais bien peur d'avoir fait une sottise.

Moutier sourit.

"Il faut que j'aille voir la-bas ce qui se passe, dit-il; je tacherai
d'abreger le plus possible, et je verrai ce que devient le pauvre
Torchonnet."

JACQUES.--Voulez-vous que j'aille avec vous, mon bon ami? Cette fois il
n'y aura pas de danger.

MOUTIER.--Je veux bien, mon garcon; mais que ferons-nous de Torchonnet?
Si nous le menions chez le Cure?

ELFY.--Pourquoi ne l'ameneriez-vous pas ici?

MOUTIER.--Parce que votre maison n'est pas une maison de refuge, ma
bonne Elfy; d'ailleurs, savons-nous ce qu'est ce malheureux garcon, et
si sa societe ne serait pas dangereuse pour les notres? Si le cure veut
bien le garder, c'est tout ce qui pourrait lui arriver de plus heureux,
et ce serait un moyen de le rendre bon garcon, s'il ne l'est pas encore,
et plus tard un brave homme, un bon chretien.

ELFY.--Vous avez raison, toujours raison. Au revoir donc, et ne soyez
pas trop longtemps absent.

MOUTIER.--Le moins que je pourrai. Viens, Jacquot; a bientot, Elfy.

Moutier sortit, tenant Jacques par la main. En entrant dans l'auberge
Bournier, ils entendirent un concert de gemissements, d'imprecations et
de jurements; les blesses avaient repris connaissance; les braves du
village les avaient deja garrottes et les gardaient en se promenant
devant eux en long et en large; ils repondaient par des jurons et des
coups de pied aux injures que leur prodiguaient les prisonniers. Quand
Moutier entra dans la salle, il demanda si Torchonnet avait ete delivre;
on l'avait oublie, et Moutier alla avec Jacques ouvrir la porte du
charbonnier; mais la clef n'y etait pas. Jacques voulait aller la
chercher dans les poches de l'aubergiste; "Pas la peine, mon ami; je me
passe de clef; tu vas voir comment."

Moutier donna un coup d'epaule a la porte: elle resista; il donna une
seconde secousse: un craquement se fit entendre et la porte tomba dans
le charbonnier. Torchonnet eut une peur epouvantable; il n'osait
pas sortir du coin ou il s'etait refugie. Jacques le rassura en lui
expliquant pourquoi Moutier avait brise la porte et comme quoi le
mechant Bournier allait etre mis en prison par les gendarmes,
qu'on attendait. Torchonnet ne pouvait croire a sa delivrance et a
l'arrestation de son mechant maitre. Dans sa joie, il se jeta aux
genoux de Moutier et de Jacques et voulut les leur baiser; Moutier l'en
empecha. "C'est le bon Dieu qu'il faut remercier, mon garcon, c'est lui
qui t'a sauve."

TORCHONNET.--Je croyais que c'etait vous, Monsieur, avec le bon Jacques.

MOUTIER.--Je ne dis pas non, mon ami, mais c'est tout de meme le bon
Dieu qu'il faut remercier. Tu ne comprends pas, je le vois bien, mais un
jour tu comprendras. Suis-nous, je vais te mener chez M. le cure.

TORCHONNET, joignant les mains.--Oh non! non, pas le cure! pas le cure!
grace, je vous en supplie!

MOUTIER.--Pourquoi cette peur de M. le cure? Que t'a-t-il fait?

TORCHONNET.--Il ne m'a rien fait, parce que je ne l'ai jamais approche;
mais s'il me touchait, il me mangerait tout vivant.

MOUTIER.--En voila une bonne betise! Qui est-ce qui t'a conte ces
sornettes?

TORCHONNET.--C'est mon maitre, qui m'a bien defendu de l'approcher pour
ne pas etre devore.

JACQUES.--Ha! ha! ha! Et moi qui y vais tous les jours, suis-je devore?

TORCHONNET.--Vous? vous osez?... Comment que ca se fait donc?

MOUTIER.--Ca se fait que ton maitre est un mauvais gueux, un gredin, qui
avait peur que le cure ne vint a ton secours, et qui t'a fait croire
que, si tu lui parlais, il te mangerait. Voyons, mon pauvre garcon, pas
de ces sottises, et suis-moi.

Torchonnet suivit Moutier et Jacques avec repugnance. Moutier traversa
l'auberge, lui fit voir son maitre garrotte ainsi que sa femme et le
frere, puis il sortit et alla au presbytere.

La porte etait fermee parce qu'il se faisait un peu tard. Moutier
frappa. Le cure vint ouvrir lui-meme. Il reconnut Moutier.

LE CURE:--Bien le bonjour, mon bon monsieur Moutier; vous voila de
retour? depuis quand?

MOUTIER.--Depuis ce matin, monsieur le cure, et voila que je viens vous
proposer une bonne oeuvre.

LE CURE.--Tres bien, monsieur Moutier, disposez de moi, Je vous prie.

MOUTIER.--Monsieur le cure, c'est qu'il s'agit de donner pour un temps
le logement et la nourriture a ce pauvre petit que voila.

Moutier presenta Torchonnet tremblant.

LE CURE.--Son maitre lui a donc rendu la liberte? C'est la seule bonne
oeuvre qu'il ait faite a ma connaissance. Cet enfant a bien besoin
d'etre instruit. Il y a longtemps que j'aurais voulu l'avoir, mais il
n'y avait pas moyen de l'approcher.

Le cure voulut prendre la main de Torchonnet qui la retira en poussant
un cri.

"Eh bien! qu'y a-t-il donc?" dit le cure surpris.

MOUTIER.--Il y a, monsieur le cure, que ce nigaud se figure que vous
allez le devorer a belles dents. C'est son diable d'aubergiste qui lui a
fait cette sotte histoire pour l'empecher d'avoir recours a vous.

--Mon pauvre garcon, dit le cure en riant, sois bien tranquille, je me
nourris mieux que cela; tu serais un mauvais morceau a manger. Tous les
enfants du village viennent chez moi, et je n'en ai mange aucun, pas
meme les plus gras; demande plutot a Jacques.

JACQUES.--C'est ce que je lui ai deja dit, monsieur le cure, quand il
nous a dit cette drole de chose. Tiens, vois-tu, Torchonnet? Je n'ai pas
peur de M. le cure.

Et Jacques, prenant les mains du cure, les baisa a plusieurs reprises.
Torchonnet ne le quittait pas des yeux; il avait encore l'air effraye,
mais il ne cherchait plus a se Sauver.

LE CURE.--Il s'agit donc de garder cet enfant un bout de temps, monsieur
Moutier? Mais comment son maitre va-t-il prendre la chose?

Moutier lui raconta les evenements qui venaient de se passer. Le cure
accepta la charge de cet enfant abandonne. Il appela sa servante, lui
remit Torchonnet en lui recommandant de le faire souper et de lui
arranger un lit dans un cabinet quelconque.

"A present, dit-il, je vais aller faire une visite aux blesses pour
tacher de les ramener a de meilleurs sentiments. A demain, mon bon
monsieur Moutier; j'irai vous voir a l'Ange-Gardien."

Et le cure sortit avec Moutier et Jacques. Les deux derniers
traverserent la rue pour rentrer chez eux. Ils trouverent Mme Blidot et
Elfy qui les attendaient avec impatience.

"Viens vite te coucher, mon Jacquot, dit Mme Blidot; Paul dort deja."

--Adieu maman, adieu ma tante, adieu mon bon ami, dit Jacques en les
embrassant tous affectueusement.

MADAME BLIDOT.--Quels aimables enfants vous nous avez donnes, mon cher
monsieur Moutier! Si vous saviez la tendresse que j'ai pour eux et
combien notre vie est changee et embellie par eux!

MOUTIER.--Et pour eux quelle benediction d'etre chez vous, mes bonnes et
cheres amies! Quels soins maternels ils recoivent! Comme on est heureux
sous votre toit!

MADAME BLIDOT.--Pourquoi n'y restez-vous pas, puisque vous trouvez qu'on
y est si bien?

MOUTIER.--Un homme de mon age ne doit pas vivre inutile, a faineanter.
Avant tout, pour le moment, il faut que j'aille aux eaux de Bagnoles,
pour bien guerir ma blessure, mal fermee encore.

ELFY.--Oui, c'est bien pour le moment; et apres?

MOUTIER.--Apres? Je ne sais. Je verrai ce que j'ai a faire. A la grace
de Dieu.

ELFY.--Vous ne vous engagerez plus, j'espere?

MOUTIER.--Peut-etre oui, peut-etre non; je ne sais encore.

ELFY.--Vous ne vous engagerez toujours pas sans m'en parler, et nous
verrons bien si vous aurez le coeur de me causer du chagrin.

MOUTIER.--Ce ne sera pas moi qui vous causerai jamais du chagrin
volontairement, ma chere Elfy.

ELFY.--Bon! alors je suis tranquille, vous ne vous engagerez pas.

Les deux soeurs et Moutier prolongerent un peu la soiree. Moutier et Mme
Blidot allaient voir de temps a autre si le general n'avait besoin de
rien. Voyant qu'il dormait toujours, ils parlerent d'aller se coucher;
Moutier dit qu'il passerait la nuit sur une chaise pour veiller le
general.

Elfy et Mme Blidot se recrierent et lui declarerent qu'elles ne le
souffriraient pas. Pendant que Mme Blidot debattait la chose avec
Moutier, Elfy disparut et rentra bientot avec un matelas qu'elle jeta par
terre pour courir en chercher un autre.

"Elfy! Elfy! cria Moutier, que faites-vous? Pourquoi vous fatiguer
ainsi? Je ne le veux pas."

Elfy revint avec un second matelas qu'elle jeta sur Moutier qui voulait
l'en debarrasser, et disparut de nouveau en courant.

"C'est trop fort! dit Moutier. Va-t-elle en apporter une demi-douzaine?"

Et il courut apres elle pour l'empecher de devaliser les lits de
la maison. Il la rencontra portant un traversin, un oreiller, une
couverture et des draps. Apres un debat assez vif, il parvint a lui tout
enlever, et descendit accompagne par elle jusque dans la salle.

"Si ce n'est pas honteux pour un soldat, dit-il, de se faire un lit
comme pour un prince!"

Tout en causant et riant, le lit se faisait. Moutier serra les mains de
ses amies, en leur disant adieu, et chacun alla se coucher.


IX

Le general arrange les affaires de Moutier.

Le general dormit comme un loir jusqu'a une heure assez avancee de la
matinee, de sorte que Moutier, qui s'attendait a passer une mauvaise
nuit, fut tres surpris a son reveil de voir le grand jour. Il sauta a
bas de son lit, se debarbouilla et s'habilla a la hate; il entendit
l'horloge sonner six heures. N'entendant pas de bruit chez le general,
il y entra doucement et le trouva dans la meme position dans laquelle il
l'avait laisse endormi la veille; il aurait pu le croire prive de vie
si la respiration bruyante et l'attitude calme du malade ne l'eussent
entierement rassure. Il ressortit aussi doucement qu'il etait entre,
rentra dans la salle, roula et rangea son lit improvise, n'oublia pas la
priere du bon pere Parabere et alluma le feu pour en epargner la peine
a ses hotesses. Il donna un coup de balai, nettoya, rangea tout et
attendit. A peine fut-il installe sur une chaise en face de l'escalier
qu'il entendit des pas legers; on descendait bien doucement; c'etait
Elfy; elle lui dit un bonjour amical.

ELFY..--Je craignais que vous ne fussiez encore endormi; vous aviez
l'air fatigue hier.

MOUTIER.--Mais j'ai dormi comme un prince dans ce lit de prince, ma
bonne Elfy, et je me sens repose et heureux et pret a vous obeir.

ELFY.--Vous dites toujours comme cela, comme si je vous commandais en
tyran.

MOUTIER.--C'est que je voudrais toujours vous etre utile et vous
epargner tout travail, toute fatigue. ELFY.--Et c'est pour cela que vous
avez si proprement roule vos matelas, et tout range dans ce coin juste
en face de la porte d'entree?... C'est tres bien roule, ajouta-t-elle
en s'approchant et en l'examinant,... tres bien, mais il faut tout
defaire."

MOUTIER.--Et pourquoi cela, s'il vous plait?

ELFY.--Parce qu'un lit, roule ou pas roule, ne peut pas rester dans la
salle ou tout le monde entre et ou nous nous tenons toute la journee, et
je vais l'emporter.

MOUTIER.--Vous! Je voudrais bien voir cela; dites-moi ou il faut le
mettre.

ELFY.--Dans cette chambre ici a cote; ca fait que nous n'aurons pas a le
descendre ce soir, si vous voulez encore coucher pres du general.

Moutier prit le lit tout roule et le porta dans la chambre indiquee par
Elfy; apres l'avoir pose dans un coin, il regarda tout autour de lui.

"La jolie chambre! dit-il. Un papier tout trais, des meubles neufs et
quelques livres! Rien n'y manque, ma foi. Chambre soignee, on peut bien
dire."

ELFY.--C'est qu'elle vous est destinee. Nous n'y avons encore mis
personne, et nous l'appelons: chambre de notre ami Moutier. C'etait un
souvenir pour vous et de vous. Jacques va quelquefois balayer, essuyer
la-dedans, et il dit toujours avec un soupir: "Quand donc notre bon ami
Moutier y sera-t-il?"

Avant que Moutier eut le temps de remercier Elfy, Jacques et Paul se
precipiterent dans la salle et dans les bras de Moutier.

"Ah! vous voila enfin dans votre chambre, dit Jacques. Restez-y, mon
ami, mon bon ami. Restez: nous serions tous si heureux!"

MOUTIER.--Impossible, mon enfant! Je ne servirais qu'a gener votre maman
et votre tante.

JACQUES.--Gener! Ah! par exemple! Elles ont dit je ne sais combien de
fois que vous leur seriez bien utile, et que vous etes si bon et si
obligeant qu'elles seraient enchantees de vous avoir toujours.

MOUTIER.--Tres bien, mon ami, je te remercie des bonnes paroles que
tu me dis, et quand j'aurai fait un peu fortune, je serai aussi bien
heureux ici. Mais je ne suis qu'un pauvre soldat sans le sou et je ne
peux pas rester ou je ne puis pas gagner ma vie.

Moutier embrassa encore Jacques et sortit de la jolie chambre pour
rentrer dans celle du general. Elfy s'occupa du dejeuner: elle cassa du
sucre, passa le cafe et alla chercher du lait a la ferme. Le general
etait eveille, et, sauf quelques legeres douleurs a son nez et a ses
yeux poches, il se sentait tres bien et ne demandait qu'a manger.

"Trois jours au pain et a l'eau, dit-il, m'ont diablement mis en
appetit, et, si vous pouviez m'avoir une tasse de cafe au lait, vous me
feriez un sensible plaisir."

MOUTIER.--Tout de suite, mon general; on va vous en apporter avant dix
minutes.

Moutier rentra dans la salle au moment ou Elfy rentrait avec une jatte
de lait. Elfy avait l'air triste et ne disait rien. Moutier lui demanda
du cafe pour le general; elle le mit au feu sans repondre.

MOUTIER.--Elfy, qu'avez-vous? Pourquoi etes-vous triste?

ELFY.--Parce que je vois que vous ne tenez pas a nous et que vous ne
vous inquietez pas de nous voir du chagrin, a Jacques et a moi.

MOUTIER.--J'avoue que le chagrin de Jacques, qui est ici heureux comme
un roi, ne m'inquiete guere; mais le votre, Elfy, me va au fond du
coeur. Je vous jure que, si j'avais de quoi vivre sans vous etre a
charge, je serais le plus heureux des hommes, parce que je pourrais
alors esperer ne jamais vous quitter, ma chere, excellente amie; mais
vous comprenez que je ne pourrais rester avec vous que si je vous etais
attache par les liens de la parente... ou... du mariage,... et...

Elfy leva les yeux, sourit et dit:

"Et vous n'osez pas, parce que vous etes pauvre et que je suis riche?
Est-ce votre seule raison?"

MOUTIER.--La seule, je vous affirme. Ah! si j'avais de quoi vous faire
un sort, je serais tellement heureux que je n'ose ni ne veux y penser.
Sans amis, sans aucun attachement dans le monde, m'unir a une douce,
pieuse, charmante femme comme vous, Elfy; vivre aupres d'une bonne et
aimable femme comme votre soeur; avoir une position occupee comme celle
que j'aurais ici, ce serait trop de bonheur!

ELFY.--Et pourquoi le rejeter quand il s'offre a vous? Vous nous appelez
vos amies, vous etes aussi notre ami; pourquoi penser a votre manque de
fortune quand vous pouvez, en partageant la notre, nous donner ce meme
bonheur qui vous manque? Et ma soeur qui vous aime tant, et le pauvre
Jacques, nous serions tous si heureux! Mon ami, croyez-moi, restez, ne
nous quittez pas.

Moutier, fort emu, hesitait a repondre, quand le general, qui s'etait
impatiente d'attendre et qui etait entre depuis quelques instants dans
la salle, s'approcha de Moutier et d'Elfy sans qu'ils l'apercussent,
et, enlevant Elfy dans ses bras, il la poussa dans ceux de Moutier en
disant: "C'est moi qui vous marie! Que diable! ne suis-je pas la, moi?
Ne puis-je pas doter mon sauveur, deux fois mon sauveur? Je lui donne
vingt mille francs; il ne fera plus de facon, j'espere, pour vous
accepter."

MOUTIER.--Mon general, je ne puis recevoir une somme aussi considerable!
Je n'ai aucun droit sur votre fortune.

LE GENERAL.--Aucun droit! mais vous y avez autant droit que moi, mon
ami. Sans vous, est-ce que j'en jouirais encore? Vous parlez de somme
considerable! Est-ce que je ne vaux pas dix mille francs, moi? Ne
m'avez-vous pas sauve deux fois? Deux fois dix mille, cela ne fait-il
pas vingt? Oseriez-vous me soutenir que c'est me payer trop cher, que
je vaux moins de vingt mille francs? Que diable! on a son amour-propre
aussi; on ne peut pas se laisser taxer trop bas non plus.

Elfy riait, Moutier souriait de la voir rire et de la colere du general.

MOUTIER.--J'accepte, mon general, dit-il enfin. Le courage me manque
pour laisser echapper cette chere Elfy, que vous me donnez si
genereusement.

--C'est bien heureux! dit le general en s'essuyant le front. Vous
convenez enfin que je vaux vingt mille francs.

MOUTIER.--Oh! mon general! ma reconnaissance...

LE GENERAL.--Ta, ta, ta, il n'y a pas de reconnaissance! Je veux etre
paye par l'amitie du menage, et je commence par embrasser ma nouvelle
petite amie. Le general saisit Elfy et lui donna un gros baiser sur
chaque joue. Elfy lui serra les mains.

ELFY.--Merci, general, non pas des vingt mille francs que vous donnez
si genereusement a..., a..., comment vous appelez-vous? dit-elle a
Moutier en se retournant vers lui.

--Joseph, repondit-il en souriant.

--A Joseph alors, continua Elfy en riant; mais je vous remercie de
l'avoir decide a... Ah! mon Dieu! et moi qui n'ai rien dit a ma soeur!
Je m'engage sans seulement la prevenir.

Elfy partit en courant. Le general restait la bouche ouverte, les yeux
ecarquilles.

LE GENERAL.--Comment? Qu'est-ce que c'est? Sa soeur ne sait rien, et
elle-meme se marie sans seulement connaitre votre nom!

MOUTIER, riant.--Faites pas attention, mon general; tout ca va
s'arranger.

LE GENERAL.--S'arranger! s'arranger! Je n'y comprends rien, moi. Mais ce
que je vois, c'est qu'elle est charmante.

MOUTIER.--Et bonne, et sage, et pieuse, courageuse, douce.

LE GENERAL.--Etc., etc. Nous connaissons ca, mon ami. Je ne suis pas ne
d'hier. J'ai ete marie aussi, moi! une femme adorable, douce, bonne!...
Quel demon, sapristi! Si j'avais pu me demarier un an apres, j'aurais
saute par-dessus mon clocher dans ma joie.

MOUTIER, vivement.--J'espere, mon general, que vous n'avez pas d'Elfy
l'opinion...?

LE GENERAL, riant.--Non parbleu! Un ange, mon ami, un ange!

Moutier ne savait trop s'il devait rire ou se facher; l'air heureux
du general et sa face bouffie et marbree lui oterent toute pensee
d'irritation, et il se borna a dire gaiement:

"Vous nous reverrez dans dix ans, mon general, et vous nous retrouverez
aussi heureux que nous le sommes Aujourd'hui."

LE GENERAL, avec emotion.--Que Dieu vous entende, mon brave Moutier!
Le fait est que la petite est vraiment charmante et qu'elle a une
physionomie on ne peut plus agreable. Je crois comme vous que vous serez
heureux; quant a elle, je reponds de son bonheur; oui, j'en reponds;
car, depuis plusieurs mois que nous sommes ensemble...

Le general n'acheva pas et serra fortement la main de Moutier. Mme
Blidot entrait a ce moment, suivie d'Elfy et des enfants; Moutier courut
a Mme Blidot et l'embrassa affectueusement.

MOUTIER.--Pardon, ma chere, mon excellente amie, de m'etre empare d'Elfy
sans attendre votre consentement. C'est le general qui a brusque la
chose!

MADAME BLIDOT.--J'esperais ce denouement pour le bonheur d'Elfy. Des
votre premier sejour j'ai bien vu que vous vous conveniez tous les deux;
votre seconde, votre troisieme visite et vos lettres ont entretenu mon
idee; vous y parliez toujours d'Elfy; quand vous etes revenu, les choses
se sont prononcees, et l'equipee d'Elfy, lorsqu'elle vous a cru en
danger, disait clairement l'affection qu'elle a pour vous. Vous ne
pouviez pas vous y tromper.

MOUTIER.--Aussi ne m'y suis-je pas trompe, ma chere soeur, et c'est ce
qui m'a donne le courage d'expliquer comme quoi j'y pensais, mais que
j'etais arrete par mon manque de fortune; mon bon general y a largement
pourvu. Et me voici bientot votre heureux frere, dit-il en embrassant
encore Mme Blidot; et votre tres heureux mari et serviteur, ajouta-t-il
en se tournant vers Elfy.--Mon bon ami, mon bon ami, s'ecria Jacques a
son tour, je suis content, je suis heureux! Vous garderez votre belle
chambre et vous resterez toujours avec nous! Et ma tante Elfy ne sera
plus triste! Elle pleurait, ce matin, Je l'ai bien vue!

--Chut, chut, petit bavard! dit Elfy en l'embrassant, ne dis pas mes
secrets.

JACQUES.--Je peux bien les dire a mon ami, puisqu'il est aussi le votre.

LE GENERAL.--Ah ca! dejeunerons-nous enfin? Je meurs de faim, moi! Vous
oubliez tous que j'ai ete pendant deux jours au pain et a l'eau, et que
l'estomac me tiraille que je n'y tiens pas. Je n'ai pas une Elfy, moi,
pour me tenir lieu de dejeuner, et je demande mon cafe.

MADAME BLIDOT.--Le voici tout pret. Mettez-vous a table, general.

--Pardon, Elfy, c'est moi qui sers a partir d'aujourd'hui, dit Moutier en
enlevant le plateau des mains d'Elfy, vous m'en avez donne le droit.

--Faites comme vous voudrez, puisque vous etes le maitre, repondit Elfy
en riant.

--Le maitre-serviteur, reprit Moutier.

--Comme moi, general-prisonnier, dit le general avec un soupir.

MOUTIER.--Ce ne sera pas long, mon general; la paix se fait et vous
retournerez chez vous.

LE GENERAL.--Ma foi, mon ami, j'aimerais autant rester ici pendant Un
temps.

MOUTIER.--Vous assisterez a mon mariage, general.

LE GENERAL.--Je le crois bien, parbleu! C'est moi qui ferai les frais de
la noce. Et un fameux repas que je vous donnerai! Tout de chez Chevet.
Vous ne connaissez pas ca; mais moi, qui suis venu plus d'une fois a
Paris, je le connais, et je vous le ferai connaitre.


X

A quand la noce?

Le general commencait a satisfaire son appetit; il fit connaissance avec
les enfants, qu'il prit fort en gre et avec lesquels il sortit apres le
dejeuner. Jacques le mena voir Torchonnet chez le cure. Mais Torchonnet
avait subi un changement qui ne lui permettait plus de conserver son
nom. La servante du cure, tres bonne femme, et qui plaignait depuis
longtemps le pauvre enfant, l'avait nettoye, peigne; elle s'etait
procure du linge blanc, un pantalon propre, une blouse a ceinture, de
gros souliers de campagne. Le cure l'avait baptise et lui avait donne
le nom de Pierre. Toute crainte avait disparu; Pierre Torchonnet avait
l'air enchante, et ce fut avec une grande joie qu'il vit arriver Jacques
et le general. Ce dernier apprit, en questionnant Torchonnet, combien
Jacques avait ete bon pour lui, et la part que lui et Moutier avaient
prise a sa delivrance. Le general ecoutait, questionnait, caressait
Jacques, serrait les mains du cure.

LE GENERAL.--Monsieur le cure, je ne connais pas un homme qui eut fait
ce que vous faites pour ce garcon, et pas un qui eut donne a Jacques
l'instruction et l'education que vous lui avez donnees. Vous etes un
bon, un estimable cure, je me plais a le reconnaitre.

LE CURE.--J'ai ete si bien seconde par Mme Blidot et son excellente
soeur, que je ne pouvais faire autrement que de reussir.

LE GENERAL.-- A propos de la petite soeur, je la marie.

LE CURE.--Vous la mariez? Elfy! pas possible!

LE GENERAL.--Et pourtant, c'est comme ca! C'est moi qui dote le marie;
ce nigaud ne voulait pas, parce qu'elle a quelque chose et qu'il n'a
rien. J'ai trouve la chose si bete que je me suis fache et que je lui ai
donne vingt mille francs pour en finir. C'est lui maintenant qui est le
plus riche des deux. Bonne farce, ca!

LE CURE, souriant.--Mais qui donc Elfy peut-elle epouser? Elle refusait
tous les jeunes gens qui se presentaient; et quand nous la grondions, sa
soeur et moi, de se montrer si difficile, elle repondait toujours: "Je
ne l'aime pas". Et si j'insistais: "Je le deteste". Puis elle riait et
assurait qu'elle ne se marierait jamais.

LE GENERAL.--Il ne faut jamais croire ce que disent les jeunes filles!
Je vous dis, moi, qu'elle epouse Moutier, mon sauveur, le brave des
braves, le plus excellent des hommes.

LE CURE.--Moutier! Ah! le brave garcon! J'en suis bien aise; il me plait
et j'approuve le choix d'Elfy.

LE GENERAL.--Et le mien, s'il vous plait. Quand nous etions blesses
tous deux, moi son prisonnier, et lui mon ami, il me parlait sans cesse
d'Elfy et de sa soeur, et me repetait ce que vous lui aviez raconte et
ce qu'il avait vu par lui-meme des qualites d'Elfy. Je lui ai tant dit:
"Epousez-la donc, mon garcon, epousez-la puisque vous la trouvez si
parfaite", qu'il a fini par accueillir l'idee; seulement il voulait
attendre pour se faire un magot. Entre nous, c'est pour arranger son
affaire que je suis venu au village et que je me suis mis dans le
guepier Bournier; tas de gueux! Il m'a sauve, et il a bien fait; je vous
demande un peu comment il aurait pu se faire un magot sans Dourakine.

LE CURE.--Qu'est-ce que c'est que Dourakine?

LE GENERAL.--C'est moi-meme qui ai l'honneur de vous parler. Je
m'appelle Dourakine, sot nom, puisqu'en russe dourake veut dire sot.

Le cure rit de bon coeur avec Dourakine qui le prenait en gre et qui lui
proposa d'aller feliciter les soeurs de l'Ange-Gardien.

Le cure accepta. Pendant qu'ils causaient, Jacques et Torchonnet
n'avaient pas perdu leur temps non plus; Torchonnet raconta a Jacques
qu'il etait comme lui sans pere ni mere, qu'il avait huit ans quand la
femme qui etait morte au village l'avait donne a ce mechant Bournier;
que cette femme lui avait dit avant de mourir qu'elle n'etait pas sa
mere, qu'elle l'avait vole tout petit pour se venger des gens qui
l'avaient chassee sans lui donner la charite, et que, lorsqu'elle serait
guerie, elle y retournerait pour le rendre a ses parents, car il la
genait plus qu'il ne lui rapportait, mais qu'il n'en serait pas plus
heureux, parce que ses parents etaient pauvres et avaient bien assez
d'enfants sans lui. Et qu'elle avait dit plus tard la meme chose aux
Bournier, et leur avait indique la demeure et le nom de ses parents.

Jacques engagea Pierre a raconter cela au bon cure qui pourrait
peut-etre aller voir les Bournier et savoir d'eux les indications que la
mendiante leur avait donnees sur les parents de Torchonnet.

Jacques et Paul demanderent au cure la permission de rester chez lui
avec Torchonnet, ce que le cure leur accorda avec plaisir.

Le general et le cure rentrerent a l'Ange-Gardien. Moutier causait avec
Elfy; Mme Blidot achevait l'ouvrage de la maison et disait son mot de
temps en temps.

LE GENERAL.--Les voila, monsieur le cure! Quand je vous disais!

Le cure alla a Elfy et lui donna sa benediction d'une voix emue.

LE CURE.--Soyez heureuse, mon enfant! Votre choix est bon; ce jeune
homme est pieux et sage; je l'ai juge ainsi la premiere fois qu'il est
venu chez moi pour prendre des renseignements sur vous, et surtout dans
les quelques jours qu'il a passes chez vous depuis.

MOUTIER.--Monsieur le cure, je vous remercie de votre bonne opinion, et
comme a l'avenir tout doit etre en commun entre Elfy et moi, je vous
demande de me donner un bout de la benediction qu'elle vient de
recevoir.

Moutier mit un genou en terre et recut, la tete inclinee, la benediction
qu'il avait demandee. Avant de se relever, il prit la main d'Elfy et dit
d'un accent penetre:

"Je jure devant Dieu et devant vous, monsieur le cure, de faire tous mes
efforts pour rendre heureuse et douce la vie de cette chere Elfy, et de
ne jamais oublier que c'est a Dieu que nous devons notre bonheur."

Moutier se releva, baisa tendrement la main d'Elfy; Mme Blidot pleurait,
Elfy sanglotait, le general s'agitait.

LE GENERAL.--Que diantre! je crois que je vais aussi tirer mon
mouchoir. Allez-vous bientot finir, vous autres? Moi qui amene M. le
cure pour lui faire voir comme vous etes tous heureux, et voila que
Moutier nous fait une scene a faire pleurer sa fiancee et sa soeur; moi,
j'ai une peine du diable a garder l'oeil sec. M. le cure a les yeux
rouges, et Moutier lui-meme ne doit pas avoir la voix bien assuree.

MOUTIER.--Mon general, les larmes que je retiens sont des larmes de
bonheur, les premieres que je verse de ma vie. C'est a vous que je
dois cette douce emotion! Vous etes d'aujourd'hui mon bienfaiteur!
ajouta-t-il en saisissant les deux mains du general en les serrant avec
force dans les siennes.

L'agitation du general augmentait. Enfin, il sauta au cou de Moutier,
serra dans ses bras le cure etonne, manqua le jeter par terre en le
lachant trop brusquement, et marcha a pas redoubles vers la porte de sa
chambre qu'il referma sur lui.

Le cure s'assit, Mme Blidot se mit pres de lui, Elfy s'assit pres de sa
soeur, et Moutier placa sa chaise pres d'Elfy.

La porte du general se rouvrit, il passa la tete et cria:

"A quand la noce?"

--Comment, la noce? dit Elfy; est-ce qu'on a eu le temps d'y penser?

LE GENERAL.--Mais moi qui pense a tout, je demande le jour pour
commander mon diner chez Chevet.

MOUTIER.--Halte-la! mon general, vous prenez trop tot le pas de charge.
Vous oubliez nos eaux de Bagnoles et vos blessures.

LE GENERAL--Je n'oublie rien, mon ami, mais il y a temps pour tout, et
la noce en avant.

ELFY.--Du tout, general, Joseph a raison; vous devez aller d'abord aux
eaux, et lui doit vous y accompagner pour vous soigner.

MOUTIER.--C'est bien, chere Elfy, vous etes aussi raisonnable que bonne
et courageuse. Nous nous separerons pour nous reunir ensuite.

ELFY.--Et pour ne plus nous quitter.

LE GENERAL.--Ah ca! mais pour qui me prend-on? On dispose de moi
comme d'un imbecile! "Vous ferez ci; vous ferez ca.--C'est bien, ma
petite.--C'est tres bien, mon ami.--Est-ce que je n'ai pas l'age de
raison? Est-ce qu'a soixante-trois ans on ne sait pas ce qu'on fait? Et
si je ne veux pas aller a ce Bagnoles qui m'excede? si je ne veux pas
bouger avant la noce."

ELFY.--Alors vous resterez ici pour me garder, et Joseph ira tout seul
aux eaux. Il faut que mon pauvre Joseph guerisse bien son coup de feu
pour n'avoir pas a me quitter apres.

LE GENERAL.--Tiens! voyez-vous cette petite! Ta, ta, ta, ta, ta, comme
sa langue tourne vite dans sa bouche! Il faut donc que je me soumette.
Ce que vous dites est vrai, mon enfant; il faut que votre Joseph
(puisque Joseph il y a) se retablisse bien et vite; et nous partons
demain. ELFY.--Oh non! pas demain. J'ai eu a peine le temps de lui dire
deux mots, et ma soeur n'a encore pris aucun arrangement. Et puis...
Enfin, je ne veux pas qu'il s'en aille avant..., avant... Dieu! que
c'est ennuyeux!... Monsieur le cure, quand faut-il le laisser partir?

Le general se frottait les mains et riait.

LE GENERAL.--Voila, voila! La raison s'en va! L'affection reste en
possession du champ de bataille! Hourra pour la noce!

ELFY.--Mais pas du tout, general! Dieu! que vous etes impatientant, vous
prenez tout a l'extreme! Avec vos belles idees de noce, puis de depart
tout de suite, tout de suite, vous avez brouille tout dans ma tete; je
ne sais plus ou nous en etions!... Et d'abord, Joseph ne peut pas partir
avant d'avoir fait sa declaration dans l'affaire des Bournier; et vous
aussi, il faut que vous soyez interroge. N'est-ce pas, monsieur le cure!
Joseph ne dit rien; il me laisse toute l'affaire a arranger toute seule.

Moutier souriait et n'etait pas malheureux du desir que temoignait Elfy
de le garder un peu de temps.

"Je ne dis rien, dit-il, parce que vous plaidez notre cause bien mieux
que je ne pourrais le faire, et que j'ai trop de plaisir a vous entendre
si bien parler pour vouloir vous interrompre.

LE CURE.--Ma chere enfant, vous avez raison; il faut attendre leurs
interrogatoires, c'est-a-dire quelques jours, et partir des le
lendemain.

MADAME BLIDOT.--Bien juge, monsieur le cure; j'aurais dit tout comme
vous. Je l'avais sur la langue des le commencement.

ELFY.--Et pourquoi ne l'as-tu pas dit tout de suite?

MADAME BLIDOT, riant.--Est-ce que tu m'en as laisse le temps? Tu etais
si animee que Joseph meme n'a pu dire un mot.


XI

La dot et les montres.

Le general et Moutier partirent tous deux pour l'auberge Bournier; ils
n'y trouverent personne que le greffier de la mairie qui ecrivait dans
la salle. Moutier lui expliqua pourquoi venait le general. Le greffier
fit quelques difficultes, disant qu'il ne connaissait pas le general,
etc.

LE GENERAL.--Est-ce que vous me prenez pour un voleur, par hasard?
Puisque c'est moi que ces gueux de Bournier voulaient assassiner, pour
me voler plus a leur aise et sans que je pusse reclamer! J'ai bien le
droit de reprendre ce qui m'appartient, je pense.

LE GREFFIER.--Mais, Monsieur, je suis charge de la garde de cette maison
jusqu'a ce que l'affaire soit decidee, et je ne connais pas les objets
qui sont a vous. Je ne veux pas risquer de voir enlever des effets dont
je suis responsable et qui appartiennent a ces gens-la.

Le general lui fit la liste de ses effets et indiqua la place ou on les
trouverait. Le greffier alla dans la chambre designee, y trouva les
objets demandes et les apporta; le general lui donna comme recompense
une piece de vingt francs. Le greffier refusa d'abord vivement, puis
mollement, puis accepta, tout en temoignant une grande repugnance a
donner a ses services une apparence interessee. Moutier se chargea des
effets, du necessaire et de la lourde cassette; et ils rentrerent a
l'Ange-Gardien. Le general appela Jacques et Paul qui le suivirent
dans sa chambre; il leur fit voir ce que contenait sa cassette et son
necessaire de voyage; dans la cassette il y avait une demi-douzaine de
montres d'or avec leurs chaines, de beaute et de valeur differentes;
toutes ses decorations en diamants et en pierres precieuses, un
portefeuille bourre de billets de banque et une sacoche pleine de pieces
d'or. C'etait tout cela que le general, imprudemment, avait laisse
voir a Bournier, et qui avait enflamme la cupidite de ce dernier. Le
necessaire etait en vermeil et contenait tout ce qui pouvait etre
utile pour la toilette et les repas. Jacques et Paul etaient dans le
ravissement et poussaient des cris de joie a chaque nouvel objet que
leur faisait voir le general. Les montres surtout excitaient leur
admiration. Le general en prit une de moyenne grandeur, y attacha la
belle chaine d'or qui etait faite pour elle, mit le tout dans un ecrin
ou boite en maroquin rouge et dit a Jacques:

"Celle-la, c'est celle que ton bon ami donnera a tante Elfy. Et puis,
ces deux-la, dit-il en retirant de la cassette deux montres avec des
chaines moins belles et moins elegantes, ce sont les votres que vous
donne votre bon ami. Mais ne dites pas que je vous les ai fait voir, il
me gronderait."

JACQUES.--C'est vous, mon bon general, qui nous les donnez.

LE GENERAL.--Non, vrai, c'est Moutier; c'est son present de noces.

JACQUES.--Mais quand donc les a-t-il achetees? Et avec quoi? il disait
tantot qu'il etait pauvre, qu'il n'avait pas d'argent.

LE GENERAL.--Precisement! Il n'a pas d'argent parce qu'il a tout
depense.

JACQUES.--Mais pourquoi a-t-il depense tout son argent en presents de
noces, puisqu'il ne voulait pas se marier, et que, sans vous, il ne se
serait pas marie?

LE GENERAL.--Precisement! C'est pour cela. Et quand je te dis quelque
chose, c'est tres impoli de ne pas me croire.

JACQUES.--Oui, mon bon general, mais quand vous nous donnez quelque
chose, et de si belles choses, nous serions bien ingrats de ne pas vous
remercier.

LE GENERAL.--Petit insolent! Puisque je te dis...

Il ne put continuer parce que Jacques et Paul se saisirent chacun d'une
de ses mains qu'ils baisaient et qu'ils ne voulaient pas lacher, malgre
les evolutions du general qui tirait a droite, a gauche, en avant, en
arriere: il commencait a se facher, a jurer, a menacer d'appeler au
secours et de les faire mettre a la salle de police. Il parvint enfin
a se degager et rentra tout rouge et tout suant dans la salle ou se
trouvaient Moutier, Elfy et sa soeur.

"Moutier, dit-il d'une voix formidable, entrez chez moi; j'ai a vous
parler!"

Moutier le regarda avec surprise; sa voix indiquait la colere, et, au
lieu de rentrer chez lui, il se promenait en long et en large, les mains
derriere le dos, soufflant et s'essuyant le front.

MOUTIER.--Que vous est-il arrive, mon general? Vous avez l'air...

LE GENERAL.--J'ai l'air d'un sot, d'un imbecile, qui a moins de force
d'esprit et de corps qu'un gamin de neuf ans et un autre de six. Quand
je parle, on ne me croit pas, et quand je veux m'en aller, on me retient
de force. Trouvez-vous ca bien agreable?

MOUTIER.--Mais, mon general, je ne comprends pas... Que vous est-il donc
arrive?

LE GENERAL.--Demandez a ces gamins qui grillent de parler; ils vont vous
faire un tas de contes.

JACQUES, riant.--Mon bon ami Moutier, je vous remercie des belles
montres d'or que vous nous donnerez, a Paul et a moi, comme cadeau de
noces.

MOUTIER, tres surpris.--Montres d'or! Cadeau de noces! Tu es fou, mon
garcon! Ou et avec quoi veux-tu que j'achete des montres d'or? Et a deux
gamins comme vous encore, quand je n'en ai pas moi-meme! Et quel cadeau
de noces, puisque je ne songeais pas a me marier?

JACQUES.--Voyez-vous, mon bon general? Je vous le disais bien, C'est
vous...

LE GENERAL.--Tais-toi, gamin, bavard! Je te defends de parler. Moutier,
je vous defends de les ecouter. Vous n'etes que sergent, je suis
general. Suivez-moi; j'ai a vous parler.

Moutier, au comble de la surprise, obeit; il disparut avec le general
qui ferma la porte avec violence.

LE GENERAL, rudement.--Tenez, voila votre dot. (Il met de force dans les
mains de Moutier un portefeuille bien garni.) J'y ai ajoute les frais de
noces et d'entree en menage. Voila la montre et la chaine d'Elfy; voila
la votre. (Moutier veut les repousser.) Sapristi! ne faut-il pas que
vous ayez une montre? Lorsque vous voudrez savoir l'heure, faudra-t-il
pas que vous couriez la demander a votre femme? Ces jeunes gens, ca n'a
pas plus de tete, de prevoyance que des linottes, parole d'honneur!...
Tenez, vous voyez bien ces deux montres que voila? ce sont celles de vos
enfants! C'est vous qui les leur donnez. Ce n'est pas moi, entendez-vous
bien?... Non, ce n'est pas moi! Quand je vous le dis! Pourquoi leur
donnerais-je des montres? Est-ce moi qui me marie? Est-ce moi qui les ai
trouves, qui les ai sauves, qui ai fait leur bonheur en les placant chez
ces excellentes femmes? Oui, excellentes femmes, toutes deux. Vous serez
heureux, mon bon Moutier; je m'y connais et je vous dis, moi, que vous
auriez couru le monde entier pendant cent ans, que vous n'auriez pas
trouve le pareil de ces femmes. Et je suis bien fache d'etre general,
d'etre comte Dourakine, d'avoir soixante-quatre ans, d'etre Russe, parce
que, si j'avais trente ans, si j'etais Francais, si j'etais sergent, je
serais votre beau-frere; j'aurais epouse Mme Blidot.

L'idee d'avoir pour beau-frere ce vieux general a cheveux blancs, a face
rouge, a gros ventre, a carrure d'Hercule, parut si plaisante a Moutier
qu'il ne put s'empecher de rire. Le general, deride par la gaiete de
Moutier, le partagea si bien que tous deux riaient aux eclats quand Mme
Blidot, Elfy et les enfants, attires par le bruit, entrerent dans la
chambre; ils resterent stupefaits devant l'aspect bizarre du general
a moitie tombe sur un canape ou il se roulait a force de rire, et de
Moutier partageant sa gaiete et s'appuyant contre la table sur laquelle
etaient etales l'or et les bijoux de la cassette et du necessaire. Le
general se souleva a demi.

LE GENERAL.--Nous rions, parce que Ha! ha! ha!... Ma bonne madame
Blidot... Ha! ha! ha! Je voudrais etre le beau-frere de Moutier... en
vous epousant... Ha! ha! Ha!

MADAME BLIDOT.--M'epouser, moi! Ha! ha! ha! Voila qui serait drole, en
effet! Ha! ha! ha! La bonne betise! Ha! ha! Ha!

Elfy n'avait pas attendu la fin du discours du general pour partir aussi
d'un eclat de rire. Les enfants, voyant rire tout le monde, se mirent de
la partie: ils sautaient de joie et riaient de tout leur coeur. Pendant
quelques instants on n'entendit que des Ha! ha! ha! sur tous les tons.
Le general fut le premier a reprendre un peu de calme; Moutier et Elfy
riaient de plus belle des qu'ils portaient les yeux sur le general. Ce
dernier commencait a trouver mauvais qu'on s'amusat autant de la pensee
de son menage.

"Au fond, dit-il, je ne sais pas pourquoi nous rions. Il y a bien des
Russes qui epousent des Francaises, bien des gens de soixante-quatre ans
qui se marient, bien des comtes qui epousent des bourgeoises. Ainsi, je
ne vois rien de si drole a ce que j'ai dit. Suis-je donc si vieux, si
ridicule, si laid, si sot, si mechant, que personne ne puisse m'epouser?
Voyons. Moutier, vous qui me connaissez, est-ce que je ne puis pas me
marier tout comme vous?"--Parfaitement, mon general, parfaitement, dit
Moutier en se mordant les levres pour ne pas rire; seulement, vous etes
tellement au-dessus de nous, que cela nous a semble drole d'avoir pour
beau-frere un general, un comte, un homme aussi riche! Voila tout.

--C'est vrai, reprit le general; aussi n'est-ce qu'une plaisanterie.
D'ailleurs, Mme Blidot n'aurait jamais donne son consentement.

MADAME BLIDOT, riant.--Certainement non, general, jamais. Mais pourquoi
cet etalage d'or et de bijoux? Et toutes ces montres? Que faites-vous de
tout cela?

LE GENERAL.--Ce que j'en fais? Vous allez voir. Elfy, voici la votre!
Moutier, prenez celle-ci; Jacques et Paul, mes enfants, voila celles que
vous donne votre bon ami, Ma chere madame Blidot, vous prendrez celle
qui vous est destinee, et qui ne peut aller a personne, ajouta-t-il,
voyant qu'elle faisait le geste de refuser, parce que le chiffre de
chacun est grave sur toutes les montres.

ELFY.--Oh! general! que vous etes bon et aimable! Vous faites les choses
avec tant de grace qu'il est impossible de vous refuser.

MOUTIER.--Merci, mon general! je dis, comme Elfy, que vous etes
bon, reellement bon. Mais comment avez-vous eu l'idee de toutes ces
emplettes?

LE GENERAL.--Mon ami, vous savez que je ne suis pas ne d'hier, comme
je vous l'ai dit. Quand vous etes parti pour venir ici, j'ai pense:
"L'affaires'arrangera; le manque d'argent le retient; je ferai la dot,
je baclerai l'affaire, et les presents de noces seront tout prets." Je
les avais deja achetes par precaution. Je suis parti le meme jour que
vous pour avoir de l'avance et faire connaissance avec la future,
avec la soeur et avec les enfants. J'ai ete coffre par ce scelerat
d'aubergiste; j'avais apporte la dot en billets de banque, plus trois
mille francs pour les frais de noces; ce coquin a vu tout ca et ma
sacoche de dix mille francs en or et tout le reste. Et voila
comment j'ai les montres avec les chiffres toutes pretes d'avance.
Comprenez-vous maintenant?

MOUTIER.--Parfaitement, je comprends parce que je vous connais; de la
part de tout autre, ce serait a ne pas le croire; Elfy et moi, nous
n'oublierons jamais...

LE GENERAL.--Prrr! Assez, assez, mes amis. Soupons, causons et dormons
ensuite. Bonne journee que nous aurons passee! J'ai joliment travaille,
moi, pour ma part; et vrai, j'ai besoin de nourriture et de repos. Mme
Blidot courut aux casseroles qu'elle avait abandonnees, Elfy et Moutier
au couvert, Jacques et Paul a la cave pour tirer du cidre et du vin; le
general restait debout au milieu de la salle, les mains derriere le dos;
il regardait ses amis en riant:

"Bien, ca! Moutier. Vous ne serez pas longtemps a vous y faire. Bon,
voila le couvert mis! Je prends ma place. Un verre de vin, Jacques, pour
boire a la prosperite de l'Ange-Gardien.

Jacques deboucha la bouteille et versa.

"Hourra pour l'Ange-Gardien! et pour ses habitants! cria le general en
elevant son verre et en le vidant d'un seul trait... Eh, mais vraiment,
elle est tres bien fournie la cave de l'Ange-Gardien! Voila du bon vin,
Moutier. Ca fait plaisir de boire des santes avec un vin comme ca! On se
mit a table, on soupa de bon appetit; on causa un peu et on se coucha,
comme l'avait dit le general. Chacun dormit sans bouger jusqu'au
lendemain. Jacques et Paul mirent leurs montres sous leur oreiller; il
faut meme avouer que non seulement Elfy resta longtemps a contempler la
sienne, a l'ecouter marcher, mais qu'elle ne voulut pas non plus s'en
separer et qu'elle s'endormit en la tenant dans ses mains. Bien plus,
Mme Blidot et Moutier firent comme Jacques et Paul; et, a leur reveil,
leur premier mouvement fut de reprendre la montre et de voir si elle
marchait bien.


XII

Le juge d'instruction.

Quand tout le monde se reunit le lendemain pour le cafe, le general
examina avec satisfaction les visages radieux qui l'entouraient. Le
repas fut gai, mais court; chacun avait a ranger et a travailler.
Moutier se chargea de faire la chambre du general et la salle, pendant
que les deux soeurs, aidees de Jacques, nettoyaient la vaisselle de
la veille et preparaient tout pour la journee. Le general sortit; il
faisait beau et chaud. En allant et venant dans le village, il vit
arriver les gendarmes escortant une charrette ou se trouvaient Bournier,
etendu sur le dos a cause de sa blessure, son frere et sa femme, assis
sur une banquette. Une autre voiture, contenant le juge d'instruction
et l'officier de gendarmerie suivait la charrette. On s'arreta devant
l'auberge; on fit descendre le frere et la femme de Bournier; deux
gendarmes les emmenerent et les firent entrer dans la salle ou se
trouvaient deja les magistrats et l'officier. Deux autres gendarmes
apporterent l'aubergiste qui criait a chaque secousse qu'il recevait,
malgre les precautions et les soins dont on l'entourait. Ils
l'etendirent par terre sur un matelas; le juge d'instruction appela un
des gendarmes.

"Allez chercher les temoins et la victime.

Les gendarmes partirent pour executer les ordres.

Le general avait accompagne le cortege; il entra dans la salle presque
en meme temps que les criminels. Il se placa en face de Bournier qui le
regardait d'un oeil enflamme par la colere.

"Gredin! gueux, scelerat!--cria le general.

-Qui est cet homme qui injurie le prevenu? dit le juge d'instruction en
se retournant vers lui. Pourquoi est-il entre? Faites-le sortir.

LE GENERAL.--Pardon, Monsieur, je suis entre parce que je dois rester.
Et si vous me faites sortir, vous serez fort attrape.

LE JUGE.--Parlez plus poliment a la justice, Monsieur!

Des etrangers ne doivent pas assister a l'interrogatoire que j'ai a
faire, et je vous reitere l'ordre de sortir!

LE GENERAL.--L'ordre! Sachez, Monsieur, que je n'ai d'ordre a recevoir
de personne que de mon souverain (qui est tres loin). Sachez, Monsieur,
qu'en me forcant a m'en aller, vous faites un acte inique et absurde. Et
sachez enfin que, si vous m'obligez a quitter cette salle, aucune force
humaine ne m'y fera rentrer de plein gre et n'obtiendra de moi une
parole relative a ces coquins. LE JUGE.--Eh! Monsieur! c'est ce que nous
vous demandons; taisez-vous et partez!

LE GENERAL.--Je sors, Monsieur! Et je me ris de vous et de l'embarras
dans lequel vous allez vous trouver. Le general enfonca son chapeau sur
sa tete et se dirigea vers la porte. Moutier entrait au meme moment; il
se rangea, porta la main a son kepi:

"Pardon, general!" dit-il.

Le general sortit.

Le juge d'instruction regarda d'un air surpris.

"Qui etes-vous, Monsieur?" dit-il a Moutier.

MOUTIER.--Moutier, le principal temoin de l'affaire, Monsieur le juge;
celui qui a casse la cuisse de ce gredin-la, qui a enfonce le crane a
celui-ci et cause un etourdissement a cette gueuse de femme.

LE JUGE, souriant.--Tachez de menager vos epithetes, Monsieur; et qui
est le gros homme qui vient de sortir?

MOUTIER.--Le general Dourakine, mon prisonnier, que ces... je ne sais
comment les appeler, car enfin ce sont de fieffes coquins que ces
coquins, car coquins est le mot, que ces coquins auraient egorge si je
n'avais eu la chance de me trouver la.

LE JUGE.--Comment! ce monsieur est... Courez apres lui, monsieur
Moutier; faites-lui bien mes excuses. Ramenez-le: il faut absolument
qu'il fasse sa deposition.

Moutier partit et ne tarda pas a rattraper le general qui rentrait chez
lui, le teint allume, les veines gonflees, le souffle bruyant, avec tous
les symptomes d'une colere violente et concentree.

Lorsqu'il eut entendu la commission du juge, il s'arreta, tourna vers
Moutier ses yeux flamboyants et dit d'une voix sourde:

"Jamais! Dites a ce malappris qu'il se souvienne de mes paroles!"

MOUTIER.--Mais, mon general, on ne peut pas se passer de votre
deposition!

LE GENERAL.--Qu'on fasse comme si j'etais mort.

MOUTIER.--Mais vous ne l'etes pas, mon generai, et alors.

LE GENERAL.--Alors qu'on suppose que je le suis.

MOUTIER.--Mon general, c'est impossible. On ne peut se passer de vous.

LE GENERAL.--Alors pourquoi m'ont-ils renvoye? Pourquoi ne m'ont-ils
pas ecoute? Je les ai prevenus; ils n'ont pas voulu me croire. Qu'ils
s'arrangent sans moi a present.

MOUTIER.--Mon general, je vous en supplie!

LE GENERAL.--Non, jamais, jamais et jamais! Je ne bouge pas de ma
chambre jusqu'a ce qu'ils soient tous partis.

Le general entra chez lui, ferma sa porte a clef, et, calme par l'idee
de l'embarras que causerait son refus, il se mit a rire et a se frotter
les mains. Moutier retourna a l'auberge et rendit compte de son
ambassade. Le juge d'instruction, fort contrarie, parlait de forcer la
deposition par des menaces.

MOUTIER.--Pardon, monsieur le juge, on n'obtiendra rien de lui par la
force; vous l'avez froisse, il fera comme il l'a dit, il se laissera
mettre en pieces plutot que de revenir la-dessus; mais nous pouvons le
prendre par surprise; laissez-moi faire. Suivez-moi, ne faites pas de
bruit, faites ce que je vous dirai, et vous aurez la deposition la plus
complete que vous puissiez desirer.

LE JUGE.--Voyons, terminons d'abord ce que nous avons a faire ici;
faites votre deposition, monsieur Moutier; greffier, ecrivez.

Le juge d'instruction commenca l'interrogatoire; quand ils eurent
termine, le juge accompagna Moutier a l'Ange-Gardien; Moutier le pria
d'attendre dans la salle; il appela Elfy, lui raconta l'affaire et lui
donna ses instructions. Elfy sourit, et alla frapper doucement a la
porte du general.

"Qui frappe?" dit-il d'une voix furieuse.

ELFY.--C'est moi, mon general; ouvrez-moi.

--Que voulez-vous? reprit-il d'une voix radoucie.

--Vous voir un instant, vous consulter sur un point relatif a mon
mariage, puisque c'est vous qui l'avez decide.

LE GENERAL.--Ah! ah! je ne demande pas mieux, ma petite Elfy.

La porte s'ouvrit et, en s'ouvrant, masqua Moutier et le juge
d'instruction.

Le general jeta un coup d'oeil dans la salle, ne vit personne, prit un
visage riant et laissa la porte ouverte a la demande d'Elfy qui trouvait
qu'il faisait bien chaud dans: sa chambre.

"Permettez-moi de vous deranger pendant quelques instants, general, dit
Elfy en acceptant le siege que le general lui offrait pres de lui; c'est
vous qui avez fait notre mariage; et quand je pense que, sans Joseph,
ces abominables gens vous auraient tue! car ils voulaient vous tuer,
n'est-ce pas?

LE GENERAL.--Je crois bien! m'egorger comme un mouton.

ELFY.--Vous ne nous avez pas raconte encore les details de cet horrible
evenement. Je ne comprends pas bien pourquoi ces miserables voulaient
vous tuer, et comment ils ont pu faire pour s'emparer de vous qui etes
si fort, si courageux!

Le general, flatte de l'interet que lui temoignait Elfy et: assez
content de s'occuper de lui-meme, lui fit le recit tres detaille de
tout ce qui s'etait passe a l'auberge Bournier depuis le moment de son
arrivee. Quand le recit s'embrouillait, Elfy questionnait et obtenait
des reponses claires et detaillees. Lorsqu'il n'y eut plus rien a
apprendre, Elfy se frappa le front comme si un souvenir lui traversait
la pensee et s'ecria:

"Que va dire ma soeur? J'ai oublie de plumer et de preparer le poulet
pour notre diner. Pardon, general, il faut que je me sauve."

LE GENERAL.--Et votre mariage dont nous n'avons pas dit un mot?

ELFY.--Ce sera pour une autre fois, general.

LE GENERAL.--A la bonne heure! Nous en causerons a fond.

Elfy s'echappa leste comme un oiseau. Le general la suivit des yeux et
entra dans la salle pour la voir plumer son poulet dans la cuisine. Un
leger bruit lui fit tourner la tete et il vit le juge d'instruction
achevant de rediger ce qu'il venait d'entendre. Le general prit un air
digne.

LE GENERAL.--Venez-vous m'insulter jusque chez moi. Monsieur?

LE JUGE.--Je viens, au contraire, general, vous faire mes excuses sur
l'algarade malheureuse que je me suis permise a votre egard, ignorant
votre nom et pensant que vous etiez un curieux entre pour voir et
entendre ce qui doit rester secret jusqu'au jour de la mise en jugement.
Je vous reitere mes excuses et j'espere que vous voudrez bien oublier ce
qui s'est passe entre nous.

LE GENERAL:--Tres bien, Monsieur. Je ne vous garde pas de rancune, car
je suis bon diable, malgre mes airs d'ours; mais il m'est impossible
de revenir sur ma parole, de retourner dans cette auberge pour
l'interrogatoire, ni de vous repondre un seul mot sur l'affaire.

LE JUGE.--Quant a cela, Monsieur, je n'ai plus besoin de vous
interroger; votre deposition a ete complete et je n'ai plus rien a
apprendre de vous.

Le general ecoutait ebahi; son air etonne fit sourire le juge
d'instruction.

"Je vois, je comprends! s'ecria le general. La friponne! Ce que c'est
que les jeunes filles! C'est pour me faire parler qu'elle est venue me
cajoler! Mais comment a-t-elle su? Ah! la petite traitresse! Et moi qui
m'attendrissais de son desir de tout savoir, de n'omettre aucun detail
sur ce qui me concernait! Et Moutier? ou est-il? c'est lui qui a
tout fait. Moutier! Moutier! Ah! il croit que, parce qu'il m'a fait
prisonnier, il peut me mener comme un enfant! Il se figure que, parce
qu'il m'a sauve deux fois, car il m'a sauve deux fois, Monsieur, au
peril de sa vie, et je l'aime comme mon fils! et je l'adopterais s'il
voulait. Oui, je l'adopterai! Qu'est-ce qui m'en empecherait? Je n'ai ni
femme ni enfant, ni frere ni soeur. Et je l'adopterai si je veux. Et je
le ferai comte Dourakine, et Elfy sera comtesse Dourakine. Et il n'y a
pas a rire, Monsieur; je suis maitre de ma fortune; j'ai six cent mille
roubles de revenu, et je veux les donner a mon sauveur. Moutier, venez
vite, mon ami."

Moutier entra, l'air un peu penaud: il s'attendait a etre gronde.

LE GENERAL.--Viens, mon ami, viens, mon enfant; oui, tu es mon fils,
Elfy est ma fille; je vous adopte; je vous fais comte et comtesse
Dourakine, et je vous donne six cent mille roubles de rente.

Elfy etait entree en entendant appeler Moutier; elle s'appretait a le
defendre contre la colere du general. A cette proposition si ridicule et
si imprevue, elle eclata de rire, et, saluant profondement Moutier:

"Monsieur le comte Dourakine, j'ai bien l'honneur de vous saluer.

Puis, courant au general, elle lui prit les mains, les baisa
affectueusement.

"Mon bon general, c'est une plaisanterie; c'est impossible! c'est
ridicule! Voyez la belle figure que nous ferions dans un beau salon,
Moutier et moi."

Le general regarda Moutier qui riait, le juge d'instruction qui
etouffait d'envie de rire, Elfy qui eclatait en rires joyeux, et il
comprit que sa proposition etait impossible.

"C'est vrai! c'est vrai! Il m'arrive sans cesse de dire des sottises.
Mettez que je n'ai rien dit."

MOUTIER.--Ce que vous avez dit, mon general, prouve votre bonte et
votre bon vouloir a mon egard, et je vous en suis bien sincerement
reconnaissant.

Le juge d'instruction salua le general et s'en alla riant et marmottant:
"Drole d'original!"


XIII

Le depart.

Lorsque Moutier fut de retour, Elfy lui reparla du depart pour les eaux.

"J'ai reflechi, dit-elle, et je crois que le plus tot sera le mieux,
puisqu'il faut que ce soit."

MOUTIER.--Vous savez, Elfy, que le general s'est mis a votre disposition
et que c'est a vous a fixer le jour.

ELFY.--Et que diriez-vous si je disais comme le general, demain?

MOUTIER.--Je dirais: "Mon commandant, vous avez raison"; et je
partirais.

ELFY.--Merci, Joseph; merci de votre confiance en mon commandement. Je
vous engage, d'apres cela, a faire vos preparatifs pour demain.

MOUTIER.--Il faut que j'en fasse part au general.

ELFY.--Oui, oui, et tachez qu'il ne s'emporte pas et qu'il n'ait pas
quelque idee... a sa facon. Moutier entra chez le general qui ecrivait.

MOUTIER.--Mon general, nous partons demain si vous n'y faites pas
d'obstacle.

LE GENERAL.--Quand vous voudrez, mon ami; je restais ici pour vous et
pour Elfy, plus que pour moi; moi je me porte bien et je suis pret a
continuer ma route. J'ecrivais tout juste a un carrossier que je connais
a Paris, de m'envoyer tout de suite une bonne voiture de voyage; ces
coquins de Bournier m'ont vole la mienne et je, suis a Pied.

MOUTIER.--Mais, mon general, vous n'aurez pas votre voiture avant dix
ou quinze jours; et que feriez-vous ici tout ce temps-la?

LE GENERAL.--Vous avez raison, mon cher; mais encore me faut-il une
voiture pour m'en aller. Je n'aime pas les routes par etapes, moi; et
comment trouver une bonne voiture dans ce pays?

Moutier tournait sa moustache; il cherchait un moyen.

MOUTIER.--Si j'allais a la ville voisine en chercher une, mon general?

LE GENERAL.--Allez, mon ami. Ou est Mme Blidot?

MOUTIER.--Dans la salle, mon general, a servir quelques voyageurs avec
Elfy.

LE GENERAL.--Demandez-leur donc s'il n'y a: pas de diligence qui passe
par ici.

Moutier sortit et rentra quelques instants apres.

MOUTIER.--Mon general, il y en a une a deux lieues d'ici, correspondance
du chemin de fer; elle passe tous les jours a midi.

LE GENERAL.--Si nous allions la prendre demain?

MOUTIER.--Je ne dis pas non, mon general; mais comment irez-vous?

LE GENERAL.--A pied, comme vous.

MOUTIER.--Mon general, pardon si je vous objecte que deux lieues, qui ne
seraient rien pour moi, sont de trop pour vous.

LE GENERAL.--Pourquoi cela? Suis-je si vieux que je ne puisse plus
marcher?

MOUTIER.--Pas du tout, mon general; mais... votre blessure...

LE GENERAL.--Eh bien! ma blessure... Est-ce que vous n'en avez pas une
comme moi? Une balle a travers le corps.

MOUTIER.--C'est vrai, mon general, mais... comme je suis plus mince que
vous,... alors...

LE GENERAL.--Alors quoi? Voyons, parlez, monsieur le Sylphe.

MOUTIER.--Mon general,... alors..., alors la balle, ayant eu moins de
trajet a faire, a dechire moins de chair... et ma blessure est moins
terrible.

Le general le regarda fixement:

"Moutier, regardez-moi la (il montre son nez), et osez me regarder sans
rire. (Moutier regarde, sourit et mord sa moustache, pour ne pas
rire tout a fait.) Vous voyez bien! vous riez! Pourquoi ne pas dire
franchement: General, vous etes trop gros, trop lourd, vous resterez en
route! (Moutier veut parler.) Taisez-vous! je sais ce que vous allez
dire. Et moi je vous dis que je marche tout comme un autre, que j'irai a
pied quand meme vous me trouveriez dix voitures pour me transporter."

MOUTIER.--Mon general, je suis tout a fait a vos ordres, mais je
crains... que vous ne vous fatiguiez beaucoup; avec ca qu'il fait chaud.

LE GENERAL.--J'arriverai, mon ami, j'arriverai. A mes paquets
maintenant. D'abord je laisse ici tous mes effets; je n'emporte que
l'or, que vous mettrez dans votre poche, le portefeuille, que j'emporte
dans la mienne, du linge pour changer en route, et mes affaires de
toilette dans ma poche. J'acheterai la-bas ce qui me manquera.

Le general, enchante de partir a pied, en touriste, rentra rayonnant
dans la salle ou ne se trouvait plus qu'un seul voyageur, un soldat; ce
soldat se tenait a l'ecart, ne s'occupait de personne, ne disait pas
une parole; son modeste repas tirait a sa fin. Le general le regardait
attentivement. Il le vit tirer sa bourse, compter la petite somme
qu'elle contenait et en tirer en hesitant une piece d'un franc.

"Combien, Madame?" dit-il a Mme Blidot.

MADAME BLIDOT.--Pain, deux sous; fromage, deux sous; cidre, deux sous;
total, six sous ou trente centimes. Le visage du soldat s'anima d'un
demi-sourire de satisfaction.

LE SOLDAT.--Je craignais d'avoir fait une depense trop forte. Vous avez
oublie les radis.

MADAME BLIDOT.--Oh! les radis ne comptent pas, Monsieur.

Au moment ou il allait payer, Elfy, a laquelle le general avait dit un
mot a l'oreille, placa devant le soldat une tasse de cafe et un verre
d'eau-de-vie. "Je n'ai pas demande ca," dit le soldat d'un air moitie
Effraye.

ELFY.--Je le sais bien, Monsieur; aussi cela n'entre pas dans le compte;
nous donnons aux militaires la tasse et le petit verre par-dessus le
marche.

Le soldat se rassit et avala lentement avec delices le cafe et
l'eau-de-vie.

LE SOLDAT.--Bien des remerciements, Mam'selle; je n'oublierai pas
l'Ange-Gardien ni ses aimables hotesses.

"De quel cote allez-vous, mon brave?"

--Aux eaux de Bagnoles, repondit le soldat surpris.

LE GENERAL.--J'y vais aussi. Nous pourrons nous retrouver au chemin de
fer pour faire route ensemble.

LE SOLDAT.--Tres flatte, Monsieur. Mais je vais a Domfront pour prendre
la correspondance du chemin de fer...

LE GENERAL.--Et nous aussi. Parbleu! ca se trouve bien; nous partirons
demain! tous trois militaires! Ca ira Bien!

LE SOLDAT.--Il faut que je parte tout de suite, Monsieur; on m'attend ce
soir meme pour une affaire importante. Bien fache, Monsieur! nous nous
retrouverons a Bagnoles.

Le soldat porta la main a son kepi et sortit avec le meme air grave et
triste qu'il avait en entrant. Sur le seuil de la porte, il apercut
Jacques et Paul qui rentraient en courant. Il tressaillit en regardant
Jacques, le suivit des yeux avec interet et ne se mit en route que
lorsqu'il eut entendu Jacques dire a Mme Blidot:

"Maman, M. le cure est tres content de moi."

Jacques fit voir ses notes et celles de Paul; elles etaient si bonnes
que le general voulut absolument leur donner a chacun une piece d'or.

"Prenez, mes enfants, prenez, dit-il; c'est l'adieu du prisonnier; ce
ne serait pas bien de me refuser parce que je ne suis qu'un pauvre
prisonnier."

JACQUES.--Oh! mon bon general, comment pouvez-vous croire...? vous qui
etes si bon.

LE GENERAL.--Alors prenez.

Et il leur mit a chacun la piece d'or dans leur poche.

La journee s'acheva gravement; le general etait presse de partir et
allait sans cesse deranger ses affaires, sous pretexte de les arranger.
Moutier et Elfy etaient tristes de se quitter. Mme Blidot etait triste
de leur tristesse. Jacques regrettait son ami Moutier et meme le general
qui avait ete si bon pour lui et pour Paul. On se separa en soupirant,
chacun alla se coucher. Le lendemain on se reunit pour dejeuner; il
fallait partir avant neuf heures pour arriver a temps.

"Allons, dit le general se levant le premier, adieu, mes bonnes
hotesses, et au revoir."

Il embrassa Mme Blidot, Elfy, les enfants et se dirigea vers la porte.
Moutier fit comme lui ses adieux, mais avec plus de tendresse et
d'emotion Et il suivit le general en jetant un dernier regard sur Elfy.


XIV

Torchonnet se dessine.

Jacques pleurait encore le depart de son ami, Paul lui essuyait les yeux
avec son petit mouchoir et le regardait avec anxiete. Elfy etait allee
ranger la chambre de Moutier, Mme Blidot mettait en ordre celle du
general qui avait tout jete de tous cotes.

"A-t-on idee d'un sans-souci pareil? dit Mme Blidot. Il n'a rien range;
jusqu'a sa cassette qu'il a laissee ouverte. Tous ses bijoux, ses
decorations en pierreries, son service en vermeil! Les voila a droite, a
gauche; c'est incroyable! Et c'est moi qui vais avoir a repondre de tout
cela! Quel drole d'homme! Je parie qu'il ne sait pas seulement ce qu'il
a."

Pendant qu'elle cherchait a rassembler les objets epars, Jacques entra.

JACQUES.--Maman, voici Pierre Torchonnet qui est en colere apres moi
de ce que je ne l'ai pas averti que le general partait; ai-je eu tort,
croyez-vous?

MADAME BLIDOT.--Mais non, mon enfant, tu n'avais pas besoin d'avertir
Torchonnet; pourquoi faire?

JACQUES.--Il dit que le general l'aurait emmene.

MADAME BLIDOT.--Emmene? En voila une idee!

Torchonnet entre dans la chambre.

TORCHONNET.--Oui, certainement, il m'aurait emmene puisqu'il voulait me
prendre pour fils; c'est le cure qui l'en a empeche. Et si j'etais venu
a temps ce matin, je serais parti avec lui; le cure n'a aucun droit sur
moi, il ne peut pas empecher le general de me prendre.

MADAME BLIDOT.--Torchonnet, ce que tu dis la est tres mal. M. le cure
a bien voulu te prendre quand, tu etais malheureux et abandonne, Il te
garde par charite et pour ton bonheur.

TORCHONNET.--Et moi je ne veux pas rester avec lui. J'ai bien entendu ce
que le general disait et ce que le cure repondait; il m'a empeche d'etre
riche et d'etre un monsieur, et moi je ne veux pas rester chez lui a
travailler et a m'ennuyer. Je veux qu'on me mene au general.

MADAME BLIDOT.--Il me semble, mon garcon, que ta langue s'est bien
deliee depuis hier; tu n'etais pas aussi bavard ni aussi volontaire
quand tu etais chez ton maitre.

TORCHONNET.--Je n'ai plus de maitre et je n'en veux plus. Je veux aller
rejoindre le general.

MADAME BLIDOT.--Eh bien! va le rejoindre si tu peux, et laisse-nous
tranquilles. Mon petit Jacques, viens m'aider a serrer tout cela.

TORCHONNET.--Qu'est-ce que vous avez la? Ce sont les affaires du
general. S'il me prend pour fils, tout sera a moi. Pourquoi les
avez-vous prises? Je le dirai aux gendarmes quand je les verrai.

MADAME BLIDOT.--Dis Ce que tu voudras, mauvais garcon, mais va-t'en:
laisse-nous faire notre ouvrage.

Torchonnet, au lieu de s'en aller, entra plus avant dans la chambre, et,
sans que Mme Blidot et Jacques s'en apercussent, il saisit une timbale
et un couvert de vermeil et les mit sous sa blouse, dans la poche de son
pantalon.

Jacques aidait Mme Blidot a remettre en place les pieces du necessaire
de voyage; ils y reussirent avec beaucoup de peine, mais deux
compartiments restaient vides.

JACQUES.--Il manque quelque chose, maman; on dirait que c'est un verre
et un couvert qui manquent; voyez la forme des places vides.

MADAME BLIDOT.--C'est vrai! Nous avons peut-etre mal mis les autres
pieces.

Torchonnet s'esquiva pendant que Mme Blidot et Jacques cherchaient a
remplir les deux vides du necessaire.

MADAME BLIDOT.--Impossible, mon ami; les deux pieces manquent, c'est
certain.

JACQUES.--Je suis pourtant bien sur que tout etait plein quand le
general nous a ouvert ce beau necessaire.

MADAME BLIDOT.--Il les a peut-etre emportees. Ce qui est certain
c'est que nous avons cherche partout sans rien trouver... Est-ce que
Torchonnet...?

JACQUES.--Oh non! maman. Torchonnet est parti. Et puis, il ne ferait pas
une vilaine chose comme ca. Jugez donc, il serait voleur!...

MADAME BLIDOT.--Mon bon Jacquot, tu es un bon et honnete enfant, toi,
mais ce pauvre garcon, qui a vecu entoure de mauvaises gens, ne doit pas
etre grand-chose de bon. Vois comme il est ingrat. Tu l'as entendu nous
menacer des gendarmes? Et pourtant, voici trois ans et plus que tous les
jours tu vas lui porter son diner pres du puits.

JACQUES.--C'est vrai, maman, mais il ne pensait pas a ce qu'il disait;
je crois qu'il nous aime et qu'il vous a de la reconnaissance pour
l'avoir nourri depuis trois ans.

Mme Blidot ne repondit qu'en embrassant Jacques; elle enferma les bijoux
et les autres effets du general dans une armoire dont elle emporta la
clef, et envoya Jacques et Paul a l'ecole ou ils allaient tous les
jours. Elfy se mit a travailler; elle etait triste, et sa soeur fut
assez longtemps avant de pouvoir la faire sourire. Vers le milieu du
jour, les voyageurs commencerent a arriver, ce qui donna aux deux soeurs
assez d'occupation pour les empecher de penser aux absents.

Quand Torchonnet rentra au presbytere, le cure lui demanda s'il avait
ete a l'ecole.

TORCHONNET.--Non, je ne sais rien, et l'ecole m'ennuie.

LE CURE.--C'est parce que tu ne sais rien que l'ecole t'ennuie! Quand tu
sauras quelque chose, tu t'y amuseras.

TORCHONNET.--C'est trop difficile.

LE CURE.--Mon pauvre enfant, ce que tu faisais chez ton mechant maitre
etait bien plus difficile, et tu l'as fait pourtant.

TORCHONNET.--Parce que j'y etais force.

LE CURE.--Il faudra bien que tu apprennes a lire, a ecrire et a compter,
sans quoi tu ne pourras te placer nulle part.

TORCHONNET.--Je n'ai pas besoin de me placer.

LE CURE.--Toi, plus qu'un autre, mon enfant, parque tu n'as pas de
parents pour te venir en aide.

TORCHONNET.--Bah! bah! Je sais ce que je sais.

LE CURE.--Et que sais-tu, mon enfant, que je ne sache pas?

TORCHONNET.--Oh! vous le savez bien aussi; seulement vous faites
semblant de ne pas savoir.

LE CURE.--Je t'assure que je ne comprends pas ou tu veux en venir.

TORCHONNET.--J'en veux venir a vous dire que vous n'etes pas mon maitre,
que le general voulait me donner tout son argent et me faire son fils,
que c'est vous qui l'en avez empeche, et que je veux, moi, etre riche et
devenir un beau monsieur.

Le bon cure, stupefait de la hardiesse et des reproches de ce garcon
qui, trois jours auparavant, tremblait devant tout le monde, resta muet,
le regardant avec surprise.

TORCHONNET.--Vous faites semblant de ne pas comprendre! Vous croyez que
je n'ai pas entendu ce que vous a dit le general et comment vous avez
refuse de me donner, comme si j'etais a vous. Le general m'aime, et il
me prendra a son retour, et vous verrez alors ce que je ferai.

--Pauvre, pauvre enfant, dit le cure les larmes dans les yeux et la voix
tremblante d'emotion. Pauvre petit! Tu fais le mal sans le savoir;
personne ne t'a appris ce qui est mal et ce qui est bien!... Tu crois,
mon.. enfant, que le general t'aurait emmene? que c'est moi qui l'en ai
empeche? Je sais que je n'ai pas le droit de te retenir malgre toi; que
tu peux t'en aller tout de suite si tu le veux. Mais ou iras-tu? Que
feras-tu? Qui te nourrira et te logera? Ce que je fais pour toi, je le
fais par charite, pour l'amour de Dieu, pour te venir en aide, a toi
pauvre petite creature du bon Dieu. Le general a eu l'idee de te
prendre; elle lui a passe de suite, il en a ri lui-meme.

TORCHONNET.--Comment le savez-vous, puisqu'il n'est pas revenu vous
voir?

LE CURE.--Il m'a envoye Moutier pour me le faire savoir. Je te pardonne
ce que tu viens de dire, mon ami, et je ne t'en offre pas moins un asile
chez moi tant que tu ne trouveras pas mieux. Mettons nous a table et
dinons, sans songer a ce qui s'est passe entre nous. Le bon cure passa
dans la salle ou l'attendaient son diner et sa servante; Torchonnet, un
peu honteux, demi-repentant et indecis, se mit a table et mangea comme
s'il n'avait rien qui le troublat. Il n'en fut pas de meme du cure qui
etait triste et qui reflechissait sur les moyens de ramener Torchonnet a
des meilleurs sentiments. Il resolut de redoubler de bonte a son egard
et de n'exiger de lui que de s'abstenir de mal faire.


XV

Premiere etape du general.

Pendant que Torchonnet volait, injuriait ses bienfaiteurs, pendant que
Jacques le defendait et gagnait a l'ecole des bons points et des eloges,
pendant qu'Elfy comptait les, heures et les jours qui la separaient de
son futur mari, pendant que Mme Blidot veillait a tout, surveillait.
tout et pensait au bien-etre de tous, le general marchait d'un pas
resolu vers Domfront, escorte de Moutier qui le regardait du coin de
l'oeil avec quelque inquietude. Pendant la premiere demi-lieue, le
general avait ete leste et meme trop en train; a mesure qu'il avancait,
son pas se ralentissait, s'alourdissait; il suait, il s'eventait avec
son mouchoir, il soufflait comme les chevaux fatigues. Moutier lui
proposa de se reposer un instant sur un petit tertre au pied d'un arbre;
le general refusa et commenca a s'agiter; il ota son chapeau, s'essuya
le front.

LE GENERAL.--Il fait diantrement chaud, Moutier; depuis Sebastopol je
n'aime pas la grande chaleur; en avons-nous eu la-bas! Quelle cuisson!
et pas un abri... J'ai envie d'oter ma redingote: c'est si chaud ces
gros draps!

MOUTIER.--Donnez-la-moi, que je la porte, mon general; elle vous
chargerait trop.

LE GENERAL--Du tout, mon cher; laissez donc. A la guerre comme a la
guerre!

Le general fit quelques pas.

LE GENERAL.--Saperlotte! qu'il fait chaud!

MOUTIER.--Donnez, mon general; cela vous ecrase.

LE GENERAL.--Et vous donc, parbleu? Si c'est lourd pour moi, ce l'est
aussi pour vous.

MOUTIER.--Moi, mon general, je n'ai pas passe par tous les grades pour
arriver au votre, et je puis porter votre redingote sans fatigue aucune.

LE GENERAL.--Ce qui veut dire que je suis une vieille carcasse bonne a
rien, tandis que vous, jeune, beau, vigoureux, tout vous est possible.

MOUTIER.--Ce n'est pas ce que je veux dire, mon general; mais je pense a
ce qu'il m'a fallu endurer de fatigues, de souffrances, de privations
de toutes sortes pour arriver au grade de sergent; et je m'incline avec
respect devant votre grade de general que vous avez conquis a la pointe
de votre sabre.

Le general parut content, sourit, passa la redingote a Moutier et lui
serra la main.

"Merci, mon ami, vous savez flatter doucement, agreablement et sans
vous aplatir, parce que vous etes bon. Elfy sera heureuse! Elle a de la
chance d'etre tombee sur un mari comme vous! Sapristi que la route est
longue!" Le pauvre gros general trainait la jambe; il n'en pouvait plus.
Il regardait du coin de l'oeil la droite et la gauche de la route, pour
decouvrir un endroit commode pour se reposer; il en apercut un qui
remplissait toutes les conditions voulues; un leger monticule au pied
d'un arbre touffu, pas de pierres, de la mousse et de l'herbe. Moutier
voyait bien la manoeuvre du general, qui tournait, s'arretait,
soupirait, boitait, mais qui n'osait avouer son extreme fatigue. Enfin,
voyant que Moutier ne disait mot et n'avait l'air de s'apercevoir de
rien, il s'arreta: "Mon bon Moutier, dit-il, vous etes en nage, ma
redingote vous assomme, asseyons-nous ici; c'est un bon petit endroit,
fait expres pour vous redonner des forces."

MOUTIER.--Je vous assure, mon general, que je ne suis pas fatigue et que
j'irais du meme pas jusqu'a la fin du jour.

LE GENERAL.--Non, Moutier, non; je vois que vous avez chaud, que vous
etes fatigue.

MOUTIER.--Pour vous prouver que je ne le suis pas, mon general, Je vais
accelerer le pas.

Et Moutier, riant sous cape, prit le pas gymnastique des chasseurs
d'Afrique. Le pauvre general, qui se sentait a bout de force, se mit a
crier, a appeler.

"Moutier! arretez! Comment, diantre, voulez-vous que je vous suive?
Puisque je vous dis que je suis rendu, que je ne puis plus avancer un
pied devant l'autre. Voulez-vous bien revenir... Diable d'homme! il fait
expres de ne pas entendre."

Moutier se retourna enfin, revint au pas de course vers le general et le
trouva assis au pied de cet arbre, sur ce tertre que Moutier refusait.

"Comment, mon, general, vous voila reste? Je croyais que vous me
suiviez."

LE GENERAL, avec humeur.--Comment voulez-vous que je suive un diable
d'homme qui marche comme un cerf? Est-ce que j'ai les allures d'un cerf,
moi? Suis-je taille comme un cerf? Est-ce qu'un homme de mon age, de
ma corpulence, blesse, malade, peut courir pendant des lieues sans
seulement souffler ni se reposer?

MOUTIER.--Mais c'est tout juste ce que je vous disais, mon general; vous
n'avez pas voulu me croire.

LE GENERAL.--Vous me le disiez comme pour me narguer, en vous
redressant de toute votre hauteur et pret a faire des gambades, pour
faire voir a Elfy votre belle taille elancee, votre tournure leste et
pour faire comparaison avec mon gros ventre, ma taille epaisse, mes
lourdes jambes. On a son amour-propre, comme je vous l'ai dit jadis, et
on ne veut pas, devant une jeune fille et une jeune femme, passer pour
un infirme, un podagre, un vieillard decrepit.

MOUTIER.--Je vous assure, mon general...

LE GENERAL.--Je vous dis que ce n'est pas vrai, que c'est comme ca.

MOUTIER.--Mais, mon general...

LE GENERAL.--Il n'y a pas de mais; vous croyez que je n'ai pas vu votre
malice de vous mettre a courir comme un derate pour me narguer. Vous
vous disiez: "Tu t'assoiras, mon bonhomme; tu te reposeras, mon vieux!
Je cours, toi tu t'arretes; je gambade, toi tu tombes. Vivent les
jeunes! A bas les vieux!" Voila ce que vous pensiez, Monsieur; et votre
bouche souriante en dit plus que votre langue.

MOUTIER.--Je suis bien fache, mon general, que ma bouche...

LE GENERAL.--Fache, par exemple! Vous etes enchante; vous riez sous
cape; vous voudriez me voir tirer la langue et trainer la jambe, et que
je restasse en chemin, pour dire: "Voila pour punir l'orgueil de ce
vieux tamis crible de balles et de coups de baionnette!" Car j'en ai eu
des blessures; personne n'en a eu comme moi. Oui, Monsieur, quoi que
vous en disiez; quand vous m'avez ramasse a Malakoff, au moment ou
j'allais sauter une seconde fois, j'avais plus de cinquante blessures
sur le corps; et sans vous, Monsieur, je ne m'en serais jamais tire;
c'est vous qui m'avez sauve la vie, je le repete et je le dirai jusqu'a
la fin de mes jours; et vous avez beau me lancer des regards furieux (ce
qui est fort inconvenant de la part d'un sergent a un general), vous
ne me ferez pas taire, et je crierai sur les toits: "c'est Moutier, le
brave sergent des zouaves, qui m'a sauve au risque de perir avec moi et
pour moi; et je ne l'oublierai jamais, et je l'aime, et je ferai tout ce
qu'il voudra, et il fera de moi ce qu'il Voudra."

Le general, emu de sa colere passee et de son attendrissement present,
tendit la main a Moutier qui s'assit pres de lui.

"Reposons-nous encore, mon general; je ne fais qu'arriver; moi aussi
j'ai une blessure qui me gene pour marcher, et je serais bien aise de..."

--Vrai? dit le general avec une satisfaction evidente, vous avez
vraiment besoin de vous reposer?

MOUTIER.--Tres vrai, mon general. Ce que vous avez pris pour de la
malice etait de la bravade, de l'entrain de zouave. Ah! qu'il fait bon
se reposer au frais! continua-t-il en s'etendant sur l'herbe comme s'il
se sentait reellement fatigue.

Le general, enchante, se laissa aller et s'appuya franchement contre
l'arbre; il ferma les yeux et ne tarda pas a s'endormir, Quand Moutier
l'entendit legerement ronfler, il se releva lestement et partit au
galop, laissant pres du general un papier sur lequel il avait ecrit:
"Attendez-moi! mon general, je serai bientot de retour."

Le general dormait, Moutier courait; il parait que sa blessure ne le
genait guere, car il courut sans s'arreter jusqu'a Domfront; il demanda
au premier individu qu'il rencontra ou il pourrait trouver une voiture a
louer; on lui indiqua un aubergiste qui louait de tout; il y alla, fit
marche pour une carriole, un cheval et un conducteur, fit atteler de
suite, monta dedans et fit prendre au grand trot la route de Loumigny;
il ne tarda pas a arriver au tertre et a l'arbre ou il avait laisse le
general; personne! Le general avait disparu, laissant sa redingote, que
Moutier avait deposee par terre pres de lui.

Le pauvre Moutier eut un instant de terreur. Le cocher, voyant
l'alteration de cette belle figure si franche, si ouverte, si gaie,
devenue sombre, inquiete, presque terrifiee, lui demanda ce qui causait
son inquietude.

MOUTIER.--J'avais laisse la ce bon general, ereinte et endormi. Je ne
retrouve que sa redingote. Qu'est-il devenu?

LE COCHER.--Il, s'en est peut-etre retourne, ne vous voyant pas venir.

MOUTIER.--Tiens, c'est une idee! Merci, mon ami; continuons alors
jusqu'a Loumigny.

Le cocher fouetta son cheval qui repartit au grand trot; ils ne
tarderent pas a arriver a l'Ange-Gardien. Moutier sauta a bas de la
carriole, entra precipitamment et se trouva en face du general en
manches de chemise, son gros ventre se deployant dans toute son ampleur,
la face rouge comme s'il allait eclater, la bouche beante, les yeux
egares par la surprise.

Le general fut le premier a le reconnaitre.

"Que veut dire cette farce, Monsieur? Suis-je un Polichinelle, un
Jocrisse, un Pierrot, pour que vous vous permettiez un tour pareil? Me
planter la au pied d'un arbre! me perdre comme le Petit-Poucet! Profiter
d'un sommeil que vous avez perfidement provoque en feignant vous-meme de
dormir! Qu'est-ce, Monsieur? Dites. Parlez!

MOUTIER.--Mon general...

LE GENERAL.--Pas de vos paroles mielleuses, Monsieur! Expliquez-vous...
Dites...

MOUTIER, vivement.--Et comment voulez-vous que je m'explique, mon
general, quand vous ne me laissez pas dire un mot?

LE GENERAL.--Parlez, Monsieur l'impatient, le colere, l'ecervele,
parlez! nous vous ecoutons.

MOUTIER.--Je vous dirai en deux mots, mon general, que, vous voyant
ereinte, n'en pouvant plus, j'ai profite de votre sommeil...

LE GENERAL.--Pour vous sauver, parbleu; je le sais bien.

MOUTIER.--Mais non, mon general; pour courir au pas de charge jusqu'a
Domfront, vous chercher une voiture que j'ai trouvee, que j'ai amenee au
grand trot du cheval, et qui est ici a la porte, prete a vous emmener,
puisqu'il faut que nous partions. Et a present, mon general, que je me
suis explique, je dois dire deux mots a Elfy qui rit dans son petit
coin.

Et, allant a Elfy, il lui parla bas et lui raconta quelque chose de
plaisant sans doute, car Elfy riait et Moutier souriait. Il faut dire
que l'entree du general en manches de chemise, descendant peniblement
de dessus un ane a la porte de l'Ange-Gardien, avait excite la gaiete
d'Elfy et de sa soeur, et qu'elle etait encore sous cette impression.
Le general ne bougeait pas, il restait au milieu de la salle, les bras
croises, les jambes ecartees; ses veines se degonflaient, la rougeur
violacee de son visage faisait place au rouge sans melange; ses sourcils
se detendaient, son front se deridait.

LE GENERAL.--Mon brave Moutier, mon ami, pardonne-moi; je n'ai pas le
sens commun. Partons vite dans votre carriole; bonne idee, ma foi!
excellente idee! Et le general dit adieu aux deux soeurs, serra les
mains de Moutier qui pardonnait de bon coeur et venait en aide au
general pour passer sa redingote et le hisser dans la carriole, ou il
prit place pres de lui.

Quand ils furent a quelque distance du village, Moutier demanda au
general pourquoi il ne l'avait pas attendu, et comment il avait pu
refaire la route jusqu'a Loumigny. "Mon cher, quand je me suis reveille,
j'etais seul; desole d'abord, en colere ensuite; je ne savais que faire,
ou aller, lorsque j'ai apercu votre papier.

"L'attendre! me suis-je dit, je t'en souhaite! Moi general, attendre un
sergent! Non, mille fois non. Ah! Il me plante la! (J'etais en colere,
vous savez.) Il me fait croquer le marmot a l'attendre! Moi aussi, je
lui jouerai un tour; moi aussi, je vais me promener de mon cote pendant
qu'il se promene du sien. (Toujours en colere, n'oubliez pas.) Alors je
me leve: je me sentais bien repose, je fais volte-face et je reprends le
chemin de notre bon Ange-Gardien. Je rencontre un bonhomme avec un ane,
je lui demande de monter dessus (car j'etais essouffle, j'avais marche
vite pour vous echapper); le bonhomme hesite; je lui donne une piece de
cinq francs; il ote son bonnet, salue jusqu'a terre, m'aide a monter sur
le grison, monte en croupe derriere moi, et nous voila partis au trot.
Ce coquin d'ane avait le trot d'un dur! il me secouait comme un sac de
noix. Nous avions, je pense, un air tout drole. Tous ceux qui nous
rencontraient riaient et se retournaient pour nous voir encore. Je suis
arrive a l'Ange-Gardien. Elfy a pousse un cri et est devenue pale comme
la lune; je l'ai bien vite rassuree sur vous, car c'est pour vous,
mauvais sujet, qu'elle a pali; et moi, vous croyez qu'elle a eu peur
en me voyant revenir en manches de chemise, a ane, avec un bonhomme en
croupe? Ah bien oui! peur! Elle s'est sauvee pour rire a son aise. Il y
avait bien de quoi, en verite! Elle m'a envoye Mme Blidot. Celle-la
est une bonne femme! pas une petite folle comme votre Elfy... Allons,
voyons, vous voila rouge comme un homard; vos yeux me lancent des
eclairs! On peut bien dire d'une jeune et jolie fille qu'elle est une
petite folle!... A la bonne heure! vous riez a present. Il n'y avait pas
une demi-heure que j'y etais lorsque vous etes arrive comme un ouragan.
Je ne m'y attendais pas, je l'avoue; j'ai ete pris par surprise."

Moutier raconta a son tour sa consternation quand il n'avait pas
retrouve le general. La route ne fut pas longue. Ils arriverent a
Domfront trop tard pour prendre la correspondance; le general loua une
voiture, qui heureusement etait attelee d'un excellent cheval, et ils
arriverent a temps pour le depart du chemin de fer de quatre heures.


XVI

Les eaux.

Apres avoir dine un peu a la hate, ils allerent prendre leurs billets
au guichet; le general reconnut le soldat qu'il avait vu la veille a
l'Ange-Gardien.

"Trois billets, Moutier; trois de premieres!" s'ecria le General.

Moutier lui en passa deux et en garda un, sans comprendre le motif de
cette nouvelle fantaisie du general. Celui-ci donna un des billets au
soldat qui le suivait de pres; le soldat porta la main: a son kepi et
remercia le general quand il l'eut rejoint. Ils monterent tous trois
dans le meme wagon, Moutier ayant ete expedie en eclaireur pour garder
les trois places.

Pendant la route, le general fit plus ample connaissance avec le soldat,
qui avait fait, comme lui, la campagne de Crimee; la reserve polie
du soldat, ses reponses claires et modestes, son ensemble honnete et
intelligent plurent beaucoup au general, facile a engouer et toujours
extreme dans ses volontes; il resolut de l'attacher a son service a tout
prix, le soldat lui ayant appris qu'il etait libre, sans occupation et
sans aucune ressource pecuniaire. Le voyage se passa, du reste, sans
evenements majeurs; par-ci par-la, quelques legeres discussions du
general avec les employes, avec ses voisins de wagon, avec les garcons
de table d'hote. On finissait toujours par rire de lui et avec lui, et
par y gagner soit une piece d'or, soit un beau fruit ou un verre de
champagne, ou meme une invitation a visiter sa terre de Gromiline, pres
de Smolensk,... quand il ne serait plus prisonnier.

Ils arriverent aux eaux de Bagnoles, pres d'Alencon. En quittant la
gare, le soldat voulut prendre conge du general.

LE GENERAL.--Comment! Pourquoi voulez-vous me quitter? Vous ai-je dit
ou fait quelque sottise? Me trouvez-vous trop ridicule pour rester avec
moi?

LE SOLDAT.--Pour ca, non, mon general; mais je crains d'avoir deja ete
bien indiscret en acceptant toutes vos bontes, et...

LE GENERAL.--Et pour m'en remercier, vous me plantez la comme un vieil
invalide plus bon a rien. Merci, mon cher, grand merci.

LE SOLDAT.--Mon general, je serais tres heureux de rester avec vous.

LE GENERAL.--Alors, restez-y, que diantre!

Le soldat regardait d'un air indecis Moutier qui retenait un sourire et
qui lui fit signe d'accepter. Le general les observait tous deux, et,
avant que le soldat eut parle:

LE GENERAL.--A la bonne heure! c'est tres bien. Vous restez a mon
service; je vous donne cent francs par mois, defraye de tout... Quoi,
qu'est-ce? Vous n'etes pas content? Alors Je double: deux cents francs
par mois.

LE SOLDAT.--C'est trop, mon general, beaucoup trop; nourrissez-moi et
payez ma depense, ce sera beaucoup pour moi.

LE GENERAL.--Qu'est-ce a dire, Monsieur? Me prenez-vous pour un ladre?
Me suis-je comporte en grigou a votre egard? De quel droit pensez-vous
que je me fasse servir pour rien par un brave soldat qui porte la
medaille de Crimee, qui a certainement merite cent fois ce que je lui
offre, et dont j'ai un besoin urgent puisque je me trouve sans valet
de chambre, que je suis vieux, use, blesse, maussade, ennuyeux,
insupportable? Demandez a Moutier qui se detourne pour rire; il vous
dira que tout ca c'est la pure verite. Repondez, Moutier, rassurez ce
brave garcon.

MOUTIER, se retournant vers le soldat.--Ne croyez pas un mot de ce que
vous dit le general, mon cher, et entrez bravement a son service! vous
ne rencontrerez jamais un meilleur maitre.

LE GENERAL.--Je devrais vous gronder de votre impertinence, mon ami,
mais vous faites de moi ce que vous voulez. Allons chercher un logement
pour nous trois. Et s'adressant ensuite au soldat: "Comment vous
appelez-vous?"

LE SOLDAT.--Jacques Derigny, mon general.

LE GENERAL.--Je ne peux pas vous appeler Jacques, pour ne pas confondre
avec mon petit ami Jacques; vous serez Derigny pour moi et pour Moutier.

Ils arriverent au grand hotel de l'etablissement. Le general arreta pour
un mois le plus bel appartement au rez-de-chaussee et s'y etablit avec
sa suite. Le garcon lui demanda s'il fallait aller chercher son bagage.
Le general le regarda avec ses grands yeux malins, sourit et repondit:

"J'ai tout mon bagage sur moi, mon garcon. Ca vous etonne? C'est
pourtant comme ca."

--Et... ces messieurs?...

--Ces messieurs font partie de ma suite, mon garcon: ils ne sont pas
mieux montes que moi.

Le garcon regarda le general d'un air sournois et sortit sans mot dire.
Le general, se doutant bien de ce qui allait se passer, se frottait les
mains et riait. Peu d'instants apres, le maitre d'hotel entra d'un air
fort grave, salua legerement et dit au general:

L'HOTE.--Monsieur, on a commis une erreur en vous indiquant ce bel
appartement; il est promis et vous ne pouvez y rester.

LE GENERAL, d'un air decide.--Vraiment? Et pourtant j'y resterai; oui,
Monsieur, j'y resterai.

L'HOTE.--Mais, Monsieur, puisqu'il est retenu.

LE GENERAL.--J'attendrai, Monsieur, que la personne en question soit
arrivee, et je m'arrangerai avec elle; en attendant, j'y reste, puisque
j'y suis.

L'HOTE.--Monsieur, quand on n'a pas de bagage, on paye d'avance.

Le general cligna de l'oeil en regardant Moutier et fit semblant d'etre
embarrasse; il se gratta la tete.

"Monsieur, dit-il, jamais on ne m'a fait de conditions pareilles; je
n'ai jamais paye d'avance."

--C'est que, Monsieur, riposta l'hote d'un air demi-impertinent, les gens
qui n'ont pas de bagage ont assez souvent l'habitude de ne pas payer du
tout, quand on ne les fait pas payer d'avance.

LE GENERAL.--Monsieur, ces gens-la sont des voleurs.

L'HOTE.--Je ne dis pas non, Monsieur.

LE GENERAL.--Ce qui veut dire que vous me prenez pour un voleur.

L'HOTE.--Je ne l'ai pas dit, Monsieur.

LE GENERAL.--Mais il est clair que vous le pensez, Monsieur.

L'hote se tut. Le general se placa a six pouces de lui, le regardant
bien en face.

"Monsieur, vous etes un insolent, et moi je suis un honnete homme, un
brave homme, un bon homme; et je suis le comte Dourakine, Monsieur,
general prisonnier sur parole, Monsieur; et j'ai six cent mille roubles
de revenu, Monsieur; et voici mon portefeuille bourre de billets de
mille francs (il montre son portefeuille), et voici ma sacoche (il
tire la sacoche de la poche de Moutier); et je vous aurais paye votre
appartement le double de ce qu'il vaut, Monsieur; et je l'aurais paye
d'avance, Monsieur, un mois entier, Monsieur; et maintenant vous n'aurez
rien, car je m'en vais loger ailleurs, Monsieur. Venez, Moutier; venez,
Derigny."

Le general enfonca son chapeau sur sa tete en face de l'hote, ebahi et
desole. Il fit un pas, l'hote l'arreta: "Veuillez m'excuser, Monsieur le
comte. Je suis desole; pouvais-je deviner? Mon garcon me dit que vous
n'avez pas meme une chemise de rechange. L'annee derniere, Monsieur,
j'ai ete vole ainsi par un pretendu comte autrichien qui etait un
echappe du bagne et qui m'a fait perdre plus de deux mille francs.
Veuillez me pardonner. Monsieur le comte, nous autres, pauvres
aubergistes, nous sommes si souvent trompes! Si Monsieur le comte savait
combien je suis desole!..."

LE GENERAL.--Desole de ne pas empocher mes pieces d'or, mon brave homme,
hein!

L'HOTE.--Je suis desole que Monsieur le comte puisse croire...

--Allons, allons, en voila assez, dit le general en riant. Combien
faites-vous votre appartement par mois et la nourriture premiere
qualite, pour moi et pour mes amis, qui doivent etre traites comme des
princes?

L'hote reflechit en reprenant un air epanoui et en saluant plus de vingt
fois le general et ses amis, comme il les avait designes.

L'HOTE.--Monsieur le comte, l'appartement, mille francs; la nourriture,
comme Monsieur le comte la demande, mille francs egalement, y compris
l'eclairage et le service.

LE GENERAL.--Voici deux mille francs, Monsieur. Laissez-nous tranquilles
maintenant.

L'hote salua tres profondement et sortit. Le general regarda Moutier
d'un air triomphant et dit en riant:

"Le pauvre diable! a-t-il eu peur de me voir partir! Au fond, il avait
raison, et j'en aurais fait autant. a sa place. Nous avons l'air de
trois chevaliers d'industrie, de francs voleurs. Trois hommes sans une
malle, sans un paquet, lui prennent un appartement de mille francs!

MOUTIER.--Tout de meme, mon general, il aurait pu etre plus poli et ne
pas nous faire entendre qu'il nous prenait pour des voleurs.

LE GENERAL.--Mon ami, c'est pour cela que je lui ai fait la peur qu'il a
eue. A present que nous voila loges, allons acheter ce qu'il nous faut
pour etre convenablement montes en linge et en vetements.

Le general partit, suivi de son escorte; il ne trouva pas a Bagnoles les
vetements elegants et le linge fin qu'il revait, mais il y trouva de
quoi se donner l'apparence d'un homme bien monte. Il voulut faire aussi
le trousseau de Moutier et de Derigny, et il leur aurait achete une
foule d'objets inutiles si tous deux ne s'y fussent vivement opposes.

Le sejour aux eaux se passa tres bien pour le general qui s'amusait de
tout, qui faisait et disait des originalites partout, qui demandait en
mariage toutes les jeunes filles au-dessus de quinze ans, qui invitait
toutes les personnes gaies et agreables a venir le voir en Russie, a
Gromiline, pres de Smolensk, qui mangeait et buvait toute la journee.
Moutier et Derigny passerent leur temps posement, un peu tristement,
car Moutier attendait avec impatience l'heure du retour qui devait le
ramener et le fixer a jamais a l'Ange-Gardien, pres d'Elfy; et Derigny
etait en proie a un chagrin secret qui le minait et qui alterait meme
sa sante. Moutier chercha vainement a gagner sa confiance; il ne put
obtenir l'aveu de ce chagrin. Le general lui-meme eut beau demander,
presser, se facher, menacer, jamais il ne put rien decouvrir des
antecedents de Derigny. Jamais aucun manquement de service ne venait
agacer l'humeur turbulente du general; jamais Derigny ne lui faisait
defaut; toujours a son poste, toujours pret, toujours serviable, exact,
intelligent, actif, il etait proclame par le generai la perle des
serviteurs; du reste, insouciant pour tout ce qui ne regardait pas son
service, il refusait l'argent que lui offrait le general; et quand
celui-ci insistait:

"Veuillez me le garder, mon general; je n'en ai que faire a present."

Quand vint le jour du depart, le general etait radieux, Moutier
bondissait de joie. Derigny restait triste et grave. On partit enfin
apres des adieux triomphants pour le general qui avait repandu l'or a
pleines mains a l'hotel, aux bains, partout.

Plus de deux cents personnes le conduisirent avec des benedictions, des
supplications de revenir, des vivats, qu'il recompensa en versant dans
chaque main un dernier tribut de la fortune a la pauvrete.


XVII

Coup de theatre.

Le voyage ne fut pas long. Partis le matin, nos trois voyageurs
arriverent pour diner a Loumigny, et pas a pied, comme au depart.

Mme Blidot, Elfy, Jacques et Paul, qui avaient ete prevenus par Moutier
de l'heure du retour, les recurent avec des cris de joie. Moutier
presenta Derigny a Mme Blidot et a Elfy. Lorsque Moutier lui amena
Jacques et Paul pour les embrasser, Derigny les saisit dans ses bras,
les embrassa plus de dix fois et se troubla a tel point qu'il fut oblige
de sortir. Moutier et les enfants le suivirent.

MOUTIER.--Qu'avez-vous, mon ami? Quelle agitation!

DERIGNY.--Mon Dieu! mon Dieu, soutenez-moi dans cette nouvelle epreuve.
Oh! mes enfants! mes pauvres Enfants!

Jacques s'approcha de lui les larmes aux yeux, le regarda Longtemps.

"C'est singulier, dit-il en passant la main sur son front, papa a dit
comme ca quand il est parti."

DERIGNY..--Comment t'appelles-tu, enfant?

JACQUES.--Jacques.

DERIGNY.--Et ton frere?

JACQUES.--Paul.

Derigny poussa un cri etouffe, voulut faire un pas, chancela et serait
tombe si Moutier ne l'avait soutenu.

DERIGNY.--Dites-moi pour l'amour de Dieu, cette dame d'ici est-elle
votre maman?

--Oui, dit Paul.

--Non, dit Jacques; Paul ne sait pas; il etait trop petit; notre vraie
maman est morte; celle-ci est une maman tres bonne, mais pas vraie.

--Et... votre pere? demanda Derigny d'une voix etranglee par l'emotion.

JACQUES.--Papa? Pauvre papa! les gendarmes l'ont emmene...

Jacques n'avait pas fini sa phrase que Derigny l'avait saisi dans ses
bras, ainsi que Paul, en poussant un cri qui fit accourir le general et
les deux soeurs.

Le pauvre Derigny voulut parler, mais la parole expira sur ses levres et
il tomba comme une masse, serrant encore les enfants contre son coeur.
Moutier avait amorti sa chute en le soutenant a demi, aide des deux
soeurs; il degagea avec peine Jacques et Paul de l'etreinte de Derigny.
Lorsque Jacques put parler, il fondit en larmes et s'ecria:

"C'est papa, c'est mon pauvre papa! Je l'ai presque reconnu quand il
a dit: "Mes pauvres enfants!" et surtout quand il nous a embrasses si
fort; c'est comme ca qu'il a dit et qu'il a fait quand les gendarmes
sont venus."

Le cri pousse par Derigny avait attire aux portes presque tous les
voisins de l'Ange-Gardien, et un rassemblement considerable ne tarda
pas a se former. Les premiers venus repondaient aux interrogations des
derniers accourus.

"Qu'est-ce?" demandait une bonne femme.

--C'est un homme qui vient de tomber mort de besoin.

--Pourquoi les petits pleurent-ils?

--Parce qu'ils ont bon coeur, ces enfants! N'est-il pas terrible de voir
un homme mourir de besoin a votre porte?

--Voyez donc ce gros, comme il se demene! Il va tous les ecraser s'il
tombe dessus.

--C'est le monsieur que les Bournier ont assassine.

--Comment donc qu'il a fait pour en revenir?

--C'est parce que le grand zouave l'a mene aux eaux; ca l'a tout remonte.

--Tiens! quand ma femme sera morte, pas de danger que je la porte la-bas.

Derigny ne reprenait pas connaissance, malgre les moyens energiques du
general; des claques dans les mains a lui briser les doigts, de la fumee
de tabac a suffoquer un ours, de l'eau sur la tete a noyer un enfant,
rien n'y faisait; la secousse avait ete trop forte, trop imprevue.
Moutier commencait a s'inquieter de ce long evanouissement; il se
relevait pour aller chercher le cure, lorsqu'il le vit fendre la foule
et arriver precipitamment a Derigny.

LE CURE.--Qu'y a-t-il? un homme mort, me dit-on! Pourquoi ne m'a-t-on
pas prevenu plus tot?

MOUTIER.--Pas mort, mais evanoui, monsieur le cure; il vient de tomber
par suite d'une joie qui l'a saisi. Le cure s'agenouilla pres de,
Derigny, lui tata le pouls, ecouta sa respiration, les battements de
son coeur et se releva avec un sourire.

"Ce ne sera rien, dit-il; otez-le d'ici, couchez-le sur un lit bien a
plat, bassinez le front, les tempes avec du vinaigre, et faites-lui
avaler un peu de cafe."

Apres avoir donne encore quelques avis, le cure, se voyant inutile,
retourna chez lui.

JACQUES.--Mon bon ami Moutier, laissez-moi embrasser mon pauvre papa
avant qu'il soit mort tout a fait, je vous en prie, je vous en supplie;
tante Elfy ne veut pas. Moutier tourna la tete et vit le pauvre Jacques
a demi agenouille, les mains jointes, le regard suppliant, le visage
baigne de larmes.

MOUTIER.--Viens, mon pauvre enfant, embrasse ton papa et ne t'effraye
pas; il n'est pas mort, et dans quelques instants il t'embrassera
lui-meme et te serrera dans ses bras.

Jacques remercia du regard son ami Moutier et se jeta sur son pere
qu'il embrassa a plusieurs reprises. Derigny, au contact de son enfant,
commenca a reprendre connaissance; il ouvrit les yeux, apercut Jacques
et fit un effort pour se relever et le serrer contre son coeur. Moutier
le soutint, et l'heureux pere put a son aise couvrir de baisers ses
enfants perdus et tant regrettes.

Apres les premiers moments de ravissement, Derigny parut confus d'avoir
excite l'attention generale; il se remit sur ses pieds, et, quoique
tremblant encore, il se dirigea vers la maison, tenant ses enfants par
la main. Arrive dans la salle, suivi du general, de Moutier et des deux
soeurs, il se laissa aller sur une chaise, regarda avec tendresse et
attendrissement Jacques et Paul qu'il tenait dans chacun de ses bras,
et, apres les avoir encore embrasses a plusieurs reprises:

"Excusez-moi, mon general, dit-il; veuillez m'excuser, Mesdames; j'ai
ete si saisi, si heureux de retrouver ces pauvres chers enfants que j'ai
tant cherches, tant pleures, que je me suis laisse aller a m'evanouir
comme une femmelette. Chers, chers enfants, comment se fait-il que je
vous retrouve ici, avec une maman, une tante, un bon: ami? (Derigny
sourit en disant ces mots et jeta un regard reconnaissant sur les deux
soeurs et sur Moutier.)

JACQUES.--Deux bons amis, papa, deux. Le bon general est aussi un bon
ami.

Derigny tressaillit en s'entendant appeler papa par son enfant.

DERIGNY, l'embrassant.--Tu avais la meme voix quand tu etais petit, mon
Jacquot; tu disais papa de meme.

--Mon bon ami, dit le general avec emotion, je suis content de vous voir
si heureux. Oui, sapristi, je suis plus content que si..., que si...
j'avais epouse toutes les petites filles des eaux, que si j'avais adopte
Moutier, Elfy, Torchonnet. Je suis content, content!

Derigny se leva et porta la main a son front pour faire le salut
militaire.

DERIGNY.--Grand merci, mon general! Mais comment se fait-il que mes
enfants se trouvent ici a plus de vingt lieues de l'endroit ou je les
avais laisses?

MADAME BLIDOT.--C'est le bon Dieu et Moutier qui nous les ont amenes,
mon cher Monsieur.

JACQUES.--Et aussi la sainte Vierge, papa, puisque je l'avais priee
comme ma pauvre maman me l'avait recommande.

DERIGNY.--Mon bon Jacquot! Te souviens-tu encore de ta pauvre maman?

JACQUES.--Tres bien, papa, mais pas beaucoup de sa figure; je sais
seulement qu'elle etait pale, si pale que j'avais peur.

Derigny l'embrassa pour toute reponse et soupira profondement.

JACQUES.--Vous etes encore triste, papa? et pourtant vous nous avez
retrouves, Paul et moi!

DERIGNY.--Je pense a votre pauvre maman, cher enfant; c'est elle qui
vous a proteges pres du bon Dieu et de la sainte Vierge et qui vous a
amenes ici. Mon bon Moutier, comment avez-vous connu mes enfants?

MOUTIER.--Je vous raconterai ca quand nous aurons dine, mon ami; et
quand les enfants seront couches. Ils savent cela, eux, il est inutile
qu'ils me l'entendent raconter.

LE GENERAL.--Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu
vos enfants, que vous ayez fait la campagne de Crimee, que vous n'ayez
pas retrouve ces enfants au retour? Vous n'avez donc ni pere, ni mere,
ni personne?

DERIGNY.--Ni pere, ni mere, ni frere, ni soeur, mon general. Voici mon
histoire, plus triste que longue. J'etais fils unique et orphelin; j'ai
ete eleve par la grand-mere de ma femme qui etait orpheline comme moi;
la pauvre femme est morte; j'avais tire au sort; j'etais le dernier
numero de la reserve: pas de chance d'etre appele. Madeleine et moi,
nous restions seuls au monde, je l'aimais, elle m'aimait; nous nous
sommes maries; j'avais vingt et un ans; elle en avait seize.
Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journees comme
mecanicien-menuisier. Nous avions ces deux enfants qui completaient
notre bonheur; Jacquot etait si bon que nous en pleurions quelquefois,
ma femme et moi. Mais voila-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu'il
court des bruits de guerre; j'apprends qu'on appelle la reserve; ma
pauvre Madeleine se desole, pleure jour et nuit; moi parti, je la voyais
deja dans la misere avec nos deux cherubins; sa sante s'altere; Je
recois ma feuille de route pour rejoindre le regiment dans un mois. Le
chagrin de Madeleine me rend fou; je perds la tete; nous vendons notre
mobilier et nous partons pour echapper au service; je n'avais plus
que six mois a faire pour finir mon temps et etre exempt. Nous allons
toujours, tantot a pied, tantot en carriole; nous arrivons dans un joli
endroit a vingt lieues d'ici; je loue une maison isolee ou nous vivions
caches dans une demi-misere, car nous menagions nos fonds, n'osant pas
demander de l'ouvrage de peur d'etre pris: ma femme devient de plus en
plus malade; elle meurt (la voix de Derigny tremblait en prononcant ces
mots); elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits a soigner et a
nourrir. Pendant notre sejour dans cette maison, tout en evitant d'etre
connus, nous avions pourtant toujours ete a la messe et aux offices les
dimanches et fetes; la paleur de ma femme, la gentillesse des enfants
attiraient l'attention; quand elle fut plus mal, elle demanda M. le cure
qui vint la voir plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut
faire ma declaration a la mairie et donner mon nom; trois semaines
apres, le jour meme ou le venais de donner a mes enfants mon dernier
morceau de pain et ou j'allais les emmener pour chercher de l'ouvrage
ailleurs, je fus pris par les gendarmes et force de rejoindre sous
escorte, malgre mes supplications et mon desespoir. Un des gendarmes me
promit de revenir chercher mes enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait
pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouves. Arrive
au corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint a temps. Lorsque
j'en sortis, je demandai un conge pour aller chercher mes enfants et les
faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui etait un brave homme,
y consentit; quand je revins a Kerbiniac, il me fut impossible de
retrouver aucune trace de mes enfants; personne ne les avait vus. Je
courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai a la gendarmerie,
a la police des villes. Je dus rejoindre mon regiment et partir pour le
Midi sans savoir ce qu'etaient devenus ces chers bien-aimes. Dieu sait
ce que j'ai souffert. Jamais ma pensee n'a pu se distraire du souvenir
de mes enfants et de ma femme. Et, si je n'avais conserve les sentiments
religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter la vie de douleur
et d'angoisse a laquelle je me trouvais condamne. Tout m'etait egal,
tout, excepte d'offenser le bon Dieu. Voila toute mon histoire, mon
general; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.


XVIII

Premiere inquietude paternelle.

Jacques et Paul avaient ecoute parler leur pere sans le quitter des
yeux; ils se serraient de plus en plus contre lui; quand il eut fini,
tous deux se jeterent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait
tout bas. Leur pere les embrassait tour a tour, essuyait leurs larmes.

"Tout est fini a present, mes cheris! Plus de malheur, plus de
tristesse! Je serai tout a vous et vous serez tout a moi."

--Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiete. Est-ce que
nous ne serons plus a elles?

DERIGNY. Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien?

JACQUES.--Oh! papa, je crois bien que nous les aimons! elles sont si
bonnes, si bonnes, que c'est comme maman et vous. Vous resterez avec
nous, n'est-ce pas? Le pauvre Derigny n'avait pas encore songe a ce lien
de coeur et de reconnaissance de ses enfants; en le brisant, il leur
causait un chagrin dont tout son coeur paternel se revoltait; s'il les
laissait a leurs bienfaitrices, lui-meme devait donc les perdre encore
une fois, s'en separer au moment ou il venait de les retrouver;
l'angoisse de son coeur se peignait sur sa physionomie expressive.

LE GENERAL.--J'arrangerai tout cela, moi! Que personne ne se tourmente
et ne s'afflige! Je ferai en sorte que tout le monde reste content. A
present, si nous soupions, ce ne serait pas malheureux; j'ai une faim
de cannibale; nous sommes tous heureux: nous devons tous avoir faim.
Moutier, Elfy et Mme Blidot etaient alles chercher les plats et les
bouteilles; le souper ne tarda pas a etre servi et chacun se mit a sa
place, excepte Derigny qui se preparait a servir le general.

LE GENERAL.--Eh bien, pourquoi ne soupez-vous pas, Derigny? Est-ce que
la joie tient lieu de nourriture?

DERIGNY.--Pardon, mon general: tant que je reste votre serviteur, je ne
me permettrai pas de m'asseoir a vos cotes.

LE GENERAL.--Vous avez perdu la tete, mon ami! Le bonheur vous rend fou!
Vous allez servir vos enfants comme si vous etiez leur domestique? Drole
d'idee vraiment! Voyons, pas de folie. A l'Ange-Gardien nous sommes tous
amis et tous egaux. Mettez-vous la, entre Jacques et Paul, mangeons...
Eh bien, vous hesitez?... Faudra-t-il que je me fache pour vous empecher
de commettre des inconvenances? Saperlote! a table, je vous dis! Je
meurs de faim, moi!

Moutier fit en souriant signe a Derigny d'obeir; Derigny se placa entre
ses deux enfants; le general poussa un soupir de satisfaction et il
commenca sa soupe. Il y avait longtemps qu'il n'avait mange de la
cuisine, bourgeoise mais excellente, de Mme Blidot et d'Elfy; aussi
mangea-t-il a tuer un homme ordinaire; l'eloge de tous les plats etait
toujours suivi d'une seconde copieuse portion. Il etait d'une gaiete
folle qui ne tarda pas a se communiquer a toute la table; Moutier ne
cessait de s'etonner de voir rire Derigny, lui qui ne l'avait jamais vu
sourire depuis qu'il l'avait connu.

MOUTIER.--Tu vois, mon Jacquot, les prodiges que tu operes ainsi
que Paul. Voici ton papa que je n'ai jamais vu sourire, et qui rit
maintenant comme Elfy et moi.

DERIGNY.--J'aurais fort a faire, mon ami, s'il me fallait: arriver a la
gaiete de Mlle Elfy, d'apres ce que vous m'en avez dit, du moins. Mais
j'avoue que je me sens si heureux que je ferais toutes les folies qu'on
me demanderait.

LE GENERAL.--Bon ca! Je vous en demande une qui vous fera grand plaisir.

DERIGNY.--Pourvu qu'elle ne me separe pas de mes enfants, mon general,
je vous le promets.

LE GENERAL.--Encore mieux! Je vous demande, mon ... ami, de ne pas me
quitter... Ne sautez pas, que diantre! Vous ne savez pas ce que je veux
dire... Je vous demande de ne jamais quitter vos enfants et de ne pas me
quitter. Ce qui veut dire que je vous garderai tous les trois avec moi,
qu'en reconnaissance de vos soins (dont je ne peux plus me passer; je
sens que je ne m'habituerais pas a un autre service que le votre, si
exact, si intelligent, si doux, si actif: il me faut vous ou la mort),
qu'en reconnaissance, dis-je, de ces soins que rien ne peut payer,
j'acheterai pour vous et je vous donnerai un bien quelconque ou vous
vous etabliriez, apres ma mort, avec vos enfants et une femme peut-etre.
Ce serait votre avenir et votre fortune a tous. Tant que je suis
prisonnier, vous resterez en France avec vos enfants et notre ami
Moutier.

DERIGNY.--Et apres, mon general?

LE GENERAL.--Apres? Apres? Nous verrons ca, Nous avons le temps d'y
penser... Eh bien, que dites-vous?

DERIGNY.--Rien encore, mon general; je demande le temps de la reflexion;
ce soir je n'ai pas la tete a moi et mon coeur est tout a mes enfants.

LE GENERAL.--Bien, mon cher, je vous donne jusqu'au repas de noces
d'Elfy et de Moutier, demain nous fixerons le jour et j'ecrirai a Paris
pour le diner et les accessoires. A nous deux, ma petite Elfy! Reprenons
notre vieille conversation interrompue sur votre mariage. C'est
aujourd'hui lundi, demain mardi j'ecris, on m'expedie mon diner et le
reste samedi; tout arrive lundi, et nous le mangerons en sortant de la
ceremonie.

ELFY.--Impossible, mon general; il faut faire les publications, le
contrat.

LE GENERAL..--Il faut donc bien du temps en France pour tout cela! Chez
nous, en Russie, ca va plus vite que ca. Ainsi, je vois Mme Blidot; vous
me convenez, je vous conviens; nous allons trouver le pope qui lit des
prieres en slavon, chante quelque chose, dit quelque chose, vous fait
boire dans ma coupe et moi dans la votre, qui nous promene trois fois
en rond autour d'une espece de pupitre, et tout est fini. Je suis votre
mari, vous etes ma lemme, j'ai le droit de vous battre, de vous faire
crever de faim, de froid, de misere.

MADAME BLIDOT, riant.--Et moi, quels sont mes droits?

LE GENERAL.--De pleurer, de crier, de m'injurier, de battre les gens,
de dechirer vos effets, de mettre le feu a la maison meme dans les cas
desesperes.

MADAME BLIDOT, riant.--Belle consolation! A quel sort terrible j'ai
echappe!

LE GENERAL.--Oh! mais moi, c'est autre chose! Je serais un excellent
mari! Je vous soignerais, je vous empaterais; je vous accablerais de
presents, de bijoux; je vous donnerais des robes a queue pour aller a la
cour, des diamants, des plumes, des fleurs!

Tout le monde se met a rire, meme les enfants; le general rit aussi et
declare qu'a l'avenir il appellera Mme Blidot "ma petite femme". Apres
avoir cause et ri pendant quelque temps, le general va se coucher parce
qu'il est fatigue; Derigny, apres avoir termine son service pres
du general, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider a se
deshabiller, a se coucher, apres avoir fait avec eux une fervente priere
d'actions de graces. Il ne peut se decider a les quitter; et quand
ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif,
effleure legerement de ses levres leurs joues, leur front et leurs
mains; enfin la fatigue et le sommeil l'emportent, et il s'endort sur
sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d'un sommeil si
paisible et si profond qu'il ne se reveille que lorsque Moutier, inquiet
de sa longue absence, va le chercher et l'emmene de force pour le faire
coucher dans le lit qui lui avait ete prepare. Il etait tard pourtant:
minuit venait de sonner a l'horloge de la salle; mais Moutier n'avait
pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa soeur; ils avaient
mille choses a se raconter, et les heures s'ecoulaient trop vite. Enfin
Mme Blidot sentit que le sommeil la gagnait; l'horloge sonna, Moutier se
leva, engagea les soeurs a aller se coucher et alla a la recherche de
Derigny, qu'il ne trouvait pas dans sa chambre pres du general. Il
reflechit encore quelque temps avant de s'endormir lui-meme; ses pensees
etaient impregnees de bonheur et ses reves se ressentirent de cette
douce inspiration.


XIX

Mysteres.

Le lendemain, le notaire, que le general avait mande la veille par un
expres pour une affaire importante, arriva de bonne heure. Le general
s'enferma avec lui pendant longtemps; ils sortirent de cette conference
satisfaits tous les deux et riant a qui mieux mieux. Le general ne dit
mot a personne de ce qui s'etait passe entre eux, et, quand le notaire
partit, il mit le doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence,
et lui fit promettre de revenir bien exactement pour le contrat de
mariage d'Elfy, la veille de la noce:

"N'oubliez pas, mon tres cher, que vous etes de la noce, du diner
surtout, diner de chez Chevet. Ne vous inquietez pas de votre coucher;
c'est moi qui loge."

--Mais, general, lui dit tout bas Mme Blidot, nous n'avons pas de place.

--Ta, ta, ta, j'aurai de la place, moi; c'est moi qui loge, ce n'est pas
vous. Soyez tranquille, ne vous inquietez de rien; nous ne derangerons
rien chez vous.

Le notaire salua et partit. Le general se frottait les mains comme
d'habitude et souriait d'un air malin. Il s'approcha d'une fenetre
donnant sur le jardin.

"C'est joli ces pres qui bordent votre jardin! Et le petit bois qui est
a droite, et la riviere qui coule au milieu. Ce serait bien commode
d'avoir tout cela. Quel dommage que ce ne soit pas a vendre!"

Mme Blidot et Elfy ne repondirent pas. C'etait a vendre; le malin
general le savait bien depuis une heure; il savait aussi que les soeurs
n'avaient pas les fonds necessaires pour l'acheter. Il eut fallu avoir
vingt-cinq mille francs; et elles n'en avaient que trois mille.

"C'est dommage, repeta le general. Quel joli petit bien cela vous
ferait! Et, si un etranger l'achete, il peut batir au bout de votre
jardin, vous empecher d'avoir de l'eau a la riviere, vous ennuyer de
mille manieres. N'est-ce pas vrai ce que je dis, Moutier?

MOUTIER.--Tres vrai, mon general; aussi je ne dis pas que n'ayons fort
envie d'en faire l'acquisition. Et, si Elfy y consent, les vingt mille
francs que je tiens de votre bonte, mon general, pourront servir a en
payer une grande partie; mais nous attendrons que le bien soit a vendre.
Le general sourit malicieusement; il avait tout prevu, tout arrange. Le
notaire avait ordre de repondre, en cas de demande, que le tout etait
vendu. A partir de ce jour, le general prit des allures mysterieuses qui
surprirent beaucoup Moutier, Derigny et les deux soeurs. Il envoya a
Domfront louer un cabriolet attele d'un cheval vigoureux; il y montait
tous les jours apres dejeuner et ne revenait que le soir. Habituellement
il partait seul avec le conducteur; quelquefois il emmenait avec lui le
cure. On demanda plus d'une fois au conducteur ou il menait le general,
jamais on n'en put tirer une parole, sinon: "J'ai defense de parler; si
je dis un mot je perdrai un pourboire de cent francs."

Quelques personnes avaient suivi le cabriolet, mais le general s'en
apercevait toujours; ces jours-la il allait, allait comme le vent,
jusqu'a ce que les curieux fussent obliges de terminer leur poursuite,
sous peine de crever leurs chevaux.

Un autre motif de surprise pour le village, c'est que, peu de jours
apres la visite du notaire, une foule d'ouvriers de Domfront vinrent
s'etablir a l'auberge Bournier; ils travaillerent avec une telle ardeur
qu'en huit jours ils y firent un changement complet. Le devant etait
uni, sable et borde d'un trottoir; un joli perron en pierre remplacait
les marches en briques demi-brisees qui s'y trouvaient jadis. Les
croisees a petits carreaux sombres et sales furent remplacees par de
belles croisees a grands carreaux. Toute la maison fut reparee et
repeinte; la cour, agrandie et nettoyee; les ecuries, la porcherie, le
bucher, la buanderie, les caves, les greniers aeres et arranges. Des
voitures de meubles et objets necessaires a une auberge arrivaient tous
les soirs; mais personne ne voyait ce qu'elles contenaient, car on
attendait la nuit pour les decharger et tout mettre en place. De jour,
les ouvriers defendaient les approches de la maison.

Il en etait de meme dans les pres et les bois qui bordaient la propriete
de l'Ange-Gardien. Une multitude d'ouvriers y tracaient des chemins, y
etablissaient des bancs, y mettaient des corbeilles de fleurs,
jetaient des ponts sur la riviere, en regularisaient les bords; ils
construisirent en vue de l'Ange-Gardien un petit embarcadere couvert,
auquel on attacha par une chaine un joli bateau de promenade. Chaque
jour donnait un nouveau charme a ce petit bien convoite par Elfy et
Moutier, et chaque jour augmentait leur desappointement. Il etait
evident que ce bien avait ete achete recemment; le nouveau proprietaire
voudrait probablement batir une habitation pour jouir des travaux qui
rendaient l'emplacement si joli.

"Chere Elfy, disait Moutier, ne desirons pas plus que nous n'avons; ne
sommes-nous pas tres heureux avec ce que nous a deja donne le bon Dieu?
D'ailleurs, pour moi, le bonheur en ce monde, c'est vous; le reste est
peu de chose. Il ne sert qu'a embellir mon bonheur, comme une jolie
toilette vous embellira le jour de notre mariage."

ELFY.--Vous avez raison, mon ami; aussi donnerais-je tous les pres
et tous les bois du monde pour vous conserver pres de moi. Je trouve
seulement contrariant de n'avoir pu acheter tout cela et de nous en voir
prives pour toujours, faute d'y avoir pense plus tot.

-C'est tout juste ce que je pensais, mes pauvres amis, dit le general
d'une voix douce... (Il rentrait par le jardin apres avoir examine les
travaux qui marchaient avec une rapidite extraordinaire.) Il n'y aurait
que la haie de votre petit jardin a ouvrir, et vous auriez la une
propriete ravissante.

MOUTIER.--Pardon, mon general, si je vous faisais observer qu'il serait
mieux de ne pas augmenter les regrets de ma pauvre Elfy; elle est bien
jeune encore et il est facile d'exciter son imagination.

LE GENERAL.--Bah! Bah! Ne disait-elle pas, il y a un instant, que vous
lui teniez lieu de tous les bois et de tous les pres? Vous etes pour
elle l'ombre des bois, la fraicheur des rivieres, le soleil des pres.
Ha! ha! ha! Un peu de sentiment, voyons donc! Au lieu de prendre des airs
d'archanges, vous me regardez tous deux avec un air presque mechant. Ha!
ha! ha! Moutier est furieux que je ne fasse pas des jeremiades avec son
Elfy, et Elfy est furieuse que je me moque de ses soupirs et de ses
regrets pour les pres et les bois. Au revoir, mes amis, j'ai une course a
faire.

Quand il fut parti:

"Joseph, dit Elfy a Moutier (qui mordait sa moustache pour contenir
l'humeur que lui causait le general), Joseph, le general est
insupportable depuis quelques jours; je serais enchantee de le voir
partir.

MOUTIER.--Ma pauvre Elfy, il est bon, mais taquin. Qu'y faire? C'est
sa nature; il faut la supporter et ne pas oublier le bien qu'il nous a
fait. Sans lui, je n'aurais jamais ose demander votre main.

ELFY.--Mais moi, je vous l'aurais donnee, mon ami; j'y etais bien
decidee lors de votre seconde visite.

MOUTIER.--Ce qui n'empeche pas que c'est, apres vous, au general que
je la dois, et un bienfait de ce genre fait pardonner bien des
imperfections.


XX

Le contrat.

Le jour de la noce approchait. Le general ne tenait plus en place; il
sortait et rentrait vingt fois par jour. Il faisait apporter une foule
de caisses de l'auberge Bournier: il avait voulu faire venir la robe, le
voile et toute la toilette de mariee d'Elfy. Il avait exige de Moutier
qu'il se fit faire a Domfront un uniforme de zouave en beau drap fin; il
l'avait mene a cet effet chez le meilleur tailleur de Domfront et
avait fait la commande lui-meme. Le placement des dix mille francs de
Torchonnet etait termine; le versement de cent cinquante mille francs
qu'il donnait au cure pour l'eglise, le presbytere, les soeurs de
charite et l'hospice etait fini. Torchonnet, bien gueri, avait ete
transfere chez les freres de Domfront. Les caisses du trousseau et les
cadeaux etaient arrives. A l'exception de celles qui contenaient les
toilettes du contrat et du jour de noce que le general ne voulait livrer
qu'au dernier jour, elles avaient ete ouvertes et videes, a la grande
joie d'Elfy qui pardonnait tout au general, et a la grande satisfaction
de Mme Blidot, de Moutier, des enfants et de Derigny: Mme Blidot,
parce qu'elle trouvait un grand supplement de linge, de vaisselle,
d'argenterie et de toutes sortes d'objets utiles pour leur auberge;
Moutier, parce qu'il jouissait de la joie d'Elfy plus que de ses propres
joies; les enfants, parce qu'ils aidaient a deballer, a ranger et
que tout leur semblait si beau, que leurs exclamations de bonheur se
succedaient sans interruption; Derigny, parce qu'il ne vivait plus que
par ses enfants, que toutes leurs joies etaient ses joies et que leurs
peines lui etaient plus que les siennes. Le general ne touchait pas
terre; il etait leste, alerte, infatigable, il courait presque autant
que Jacques et Paul. Il riait, il deballait; il se laissait pousser,
chasser. Ses grosses mains maladroites chiffonnaient les objets de
toilette, laissaient echapper la vaisselle et autres objets fragiles.

De temps a autre il courait a l'auberge Bournier, sous pretexte d'avoir
besoin d'air, puis aux ouvriers des pres et des bois, pour avoir,
disait-il, un peu de fraicheur. On le laissait faire, chacun etait trop
agreablement surpris pour gener ses allees et venues.

L'auberge Bournier ressemblait a une fourmiliere; les ouvriers etaient
plus nombreux encore et plus affaires que les jours precedents. Il etait
arrive plusieurs beaux messieurs de Paris qui s'y etablissaient et
qui achetaient, dans le village et aux environs, des provisions si
considerables de legumes frais, de beurre, d'oeufs, de laitage, qu'on
pensait dans Loumigny qu'on allait avoir a loger incessamment un
regiment ou pour le moins un bataillon.

Moutier et Derigny semblaient avoir perdu la confiance du general; il
ne leur demandait plus rien que les soins d'absolue necessite pour son
service personnel.

Ils avaient defense de toucher aux paquets qui se succedaient; le
general les deballait lui-meme et ne permettait a personne d'y jeter
un coup d'oeil. Elfy craignait parfois que ce ne fut un symptome de
mecontentement. Moutier la rassurait.

"Je le connais, disait-il; c'est quelque bizarrerie qui lui passe par la
tete et qui s'en ira comme tant d'autres que je lui ai vues."

Mme Blidot s'inquietait du repas de noces, du diner, du contrat. Quand
elle avait voulu s'en occuper et les preparer avec Elfy, le general l'en
avait empechee en repetant chaque fois:

"Ne vous occupez de rien, ne vous tourmentez de rien; c'est moi qui me
charge de tout, qui fais tout, qui paye Tout."

MADAME BLIDOT.--Mais, mon cher bon general, ne faut-il pas au moins
preparer des tables, de la vaisselle, des rafraichissements, des
flambeaux? Je n'ai rien que mon courant.

LE GENERAL.--C'est tres bien, ma chere madame Blidot! Soyez tranquille;
ayez confiance en moi.

Mme Blidot ne put retenir un eclat de rire auquel se joignirent Elfy et
Moutier; le general, enchante, riait plus fort qu'eux tous.

MADAME BLIDOT.--Mais, mon bon general, pour l'amour de Dieu,
laissez-nous faire nos invitations pour le diner du contrat et pour le
jour du mariage; si nous ne faisons pas d'invitations, nous nous ferons
autant d'ennemis que nous avons d'amis actuellement.

LE GENERAL.--Bah! bah! ne songez pas a tout cela; c'est moi qui fais
tout, qui regle tout, qui invite, qui regale, etc.

MADAME BLIDOT.--Mais, general, vous ne connaissez seulement pas les noms
de nos parents et de nos amis?

LE GENERAL.--Je les connais mieux que vous, puisque j'en sais que vous
n'avez jamais vus ni connus.

--Mon Dieu! mon Dieu! que va devenir tout ca! s'ecria Mme Blidot d'un
accent desole.

LE GENERAL,--Vous le verrez; demain c'est le contrat: vous verrez,
repondit le general d'un air goguenard.

MADAME BLIDOT.--Et penser que nous n'avons rien de prepare, pas meme de
quoi servir un diner!

LE GENERAL, riant.--A tantot, ma pauvre amie; j'ai besoin de sortir, de
prendre l'air.

Et le general courut plutot qu'il ne marcha vers la maison Bournier. Les
ouvriers avaient tout termine; on achevait d'accrocher au-dessus de
la porte une grande enseigne recouverte d'une toile qui la cachait
entierement. Une foule de gens etaient attroupes devant cette enseigne.
Le general s'approcha du groupe et demanda d'un air indifferent:

"Qu'est-ce qu'il y a par la? Que represente cette enseigne Voilee?"

UN HOMME.--Nous ne savons pas, general. (On commencait a le connaitre
dans le village.) Il se passe des choses singulieres dans cette auberge;
depuis huit jours on y a fait un remue-menage a n'y rien comprendre.

LE GENERAL.--C'est peut-etre pour le proces.

UNE BONNE FEMME.--C'est ce que disent quelques-uns. On dit que les
Bournier vont etre condamnes a mort et qu'on prepare l'auberge pour les
executer dans la chambre ou ils ont manque vous assassiner, general.

Le general comprima avec peine le rire qui le gagnait. Il remercia les
braves gens des bons renseignements qu'ils lui avaient donnes, continua
sa promenade et revint lestement a l'auberge par les derrieres sans etre
vu de personne. Il entra, regarda et approuva tout, encouragea par
des genereux pourboires les gens qui preparaient diverses choses a
l'interieur, et s'esquiva sans avoir ete apercu des habitants de
Loumigny.


XXI

Le contrat. Generosite inattendue.

Le lendemain etait le jour du contrat. Chacun etait inquiet a
l'Ange-Gardien; on ne voyait rien venir. Le general etait calme et
causant. On dejeuna, Jacques et Paul seuls etaient gais et en train.

Le general se leva et annonca qu'il etait temps de s'habiller. Chacun
passa dans sa chambre, et de tous cotes on entendit partir des cris
de surprise et de joie. Elfy et Mme Blidot avaient des robes de soie
changeante, simples, mais charmantes; des chales legers en soie brodee,
des bonnets de belle dentelle. Les rubans d'Elfy etaient bleu de ciel;
ceux de sa soeur etaient verts et cerise. Les cols, les manches, les
chaussures, les gants, les mouchoirs, rien n'y manquait. Moutier avait
trouve un costume bourgeois complet; Derigny de meme; Jacques et
Paul, de charmantes jaquettes en drap soutache, avec le reste de
l'habillement. Ils n'oublierent pas leurs montres; chacun avait la
sienne.

Les toilettes furent rapidement terminees, tant on etait presse de se
faire voir. Quand ils furent tous reunis dans la salle, le general
ouvrit majestueusement sa porte; a l'instant il fut entoure et remercie
avec une vivacite qui le combla de joie.

LE GENERAL;--Eh bien, mes enfants, croirez-vous une autre fois le vieux
Dourakine quand il vous dira: "Ayez confiance en moi, ne vous inquietez
de rien?"

--Bon! cher general! s'ecria-t-on de tous cotes.

LE GENERAL,--Je vous repete, mes enfants, ne vous tourmentez de rien;
tout sera fait et bien fait. A present, allons recevoir nos invites et
le notaire.

ELFY.--Ou ca, general? ou sont-ils?

LE GENERAL.--C'est ce que vous allez voir, mon enfant. Allons, en
marche! Par file a gauche!

Le general sortit le premier; il etait en petite tenue d'uniforme avec
une seule plaque sur la poitrine. Il se dirigea vers l'auberge Bournier,
suivi de tous les habitants de l'Ange-Gardien. Le general donnait
le bras a Elfy, Moutier a Mme Blidot; Derigny donnait la main a ses
enfants. Tout le village se mit aux portes pour les voir passer.
"Suivez, criait le general, je vous invite tous! Suivez-nous, mes amis."

Chacun s'empressa d'accepter l'invitation, et on arriva en grand nombre
a l'auberge Bournier. Au moment ou ils furent en face de la porte, la
toile de l'enseigne fut tiree et la foule enchantee put voir un tableau
representant le general en pied; il etait en grand uniforme, couvert de
decorations et de plaques. Au-dessus de la porte etait ecrit en grosses
lettres d'or: Au General reconnaissant. La peinture n'en etait pas de
premiere qualite, mais la ressemblance etait parfaite, et la vivacite
des couleurs en augmentait la beaute aux yeux de la multitude. Pendant
quelques instants on n'entendit que des bravos et des battements de
mains. Au meme instant le cure parut sur le perron; il fit signe qu'il
voulait parler. Chacun fit silence.

"Mes amis, dit-il, mes enfants, le general a achete l'auberge dans
laquelle il aurait peri victime des miserables assassins sans le courage
de M. Moutier et de vous tous qui etes accourus a l'appel de notre brave
sergent. Il a voulu temoigner sa reconnaissance a la famille qui devient
celle de Moutier, en faisant l'acquisition de cette auberge pour
repandre ses bienfaits dans notre pays; bien plus, mes enfants, il a
daigne consacrer la somme enorme de cent cinquante mille francs pour
reparer et embellir notre pauvre eglise, pour fonder une maison de
Soeurs de charite, un hospice, une salle d'asile et des secours aux
malades et infirmes de la commune. Voila, mes enfants, ce que nous
devrons a la generosite du General reconnaissant. Que cette enseigne
rappelle a jamais ses bienfaits.

Les cris, les vivats redoublerent. On entoura le general, on voulut le
porter jusqu'en dedans de la maison. Il s'y opposa d'abord avec calme et
dignite, puis la rougeur aux joues, avec quelques jurons a mi-voix et
des mouvements de bras, de jambes et d'epaules un peu trop prononces,
puis enfin par des evolutions si violentes que chacun se recula et lui
laissa le passage libre.

On monta le perron, on entra dans la salle; Elfy et Moutier se
trouverent en face d'une foule compacte: le notaire, les parents, les
amis, les voisins, tous avaient ete invites et remplissaient la salle,
agrandie, embellie, peinte et meublee. Des sieges etaient prepares en
nombre suffisant pour tous les invites. Le general fit asseoir Elfy
entre lui et Moutier, Mme Blidot a sa gauche, puis Derigny et les
enfants; le notaire se trouvait en face avec une table devant lui. Quand
tout le monde fut place, le notaire commenca la lecture du contrat.
Lorsqu'on en fut a la fortune des epoux, le notaire lut:

"La future se constitue en dot les pres, bois et dependances attenant a
la maison dite l'Ange-Gardien."

Elfy poussa un cri de surprise, sauta de dessus sa chaise et se jeta
presque a genoux devant le general qui se leva, la prit dans ses bras
et, lui baisant le front: "Oui, ma chere enfant, c'est mon cadeau de
noces. Vous allez devenir la femme, l'amie de mon brave Moutier, deux
fois mon sauveur et toujours mon ami. Je ne saurais assez reconnaitre ce
que je lui dois; mais en aidant a son mariage avec vous, j'espere m'etre
acquitte d'une partie de ma dette."

Le general tendit la main a Moutier, l'attira a lui et le serra avec
Elfy dans ses bras.

"Oh! mon general, dit Moutier a voix basse, permettez que je vous
embrasse."

--De tout mon coeur, mon enfant... Et, a present, continuons notre
contrat.

Le notaire en acheva la lecture; une seule clause, qui fit rougir Mme
Blidot, parut se ressentir de la bizarrerie du general. Il etait dit:
"Dans le cas ou Mme Blidot viendrait a se remarier, sa part de propriete
de l'Ange-Gardien retournerait a sa soeur Elfy, et serait compensee par
la maison a l'enseigne: Au General reconnaissant, que le general comte
Dourakine lui cederait en toute propriete, mais a la condition que Mme
Blidot epouserait l'homme indique par le general comte Dourakine et
qu'il se reserve de lui faire connaitre."

Le notaire ne put s'empecher de sourire en voyant l'etonnement que
causait cette clause du contrat, qu'il avait cherche vainement a faire
supprimer. Le general y tenait particulierement; il n'avait pas voulu en
demordre. Mme Blidot rougit, s'etonna et puis se mit a rire en disant:
"Au fait, je ne m'oblige a rien, et personne ne peut m'obliger a me
marier si je ne le veux pas."

--Qui sait? dit le general, qui sait? Vous le voudrez peut-etre quand
vous connaitrez le futur.

--Pas de danger que je me remarie.

--Il faut signer, Messieurs, Mesdames, dit le notaire.

--Et puis diner, dit le general.

Mme Blidot ne fut nullement effrayee de cette annonce du general,
quoique rien ne lui parut arrange pour un repas quelconque; mais elle
commencait a compter sur cette espece de feerie qui faisait tout arriver
a point. Elfy signa, puis Moutier, puis le general, puis Mme Blidot, le
cure, Jacques, Paul, Derigny et la foule. Quand chacun eut appose son
nom ou sa croix au bas du contrat, le general proposa de retourner diner
a l'Ange-Gardien; Mme Blidot ne put s'empecher de fremir de la tete aux
pieds. Comment diner, sans diner, sans couvert, sans table!

"General, dit-elle d'un air suppliant, si nous dinions ici? C'est si
joli!"

LE GENERAL, avec malice.--Du tout, ma petite femme, nous dinons
chez vous. Ne voyez-vous pas qu'Elfy et Moutier sont impatients de se
promener dans leur nouvelle propriete? Allons, en route.

Le general descendit le perron, entrainant Mme Blidot, suivi d'Elfy qui
donnait le bras a Moutier, et du reste de la societe. Jacques et Paul
couraient en eclaireurs; ils arriverent les premiers a l'Ange-Gardien,
et firent des exclamations de joie sans fin. Le devant de la maison
etait garni de caisses d'orangers et autres arbustes en fleurs; la salle
etait tapissee d'etoffe bleue, ainsi que la cuisine; des tables etaient
mises dans les deux salles. Le general fit asseoir tous les invites;
lui, Elfy et Moutier presidaient la premiere table; Mme Blidot,
Derigny et les enfants faisaient les honneurs de la seconde; plusieurs
domestiques, venus de Paris, firent le service; ils passaient les plats,
les vins; les cuisiniers s'etaient surpasses: on n'avait jamais mange,
ni bu, ni vu chose pareille a Loumigny. Le cure etait a la gauche du
general, Elfy se trouvait placee entre le general et Moutier, puis le
notaire et les autres convives. Le diner fut long et gai.

"Defense de se donner d'indigestion aujourd'hui, criait le general; on
doit se menager pour demain: ce sera bien autre chose."

--Qu'y aura-t-il demain? demanda un convive.

LE GENERAL--Qui vivra verra. Il y aura un festin de Balthazar!

LE CONVIVE.--Qu'est-ce que c'est que ca, Balthazar?

LE GENERAL--Balthazar etait un gredin, un fieffe gourmand, mais un fin
connaisseur en vins et en toutes especes de comestibles, et, quand on
voulait bien diner, on allait chez Balthazar.

--Ah oui! comme a Paris, quand on va chez Very, dit un des convives qui
avait la pretention d'avoir de l'instruction et de connaitre Paris,
parce qu'il y avait passe une fois trois jours comme temoin dans une
affaire criminelle.

--Tout juste! c'est ca, dit le general en se tordant de rire. Je vois,
M'sieur, que vous connaissez Paris.

LE CONVIVE INSTRUIT.--Un peu, M'sieur, j'y ai passe quelque temps.

LE GENERAL.--Avez-vous ete au spectacle, M'sieur?

LE CONVIVE INSTRUIT.--Oui, M'sieur, bien des fois. J'aimais beaucoup le
spectacle.

LE GENERAL.--A quel theatre alliez-vous?

LE CONVIVE INSTRUIT.--Au grand theatre de Polichinelle, et a un autre
dont j'oublie le nom, plus beau encore.

LE GENERAL.--Ah! aux Champs-Elysees, n'est-ce pas?

LE CONVIVE INSTRUIT.--Oui, M'sieur, un grand bois mal gouverne, et qui
ne ressemble guere a un champ; des arbres abimes, ecourtes, une futaie
perdue.

Le general riait de plus en plus, buvait de plus en plus. On etait a
table depuis deux heures. Elfy proposa au general une promenade dans son
nouveau domaine.

LE GENERAL, d'un air malin.--Et comment y passerez-vous de votre jardin,
mon enfant?

ELFY.--Oh! general, Moutier fera une breche; le passage sera bientot
fait.

LE GENERAL.--A-t-on fini le cafe, le pousse-cafe, tout enfin?

--Fini a la majorite, mon general, repondit Moutier, fatigue de boire et
de manger.

--Allons, partons. J'ouvre la marche avec Elfy.

Le general se leva; chacun en fit autant. Il ouvrit lui-meme la porte du
jardin. Elfy poussa une exclamation joyeuse, quitta le bras du general
et courut legere comme un oiseau, vers la barriere elegante qui
avait ete placee et ouverte sur le pre pendant la courte absence des
proprietaires.

Jacques et Paul la suivirent dans sa course, et furent bientot hors de
vue.

LE GENERAL.--Moutier, mon ami, courez apres les fuyards, attrapez-les,
ramenez-les-moi! Je ne serai pas loin... Eh bien! voila tout le monde
parti!... Les voila qui courent tous comme des chevaux echappes...
jusqu'au notaire!... Et ce pauvre Derigny, que Mme Blidot entraine! Il
court, ma foi! il court!

Le general, enchante, se frottait les mains, allait et venait en
sautillant malgre ses grosses jambes, son gros ventre et ses larges
epaules. De temps a autre, on voyait apparaitre dans le pre, dans le
bois, Elfy et les enfants; Moutier l'avait rejointe en deux enjambees
et jouissait du bonheur d'Elfy avec toute la vivacite de son affection.
Bientot le bois et la prairie offrirent le spectacle le plus anime; les
jeunes couraient, criaient, riaient; les gens sages se promenaient,
admiraient et se rejouissaient du bonheur d'Elfy d'avoir rencontre dans
sa vie un general Dourakine. Elfy et sa soeur etaient si generalement
aimees que leur heureuse chance ne donnait de jalousie a personne, et
occasionnait, au contraire, une satisfaction generale. Le cure seul
etait reste aupres du general.

"Vous devez etre bien heureux, lui dit-il en souriant amicalement,
de tout le bonheur que vous avez cause; vous etes veritablement une
Providence pour ces excellentes soeurs, pour votre brave Moutier et pour
toute notre commune. Jamais on n'y perdra votre souvenir, general, et,
quant a moi, je prierai pour vous tous les jours de ma Vie."

LE GENERAL.--Merci, mon bon cure. Mais notre tache n'est pas finie, il
faut que vous m'aidiez a la completer.

LE CURE.--Tout ce que vous voudrez, general, disposez de moi
entierement.

LE GENERAL.--Eh bien, mon ami, voila l'affaire. J'aime beaucoup Mme
Blidot, et je vois avec peine que le mariage de sa soeur va changer sa
position.

LE CURE:--Oh! general, elles s'aiment tant, et Moutier est un homme si
bon, si honorable, si religieux!

LE GENERAL.--Tout ca est vrai, mon ami, mais... Mme Blidot ne va plus
venir qu'en second; c'est le jeune menage qui a maintenant le plus gros
lot dans la propriete de l'Ange-Gardien; un homme dans une auberge est
toujours plus maitre que des femmes. Et puis viendront les enfants;
Jacques et Paul pourraient en souffrir, Mme Blidot, qui les aime si
tendrement, les protegera; et puis viendra le desaccord, et, par suite,
les chagrins pour cette pauvre femme isolee.

LE CURE.--C'est vrai, general; mais qu'y faire, sinon attendre,
esperer, et au besoin lui donner du courage?

LE GENERAL.--Mon cher cure, voici mon idee a moi. Quand la guerre sera
finie, ce qui va arriver un de ces jours, il faudra que je retourne en
Russie; j'emmenerai Derigny... Attendez, vous ne savez pas ce que je
vais vous dire... J'emmenerai ses enfants; voila deja qu'ils restent
avec leur pere et qu'ils sont a l'abri de ce que je redoute pour eux.
Pour prix du sacrifice que me fera le pere, j'achete, avec votre
aide, et je lui donne les terres qui entourent mon auberge Au general
reconnaissant. D'ici la, je le decide a reunir ses enfants a maman
Blidot dont il fera sa femme et la vraie mere de ses enfants; je donne
au menage l'auberge et les terres. Et, apres une absence d'un an,
reviens mourir en France, chez vous, car, entre nous, Je ne crois pas
en avoir pour longtemps; d'ici a trois ans je serai couche dans votre
cimetiere, apres etre mort entre vos bras. Et voila ou j'ai besoin de
votre aide: c'est a disposer maman Blidot a devenir Mme Derigny. Vous
lui ferez savoir en gros tout ce que je viens de vous dire.

LE CURE.--Je crains qu'elle ne veuille pas se remarier, non pas qu'elle
ait beaucoup regrette son mari, qu'elle avait epouse presque forcee par
ses parents, et qui etait vieux, mechant et desagreable, mais parce que
ce mariage malheureux lui a ote l'envie d'en contracter un autre.

LE GENERAL.--Et Jacques et Paul qu'elle aime tant et qui sont si
charmants! Ce serait le moyen de ne plus les perdre.

LE CURE.--Ecoutez, general, je tacherai; je ferai mon possible, car j'ai
bonne opinion de Derigny.

LE GENERAL.--Parbleu! un garcon parfait, doux comme un agneau, un coeur
d'or. Voyez-le avec ses mioches. Brave militaire, beau garcon, que vous
faut-il de Plus?

LE CURE.--Ce qu'il a, general, et ce dont vous ne parlez pas: de la
religion et de la moralite.

LE GENERAL.--Puisqu'il l'a, vous n'avez plus rien a lui demander.

LE CURE.--Aussi me trouve-je tres satisfait, general, et je desire que
Mme Blidot pense comme nous.

LE GENERAL.--Ceci vous regarde, mon bon cure, parlez-en avec elle quand
Derigny et moi nous n'y serons plus. L'affaire se terminera promptement
en la poussant, vivement.

La conversation fut interrompue par Elfy, Moutier et les enfants qui
revenaient pres du general; Elfy avait des larmes dans les yeux.

ELFY.--Mon bon general, que de reconnaissance! Il n'est pas possible
d'etre meilleur, plus genereux, plus paternel que vous ne l'avez ete
pour moi et pour Joseph. Que de choses vous nous donnez! Et avec quelle
grace, quelle bonte aimable!

Elfy. saisit une de ses mains et la lui baisa a plusieurs reprises.

LE GENERAL.--Mon enfant, laissez-moi. Je vais pleurer si vous continuez;
je n'en puis plus! Laissez-moi, vous dis-je, Moutier!

Moutier saisit son autre main, et, la serrant a la briser posa ses
levres.

MOUTIER.--Mon general, je n'ai jamais baise la main d'aucun homme; la
votre est pour moi celle d'un bienfaiteur, d'un pere.

LE GENERAL.--Tiens, vous dites comme Torchonnet. Moutier sourit; les
larmes d'Elfy firent place a un rire joyeux, et l'attendrissement du
general se dissipa comme par enchantement.

LE GENERAL.--Ouf! c'est fini! Je suis content. Voyez un peu la jolie
figure que j'aurais faite, pleurant avec Elfy et Moutier. Sapristi! je
sue d'y penser. Un general en grand uniforme pleurant comme un enfant
qui a recu le fouet! A present, mes bons amis, vous avez tout vu, vous
etes bien contents comme moi, mais bien fatigues comme moi, et vous
avez besoin d'etre seuls comme moi. Laissez-moi renvoyer tout ce monde;
promenez-vous tout doucement sur vos terres en causant et laissez-moi
surveiller le retour de l'ordre dans votre maison... Pas de replique! Je
veux ce que je veux. Envoyez-moi Derigny et les enfants; dites que je
desire qu'on s'en aille, et demandez au notaire de venir me parler.

Elfy baisa la main du general en signe de soumission et alla avec
Moutier executer ses ordres. Bientot la foule defila devant lui, et a
chacun il disait:

"A demain, a la mairie."

Il rappela au notaire qu'il couchait a l'auberge du General
reconnaissant.

"Votre chambre est prete, mon cher, ainsi que quelques autres pour les
invites eloignes."

Le notaire salua, serra la main que lui tendait le general et sortit
pour fumer en se promenant avec quelques amis avant de prendre
possession des chambres qui leur avaient ete preparees.


XXII

La noce.

Le general etait alle surveiller les apprets du festin pour le lendemain
et tous les preparatifs de la fete qui devait se terminer par un bal et
un feu d'artifice. A la nuit tombante il alla se coucher; la journee.
avait ete fatigante, il ronfla dix heures de suite sans bouger.

On se reunit a sept heures pour dejeuner; le bonheur etait sur tous les
visages.

ELFY.--Encore un remerciement a vous adresser, mon general; nous avons
trouve dans nos chambres nos toilettes pour ce matin.

LE GENERAL.--Trouvez-vous les votres a votre gout, Mesdames?

ELFY.--Charmantes, superbes, et cent fois au-dessus de ce que nous nous
serions donne si nous avions eu a les acheter, mon bon general.

LE GENERAL.--Je voudrais voir tout cela sur vous, ma petite Elfy, et je
veux voir aussi votre soeur en grande Toilette.

Les deux soeurs se retirerent avec les enfants, qui ne se possedaient
pas de joie de mettre les beaux habits, les brodequins vernis, les
chemises a manches a boutons, prepares pour eux.

Le general et Moutier resterent seuls; les regards de Moutier
exprimaient une profonde reconnaissance et un bonheur sans melange; il
renouvela ses remerciements en termes qui emurent le general.

"Soyez sur, mon ami, lui repondit-il, que votre bonheur me rend moi-meme
fort heureux; je ne me sens plus seul ni abandonne; je sais que tous
vous m'aimez malgre mes sottises et mes bizarreries. Le souvenir que
j'emporterai d'ici me sera toujours doux et cher. Mais il faut que, nous
aussi, nous pensions a notre toilette; il faut que nous nous fassions
beaux, vous le marie, et moi remplacant le pere de la mariee... et le
votre aussi, mon pauvre enfant." Moutier le remercia encore vivement et
ils se separerent, Derigny attendait le general pour aider a sa toilette
qui fut longue et qui mit en evidence toute l'ampleur de sa personne.
Grande tenue de lieutenant general, uniforme brode d'or, culotte
blanche, bottes vernies, le grand cordon de Sainte-Anne et de
Saint-Alexandre, des plaques en diamants, l'epee avec une poignee en
diamants, et une foule de decorations de pays etrangers a la Russie.

Elfy ne tarda pas a paraitre, jolie et charmante, avec sa robe de
taffetas blanc, son voile de dentelle, sa couronne de roses blanches
et de feuilles d'oranger. Des boucles d'oreilles, une broche et des
epingles a cheveux en or et perles completaient la beaute de sa toilette
et de sa personne. Mme Blidot avait une toilette elegante appropriee
a ses vingt-neuf ans et a son etat de veuve. Moutier avait son riche
costume de zouave tout neuf qui faisait valoir la beaute de sa taille
et de sa figure. Les enfants etaient gentils et superbes. Derigny etait
proprement habille, sans elegance et tout en noir. Seul il avait une
teinte de tristesse repandue sur son visage. Ce mariage lui rappelait le
sien, moins brillant, avec le meme bonheur en perspective, et ce bonheur
s'etait termine par une longue souffrance. Il craignait aussi pour ses
enfants les changements qu'amenerait certainement ce mariage. Et puis,
son retour a lui ne l'obligerait-il pas a separer ses enfants d'avec Mme
Blidot qu'ils aimaient tant? La proposition du general lui revenait sans
cesse; il ne savait quel parti prendre: la rejeter, c'etait replonger
ses enfants dans la misere; l'accepter c'etait assurer leur avenir, mais
a quel prix! Quel voyage! quelle position incertaine! quel climat a
affronter! Et quel chagrin a leur infliger que de les priver des soins
et de la tendresse de Mme Blidot! Ce furent ces reflexions, reveillees
par le mariage d'Elfy, qui attristerent sa physionomie. Le general le
regarda un instant, devina ses preoccupations:

"Courage, mon ami, lui dit-il. Je suis la, moi; j'arrangerai votre vie
comme j'ai arrange celle de Moutier; vous aurez vos enfants et encore du
bonheur devant vous."

Derigny sourit tristement en remerciant le general et chercha a secouer
les pensees penibles qui l'obsedaient. Les temoins, les garcons et
les filles de noce ne tarderent pas a arriver; ils etaient tous dans
l'admiration du brillant general, du superbe zouave et de la toilette de
la mariee. Il faisait un temps magnifique, un beau soleil du mois d'aout
mais sans trop d'ardeur, et pas de vent.

On se mit en marche vers la mairie; comme la veille, le general
donnait le bras a Elfy et Moutier a Mme Blidot. Derigny et les enfants
suivaient. A la mairie, le mariage civil fut promptement termine, et on
se dirigea vers l'eglise. La les attendait une nouvelle surprise. Toute
l'eglise etait tendue en bleu, blanc et or. Une riche garniture d'autel,
chandeliers, vases et fleurs, entourait un tabernacle de bronze dore
artistement travaille. Le cure etait revetu d'une magnifique chasuble
d'etoffe dite pluie d'or. Les chantres avaient des chapes rouge et or.
Des prie-Dieu, neufs et brillants, etaient prepares pour les assistants;
les prie-Dieu des maries etaient couverts de housses de velours rouge.
Le general et Mme Blidot se placerent l'un a droite, l'autre a gauche
des maries; chacun prit place, et la ceremonie commenca.

Jacques et Paul tinrent le poele sur la tete du jeune couple; ils
etaient, apres Moutier et Elfy, les plus heureux de toute l'assemblee,
car aucun souci, aucune inquietude, aucun souvenir penible ne se
melaient a leur joie. Mme Blidot les contemplait avec amour et orgueil.
Mais subitement son visage s'assombrit en jetant un coup d'oeil
sympathique sur Derigny: la tristesse de son regard lui revela les
inquietudes qui l'assiegeaient, et a elle aussi la separation d'avec les
enfants lui apparut terrible et prochaine. Elle essaya de chasser cette
cruelle pensee et se promit d'eclaircir la question avec Derigny a la
plus prochaine Occasion.

La ceremonie etait termine; Elfy etait la femme de Moutier qui la recut
a la sacristie des mains du general. Ils avaient tous les deux l'air
radieux. Moutier emmena sa femme, et, suivant la recommandation du
general, la mena dans la maison du General reconnaissant, ou devaient se
reunir les invites. Toute la noce suivit les maries, le general toujours
en tete, mais cette fois menant Mme Blidot au lieu d'Elfy.

LE GENERAL.--A quand votre noce, ma petite femme?

MADAME BLIDOT.--La mienne? Oh! general, jamais! Vous pouvez: m'en
croire. J'ai eu assez de la premiere.

LE GENERAL.--Comme vous dites ca, ma pauvre petite femme! Vous avez
l'air d'un enterrement.

MADAME BLIDOT.--Oh! general! c'est que j'ai la mort dans l'ame!

LE GENERAL.--Un jour comme celui-ci? par exemple!

MADAME BLIDOT.--General, vous savez que Jacques et Paul sont ma
plus chere, ma plus vive affection. Voici leur pere revenu; me les
laissera-t-il? consentira-t-il jamais a s'en separer?

LE GENERAL.--Pour dire vrai, je ne le crois pas, ma bonne amie. Mais,
que diantre! nous n'y sommes pas encore! Et puis je suis la, moi. Ayez
donc confiance dans le vieux general. Voyez la noce, le contrat, le
diner et tout; vous etiez d'une inquietude, d'une agitation! Eh bien,
qu'en dites-vous? Ai-je bien mene l'affaire? A-t-on manque de quelque
chose? De meme pour les enfants, je vous dis: Soyez tranquille; il
dependra de vous de les garder toujours, avec l'autorite d'une mere..

MADAME BLIDOT..--Oh! si cela ne dependait que de moi, ce serait fait!

--Bon! souvenez-vous de ce que vous venez de dire. Je vous le rappellerai
en temps et lieu, et vous aurez vos enfants. Nous voici arrives; plus de
tristesse; ne songeons qu'a nous rejouir; sans oublier de boire et de
manger. Le general quitta Mme Blidot pour jeter un coup d'oeil sur le
diner. Tout etait pret; il fut content de l'aspect general et revint
pres d'Elfy pour l'avertir qu'on allait servir. La porte du fond
s'ouvrit, et un maitre d'hotel, en grande tenue parisienne, annonca:

"Le general est servi."

Une salle immense s'offrit a la vue des convives etonnes et d'Elfy
enchantee. La cour avait ete convertie en salle a manger; des tentures
rouges garnissaient tous les murs; un vitrage l'eclairait par en haut;
la table, de cinquante-deux couverts, etait splendidement garnie et
ornee de cristaux, de bronzes, de candelabres, etc.

Le general donna le bras a Elfy qu'il placa a sa droite; a sa gauche,
le cure; pres d'Elfy, son mari; pres du cure, le notaire. En face du
general, Mme Blidot; a sa droite, Derigny et ses enfants; a sa gauche,
le maire et l'adjoint. Puis les autres convives se placerent a leur
convenance.

"Potages: bisque aux ecrevisses! potage a la tortue!" annonca le maitre
d'hotel.

Tout le monde voulut gouter des deux pour savoir lequel etait le
meilleur; la question resta indecise. Le general gouta, approuva, et en
redemanda deux fois. On se lechait les levres; les gourmands regardaient
avec des yeux de convoitise ce qui restait des potages inconnus et
admirables.

"Turbot sauce crevette! saumon sauce imperiale! filets de chevreuil
sauce madere!"

Le silence regnait parmi les convives; chacun mangeait, savourait;
quelques vieux pleuraient d'attendrissement de la bonte du diner et de
la magnificence du general. Le citoyen qui connaissait si bien Paris et
ses theatres approuvait tout haut:

"Bon! tres bon! bien cuit! bonne sauce! comme chez Very."

"Ailes de perdreaux aux truffes!"

Mouvement general; aucun des convives n'avait de sa vie goute ni flaire
une truffe; aussi le maitre d'hotel s'estima-t-il fort heureux de
pouvoir en fournir a toute la table; le plat se degarnissait a toute
minute; mais il y en avait toujours de rechange grace a la prevoyance du
general qui avait dit:

"Nous serons cinquante-deux; comptez sur cent quatre gros mangeurs, et
vous n'aurez pas de restes."

"Volailles a la supreme!" reprit le maitre d'hotel quand les perdreaux
et les truffes eurent disparu sans laisser de traces de leur passage.

Jacques et Paul avaient mange jusque-la sans mot dire.

A la vue des volailles ils reconnurent enfin ce qu'ils mangeaient.

"Ah! voila enfin de la viande," s'ecria Paul.

--De la viande? reprit le general indigne; ou vois-tu de la viande, mon
garcon?

JACQUES.--Voila, general! dans ce plat. Ce sont les poulets de tante
Elfy.

LE GENERAL, indigne.--Ma bonne madame Blidot, de grace, expliquez a ces
enfants que ce sont des poulardes du Mans, les plus fines et les plus
delicates qui se puissent manger!

ELFY, riant.--Croyez-vous, general, que mes poulets ne soient pas fins
et delicats?"

--Vos poulets! vos poulets! reprit le general contenant son indignation.
Mon enfant, mais ces betes que vous mangez sont des poulardes perdues de
graisse, la chair en est succulente...

ELFY.--Et mes poulets?

LE GENERAL..--Que diantre! vos poulets sont des betes seches, noires,
miserables, qui ne ressemblent en rien a ces grasses et admirables
volailles.

ELFY.--Pardon, mon bon general; ce que j'en dis, c'est pour excuser les
petits, la-bas, qui ne comprennent rien au diner splendide que vous nous
faites manger.

LE GENERAL.--Bien, mon enfant! ne perdons pas notre temps a parler, ne
troublons pas notre digestion a discuter, mangeons et buvons.

Le general en etait a son dixieme verre de vin; on avait deja servi
du madere, du bordeaux-Laffite, du bourgogne, du vin du Rhin: le tout
premiere qualite. On commencait a s'animer, a ne plus manger avec le
meme acharnement.

"Faisans rotis! coqs de bruyere! Gelinottes!"

Un fremissement de surprise et de satisfaction parcourut la salle.
Le general regardait de l'air d'un triomphateur tous ces visages qui
exprimaient l'admiration et la reconnaissance.

Succes complet; il n'en resta que quelques os que les mauvaises dents
n'avaient pu croquer.

"Jambons de marcassin! homards en salade!"

Chacun gouta, chacun mangea, et chacun en redemanda. Le tour des legumes
arriva enfin; on etait a table depuis deux heures. Les enfants de la
noce, avec Jacques et Paul en tete, eurent la permission de sortir de
table et d'aller jouer dehors; on devait les ramener pour les sucreries.
Apres les asperges, les petits pois, les haricots verts, les artichauts
farcis, vinrent les cremes fouettees, non fouettees, glacees, prises,
tournees. Puis les patisseries, babas, mont-blanc, saint-honore,
talmouses, croquembouches, acheverent le triomphe du moderne Vatel et
celui du general. Les enfants etaient revenus chercher leur part de
friandises et ils ne quitterent la place que lorsqu'on eut bu aux santes
du general, des maries, de Mme Blidot, avec un champagne exquis, car la
plupart des invites quitterent la table en chancelant et furent obliges
de laisser passer l'effet du champagne dans les fauteuils ou ils
dormirent jusqu'au soir.

A la fin du diner, apres les glaces de diverses especes, les ananas, les
fruits de toutes saisons, les bonbons et autres friandises. Elfy proposa
de boire a la sante de l'artiste auteur du diner merveilleux dont on
venait de se regaler. Le general recut cette proposition avec une
reconnaissance sans egale. Il vit qu'Elfy savait apprecier une bonne
cuisine, et, dans sa joie, il la proclama la perle des femmes. On but
cette sante devant le heros artiste, que le general fit venir pour le
complimenter, qui se rengorgea, qui remercia et qui se retira recompense
de ses fatigues et de ses ennuis.

La journee s'avancait; le general demanda si l'on n'aimerait pas a la
finir par un bal. On accepta avec empressement; mais ou trouver un
violon?

Personne n'y avait pense.

"Que cela ne vous inquiete pas! ne suis-je pas la, moi? Allons danser
sur le pre d'Elfy; nous trouverons bien une petite musique; il n'en faut
pas tant pour danser; le premier crincrin fera notre affaire."

La noce se dirigea vers l'Ange-Gardien qu'on trouva decore comme la
veille. On passa dans le jardin. Sur le pre etaient dressees deux
grandes tentes, l'une pour danser, l'autre pour manger; un buffet
entourait de trois cotes cette derniere et devait, jusqu'au lendemain,
se trouver couvert de viandes froides, de poissons, de patisseries, de
cremes, de gelees; la tente de bal etait ouverte d'un cote, et garnie
des trois autres de candelabres, de fleurs et de banquettes de velours
rouge a frange d'or. Au fond, sur une estrade, etait un orchestre
compose de six musiciens, qui commencerent une contredanse des que le
general eut fait son entree avec la mariee.

Les enfants, les jeunes, les vieux, tout le monde dansa; le general
ouvrit le bal avec Elfy, valsa avec Mme Blidot, dansa, valsa toute la
soiree, presque toute la nuit comme un vrai sous-lieutenant; il suait
a grosses gouttes, mais la gaiete generale l'avait gagne et il
accomplissait les exploits d'un jeune homme. Elfy et Moutier danserent a
s'extenuer; tout le monde en fit autant, en entrecoupant les danses de
visites aux buffets; on eut fort a faire pour satisfaire l'appetit des
danseurs. A dix heures, il y eut un quart d'heure de relache pour voir
tirer un feu d'artifice qui redoubla l'admiration des invites. Jamais a
Loumigny on n'avait tire que des petards. Aussi le souvenir de la noce
de Moutier a l'Ange-Gardien y est-il aussi vivant qu'au lendemain de
cette fete si complete et si splendide. Mais tout a une fin, et la
fatigue fit sonner la retraite a une heure avancee de la nuit. Chacun
alla enfin se coucher, heureux, joyeux, ereinte.

Jacques et Paul dormirent le lendemain jusqu'au soir, souperent et se
recoucherent encore jusqu'au lendemain. Il y eut plusieurs indigestions
a la suite de ce festin de Balthazar; l'habitue de Paris manqua en
mourir, le notaire fut pendant trois jours hors d'etat de faire le
moindre acte.

Le general, qui s'etait etabli chez lui a l'ex-auberge de Bournier avec
Derigny, fut un peu indispose et courbature; il garda a son service un
des cuisiniers venus de Paris, en lui recommandant de se faire envoyer
des provisions de toute sorte.


XXIII

Un mariage sans noce.

Le lendemain de la noce, le general, voyant Derigny plus triste qu'il ne
l'avait encore ete depuis le jour ou il avait retrouve ses enfants, lui
demanda avec interet ce qui l'attristait ainsi et l'engagea a parler
avec franchise.

LE GENERAL.--Parlez a coeur ouvert, mon ami; ne craignez pas que
je m'emporte; Je vous vois triste et inquiet et je vous porte trop
d'interet pour me facher de ce que vous pourriez me dire.

DERIGNY.--Mon general, veuillez m'excuser, mais, depuis la proposition
que vous m'avez faite de me garder a votre service, de m'emmener meme en
Russie avec mes enfants, je ne sais a quoi me resoudre. Je vois qu'il
est pour eux d'un interet immense de vous accompagner avec moi; mais,
mon general (pardonnez-moi de vous parler si franchement), que de
tristesses et d'inconvenients pour eux, et par consequent pour moi,
doivent resulter de cette position! Mes pauvres enfants aiment si
tendrement Mme Blidot que les en separer pour des annees, et peut-etre
pour toujours, serait leur imposer un chagrin des plus cruels.
Et comment moi, occupe de mon service pres de vous, mon general,
pourrais-je veiller sur mes enfants, continuer leur education si bien
commencee? Et puis, mon general, si ces enfants vous fatiguent, vous
ennuient, soit en route, soit en Russie, que deviendrons-nous?

Derigny s'arreta triste et pensif. Le general l'avait ecoute
attentivement et sans colere.

"Et si vous me quittez, mon ami, que deviendrez-vous, que ferez-vous de
vos enfants?"

Derigny prit sa tete dans ses mains avec un geste de douleur et dit
d'une voix emue:

"Voila, mon general; c'est ca, c'est bien ca... Mais que puis-je, que
dois-je faire? Pardon si je vous parle aussi librement, mon general;
vous m'avez encourage et je me livre a votre bonte."

LE GENERAL.--Derigny, j'ai deja pense a tout cela; j'en ai meme parle
au cure. Vos enfants ne peuvent ni quitter Mme Blidot ni rester ou ils
sont; le mariage d'Elfy donne un maitre a la maison et annule l'autorite
de Mme Blidot; elle et les enfants ne tarderaient pas a etre mal a
l'aise. Il n'y a qu'un moyen pour vous, un seul, de garder vos enfants
et de leur laisser cette excellente mere qui remplace si bien celle
qu'ils ont perdue. Epousez-la. Derigny fit un bond qui fit sursauter le
general.

DERIGNY.--Moi, mon general! moi, sans fortune, sans famille, sans
avenir, epouser Mme Blidot qui est riche, qui ne songe pas a se
remarier? C'est impossible, mon general! Impossible!... Oui,
malheureusement impossible. Le general sourit au malheureusement.
Derigny n'y repugnait donc pas; il accepterait ce mariage pour ses
enfants et peut-etre pour son propre bonheur.

LE GENERAL.--Mon ami, ce n'est pas impossible. Vous me parlez
franchement, je vais en faire autant. Je suis vieux, je suis infirme, je
deteste le changement. Je vous aime et je vous estime; votre service me
plait beaucoup et m'est necessaire. Si vous epousez Mme Blidot et
que vous consentez a rester chez moi avec elle et vos enfants, et a
m'accompagner en Russie, toujours avec elle et les enfants, j'assurerai
votre avenir en achetant et vous donnant les terres qui avoisinent mon
auberge. Vous savez que, d'apres les termes du contrat d'Elfy, je donne
l'auberge a Mme Blidot si elle vous epouse, car c'est a vous que j'ai
pense en faisant mettre cette clause. Quant a mon sejour en Russie, il
ne sera pas long; j'arrangerai mes affaires, je quitterai le service
actif en raison de mes nombreuses blessures et je reviendrai me fixer
en France. Voyez, mon ami, reflechissez; voulez-vous que je parle a Mme
Blidot?

DERIGNY.--Mon general, que de bontes! Mes chers enfants, ils vous
devront tout, ainsi que leur pere. Oh oui! mon general, parlez-lui,
demandez-lui, au nom de mes enfants, qu'elle devienne leur vraie mere,
que je puisse les lui donner en les conservant.

LE GENERAL--Aujourd'hui meme, mon cher Derigny; je suis content de vous
trouver si raisonnable. Allez me chercher Mme Blidot, que je lui parle
tout de suite... Mais non, c'est impossible; vous ne pouvez pas y aller
pour cela. Envoyez-moi le cure; je le lui enverrai a mon tour; il me la
ramenera et a nous deux nous ferons votre affaire. Allez, mon ami, vite,
vite, et puis allez voir vos enfants. Derigny ne se le fit pas dire deux
fois; il n'avait pas encore vu ses enfants; il ignorait qu'ils dormaient
encore. Il alla lestement faire au cure la commission du general et
courut a l'Ange-Gardien; il y trouva Mme Blidot seule. Il eprouva un
instant d'embarras. "Je suis seule eveillee, dit-elle en souriant. Ils
sont tous ereintes et ils dorment tous."

DERIGNY:--Je venais voir mes enfants, ma bonne madame Blidot.

MADAME BLIDOT.--Monsieur Derigny, je suis bien aise que nous soyons
seuls: j'ai a causer avec vous au sujet des enfants. Mon cher monsieur
Derigny, vous savez combien je les aime; les perdre serait ma mort.
Voulez-vous me les laisser?

Derigny hesita avant de repondre. Mme Blidot restait tremblante devant
lui; elle le regardait avec anxiete; elle attendait une reponse.

"Jamais je n'aurai le courage de les reperdre une seconde fois", dit
Derigny a voix basse.

-Mon Dieu, mon Dieu! s'ecria Mme Blidot en cachant sa figure dans ses
mains, je l'avais prevu! Elle sanglotait, Derigny s'assit pres d'elle.

DERIGNY.--Chere madame Blidot, si vous saviez combien votre tendresse
pour mes enfants me touche!

MADAME BLIDOT.--Elle vous touche, et vous ne voulez rien faire pour la
contenter."

DERIGNY.--Pardonnez-moi, je suis dispose a faire beaucoup pour vous les
laisser, mais je ne puis, je n'ose vous le dire moi-meme: le general
vous en parlera, et, si vous acceptez la proposition qu'il vous fera en
mon nom, mes enfants seront les votres.

MADAME BLIDOT, avec surprise. Le general!... les enfants!... Ah! je
comprends.

Mme Blidot tendit la main a Derigny.

"Mon cher monsieur Derigny, je ne veux faire ni la prude ni la sotte.
Vous me proposez de devenir votre femme pour garder les enfants? Voici
ma main; j'accepte avec plaisir et bonheur. Merci de me laisser ces
chers petits a soigner, a elever, a ne les jamais quitter, a devenir
leur mere, leur vraie mere! Courons vite chez le general; que j'aille le
remercier, car c'est lui qui en a eu l'idee, j'en suis sure."

Derigny restait sans parole, heureux, mais surpris. Il ne put s'empecher
de rire de ce facile denouement.

DERIGNY.--Mais vous ne savez rien encore; vous ne savez pas que le
general me donne...

MADAME BLIDOT.--Eh! qu'il donne ce qu'il voudra! Que m'importe? Vous me
donnez les enfants, c'est la mon bonheur, ma vie! Je ne yeux pas autre
chose.

Et sans attendre Derigny elle sortit en courant, alla toujours courant
chez le general, entra sans hesiter, le trouva en discussion avec le
cure, se precipita vers lui, lui baisa les mains en sanglotant et en
repetant: "Merci, bon general, merci."

Le general, stupefait, ne comprenant rien, ne devinant rien, crut qu'il
etait arrive un malheur a l'Ange-Gardien, et, se levant tout effare, il
releva Mme Blidot et lui demanda avec inquietude ce qu'il y avait.

Derigny entrait au meme moment; il allait raconter au general ce qui
venait d'arriver, lorsque Mme Blidot, le voyant entrer, s'elanca vers
lui, lui saisit les mains, et, l'amenant devant le general, elle dit
d'une voix tremblante:

"Il me donne les enfants. Jacques et Paul seront a moi, a moi, general!
Je serai leur mere, car je serai sa femme...

Le general partit d'un eclat de rire:

"Ha! ha! ha! et nous qui faisions de la diplomatie, monsieur le cure
et moi, pour arriver a vous faire consentir. La bonne farce! La bonne
histoire! Je te fais mon compliment, mon bon Derigny. Tu vois bien, mon
ami, que les terres ont bien fait."

DERIGNY, riant.--Elles n'ont rien fait, general; elle ne sait seulement
pas que vous me donnez quelque chose.

LE GENERAL.--Comment! vous ne lui avez pas dit?

DERIGNY.--Je n'ai pas eu le temps, mon general. Quand cette excellente
femme a compris qu'en m'epousant elle ne se separait pas de mes enfants,
elle m'a remercie comme d'un bienfait et elle a couru chez vous
pour vous exprimer sa reconnaissance d'avoir arrange son bonheur,
disait-elle.

--Pauvre femme! dit le general attendri. Pauvre petite femme! C'est bien
par amour pour les enfants! Avec un coeur pareil, Derigny, vous serez
heureux, et les enfants aussi.

DERIGNY.--Que Dieu vous entende, mon general! Mme Blidot causait pendant
ce temps avec le cure.

"Je n'ai plus de souci, de poids sur le coeur, disait-elle. Monsieur
le cure, dites demain une messe pour moi, en action de graces. Allons,
adieu, au revoir, monsieur le cure; a tantot, mon bon general, nous
viendrons voir comment vous vous trouvez de vos fatigues d'hier. Sans
adieu, mon cher Derigny, je cours voir mes enfants et annoncer la bonne
nouvelle a Elfy."

Mme Blidot disparut aussi vite qu'elle etait entree, laissant Derigny
content, mais etonne, le general riant et se frottant les mains, le cure
partageant la gaiete et la satisfaction du general.

LE GENERAL.--Eh bien, mon ami, vous qui n'y pensiez pas, vous qui avez
bondi comme un lion quand je vous en ai parle, vous qui trouviez ce
mariage impossible il y a une heure a peine, vous voila presque marie.

DERIGNY.--Oui, mon general, je vous ai une vive reconnaissance d'avoir
bien voulu arranger la chose. Cette pauvre femme est reellement
touchante par sa tendresse pour mes enfants; je suis sur que je
l'aimerai, non pas comme ma pauvre Madeleine, mais comme l'ange
protecteur des enfants de Madeleine. Chers enfants! vont-ils etre
heureux! Quand je pense a leur joie, je voudrais, comme Mme Blidot,
pouvoir me marier demain. Et je vais suivre votre conseil, mon general:
demander au maire de nous afficher, au notaire de faire le contrat, et a
monsieur le cure de nous garder sa messe pour le lundi de la semaine qui
suivra celle dans laquelle nous entrons.

LE GENERAL, riant.--C'est agir en homme sage, mon ami. Vous etes presses
tous deux par vos enfants; finissez-en le plus tot possible. Allez, mon
cher, allez vite, de peur que maire et notaire vous echappent. Je
vous donne conge jusqu'au soir. Monsieur le cure veut bien me tenir
compagnie, et Moutier viendra si j'ai besoin de quelque chose. Je suis,
en verite, aussi presse que vous de voir le mariage fait et votre femme
etablie chez moi avec vous et vos enfants.

Derigny disparut et utilisa son temps: il ecrivit dans son pays pour
avoir les papiers necessaires, il arrangea tout avec le notaire et le
maire, puis il courut a l'Ange-Gardien, ou il arriva vers le soir, au
moment ou les enfants venaient de s'eveiller et demandaient a manger.

Mme Blidot accourut.

"Mes enfants, mes chers enfants, votre papa veut bien que je vive
toujours avec vous et avec lui; il va m'epouser; je serai sa femme et
vous serez mes enfants."

JACQUES.--Oh! que je suis content, maman! J'avais peur que papa ne nous
emmene loin de vous, ou bien qu'il ne nous laisse ici en partant sans
nous. Merci, mon cher papa, vous etes bien bon.

DERIGNY.--C'est votre maman qui est bien bonne de le vouloir, mes chers
enfants. Moi, je suis si heureux de vous garder pres de moi avec cette
excellente maman que je la remercie du fond du coeur d'avoir dit oui.

MADAME BLIDOT.--Et moi, mon ami, je vous remercie de tout mon coeur de
m'en avoir parle. C'est que je n'y pensais pas du tout. Allons-nous etre
heureux, mon Dieu! Tous ensemble, toujours!

Elfy, qui avait prepare le souper, vint ainsi que Moutier prendre part
a leur joie, et les enfants sautaient et gambadaient sans oublier le
souper, car Paul criait:

"Et la soupe? J'ai si faim!"

--Voila! voila, dit Moutier qui l'apportait.

Ils se mirent gaiement a table. Tous etaient les plus heureuses gens de
la terre. Le general fut porte aux nues; on n'en dit que du bien: Mme
Blidot trouva meme qu'il etait tres bel homme, ce qui excita les rires
de la famille. Le souper fini, les enfants, mal reposes de leur nuit de
fatigue, demanderent a se recoucher. Mme Blidot ne voulut pas etre aidee
par Elfy; elle la remplaca par Derigny, enchante de donner des soins a
ses enfants et de voir faire Mme Blidot. Moutier et Elfy allerent voir
le general. Derigny et Mme Blidot les y rejoignirent quand les enfants
furent endormis; on laissait pour les garder une servante qu'on avait
prise depuis l'arrivee du general et qu'Elfy voulut garder quand elle
sut que Mme Blidot les quitterait.


XXIV

Conclusion, mais sans fin...

Les dix ou douze jours qui separerent la demande en mariage d'avec la
ceremonie s'ecoulerent vite et gaiement; les futurs quittaient peu le
general que la gaiete et l'entrain de Mme Blidot amusaient toujours. Le
mariage se fit sans bruit ni fete: deux veufs qui se marient ne font pas
de noce comme des jeunes gens. On dina chez le general, avec le cure et
le notaire. Dans l'apres-midi, Mme Derigny s'installa chez le general
avec les enfants. M. et Mme Moutier devinrent seuls maitres de
l'Ange-Gardien. Le general desira que l'auberge du General reconnaissant
restat ouverte a tous les voyageurs militaires, et lui-meme se plaisait
a les servir et a couler des pieces d'or dans leurs poches. Il vecut gai
et heureux a Loumigny pendant un mois encore: la conclusion de la paix
l'obligea a quitter cette vie douce et uniforme qui lui plaisait... au
moins pour un temps.

Il fallut partir. Selon leurs conventions, Derigny l'accompagna,
emmenant sa femme et ses enfants, tous enchantes du voyage et heureux de
ne pas se separer. Mme Blidot s'etait attachee a son mari autant qu'aux
enfants; Derigny s'apercut avec surprise qu'il aimait sa seconde femme
comme il avait aime Madeleine; sa gaiete premiere etait revenue. Le
general se trouvait le plus heureux des hommes. Avant de quitter
Loumigny, il donna la maison et ses dependances a sa petite femme, comme
il l'appelait encore; les pres, les terres environnants a Derigny, qui
eut ainsi une propriete personnelle de plus de quarante mille francs.

Moutier et Elfy se chargerent de l'administration et de la garde de la
maison et des terres du General reconnaissant en l'absence de Derigny
et de sa famille. La separation des deux soeurs fut douloureuse; Elfy
pleurait; Moutier etait visiblement emu. Le general embrassa Elfy avec
effusion et dit en la remettant a Moutier:

"Au revoir dans un an, mes enfants, mes bons amis. Attendez-moi pour le
bapteme de votre premier enfant; c'est moi qui suis le parrain. Adieu,
mes enfants, pensez au vieux general, toujours reconnaissant."

La voiture partit; Moutier emmena sa femme qui pleurait moins amerement
depuis la promesse du general.

ELFY.--Croyez-vous, mon ami, qu'ils reviendront dans un an, comme l'a
promis le general?

MOUTIER.--J'en suis certain, ma petite Elfy. Il nous aime tous, il
n'aime que nous, et il veut notre bonheur.

Moutier essuya les yeux d'Elfy et l'emmena faire une tournee
d'inspection dans les pres et les terres de Derigny; ils rangerent tout
dans la maison qui resta fermee jusqu'au retour de ses proprietaires.

Torchonnet devint un assez bon sujet, et sortit de chez les Freres pour
entrer en qualite de commis dans une maison de commerce.

Le proces Bournier se termina par la condamnation a mort de Bournier et
de sa femme, et aux travaux forces a perpetuite du frere de Bournier. La
femme Bournier ne fut pas executee; elle fut enfermee dans une maison
d'alienes, etant devenue folle furieuse par suite du coup sur la tete
qu'elle avait recu de Moutier. Bournier eut la tete tranchee et mourut
proferant des imprecations contre Moutier et le general.

On sut par lui, et dans le courant du proces, qu'il avait emmene la
voiture du general pour faire croire a son depart; qu'il avait mene
cette voiture dans un bois ou il l'avait brisee avec son frere a coups
de hache et brulee ensuite, et qu'ils etaient revenus de nuit a Loumigny
sans avoir ete vus de personne.

Le cure fit executer les travaux qu'avait indiques le general; l'eglise
de Loumigny devint la plus jolie du pays et fut souvent visitee par des
voyageurs de distinction qui s'arretaient a l'Ange-Gardien, seule bonne
auberge du village.

Nous ne dirons rien du general ni de ses compagnons de route, dont nous
nous proposons de continuer l'histoire dans un autre volume; nous nous
bornerons a constater que leur voyage fut gai et heureux, et qu'ils
arriverent tous en bon etat dans la terre de Gromiline, pres de
Smolensk, apres avoir passe par Petersbourg et par Moscou. Les details
au prochain volume.




  Table des matieres

  I. A la garde de Dieu
  II. L'Ange-Gardien
  III. Informations
  IV. Torchonnet
  V. Separation
  VI. Surprise et bonheur
  VII. Un ami sauve
  VIII. Torchonnet place
  IX. Le general arrange les affaires de Moutier
  X. A quand la noce?
  XI. La dot et les montres
  XII. Le juge d'instruction
  XIII. Le depart
  XIV Torchonnet se dessine.
  XV. Premiere etape du general.
  XVI. Les eaux
  XVII. Coup de theatre
  XVIII. Premiere inquietude paternelle.
  XIX. Mysteres
  XX. Le contrat
  XXI. Le contrat.
  XXII. La noce
  XXIII. Un mariage sans noce
  XXIV. Conclusion, mais sans fin...





End of Project Gutenberg's L'auberge de l'ange gardien, by Comtesse de Segur

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
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     gbnewby@pglaf.org


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